La Bible enfin expliquée/Édition Garnier/Genèse

La Bible enfin expliquée par plusieurs aumôniers de S.M.L.R.D.P.Garniertome 30 (p. 4-68).
ANCIEN TESTAMENT.
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GENÈSE.

Du commencement les dieux fit[1] le ciel et la terre : or la terre était tohu bohu[2], et le vent de Dieu courait sur les eaux.

Et Dieu dit : Que la lumière se fasse, et la lumière fut faite[3]. Il vit que la lumière était bonne. Et il divisa la lumière des ténèbres. Il fit un soir et un matin, qui fit un jour.

Dieu dit encore : Que le ferme, le firmament, soit au milieu des eaux, et qu’il sépare les eaux des eaux[4]… Et Dieu fit deux grands luminaires, le plus grand pour présider au jour, et le petit pour présider à la nuit, et diviser la lumière des ténèbres et du jour.

Et du soir au matin se fit le quatrième jour.

Dieu dit aussi : Que les eaux produisent des reptiles d’une âme vivante, et des volatiles sur la terre sous le ferme du ciel…

Et Dieu fit les bêtes de la terre selon leurs espèces, et Dieu vit que cela était bon. Et il dit : Faisons l’homme à notre image et ressemblance[5]. Et qu’il préside aux poissons de la mer, et aux


volatiles du ciel, et aux bêtes, et à la terre universelle, et aux reptiles qui se meuvent sur terre.

Et il fit l’homme à son image, et il le fit mâle et femelle ; et du soir au matin se fit le sixième jour[6].

Et il acheva entièrement l’ouvrage le septième jour, et il se reposa le septième jour, ayant achevé tous ses ouvrages.

Et il bénit le septième jour, parce qu’il avait cessé tout ouvrage ce jour-là, et lavait créé pour le faire[7].

Ce sont là les générations du ciel et de la terre ; et le Seigneur n’avait point fait encore pleuvoir sur la terre, et il n’y avait point d’hommes pour cultiver la terre[8].

Mais une fontaine sortait de la terre, et arrosait la surface universelle de la terre.

Et le Seigneur Dieu forma donc un homme du limon de la terre.

Et il lui souffla sur la face (en hébreu : dans les narines) un souffle de vie[9].

Or, le Seigneur Dieu avait planté du commencement un jardin dans Éden[10].

Le Seigneur Dieu avait aussi produit du limon tout arbre beau à voir, et bon à manger.

Et l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la science du bon et du mauvais[11].

De ce lieu d’Éden un fleuve sortait pour arroser le jardin.

Et de là se divisait en quatre fleuves. L’un a nom Phison : c’est celui qui tourne dans tout le pays d’Évilath, qui produit l’or[12] ; et l’or de cette terre est excellent, et on y trouve le bdellium et l’onyx.

Le second fleuve est le Gébon, qui coule tout autour de l’Éthiopie[13].

Le troisième est le Tigre, qui va contre les Assyriens.

Le quatrième est l’Euphrate.

Le Seigneur Dieu prit donc l’homme, et le mit dans le jardin pour travailler et le garder.

Et il lui ordonna, disant : Mange de tout bois du paradis ; mais ne mange point du bois de la science du bon et du mauvaise[14].

Car le même jour que tu en auras mangé, tu mourras de mort très-certainement[15].

Et le Seigneur Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Faisons-lui une aide qui soit semblable à lui.

Donc le Seigneur Dieu ayant formé de terre tous les animaux, et tous les volatiles du ciel, il les amena à Adam pour voir comment il les nommerait.

Car le nom qu’Adam donna à chaque animal est son vrai nom.[16]

Mais il ne trouva point parmi eux d’aide qui fût semblable à lui.

Le Seigneur Dieu envoya donc un profond sommeil à Adam ; et, lorsqu’il fut endormi, le Seigneur Dieu lui arracba une de ses côtes et mit de la chair à la place[17].

Et le Seigneur Dieu construisit en femme la côte qu’il avait ôtée à Adam, et il la présenta à Adam.

Or Adam et sa femme étaient tout nus, et n’en rougissaient pas[18].

Or le serpent était le plus rusé de tous les animaux de la terre que le Seigneur Dieu avait faits[19].

Et il dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de manger du bois du jardin ?

La femme lui répondit : Nous mangeons de tout fruit, de tout arbre du jardin ; mais de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a défendu d’en manger, de peur qu’en le touchant nous ne mourions.

Le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point, car dès que vous aurez mangé de cet arbre, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme les dieux[20], sachant le bon et le mauvais.

La femme donc vit que le fruit de ce bois était bon à manger, et beau aux yeux, d’un aspect délectable, prit de ce fruit, en mangea, et en donna à son mari, qui en mangea.

Et les yeux de tous deux s’ouvrirent ; et, connaissant qu’ils étaient nus, ils cousirent des feuilles de figuier et s’en firent des ceintures.

Le Seigneur Dieu se promenait dans le jardin[21] au vent qui souffle après midi ; et Adam et sa femme se cachèrent de la face du Seigneur Dieu, au milieu des bois du jardin.

Et le Seigneur Dieu appela Adam, et lui dit : Adam, où es-tu[22] ?

Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le paradis, et j’ai craint, parce que j’étais nu, et je me suis caché.

Et Dieu lui dit : Qui t’a appris que tu étais nu ? Il faut que tu aies mangé ce que je t’avais ordonné de ne pas manger.

Et Adam dit : La femme que tu m’as donnée m’a donné du fruit du bois, et j’en ai mangé.

Et Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? Elle répondit : Le serpent m’a trompée, et j’ai mangé.

Et le Seigneur Dieu dit au serpent : Parce que tu as fait cela, tu seras maudit entre tous les animaux et bêtes de la terre ; tu marcheras sur ton ventre[23] dorénavant, et tu te nourriras de terre toute ta vie.

Et je mettrai des inimitiés entre tes enfants et les enfants de la femme : tu chercheras à les mordre au talon, et ils chercheront à t’écraser la tête.

Il dit aussi à la femme : Je multiplierai tes misères et tes enfantements. Tu feras des enfants en douleur, et tu seras sous la domination de ton mari[24].

Et il dit à Adam : Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé du bois que je t’avais défendu de manger, la terre sera maudite en ton travail, et tu mangeras en tes travaux tous les jours de ta vie, et la terre portera épines et chardons, et tu mangeras l’herbe de la terre, et tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage[25], jusqu’à ce que tu retournes en terre, d’où tu as été pris ; et parce que tu es poudre, tu retourneras en poudre.

Alors Adam nomma sa femme Héva, parce qu’elle était mère de tous les vivants.

Et le Seigneur Dieu fit pour Adam et pour sa femme, des chemisettes de peau[26] ; il les en habilla, et il dit : Eh bien ! voilà donc comme Adam est devenu l’un de nous, sachant le bon et le mauvais ! Maintenant, pour qu’ils ne mettent plus la main sur l’arbre de vie, et qu’ils n’en mangent, et qu’ils ne vivent éternellement, il le chassa du jardin d’Éden, pour aller labourer la terre dont il avait été pétri.

Et après qu’il l’eut mis dehors, il mit un chérub, un bœuf[27] au-devant du jardin, et une épée flamboyante pour garder l’arbre de vie.

Et Adam connut sa femme Ève, qui conçut et enfanta Caïn, et ensuite elle enfanta son frère Abel.

Or Abel fut pasteur de brebis, et Caïn fut agriculteur.

Un jour il arriva que Caïn offrit à Dieu des fruits de la terre. Abel offrit aussi des premiers-nés de son troupeau, et de leur graisse ; et Dieu fut content d’Abel et de ses présents ; mais il ne fut point content de Caïn et de ses présents[28].

Et Caïn se mit fort en colère, et son visage fut abattu, et le Seigneur lui dit : Pourquoi es-tu en colère, et que ton visage est abattu ? Et Caïn dit à son frère Abel : Sortons dehors ; et Caïn attaqua son frère Abel et le tua[29] ; et Dieu dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Et Caïn lui répondit : Je n’en sais rien ; est-ce que je suis le gardien de mon frère ? …

Et Dieu dit à Caïn : Quiconque tuera Caïn sera puni sept fois ; et le Seigneur mit un signe à Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne le tuassent pas[30].

Et Caïn coucha avec sa femme, et il bâtit une ville[31], et il appela sa ville du nom de son fils Énoch.

Énoch engendra Irad, et Irad engendra Maviael, et Maviael engendra Mathusael, et Mathusael engendra Lamech.

Lamech prit deux femmes, Ada et Sella, Ada enfanta Jahel, qui fut père des pasteurs qui demeurent dans des tentes. Le nom de son frère fut Jubal, père de ceux qui jouent de la harpe et de l’orgue…

Or Lamech dit à ses deux femmes Ada et Sella : Femmes de Lamech, écoutez ma voix : J’ai tué un homme par ma blessure, et un jeune homme par ma meurtrissure. On tirera vengeance sept fois pour Caïn, et pour moi Lamech, soixante et dix fois sept fois[32]

Or voici la génération d’Adam, Du jour que Dieu fit l’homme à sa ressemblance, il les créa mâle et femelle. Il les unit et les appela du nom d’Adam, au jour qu’ils furent faits. Or Adam vécut cent trente ans, et il engendra un fils à son image[33] et ressemblance, et il le nomma Seth ; et après la naissance de Seth, Adam vécut encore huit cents ans, et il engendra encore des fils et des filles ; et tout le temps que vécut Adam fut de neuf cent trente ans[34], et il mourut.

Et Jared (le septième descendant d’Adam dans la ligne masculine), à l’âge de soixante et cinq ans, devint père de Mathusalem : il marcha avec Dieu ; il vécut trois cents ans après la naissance de Mathusalem ; et les jours d’Énoch[35] furent de trois cent soixante et cinq ans. Il se promena avec Dieu, et il ne parut plus depuis, parce que Dieu l’enleva[36].

Et les hommes ayant commence à multiplier sur la terre, et ayant eu des filles, les fils de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour eux toutes celles qui leur avaient plu[37] ; et Dieu dit : Mon esprit ne demeurera plus avec l’homme, parce qu’il est chair, et sa vie ne sera plus que de six-vingts ans[38].

Or, en ce temps, il y avait des géants sur la terre[39] : car les fils de Dieu ayant commerce avec les filles des hommes, elle « enfantèrent ces géants fameux dans le siècle…

Dieu se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre ; et, pénétré de douleur dans son cœur, il dit : J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai formé, depuis l’homme jusqu’aux animaux, depuis les reptiles jusqu’aux oiseaux, car je me repens de les avoir faits[40].

Mais Noé trouva grâce devant le Seigneur… Il dit à Noé : La fin de toute chair est venue devant moi ; la terre est remplie des iniquités de leur face, et je les perdrai avec la terre. Fais-toi une arche… et voici comme tu la feras : elle aura trois cents coudées de long, cinquante de large, et trente de haut, etc[41]

Et je ferai venir sur la terre les eaux du déluge, et je tuerai toute chair qui a souffle de vie sous le ciel : je ferai alliance avec toi, et tu entreras dans l’arche, toi, ta femme, et les enfants de tes fils…

Les fontaines du grand abîme furent rompues ; les cataractes des cieux s’ouvrirent, et la pluie tomba sur la terre pendant quarante jours et quarante nuits[42]… Et les eaux prévalurent si fort sur la terre que toutes les hautes montagnes de l’univers sous le ciel en furent couvertes, et l’eau fut plus haute que les montagnes, de quinze coudées… Tous les hommes moururent, et tout ce qui a souffle de vie sur la terre mourut[43]….

Et les eaux couvrirent la terre pendant cent cinquante jours, et alors les fontaines de l’abîme et les cataractes du ciel furent fermées, et les pluies du ciel furent arrêtées… Les quarante jours étant passés, Noé, ouvrant la fenêtre qu’il avait faite à l’arche, renvoya le corbeau, qui sortait et ne revenait point, jusqu’à ce que les eaux se séchassent. Il envoya aussi la colombe, etc[44]

Et Dieu dit à Noé et à ses enfants : Croissez, multipliez, et remplissez la terre. Que tous les animaux de la terre tremblent devant vous, aussi bien que tous les oiseaux du ciel, et tout ce qui a mouvement sur la terre. Je vous ai donné tous les poissons ; et tout ce qui a mouvement et vie sera votre nourriture, aussi bien que les légumes verts ; je vous les ai donnés tous, excepté que vous ne mangerez point leur chair avec leur sang et leur âme : car je redemanderai le sang de vos âmes à la main des bêtes qui vous auront mangés[45], et je redemanderai l’âme de l’homme de la main de l’homme et de son frère. Quiconque répandra le sang humain, on répandra le sien, car l’homme est fait à l’image de Dieu… Je ferai mon pacte avec vous et avec votre postérité, après vous avec toute âme vivante, tant oiseaux que bêtes de somme, bestiaux, et tout ce qui est sorti de l’arche, et toutes les bêtes de l’univers. Mon pacte avec vous sera de telle sorte que je ne tuerai plus de chair, et qu’il n’y aura plus jamais de déluge… Je mettrai mon arc dans les nuées, et ce sera le signe de mon pacte entre moi et la terre[46]…, et mon arc sera dans les nuées ; et quand je le verrai, je me souviendrai de mon pacte entre moi, Dieu, et toute âme de chair vivante qui est sur la terre…

Et comme Noé était laboureur, il planta une vigne ; et, ayant bu du vin, il s’enivra, et s’étendit tout nu dans sa tente[47]

Cham, père de Chanaan, ayant vu les parties viriles de son père Noé, en alla avertir ses frères hors de la tente, Sem et Japhet apportèrent un manteau ; et, en marchant à rebours, couvrirent les parties viriles de leur père. Noé, s’étant éveillé, maudit Chanaan, fils de Cham ; il dit : Que Chanaan soit maudit, qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères !

Voici le dénombrement des fils de Noé, qui sont Sem, Cham, et Japhet[48]. Ils partagèrent entre eux les îles des nations chacun selon sa langue et selon son peuple[49]

Les fils de Cham sont Chus, Mesraïm, Pluth, et Chanaan… Or Chus fut père de Nembrod, qui fut un géant sur la terre ; et c’était un puissant chasseur devant Dieu, Il commença de régner en Babylone, en Arach, en Achad, et en Chalanne… Assur sortit de ce pays-là, et il bâtit Ninive et les places de la ville, et Chalé…

Chanaan engendra Sidon et les Éthéens, et les Jébuséens, et les Amorrhéens, et les Hévéens, et les Aracéens, et les Samariens, et les Amathéens… Ce sont là les fils de Cham selon leur parenté, leurs langues, leurs générations, leurs terres, et leurs peuples[50]

Sem, frère aîné de Japhet, fut père de tous les enfants d’Héber… Or Arphaxad engendra Salé, qui fut père d’Héber. Héber eut deux fils, dont l’un eut nom Phaleg, parce que la terre fut divisée de son temps, et son frère eut nom Jectan.

Or, la terre n’avait qu’une lèvre, et tout langage était semblable[51]. Les hommes, en partant de l’Orient, trouvèrent les campagnes de Sennaar, et y habitèrent[52] ; et ils se dirent chacun à son voisin : Venez, faisons des briques, cuisons-les par le feu ; et ils prirent des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de ciment ; et ils dirent : Venez, faisons-nous une cité, et une tour dont le comble touche au ciel, et célébrons notre nom avant que nous soyons divisés dans toutes les terres.

Or le Seigneur descendit pour voir la ville[53] et la tour que les enfants d’Adam bâtissaient ; et il dit : Voilà un peuple qui est tout d’une lèvre ; ils ont commencé cet ouvrage, et ils ne cesseront point jusqu’à ce qu’ils l’aient exécuté. Venez donc, descendons, et confondons leur langage, afin que personne n’entende ce que lui dira son voisin ; et Dieu les sépara ainsi dans toutes les terres, et ils cessèrent de bâtir la cité[54].

Or Tharé, descendant de Sem, à l’âge de soixante et dix ans engendra Abram, et Nachor, et Aran ; et Tharé, ayant vécu deux cent cinq ans, mourut à Haran ; et Dieu dit à Ahram : Sors de ta terre, de ta parenté, de la maison de ton père, et viens dans la terre que je te montrerai, et je te ferai une grande nation, et je magnifierai ton nom et tu seras béni, et je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront, et toutes les familles de la terre universelle seront bénies en toi. Ainsi Abram s’en alla comme Dieu le lui commandait, et il s’en alla avec Loth. Il avait soixante et quinze ans quand il sortit d’Haran[55].

Et il prit Saraï sa femme, et Loth son neveu, et toute la substance qu’il possédait, et les âmes qu’il avait faites en Haran, et ils sortirent pour aller dans la terre de Chanaan[56]… Abram s’avança jusqu’à Sichem et à la vallée illustre. Or le Chananéen était alors dans cette terres[57]… et le Seigneur apparut à Abram, et lui dit : Je donnerai à ta postérité cette terre. Abram dressa un autel au Seigneur, qui lui était apparu… Or, la famine étant dans le pays, Abram descendit en Égypte : car la famine prévalait sur la terre[58] ; et comme il était près de l’Égypte, il dit à Saraï sa femme : Je sais que tu es belle femme, et quand les Égyptiens te verront, ils me tueront, et ils te garderont ; dis donc que tu es ma sœur, afin qu’il m’arrive du bien à cause de toi, et que mon âme vive à cause de ta grâce… Abram étant ainsi entré en Égypte, les Égyptiens virent que cette femme était trop belle, et les princes l’annoncèrent au pharaon, et la vantèrent à lui, et elle fut enlevée dans le palais du pharaon[59], et on fit du bien à Abram à cause d’elle, et il en eut des brebis, des bœufs, et des ânes, et des serviteurs, et des servantes, et des ânesses, et des chameaux[60] ; mais le Seigneur affligea le pharaon de plaies très-grandes, et sa maison, à cause de Saraï femme d’Abram ; et Pharaon appela Abram, et lui dit : Pourquoi m’as-tu fait cela ? Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était ta femme ? Et puisque c’est ta femme, prends-la, et va-t’en ; et le pharaon ordonna à ses gens, et ils l’emmenèrent, lui et sa femme, et tout ce qu’il avait.

Abram monta donc de l’Egypte, et sa femme et tout ce qu’il avait, et Loth avec lui, vers la contrée du midi[61]. Il était très-riche en or et en argent[62], et il revint par le chemin qu’il était venu du midi à Béthel… Abram demeura dans le pays de Chanaan, et Loth dans les villes qui étaient auprès du Jourdain, et habita dans Sodome… En ce temps, Amraphel, roi de Sennaar, et Arioch, roi de Pont, et Chodorlahomor, roi des Élamites, et Thadal, roi des nations[63], firent la guerre contre Bara, roi de Sodome, et contre Bersa, roi de Gomorrhe, contre Sennaab, roi d’Adama, et contre Séméber, roi de Séboïm, et contre le roi de Bala, autrement Ségor… Et ils prirent toute la substance des Sodomites et de Gomorrhe, et tout ce qu’il y avait à manger, et s’en allèrent. Ils prirent aussi toute la substance de Loth, fils du frère d’Abram, qui liabitait à Sodome… Abram ayant entendu que son frère Loth était pris, dénombra trois cent dix-huit de ses valets[64], et poursuivit les rois vainqueurs jusqu’à Dan, et les ramena jusqu’à Hoba, qui est à la gauche de Damas ; et il ramena toute la substance, et Loth son frère, et les femmes, et tout le peuple…

Or, Saraï, femme d’Abram, n’avait point engendré d’enfants ; mais, ayant sa servante égyptienne nommée Agar, elle dit à son mari : Dieu m’a fermée, afin que je n’enfantasse pas ; couche avec ma servante, peut-être que j’en aurai des enfants ; et Abram acquiesça à cette prière[65] ; mais Agar, voyant qu’elle avait conçu, méprisa sa maîtresse. Saraï dit à Abram : Tu agis iniquement contre moi ; j’ai mis ma servante dans ton sein, et voyant qu’elle a conçu, elle me méprise. Que Dieu juge entre moi et toi. À quoi Abram répondit : La servante est en tes mains ; fais-en ce que tu voudras. Saraï la battit, et Agar s’enfuit. L’ange du Seigneur l’ayant trouvée dans le désert près de la fontaine d’eau qui est dans la solitude, dans le chemin de Sur au désert, lui dit : Agar, servante de Saraï, d’où viens-tu, où vas-tu ? Laquelle répondit : Je m’enfuis de la face de Saraï ma maîtresse. L’ange du Seigneur lui dit ? Retourne à ta maîtresse, humilie-toi sous sa main. Je multiplierai ta race en la multipliant, et on ne pourra la compter à cause de sa multitude. Tu as conçu et tu enfanteras un fils, tu l’appelleras Ismaël, parce que Dieu a écouté ton affliction ; il sera comme un âne sauvage ; ses mains seront contre tous, et les mains de tous contre lui[66]. Or Agar appela le Dieu qui lui parlait, Dieu qui m’a vue ; car certainement, dit-elle, j’ai vu le derrière de celui qui m’a vue[67].

Abram ayant commencé sa quatre-vingt-dix-neuvième année, Dieu lui apparut, et lui dit : Je suis le dieu Sadaï[68] ; marche devant moi, et sois sans taches ; je ferai un pacte avec toi, et je te multiplierai prodigieusement. Tu ne t’appelleras plus Abram, mais Abraham[69]… Voici mon pacte, qui sera observé entre moi et tes

escendants. On coupera la chair de ton prépuce, afin que ce soit un signe de mon pacte. L’enfant de huit jours sera circoncis parmi vous, tant le valet né dans la maison que celui qui est acheté, et tout ce qui n’est point de votre race, et mon pacte sera dans votre chair à tout jamais. Tout mâle dont la chair ne sera point circoncise sera exterminé, parce qu’il aura violé mon pactes[70]

Dieu dit aussi à Abraham : Tu n’appelleras plus ta femme Saraï, mais Sara[71], Je la bénirai ; elle te donnera un fils que je bénirai : il sera sur les nations, et les rois des peuples sortiront de lui. Abraham tomba sur sa face, et se mit à rire, disant dans son cœur : Pense-t-il qu’un homme de cent ans fera un fils, et qu’une femme de quatre-vingt-dix ans accouchera[72] ? Et il dit à Dieu : Plût à Dieu qu’Ismaël vécût devant toi ! Et Dieu répondit à Abraham : Ta femme t’engendrera un fils que tu appelleras Isaac. Je ferai un pacte avec lui et avec sa race à jamais ; et à l’égard d’Ismaël, je t’ai exaucé ; je le bénirai, je le multiplierai beaucoup : il engendrera douze chefs, et j’en ferai une grande nation… Alors Abraham prit son fils et tous ses esclaves qu’il avait achetés, et généralement tous les mâles de sa maison, et il leur coupa la chair du prépuce, comme le dieu Sadaï l’avait ordonné. Abraham se coupa la chair de son prépuce lui-même, à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. Ismaël avait treize ans

accomplis quand il fut circoncis[73]. Abraham et Ismaël furent circoncis le même jour, et tous les hommes de sa maison, tant les natifs que les achetés, tout fut circoncis.

Or Dieu vint trouver Abraham dans la vallée de Mambré, assis devant sa tente dans la chaleur du jour ; et Abraham, ayant levé les yeux, vit trois hommes à côté de lui, et, les ayant vus, il courut au plus vite et les salua jusqu’à terre ; et leur dit : Messeigneurs, si j’ai trouvé grâce devant tes yeux[74], ne passe pas au delà de l’habitation de ton serviteur ; mais j’apporterai un peu d’eau pour laver vos pieds ; reposez-vous sous l’arbre. Je vous donnerai une bouchée de pain ; confortez-vous ; après cela vous passerez, car c’est pour manger que vous êtes venu vers votre serviteur ; et ils lui répondirent : Fais comme tu l’as dit, Abraham entra vite dans la tente de Sara, et lui dit : Dépêche-toi, pétris quatre-vingt-sept pintes de farine[75], et fais des pains cuits sous la cendre. Pour lui, il courut au troupeau, où il prit un veau très-tendre et très-bon, et il le donna à un valet pour le faire cuire. Il prit aussi du kaimak et du lait ; et, le veau cuit, il se tint debout sous l’arbre vis-à-vis d’eux. Après qu’ils eurent mangé, ils lui dirent : Où est Sara ta femme ? Et il répondit : Elle est dans sa tente. L’un d’eux lui dit : Je reviendrai dans un an en revenant, si je suis en vie[76], et ta femme Sara aura un fils. Sara ayant entendu cela derrière la porte de la tente, se mit ; à rire, car ils étaient tous deux bien vieux ; et Sara n’avait plus ses règles. Elle rit donc en se cachant, et dit : Après que je suis devenue vieille, et que mon Seigneur est si vieux, j’aurai encore du plaisir ! Mais Dieu dit à Abraham : Pourquoi Sara s’est-elle mise à rire en disant : Puis-je enfanter étant si vieille ? Est-ce qu’il y a quelque chose de difficile à Dieu ? Je reviendrai à toi dans un an, comme je te l’ai dit, si je suis en vie[77], et Sara aura un fils. Sara toute tremblante, dit : Je n’ai point ri. Dieu lui dit : Si fait, tu as ri[78].

Les trois voyageurs s’étant levés de là, dirigèrent leurs yeux vers Sodome, et Abraham marchait en les menant ; et le Seigneur dit : Pourrai-je cacher à Abraham ce que je vais faire, puisqu’il sera père d’une nation grande et robuste, et que toutes les nations de la terre seront bénies en lui[79] ? Car je sais qu’il ordonnera à lui et à toute sa famille de marcher dans la voie du Seigneur, et de faire jugement et justice. Dieu dit donc : La clameur des Sodomites et de Gomorrhe s’est multipliée, et le péché s’est appesanti. Je descendrai donc pour voir, et je verrai si la clameur, qui est venue à moi, est égalée par leurs œuvres, pour savoir si cela est, ou si cela n’est pas. Et ils partirent de là, et ils s’en allèrent à Sodome : mais Abraham resta encore avec Dieu, et, s’approchant de lui, il lui dit : Est-ce que tu perdras le juste avec l’impie ? S’il y avait cinquante justes dans la cité, périront-ils aussi ? Et ne pardonneras-tu pas à la ville à cause de ces cinquante justes ? … Dieu lui dit : Si je trouve dans Sodome cinquante justes, je pardonnerai pour l’amour d’eux… Et Abraham répliqua : S’il manque cinq de cinquante justes, détruiras-tu la ville pour ces cinq-là ? Et Dieu répondit : Je ne la détruirai point si j’en trouve quarante-cinq ; et Abraham continua : Peut-être ne s’en trouvera-t-il que quarante… Dieu répondit : Je ne la détruirai point, pour l’amour de ces quarante… Abraham dit : Et trente ? Dieu répondit : Je ne la détruirai point si j’en trouve trente… Et vingt ? … Et dix… — Je ne la détruirai point s’il y en a dix… Et Dieu se retira après cet entretien, et Abraham se retira chez lui.

Sur le soir les deux anges vinrent à Sodome ; et Loth, assis aux portes de la ville, les ayant vus, se leva, les salua, prosterné en terre, et leur dit : Messieurs, passez dans la maison de votre serviteur, demeurez-y, lavez vos pieds, et demain vous passerez votre chemin ; et ils lui dirent : Non, mais nous resterons dans la rue. Loth les pressa instamment, et les obligea de venir chez lui. Il leur fit à souper, cuisit des azymes, et ils mangèrent.

Mais, avant qu’ils allassent coucher, les gens de la ville, les hommes de Sodome, environnèrent la maison, depuis le plus jeune jusqu’au plus vieux, depuis un bout jusqu’à l’autre, et ils appelèrent Loth, et lui dirent : Où sont ces gens qui sont entrés chez toi cette nuit ? Amène-les-nous, afin que nous en usions. Loth étant sorti vers eux, et fermant la porte derrière lui, leur dit : Je vous prie, mes frères, ne faites point ce mal ; j’ai deux filles qui n’ont point connu d’homme, je vous les amènerai : abusez d’elles tout comme il vous plaira ; mais ne faites point de mal à ces deux hommes, car ils sont venus à l’ombre de mon toit : mais ils lui dirent : Retire-toi de là[80], ; cet étranger est-il venu chez nous pour nous juger ? Va, nous t’en ferons encore plus qu’à eux ; et ils firent violence à Loth, et se préparèrent à rompre les portes. Les deux voyageurs firent rentrer Loth chez lui, et fermèrent la porte. Ils frappèrent d’aveuglement tous les Sodomites, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, de sorte qu’ils ne pouvaient plus trouver la porte…

Les anges dirent à Loth : As-tu ici quelqu’un de tes gens, soit gendre, soit fils ou fille ? Fais sortir de la ville tout ce qui t’appartient, car nous allons détruire ce lieu, parce que leur cri s’est élevé devant le Seigneur, qui nous a envoyés pour les détruire. Loth étant donc sorti, parla à ses gendres qui devaient épouser ses filles ; il leur dit : Levez-vous et sortez de ce lieu, parce que le Seigneur va détruire cette ville ; et ils crurent qu’il se moquait d’eux[81].

Dès le point du jour, les deux anges pressèrent Loth de sortir, en lui disant : Prends ta femme et tes filles, de peur que tu ne périsses pour le crime de la ville. Comme Loth tardait, ils le prirent par la main, et ils prirent la main de sa femme et de ses filles, parce que le Seigneur les épargnait… et l’ayant tiré de sa maison, ils le mirent hors la ville, et lui dirent : Sauve ta vie ; ne regarde point derrière toi ; sauve-toi sur la montagne, de peur que tu ne périsses.

Le Seigneur donc fit tomber sur Sodome et sur Gomorrhe une pluie de soufre et de feu qui tombait du ciel, et il détruisit ces villes et tout le pays d’alentour, et tous les habitants et toutes les plantes… La femme de Loth, ayant regardé derrière elle, fut changée en statue de sel[82]

Abraham, s’étant levé de grand matin, vint au lieu où il avait été auparavant avec le Seigneur ; et, jetant les yeux sur Sodome, sur Gomorrhe, et sur tout le pays d’alentour, il ne vit plus rien que des étincelles et de la fumée qui s’élevait de terre, comme la fumée d’un four[83]Loth monta de Ségor, et demeura sur la montagne dans une caverne avec ses deux filles[84]. L’aînée dit à la cadette : Notre père est vieux, et il n’est resté aucun homme sur la terre qui puisse entrer à nous, selon la coutume de toute la terre ; venez, enivrons notre père avec du vin ; couchons avec lui, afin de pouvoir susciter de la semence de notre père ; et cette aînée alla coucher avec son père, qui ne sentit rien, ni quand il se coucha, ni quand il se releva ; et le jour suivant, cette aînée dit à la cadette : Voilà que j’ai couché hier avec mon père ; donnons-lui à boire cette nuit, et tu coucheras avec lui, afin que nous gardions de la semence de notre père. Elles lui donnèrent donc encore du vin à boire, et la petite fille coucha avec lui, qui n’en sentit rien, ni quand elle concourut avec lui, ni quand elle se leva. Ainsi, les deux filles de Loth furent grosses de leur père. L’aînée enfanta Moab, qui fut père des Moabites jusqu’à aujourd’hui, et la cadette fut mère d’Ammon, qui veut dire fils de mon peuple. C’est le père des Ammonites jusqu’à aujourd’hui.

De là Abraham alla dans les terres australes, et il habita entre Cadès et Sur, et il voyagea en Gérare, et il dit que sa femme Sara était sa sœur ; c’est pourquoi Abimélech, roi de Gérare, enleva Sara ; mais le Seigneur vint par un songe, pendant la nuit, vers Abimelech, et lui dit : Tu mourras à cause de cette femme, car elle a un mari[85] ; mais Abimélech ne l’avait point touchée, et il dit : Seigneur, ferais-tu mourir des gens innocents et ignorants ? Ne m’a-t-il pas dit lui-même : Elle est ma sœur ? Ne m’a-t-elle pas dit : Il est mon frère ? J’ai fait cela dans la simplicité de mon cœur, et dans la pureté de mes mains… Dieu lui répondit : Je sais que tu l’as fait avec un cœur simple, c’est pourquoi je t’ai empêché de la toucher. Rends donc la femme à son mari, parce que c’est un prophète, et qui priera pour toi, et tu vivras ; mais si tu ne veux pas la rendre, sache que tu mourras, toi et tout ce qui est à toi. Aussitôt Abimélech se lève au milieu de la nuit; il appela tous ses gens, qui furent saisis de crainte. Il appela aussi Abraham, et lui dit : Qu’as-tu fait ? quel mal t’avions-nous fait pour attirer sur moi et sur mon royaume le châtiment d’un si grand crime ? Tu n’as pas dû faire ainsi envers nous. Abraham répondit : J’ai pensé en moi-même qu’il n’y avait peut-être point de crainte de Dieu dans ce pays-ci, et qu’on me tuerait pour avoir ma femme. D’ailleurs ma femme est aussi ma sœur, fille de mon père, mais non pas fille de ma mère… Mais depuis que les dieux me font voyager loin de la maison de mon père, j’ai toujours dit à ma femme : Fais-moi le plaisir de dire partout où nous irons que je suis ton frère…

Abimélech donna donc des brebis et des bœufs, et des garçons et des servantes, à Abraham, et lui dit: Va-t’en, et habite où tu voudras ; et il dit à Sara ; Voici mille pièces d’argent pour ton frère, pour t’acheter un voile ; et partout où tu iras, souviens-toi que tu y as été prise[86].

Or Dieu avait fermé toutes les vulves[87] à cause de Sara, femme d’Abraham ; et, à la prière d’Abraham, Dieu guérit Abimélech, et sa femme, et ses servantes, et elles enfantèrent.

Or Dieu visita Sara comme il l’avait promis, et elle enfanta un fils dans sa vieillesse, dans le temps que Dieu avait prédit, et Abraham nomma ce fils Isaac… et il le circoncit le huitième jour comme Dieu l’avait ordonné, et il avait alors cent ans[88].

L’enfant prit sa croissance, et il fut sevré ; mais, Sara voyant le fils d’Agar l’Égyptienne jouer avec son fils Isaac, elle dit à Abraham : Chassez-moi cette servante avec son fils ; car le fils de cette servante n’héritera point avec mon fils Isaac ; et Abraham, ayant consulté Dieu, se leva du matin, et, prenant du pain et une outre d’eau, les mit sur l’épaule d’Agar, et la renvoya ainsi, elle et son fils[89] ; et Agar s’en alla errante dans le désert de Bersabée ; et l’eau ayant manqué dans son outre, elle laissa son fils couché sous un arbre : elle s’éloigna de lui d’un trait d’arc, et s’assit en le regardant et en pleurant, et en disant : Je ne verrai point mourir mon enfant… Dieu écouta la voix de l’enfant. L’ange de Dieu appela Agar du haut du ciel, et lui dit : Agar, que fais-tu là ? Ne crains rien, car Dieu a entendu la voix de l’enfant : lève-toi, prends le petit par la main, car j’en ferai une grande nation ; et Dieu ouvrit les yeux d’Agar, laquelle ayant vu un puits d’eau, remplit sa cruche, et donna à boire à l’enfant, et Dieu fut avec lui : il devint grand, demeura dans le désert ; il fut un grand archer, et il habita le désert de Pharan ; et sa mère lui donna une femme d’Égypte.

Après cela. Dieu tenta Abraham, et lui dit : Abraham ! Abraham ! Et il répondit : Me voilà ; et Dieu lui dit : Prends ton fils unique Isaac, que tu aimes ; mène-le dans la terre de la vision, et tu m’offriras ton fils en sacrifice sur une montagne que je te montrerai[90]… Abraham donc, se levant la nuit, sangla son âne, et

emmena avec lui deux jeunes gens, et Isaac son fils ; et ayant coupé du bois pour le sacrifice, il alla au lieu où Dieu lui avait commandé d’aller ; et le troisième jour, il vit de loin le lieu, et il dit aux jeunes gens : Attendez ici avec l’âne. Nous ne ferons qu’aller jusque-là, mon fils et moi ; et après avoir adoré, nous reviendrons… Il prit le bois du sacrifice, il le mit sur le dos de son fils ; et pour lui, il portait en ses mains du feu et un sabre. Comme ils marchaient ensemble. Isaac dit à son père : Mon père ! Abraham lui répondit : Que veux-tu, mon fils ? — Voilà, dit Isaac, le feu et le bois ; où est la victime du sacrifice ? Abraham dit : Dieu pourvoira la victime du sacrifice, mon fils. Ils s’avancèrent donc ensemble, et ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait montré à Abraham : il y éleva un autel, arrangea le bois par-dessus, lia Isaac son fils, et le mit sur le bois ; il étendit sa main et prit son glaive ; et voilà que l’ange de Dieu cria du haut du ciel, disant : Abraham ! Abraham ! qui répondit : Me voici. L’ange lui dit : N’étends pas ta main sur l’enfant, et ne lui fais rien. Maintenant j’ai connu que tu crains Dieu, et tu n’as pas pardonné à ton fils unique à cause de moi. Abraham leva les yeux, et il aperçut derrière lui un bélier embarrassé par ses cornes dans un buisson, et, le prenant, il l’offrit en sacrifice pour son fils… Or l’ange du Seigneur appela Abraham du ciel pour la seconde fois. J’ai juré par moi-même, dit le Seigneur, que parce que tu as fait cette chose, et que tu n’as point épargné ton propre fils à cause de moi, je te bénirai, je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel, et comme le sable qui est sur le bord de la mer ; ta semence possédera les portes de tes ennemis, et toutes les nations de la terre seront bénies dans ta semence, parce que tu as obéi à ma voix[91]. Or Sara, ayant vécu cent vingt-sept ans, mourut dans la ville d’Arbée, qui est Hébron dans la terre de Chanaan[92] ; et Abraham vint pour crier, et pour la pleurer ; et s’étant levé, après avoir fait le devoir des funérailles, il dit aux enfants de Heth : Je suis chez vous étranger ; donnez-moi droit de sépulture chez vous, afin que j’enterre ma morte. Et les fils de Heth lui répondirent en disant : Tu es prince de Dieu chez nous, enterre ta morte dans nos plus beaux sépulcres ; personne ne t’en empêchera. Abraham s’étant levé, et ayant adoré le peuple, il leur dit : S’il plaît à vos âmes que j’enterre ma morte. Parlez pour moi à Éphron, fils de Séor ; qu’il me donne sa caverne double à l’extrémité de son champ, qu’il me la cède devant vous, et que je sois en possession du sépulcre… Et Éphron dit : La terre que tu demandes vaut quatre cents sicles d’argent ; c’est le prix entre toi et moi ; ensevelis ta morte[93].

Abraham, ayant entendu cela, pesa l’argent qu’Éphron lui demandait, et lui paya quatre cents sicles de monnaie courante publique… Or Abraham était vieux de beaucoup de jours. Il dit au plus vieux serviteur de sa maison, qui présidait sur les autres serviteurs : Mets ta main sous ma cuisse, afin que je t’adjure, au nom du ciel et de la terre, que tu ne prendras aucune fille des Chananéens pour faire épouser a mon fils ; mais que tu iras dans la terre de ma famille, et que tu y prendras une fille pour mon fils Isaac[94]… Ce serviteur mit donc la main sous la cuisse d’Abraham son maître, et jura sur son discours. Il prit dix chameaux des troupeaux de son maître ; il partit chargé des biens de son maître, et alla en Mésopotamie, à la ville de Nachor… Étant arrivé le soir, au temps où les filles vont chercher de l’eau[95], il vit Rébecca, fille de Bathuel, fils de Melcha, et de Nachor, frère d’Abraham, qui vint avec une cruche d’eau sur l’épaule. C’était une fille très-agréable, une vierge très-belle qui n’avait point connu d’homme, et elle s’en retournait à la maison avec sa cruche. Le serviteur d’Abraham alla à elle, et lui dit : Donne-moi à boire de l’eau de ta cruche ; et elle lui dit : Bois, mon bon seigneur ; elle mit sa cruche sur son bras ; et après qu’il eut bu elle ajouta : Je m’en vais tirer aussi de l’eau du puits pour tes chameaux, afin qu’ils boivent tous… Et après que les chameaux eurent bu, le serviteur tira deux pendants d’or pour le nez, qui pesaient deux sicles, et autant de bracelets, qui pesaient dix sicles… Le serviteur d’Abraham dit au maître de la maison : Je bénis le Dieu d’Abraham mon maître, qui m’a conduit par le droit chemin afin que je prisse la fille du frère à mon maître pour femme à son fils…

Puis Éliézer, serviteur d’Abraham, dit : Renvoyez-moi, et que j’aille à mon maître… Les frères et la mère de Rébecca répondirent : Que cette fille demeure au moins dix jours avec nous, et elle partira… Et ils dirent : Appelons la fille, et interrogeons sa bouche[96]. Étant appelée, elle vint ; ils lui demandèrent : Veux-tu partir avec cet homme ? Elle répondit : Je partirai. Ils l’envoyèrent donc avec sa nourrice et le serviteur d’Abraham et ses compagnons, lui souhaitant prospérité, et lui disant : Tu es notre sœur ; puisses-tu croître en mille et mille, et que ta semence possède les portes de tes ennemis[97] !

Ainsi donc Rébecca et ses compagnes, montées sur des chameaux, suivirent cet homme, qui s’en retourna en grande diligence vers son maître… Isaac fit entrer Rébecca dans la tente de Sara sa mère[98]; il la prit en femme, et il l’aima tant que la douleur de la mort de sa mère en fut tempérée.

Or Abraham prit une autre femme, nommée Cetura, qui lui enfanta Zamram, Jecsan, Madan, Madian, et Jesboc, et Suhé[99]. Or les jours d’Abraham furent de cent soixante et quinze années, et il mourut de faiblesse dans une bonne vieillesse, plein de jours, et il fut réuni à son peuple… Isaac et Ismaël ses fils l’ensevelirent dans la caverne double qui est dans le champ d’Éphron, fils de Séor l’Éthéen, vis-à-vis Mambré… Isaac, âgé de quarante ans, ayant donc épousé Rébecca, fille de Bathuel, le Syrien de Mésopotamie, et sœur de Laban, Isaac pria le Seigneur pour sa femme, parce qu’elle était stérile, et le Seigneur l’exauça en faisant concevoir Rébecca ; mais les deux enfants dont elle était grosse se battaient dans son ventre l’un contre l’autre[100] ; et elle dit : Si cela est ainsi, pourquoi ai-je conçu ? Et elle alla consulter le Seigneur, qui lui dit : Deux nations sont dans ton ventre, et deux peuples sortiront de ta matrice ; ils se diviseront ; un peuple surmontera l’autre, et le plus grand sera assujetti au plus petit… Le temps d’enfanter étant venu, voilà qu’on trouva deux jumeaux dans sa matrice. Le premier qui sortit était roux, et hérissé de poil[101] comme un manteau : son nom est Ésaü ; l’autre, sortant aussitôt, tenait son frère par le pied avec la main, et on l’appela Jacob. Isaac avait soixante ans quand ces deux petits naquirent. Lorsqu’ils furent adultes, Ésaü fut homme habile à la chasse et laboureur ; Jacob, homme simple, habitait dans les tentes.

Isaac aimait Ésaü, parce qu’il mangeait du gibier de sa chasse ; mais Rébecca aimait Jacob… Un jour Jacob fit cuire une fricassée, et Ésaü, étant arrivé fatigué des champs, lui dit : Donne-moi, je t’en prie, de cette fricassée rousse, parce que je suis très-fatigué. C’est pour cela qu’on l’appela depuis Ésaü le Roux. Jacob lui dit : Vends-moi donc ton droit d’ainesse[102]. Ésaü répondit : Je me meurs de faim ; de quoi mon droit d’aînesse me servira-t-il[103] ? — Jure-le moi donc, dit Jacob. Ésaü le jura, et lui vendit sa primogéniture ; et ayant pris la fricassée de pain et de lentilles, il mangea et but, et s’en alla, se souciant peu d’avoir vendu sa primogéniture.

Or une grande famine étant arrivée sur la terre, après la famine arrivée du temps d’Abraham, Isaac s’en alla vers Abimélech, roi des Philistins, dans la ville de Gérare[104] ; et Dieu lui apparut, et lui dit : Ne descends point en Égypte ; mais repose-toi dans la terre que je te dirai, et voyage dans cette terre ; je serai avec toi, je te bénirai : car je donnerai à toi et à ta semence tous ces pays ; j’accomplirai le serment que j’ai fait à Abraham ton père[105]. Je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel ; je donnerai à ta postérité toutes les terres, et toutes les nations de la terre seront bénies en ta semence ; et cela parce qu’Abraham a obéi à ma voix, et qu’il a observé mes préceptes, mes ordonnances, mes cérémonies et mes lois[106]… Isaac demeura donc à Gérare. Les habitans de ce lieu l’interrogeant sur sa femme, il leur répondit, c’est ma sœur [107] : car il craignait d’avouer qu’elle était sa femme, pensant qu’ils le tueraient à cause de la beauté de sa femme. Et comme ils avaient demeuré plusieurs jours en ce lieu, Abimeleck, roi des philistins, ayant vu par la fenêtre Isaac qui caressoit sa femme ; il le fit venir, et lui dit : il est clair qu’elle est ta femme ; pourquoi as-tu menti en disant qu’elle est ta sœur ? Isaac répondit : j’ai eu peur qu’on ne me tuât, à cause d’elle. Abimeleck lui dit : pourquoi nous as-tu trompés ? Il s’en est peu fallu que quelqu’un n’ait couché avec ta femme [108], et tu nous aurais attiré un grand péché. Et il fit une ordonnance à tout le peuple, disant : quiconque touchera la femme de cet homme, mourra de mort. Or Isaac sema dans cette terre ; et dans la même année il recueillit le centuple [109]. Et le seigneur le bénit, et il s’enrichit, profitant de plus en plus, et devint très grand. Et il eut beaucoup de brebis, et de grands troupeaux, et de serviteurs, et de servantes. Les philistins, lui portant beaucoup d’envie, ils boucherent avec de la terre tous les puits que son pere Abraham avait creusés. Abimeleck lui même dit à Isaac : retire-toi de nous ; car tu es devenu plus puissant que nous. Et Isaac s’en allant vint au torrent de Gérar et y habita, et y fit de nouveau creuser les puits que les gens de son pere y avaient creusés. Et ayant creusé dans le torrent, ils y trouverent de l’eau vive [110] mais il y eut encore une querelle entre les pasteurs de Gérar et les pasteurs d’Isaac, disant cette eau est à nous [111]. C’est pourquoi Isaac appella ce puits le puits de la calomnie… et les serviteurs d’Isaac vinrent lui dire qu’ils avaient trouvé un puits ; c’est pourquoi Isaac nomma ce puits l’abondance… et ésaü, âgé de quarante ans, épousa Judith, fille de Beri héthéen [112] ; et Basamath, fille d’élon du même lieu, qui toutes-deux offenserent Isaac et Rébecca. Isaac, devenu vieux, ses yeux s’obscurcirent, il ne pouvait plus voir. Il appella donc ésaü son fils aîné, et lui dit : mon fils ! ésaü répondit, me voilà. Son pere lui dit : tu vois que je suis vieux, et que j’ignore le jour de ma mort. Prends ton carquois et ton arc ; va-t-en aux champs ; apporte-moi ce que tu auras pris ; fais-m’en un ragoût, comme tu sais que je les aime ; apporte-le moi, afin que j’en mange, et que mon ame te bénisse avant que je meure. Rébecca, ayant entendu cela, et qu’ésaü était aux champs selon l’ordre de son pere, dit à Jacob son fils : j’ai entendu Isaac ton pere qui disait à ton frere ésaü, apporte-moi de ta chasse, fais-en un ragoût afin que j’en mange, et que je te bénisse devant le seigneur avant de mourir. Suis donc mes conseils, va-t-en au troupeau ; apporte-moi deux des meilleurs chevreaux, afin que j’en fasse à ton pere un plat que je sais qu’il aime. Et quand tu les auras apportés et qu’il en aura mangé, qu’il te benisse avant qu’il meure. Jacob lui répondit : tu sais que mon frere est tout velu [113], et que j’ai la peau douce. Si mon pere vient à me tâter, je crains qu’il ne pense que j’ai voulu le tromper, et que je n’attire sur moi sa malédiction au lieu de sa bénédiction. Rébecca lui dit : que cette malédiction soit sur moi, mon fils : entends seulement ma voix, et apporte ce que j’ai dit. Il y alla, il l’apporta à sa mere, qui prépara le ragoût que son pere aimait [114]. Elle habilla Jacob des bons habits d’ésaü, qu’elle avait à la maison ; elle lui couvrit les mains et le cou avec les peaux des chevreaux, puis lui donna la fricassée et les pains qu’elle avait cuits. Jacob, les ayant apportés à Isaac, lui dit, mon pere ! Isaac répondit, qui es-tu, mon fils ? Jacob répondit ; je suis ésaü ; j’ai fait ce que tu m’as commandé : leve-toi, assieds-toi, mange de ma chasse, afin que ton ame me bénisse. Isaac dit à son fils : comment as-tu pu sitôt trouver du gibier ? Jacob répondit : la volonté de Dieu a été que je trouvasse sur le champ du gibier. Isaac dit : approche-toi que je te touche, et que je m’assure si tu es mon fils ou non. Jacob s’approcha de son pere ; et Isaac, l’ayant tâté, dit : la voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’ésaü ; et il ne le connut point, parce que ses mains, étant velues, parurent semblables à celles de son fils aîné. Il le bénit donc, et lui dit : es-tu mon fils ésaü ? Jacob répondit : je le suis. Isaac dit : apporte-moi donc de ta chasse, mon fils ; afin que mon ame te bénisse. Jacob lui présenta donc à manger ; il lui présenta aussi du vin qu’il but, et lui dit : approche-toi de moi et baise-moi, mon fils ; et il s’approcha, et baisa Isaac, qui, ayant senti l’odeur de ses habits, lui dit en le bénissant : voilà l’odeur de mon fils, comme l’odeur d’un champ tout plein béni du seigneur. Et il dit [115] : que Dieu te donne de la rosée du ciel, et de la graisse de la terre, abondance de bled et de vin ! Que les peuples te servent ! Que les tribus t’adorent ! Sois le seigneur de tes freres ! Que les enfans de ta mere soient courbés devant toi… à peine Isaac avait fini son discours, que Jacob étant sorti, ésaü arriva, apportant à son pere la fricassée de sa chasse, en lui disant ; leve-toi, mon pere, afin que tu manges de la chasse de ton fils, et que ton ame me bénisse. Isaac lui dit : qui es-tu ? ésaü répondit : je suis ton premier-né ésaü. Isaac fut tout épouvanté et tout stupéfié ; et admirant la chose plus qu’on ne peut croire, il dit : qui est donc celui qui m’a apporté de la chasse, j’ai mangé de tout avant que tu vinsses ; je l’ai béni, et il sera béni. ésaü, ayant entendu ce discours, se mit à braire d’une grande clameur ; et consterné il dit : béni-moi aussi mon pere. Isaac dit : ton frere est venu frauduleusement, et a attrapé ta bénédiction. ésaü repartit : c’est justement qu’on l’appelle Jacob ; car il m’a supplanté deux fois ; il m’a pris mon droit d’ainesse, et à présent il me dérobe ta bénédiction. N’y a-t-il point aussi de bénédiction pour moi [116] ? Isaac répondit : je l’ai établi ton maître, et je lui ai soumis tous ses freres ; il aura du bled et du vin : que puis-je, après cela, faire pour toi ? ésaü dit : pere, n’as-tu qu’une bénédiction ? Bénis-moi, je t’en prie. Et il pleurait en jettant de grands cris. Isaac ému lui dit : eh bien ! Dans la graisse de la terre et dans la rosée du ciel sera ta bénédiction. Tu vivras de ton épée ; et tu serviras ton frere ; et le temps viendra que tu secoueras le joug de ton cou… Jacob, étant arrivé en un certain endroit, et voulant s’y reposer après le soleil couché, prit une pierre, la mit sous sa tête, et il dormit en ce lieu. Il vit en songe une échelle appuyée d’un bout sur la terre, et l’autre bout touchait au ciel. Les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle ; et Dieu était appuyé sur le haut de l’échelle, lui disant je suis le seigneur de ton pere Abraham, et Dieu d’Isaac : je te donnerai la terre où tu dors, à toi et à ta semence ; et ta semence sera comme la poussiere de la terre [117] : je te donnerai l’occident, l’orient, le nord et le midi : toutes les nations seront bénies en toi, et en ta semence : je serai ton conducteur par-tout où tu iras. Jacob s’étant éveillé, dit : vraiment le seigneur est en ce lieu, et je n’en savais rien ; et tout épouvanté il dit : que ce lieu est terrible ! C’est la maison de Dieu, et la porte du ciel. Jacob, se levant donc le matin, prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête ; il l’érigea en monument, répandant de l’huile sur elle ; il appella Béthel la ville qui se nommait auparavant Luz [118] vœu au seigneur, disant : Dieu demeure avec moi ; s’il me conduit dans mes voyages, s’il me donne du pain pour manger et des habits pour me couvrir, et si je reviens sain et sauf chez mon pere, le seigneur alors sera mon Dieu [119] ; et cette pierre, que j’ai érigée en monument, s’appellera la maison de Dieu ; et je te donnerai la dixme de ce que tu m’auras donné [120]. Jacob, étant donc parti de ce lieu, il vit un puits dans un champ, près duquel étaient couchés trois troupeaux de brebis. Rachel arriva avec les troupeaux de son pere : car elle gardait ses moutons. Il abreuva son troupeau, et baisa Rachel, et lui dit qu’il était le frere de son pere et le fils de Rébecca. Or Laban avait deux filles, l’ainée était Lia, et la cadette était Rachel ; mais Lia avait les yeux chassieux, et Rachel était belle et bien faite. Jacob l’aima et dit à Laban : je te servirai sept ans pour Rachel, la plus jeune de tes filles. Laban lui dit : il vaut mieux que je te la donne qu’à un autre ; demeure avec moi. Jacob servit donc Laban sept ans pour Rachel ; et il dit à Laban : donne-moi ma femme ; mon temps est accompli je veux entrer à ma femme [121]. Laban invita grand nombre de ses amis au festin, et fit les noces. Mais le soir il lui amena Lia au lieu de Rachel [122] ; et Jacob ne s’en apperçut que le lendemain matin. Il dit à son beau-pere : pourquoi as-tu fait cela ? Ne t’ai-je pas servi pour Rachel ? Pourquoi m’as-tu trompé ; Laban répondit : ce n’est pas notre coutume dans ce lieu de marier les jeunes filles avant les ainées. Acheve ta premiere semaine le mariage avec Lia, et je te donnerai Rachel pour un nouveau travail de sept ans. Jacob accepta la proposition ; et au bout de la semaine il épousa Rachel. Et Jacob, ayant fait les noces avec Rachel qu’il aimait, servit encore Laban pendant sept autres années [123]. Mais Dieu, voyant que Jacob méprisait Lia, ouvrit sa matrice, tandis que Rachel demeurait stérile. Lia fit quatre enfans de suite, Ruben, Siméon, Lévi et Juda. Rachel dit à son mari : fais-moi des enfans, ou je mourrai. Jacob en colere répondit : me prens-tu donc pour un Dieu ? Est-ce moi qui t’ôte le fruit de ton ventre ? Rachel lui dit : j’ai Bala ma servante ; entre dans elle [124] ; qu’elle enfante sur mes genoux et que j’aie des fils d’elle. Et Jacob, ayant pris Bala, elle accoucha de Dan. Bala fit encore un autre enfant ; et Rachel dit : le seigneur m’a fait combattre contre ma sœur ; c’est pourquoi le nom de cet enfant sera Nephtali. Lia, voyant qu’elle ne fesait plus d’enfans, donna Zelpha sa servante à son mari ; et Zelpha, ayant accouché, Lia dit : cela est heureux et appella l’enfant Gad. Zelpha accoucha encore, et Lia dit : ceci est encor plus heureux ; c’est pourquoi on appellera l’enfant Azer. Or Ruben, étant allé dans les champs pendant la moisson du froment, il trouva des mandragores [125]. Rachel eut envie d’en manger, et dit à Lia

donne-moi de tes mandragores. Lia

répondit : n’est-ce pas assez que tu m’aies pris mon mari, sans vouloir encore manger mes mandragores que mon fils m’a apportées ? Rachel lui dit : eh bien je te cede mon mari ; qu’il dorme avec toi cette nuit, et donne-moi de tes mandragores [126]. Lia alla donc au devant de Jacob qui revenait des champs, et lui dit : tu entreras dans moi cette nuit ; parce que je t’ai acheté pour prix de mes mandragores. Et Jacob coucha avec elle cette nuit-là. Dieu écouta la priere de Lia ; elle fit un cinquieme fils, et elle dit : Dieu m’a donné ma récompense, parce que j’ai donné ma servante à mon mari [127]. Jacob après cela dit à son beau-pere : tu sais comme je t’ai servi ; tu étais pauvre avant que je vinsse à toi ; maintenant tu es devenu riche ; il est juste que je pense aussi à mes affaires. Je serai encore ton valet, paissant tes troupeaux. Mettons à part toutes les brebis tachetées et marquées de diverses couleurs ; et désormais toutes les brebis et les chevres qui naîtront bigarrées seront à moi ; et celles qui naîtraient d’une seule couleur me convaincraient de t’avoir friponné. Laban dit : j’y consens. Or Jacob prit des branches de peuplier, d’amendier et de plane toutes vertes, les dépouilla d’une partie de leur écorce, ensorte qu’elles étaient vertes et blanches. Lors donc que les brebis et les chevres étaient couvertes au printemps par les mâles, Jacob mettait ces branches bigarrées sur les abreuvoirs, afin que les femelles conçussent des petits bigarrés. Par ce moyen Jacob devint très riche : il eut beaucoup de troupeaux, de valets et de servantes, de chameaux et d’ânes [128]. Or Jacob, aiant entendu les enfans de Laban qui disaient, Jacob a volé tout ce qui était à notre pere ; et le seigneur aiant dit sur-tout à Jacob, sauve-toi dans le pays de tes peres et vers ta parenté et je serai avec toi, il appella Rachel et Lia, les fit monter sur des chameaux, et partit. Et prenant tous ses meubles avec ses troupeaux, il alla vers Isaac son pere au pays de Canaan. Aiant passé l’Euphrate, Laban le poursuivit pendant sept jours, et l’atteignit enfin vers la montagne de Galaad. Mais Dieu apparut en songe à Laban, et lui dit : garde-toi bien de rien dire contre Jacob [129]. Or Laban étant allé tondre ses brebis, Rachel, avant de s’enfuir, avait pris ce temps pour voler les théraphim , les idoles de son pere. Et Laban, ayant enfin atteint Jacob, lui dit : je pourrais te punir ; mais le dieu de ton pere m’a dit hier : prends garde de molester Jacob. Eh bien ! Veux-tu t’en aller voir ton pere Isaac ? Soit ; mais pourquoi m’as-tu volé mes dieux ? Jacob lui répondit : je craignais que tu ne m’enlevasses tes filles par violence ; mais, pour tes dieux, je consens qu’on fasse mourir celui qui les aura volés [130]. Laban entra donc dans les tentes de Jacob, de Lia, et des servantes, et ne trouva rien. Et étant entré dans les tentes de Rachel, elle cacha promptement les idoles sous le bât d’un chameau, s’assit dessus et dit à son pere : ne te fâche pas, mon pere, si je ne puis me lever : car j’ai mes ordinaires. Alors Jacob et Laban se querellerent et se racommoderent, puis firent un pacte ensemble. Ils éleverent un monceau de pierres pour servir de témoignage, et l’appellerent le monceau du témoin, chacun dans sa langue. Comme il était seul en chemin pendant la nuit, voici qu’un phantôme lutta contre lui du soir jusqu’au matin ; et ce phantôme, ne pouvant le terrasser, lui frappa le nerf de la cuisse qui se sécha aussitôt, et le phantôme, l’ayant ainsi frappé, lui dit : laisse-moi aller ; car l’aurore monte. -je ne te lâcherai point, repondit Jacob, que tu ne m’ayes béni. Le spectre dit : quel est ton nom ? Il lui répondit : on m’appelle Jacob. Le spectre dit alors : on ne t’appellera plus Jacob : car si tu as pu te battre contre Dieu, combien seras-tu plus fort contre les hommes ! [131]. Jacob, étant donc revenu de Mésopotamie, vint à Salem, et acheta des enfans d’Hémor, pere du jeune prince Sichem, une partie d’un champ pour cent agneaux, ou pour cent dragmonim . Alors Dina, fille de Lia, sortit pour voir les femmes du pays de Sichem ; et le prince Sichem, fils d’Hémor roi du pays, l’aima, l’enleva et coucha avec elle, et lui fit de grandes caresses, et son ame demeura jointe avec elle. Et courant chez son pere Hémor, il lui dit : mon pere ! Je t’en conjure, donne-moi cette fille pour femme [132]. Hémor alla en parler à Jacob ; et il en parla aussi aux enfans de Jacob. Il leur dit : allions-nous ensemble par des mariages ; donnez-nous vos filles, et prenez les nôtres ; demeurez avec nous. Cette terre est à vous : cultivez-la, possédez-la, faites y commerce. Sichem parla de-même ; il dit : demandez la dot que vous voudrez, les présens que vous voudrez ; vous aurez tout, pourvu que j’aie Dina. Les fils de Jacob répondirent frauduleusement à Sichem et à son pere : il est illicite et abominable parmi nous de donner notre sœur aux incirconcis : rendez-vous semblables à nous, coupez vos prépuces, et alors nous vous donnerons nos filles, et nous prendrons les vôtres, et nous ne ferons qu’un peuple. La proposition fut agréable à Sichem, à Hémor et au peuple. Tous les mâles se firent couper le prépuce ; et au troisieme jour de l’opération, Siméon et Lévi, freres de Dina, entrerent dans la ville, massacrerent tous les mâles, tuerent surtout le roi Hémor et le prince Sichem ; après quoi tous les autres fils de Jacob vinrent dépouiller les morts, saccagerent la ville, prirent les moutons, les bœufs, et les ânes, ruinerent la campagne et emmenerent les femmes et les enfans captifs. Sur ces entrefaites, Dieu dit à Jacob [133] : leve-toi, va à Bethel, habites-y, dresse un autel au dieu qui t’apparut, quand tu fuyais ton frere ésaü. Jacob, ayant rassemblé tous ses gens, leur dit : jettez loin de vous tous les dieux étrangers qui sont parmi vous ; purifiez vous et changez d’habits. Ils lui donnerent donc tous les dieux qu’ils avaient, et les ornemens qui étaient aux oreilles de ces dieux, et Jacob les enfouit au pié d’un thérébinte, derriere la ville de Sichem. Quand ils furent partis, Dieu jetta la terreur dans toutes les villes des environs, et personne n’osa les poursuivre dans leur retraite. Dieu apparut une seconde fois à Jacob depuis son retour de Mésopotamie, et Dieu lui dit : ton nom ne sera plus Jacob, mais ton nom sera Israël ; et il lui dit : je suis le dieu très puissant ; je te ferai croître et multiplier ; tu seras pere de plusieurs nations ; et des rois sortiront de tes reins. Jacob partit ensuite de Béthel, et vint au printemps au pays qui mene à éphrata, Rachel étant prête d’accoucher. Ses couches furent si douloureuses qu’elles la mirent à la mort. Son ame étant prête de sortir, elle donna à son fils le nom de Benoni, le fils de ma douleur. Mais Jacob l’appella Benjamin, le fils de ma droite. Rachel mourut, et fut enterrée sur le chemin qui mene à éphrata, c’est-à-dire à Bethléem. Jacob mit une pierre sur le lieu de sa sépulture, qu’on voit encore aujourd’hui. Or étant parti de ce lieu, il transporta ses tentes dans un endroit appellé la tour des troupeaux ; et ce fut là que Ruben, fils aîné de Jacob coucha avec Bala [134], femme ou concubine de son pere. Or Jacob avait douze fils. Les fils de Lia sont Ruben, Siméon, Levi, Juda, Issachar, et Zabulon. Les fils de Rachelsont Dan et Nephtali[135]. Les fils de la servante Zelpha sont Gad et Azer. Voilà les fils qui sont nés à Jacob en Mésopotamie. Or voici les générations d’ésaü, qui sont nées d’ésaü, qui est le même qu’édom. ésaü épouse des filles cananéennes, Ada, Olibama, Bésémath, et il en eut plusieurs fils qui furent princes, et qui firent paître des ânes. Ici l’auteur sacré, après avoir nommé tous ces princes arabes, ajoute : ce sont là les rois qui regnerent dans le pays d’édom, avant que les enfans d’Israël eussent un roi, [136]. Or Jacob habita dans la terre de Canaan, où son pere avait voyagé, et voici les affaires de la famille de Jacob. Joseph, âgé de seize ans[137], menait paître le troupeau avec ses freres ; et il accusa ses freres auprès de son pere d’un très grand crime. Or Israël aimait son fils Joseph plus que tous ses enfans ; parce qu’il l’avait engendré étant vieux ; et même il lui avait donné une tunique bigarrée : c’est pourquoi ses freres le haïssaient. Il arriva aussi qu’il leur raconta un songe qui le fit haïr encore davantage. Il leur dit : écoutez mon songe. J’ai songé que nous étions occupés ensemble à lier des gerbes, que ma gerbe s’élevait et que vos gerbes adoraient ma gerbe. J’ai songé encore un autre songe. C’est que le soleil et la lune et onze étoiles m’adoraient… et ses freres se disaient : tuons notre songeur, et nous dirons qu’une bête l’a mangé ; et nous verrons de quoi lui auront servi ses songes… et s’étant assis ensuite pour manger leur pain, ils virent des ismaëlites qui venaient de Galaad avec des chameaux chargés d’aromates ; ils vendirent à ces marchands leur frere Joseph qu’ils avaient jeté tout nu dans un puits sec, après l’avoir dépouillé de sa belle robe bigarrée, et ils le vendirent vingt pieces d’argent [138]. Alors ils prirent la tunique de Joseph, et l’ayant arrosée du sang d’un chevreau ils l’envoyerent à leur pere, et lui firent dire : nous avons trouvé cela ; vois si c’est la robe de ton fils où non. Et Jacob, aiant déchiré ses vêtemens, il se revêtit d’un cilice, pleurant longtemps son fils ; et il dit : je descendrai avec mon fils dans l’enfer, et il continua de pleurer. Les ismaëlites, ou madianites vendirent Joseph en égypte à Putiphar, eunuque de pharaon, et maître de la milice [139] En ce temps là Juda alla en Canaan, et ayant vu la fille d’un cananéen nommé Sua il la prit pour sa femme et entra dans elle, et en eut un fils nommé Her, et un autre fils nommé Onan, et un troisieme appellé Séla [140].. Or Juda donna pour femme à son fils Her une fille nommée Thamar. Or son premier-né Her, étant méchant devant le seigneur, Dieu le tua. Juda dit donc à Onan son second fils : prends pour femme la veuve de ton frere ; entre dans elle, et suscite la semence de ton frere. Mais Onan, sachant que les enfans qu’il ferait ne seraient point à lui, mais seraient réputés être les enfans de feu son frere, en entrant dans sa femme, répandait sa semence par terre. C’est pourquoi le seigneur le tua aussi. C’est pourquoi Juda dit à Thamar sa bru : va-t’en ; reste veuve dans la maison de ton pere, jusqu’à ce que mon troisieme fils Séla soit en âge. Elle s’en alla donc et habita chez son pere. Or Juda, étant allé voir tondre ses brebis, Thamar prit un voile, et s’assit sur un chemin fourchu ; et Juda, l’ayant apperçue, crut que c’était une fille de joie, car elle avait caché son visage ; et s’approchant d’elle, il lui dit : il faut que je couche avec toi ; car il ne savait pas que c’était sa bru. Et elle lui dit : que me donneras-tu pour coucher avec moi ? Je t’enverrai, dit-il, un chevreau de mon troupeau. Elle répliqua : je ferai ce que tu voudras ; mais donne-moi des gages. Que demandes-tu pour gage, dit Juda ? Thamar répliqua : donne-moi ton anneau, ton brasselet et ton bâton. Il n’y eut que ce coït entre Juda et Thamar ; elle fut engrossée sur le champ. Et ayant quitté son habit, elle reprit son habit de veuve. Juda envoya par son valet le chevreau promis, pour reprendre ses gages. Le valet, ne trouvant point la femme, demanda aux habitans du lieu : où est cette fille de joie qui était assise sur ce chemin fourchu ? Ils répondirent tous : il n’y a point eu de fille de joie en ce lieu. Juda dit : eh bien ! Qu’elle garde mes gages ; elle ne pourra pas au moins m’accuser de n’avoir pas voulu la payer. Or trois mois après on vint dire à Juda : ta bru a forniqué ; car son ventre commence à s’enfler. Juda dit : qu’on l’aille chercher au plus vite, et qu’on la brûle. Comme on la conduisait au supplice, elle renvoya à Juda son anneau, son brasselet et son bâton, disant : celui à qui cela appartient m’a engrossée. Juda, aiant reconnu ses gages, dit : elle est plus juste que moi. Cependant Joseph fut conduit en égypte ; et Putiphar l’égyptien, eunuque de pharaon et prince de l’armée, l’acheta des ismaëlites. Et après plusieurs jours, la femme de Putiphar, ayant regardé Joseph, lui dit : couche avec moi. Lequel ne consentant point à cette action mauvaise, lui dit : voilà que mon maître m’a confié tout son bien ; en sorte qu’il ne sait pas ce qu’il a dans sa maison ; il m’a rendu le maître de tout, excepté de toi qui es sa femme. Cette femme sollicitait tous les jours ce jeune homme ; et il refusait de commettre l’adultere. Il arriva un certain jour que Joseph, étant dans la maison et fesant quelque chose sans témoin, elle le prit par son manteau, et lui dit : couche avec moi. Joseph, lui laissant son manteau, s’enfuit dehors. La femme, voyant ce manteau dans ses mains et qu’elle était méprisée, montra ce manteau à son mari, comme une preuve de sa fidélité, et lui dit : cet esclave hébreu, que tu as amené, est entré à moi pour se moquer de moi, et m’ayant entendu crier, il m’a laissé son manteau que je tenais, et s’en est enfui [141]. Après cela, il arriva que deux autres eunuques du roi d’égypte, son échanson et son panetier [142], furent mis dans la prison du prince de l’armée, dans laquelle prison Joseph était enchaîné. Et ils eurent chacun un songe dans la même nuit. Ils dirent à Joseph : nous avons eu chacun un songe, et il n’y a personne pour l’expliquer. Et Joseph leur dit [143] : n’est-ce pas Dieu qui interprête les songes ? Raconte-moi ce que tu as vu. Le grand échanson du roi lui répondit : j’ai vu une vigne ; il y avait trois branches qui ont produit des boutons, des fleurs et des raisins mûrs ; je tenais dans ma main la coupe du roi ; j’ai pressé dans sa coupe le jus des raisins, et j’en ai donné à boire au roi. Joseph lui dit : voici l’interprétation de ce songe. Les trois branches sont trois jours, après lesquels pharaon te rendra ton emploi, et tu lui serviras à boire comme à l’ordinaire. Je te prie seulement de te souvenir de moi, afin que le pharaon me fasse sortir de cette prison ; car j’ai été enlevé, par fraude, de la terre des hébreux, et j’ai été mis dans une citerne. Le grand panetier dit à Joseph ; j’ai eu aussi un songe. J’avais trois paniers de farine sur ma tête ; et les oiseaux sont venus la manger. Joseph lui répondit : les trois corbeilles signifient trois jours, après quoi pharaon te fera pendre, et les oiseaux te mangeront. Trois jours après arriva le jour de la naissance de pharaon : il fit un grand festin à ses officiers, et se ressouvint à table de son grand échanson et de son grand panetier. Il rétablit l’un pour lui donner à boire, et fit pendre l’autre, afin de vérifier l’explication de Joseph. Mais le grand échanson, étant rétabli, oublia l’interprête de son rêve. Deux ans après, pharaon eut un songe. Il crut être sur le bord d’un fleuve dont sortaient sept vaches belles et grasses, et ensuite sept maigres et vilaines ; et ces vilaines dévorerent les belles. Il se rendormit, et vit sept épis très-beaux à une même tige, et sept autres épis desséchés qui mangerent les autres épis. Saisi de terreur, il envoya dès le matin chercher tous les sages et tous les devins ; nul ne put lui expliquer son rêve. Alors le grand échanson se souvint de Joseph ; il fut tiré de prison par ordre du roi, et présenté à lui, après qu’on l’eût rasé et habillé. Joseph répondit : les deux songes du roi signifient la même chose. Les sept belles vaches et les sept beaux épis signifient sept ans d’abondance. Les sept vaches maigres et les sept épis desséchés signifient sept années de stérilité. Il faut donc que le roi choisisse un homme sage et habile qui gouverne toute la terre d’égypte, et qui établisse des préposés qui gardent chaque année la cinquieme partie des fruits. Le conseil plut à pharaon et à ses ministres. Le roi leur dit : où pouvons-nous trouver un homme aussi rempli que lui de l’esprit de Dieu ? Et il dit à Joseph : puisque Dieu t’a montré tout ce que tu m’as dit, où pourrai-je trouver un homme plus sage que toi et semblable à toi [144] ? Il lui donna son anneau, le vêtit d’une robe de fin lin, lui mit au cou un collier d’or, le fit monter sur un char ; et un héraut criait : que tout le monde fléchisse le genou devant le gouverneur de l’égypte. Il changea aussi son nom, il l’appella Zaphna-Paneah, et lui fit épouser Azeneth fille de Putiphar, qui était aussi prêtre d’Héliopolis. Avant que la famine commençât, Joseph eut deux fils de sa femme Azeneth, fille de Putiphar. Et il nomma l’aîné Manassé, et l’autre éphraïm. [145] or Jacob, ayant appris qu’on vendait du bled en égypte, dit à ses enfans : allez acheter en égypte du bled… ils vinrent donc se présenter devant Joseph. Joseph, les ayant reconnus, ses freres ne le reconnurent pas, quoiqu’il les eût bien reconnus ; et il leur dit : vous êtes des espions. Ils répliquerent : nous sommes douze freres et vos serviteurs, tous enfans d’un même pere, et l’autre n’est plus au monde. Allez, allez, leur dit Joseph ; vous êtes des espions. Envoyez quelqu’un de vous chercher votre petit frere ; et vous resterez en prison, jusqu’à ce que je sache si vous avez dit vrai ou faux. Il les fit donc mettre en prison pour trois jours, et le troisieme jour il les fit sortir et leur dit : qu’un seul de vos freres demeure dans les liens en prison ; vous autres allez-vous-en, et emportez le froment que vous avez acheté ; mais amenez-moi le plus jeune de vos freres, afin que je voie si vous m’avez trompé, et que vous ne mouriez point. Et ayant fait prendre Siméon, il le fit lier en leur présence. Il ordonna à ses gens d’emplir leurs sacs de bled, et de remettre dans leurs sacs leur argent, et de leur donner encore des vivres pour leur voyage. Les freres de Joseph partirent donc avec leurs ânes chargés de froment. Et étant arrivés à l’hôtellerie [146], l’un d’eux ouvrit son sac pour donner à manger à son âne, et il dit à ses freres : on m’a rendu mon argent, le voici dans mon sac ; et ils furent tous saisis d’étonnement [147]… étant arrivés chez leur pere en la terre de Canaan, ils lui conterent tout ce qui leur était arrivé. Jacob leur dit : s’il est nécessaire que j’envoie mon fils Benjamin, faites ce que vous voudrez. Prenez les meilleurs fruits de ce pays-ci dans vos vases, un peu de résine, de miel, de storax, du térébinthe et de la menthe ; portez aussi avec vous le double de l’argent que vous avez porté à votre voyage, de peur qu’il n’y ait eu de la méprise… ils retournerent donc en égypte avec l’argent. Ils se présenterent devant Joseph, qui, les ayant vus et Benjamin avec eux, dit à son maître d’hôtel : faites-les entrer ; tuez des victimes ; préparez un dîner, car ils dîneront avec moi à midi [148]… Joseph, ayant levé les yeux et ayant remarqué son frere Utérin, il leur demanda : est-ce là votre petit frere dont vous m’avez parlé ? Et il lui dit : Dieu te favorise, mon fils. Et il sortit promptement, parce que ses entrailles étaient émues sur son frere, et que ses larmes coulaient. On servit à part Joseph, et les égyptiens qui mangeaient avec lui, et les freres de Joseph aussi à part : car il est défendu aux égyptiens de manger avec des hébreux : ces repas seraient regardés comme prophanes. Les fils de Jacob s’assirent donc en présence de Joseph, selon l’ordre de leur naissance, et ils furent fort surpris qu’on donnât une part à Benjamin cinq fois plus grande que celles des autres… or Joseph donna ordre à son maître d’hôtel d’emplir les sacs des hébreux de blé, et de mettre leur argent dans leurs sacs, et de placer à l’entrée du sac de Benjamin non seulement son argent, mais encore la coupe même du premier ministre. On les laissa partir le lendemain matin avec leurs ânes ; puis on courut après eux ; on fit ouvrir leurs sacs, et on trouva la coupe et l’argent au haut du sac de Benjamin. Le maître d’hôtel leur dit : ah, quel mal avez-vous rendu pour le bien qu’on vous a fait ! Vous avez volé la tasse dans laquelle monseigneur boit, sa tasse divinatoire dans laquelle il prend ses augures [149]. Joseph ne pouvait plus se retenir devant le monde ; ainsi il ordonna que tous les assistants sortissent dehors, afin que personne ne fût témoin de la reconnaissance qui allait se faire. Et élevant la voix, avec des gémissemens que les égyptiens et toute la maison de pharaon entendirent, il dit à ses freres : je suis Joseph. Mon pere vit-il encore ? Ses freres ne pouvaient répondre, tant ils furent saisis de frayeur. Mais il leur dit avec douceur : approchez-vous de moi ; et lors ils s’approcherent. Oui, dit-il, je suis votre frere Joseph que vous avez vendu en égypte. Ne craignez rien ; ne vous troublez point pour m’avoir vendu dans ces contrées. C’est pour votre salut que Dieu m’a fait venir avant vous en égypte. Ce n’est point par vos desseins que j’ai été conduit ici, mais par la volonté de Dieu qui m’a rendu le pere, le sauveur du pharaon, et qui m’a fait prince de toute la terre d’égypte. Hâtez-vous d’aller trouver mon pere ; dites-lui ces paroles : Dieu m’a rendu le maître de toute l’égypte ; venez et ne tardez point [150]. Vous demeurerez dans la terre de Gessen, ou Gossen : car il reste encore cinq années de famine. Je vous nourrirai, de peur que vous ne mouriez de faim, vous et toute votre famille. Vos yeux et les yeux de mon frere Benjamin sont témoins que ma bouche vous parle votre langue. Et il baisa Benjamin et tous ses freres qui pleurerent, et qui enfin oserent lui parler. Le bruit s’en répandit par-tout dans la cour du roi. Les freres de Joseph y vinrent. Le pharaon s’en réjouit ; il dit à Joseph d’ordonner qu’ils chargeassent leurs ânes, et qu’ils amenassent leur pere et tous leurs parens : je leur donnerai, dit-il, tous les biens de l’égypte [151], et ils mangeront la moëlle de la terre. Dites qu’ils prennent des voitures d’égypte pour amener leurs femmes et les petits enfans ; car toutes les richesses de l’égypte seront à eux. Israel, étant parti avec tout ce qui était à lui, vint au puits du jurement. Et ayant immolé des victimes au dieu de son pere Isaac, il entendit Dieu dans une vision pendant la nuit, lequel lui dit : Jacob, Jacob ! Et il répondit : me voilà. Dieu ajouta : je suis le très-fort, le Dieu de ton pere ; ne crains point, descends en égypte : car je te ferai pere d’un grand peuple ; j’y descendrai avec toi, et je t’en ramenerai [152]. Tous ceux qui vinrent en égypte avec Jacob et qui sortirent de sa cuisse, étaient au nombre de soixante et six, sans compter les femmes de ses enfans. Jacob étant arrivé, Joseph monta sur son chariot, vint au devant de son pere et pleura en l’embrassant. Et il dit à ses freres et à toute la famille de son pere : lorsque le pharaon vous fera venir et qu’il vous demandera quel est votre métier, vous lui répondrez : nous sommes des pasteurs ; vos serviteurs sont nourris dans cette profession dès leur enfance, nos peres y ont été nourris ; et vous direz tout cela, afin que vous puissiez habiter dans la terre de Gessen. Car les égyptiens ont en horreur tous les pasteurs de brebis [153]. Le roi dit donc à Joseph : votre pere et vos freres sont venus à toi ; toute la terre d’égypte est devant tes yeux. Fais-les habiter dans le meilleur endroit, et donne-leur la terre de Gessen : et si tu connais des hommes entendus, donne-leur l’intendance de mes troupeaux [154]. Après cela Joseph introduisit son pere devant le roi, qui lui demanda : quel âge as-tu ? Et il lui répondit : ma vie a été de cent-trente ans, et je n’ai pas eu un jour de bon [155]. Joseph donna donc à son pere et à ses freres la possession du meilleur endroit appellé Ramessès, et il leur fournit à tous des vivres : car le pain manquait dans tout le monde. Et la faim désolait principalement l’égypte et le Canaan. Joseph aiant tiré tout l’argent du pays pour du bled : mit cet argent dans le trésor du roi. Et les acheteurs, n’ayant plus d’argent, tous les égyptiens vinrent à Joseph : donnez-nous du pain ; faut-il que nous mourions de faim, parce que nous n’avons point d’argent ? Et il leur répondit : amenez-moi tout votre bétail, et je vous donnerai du bled en échange. Les égyptiens amenerent donc leur betail [156], et il leur donna dequoi manger pour leurs chevaux, leurs brebis, leurs bœufs et leur s ânes. Les égyptiens étant venus l’année suivante, ils dirent : nous ne cacherons point à monseigneur que n’ayant plus ni argent, ni bétail, il ne nous reste que nos corps et la terre. Faudra-t-il que nous mourions à tes yeux ? Prens nos personnes et notre terre, fais-nous esclaves du roi, et donne-nous des semailles : car le cultivateur étant mort, la terre se réduit en solitude. Joseph acheta donc toutes les terres et tous les habitans de l’égypte d’une extrêmité du royaume à l’autre, excepté les seules terres des prêtres qui leur avaient été données par le roi. Ils étaient en outre nourris des greniers publics ; c’est pourquoi ils ne furent pas obligés de vendre leurs terres. Alors Joseph dit aux peuples : vous voyez que le pharaon est le maître de toutes vos terres et de toutes vos personnes. Maintenant voici des semailles ; ensemencez les champs, afin que vous puissiez avoir du bled et des légumes. La cinquieme partie appartiendra au roi : je vous permets ; et les quatre autres pour semer et pour manger ; à vous et à vos enfans. Et ils lui répondirent : notre salut est entre tes mains ; que le roi nous regarde seulement avec bonté, et nous le servirons gaiement [157]. Joseph, après la mort de Jacob, ordonna aux médecins ses valets de l’embaumer avec leurs aromates ; et ils employerent 40 jours à cet ouvrage. Et toute l’égypte pleura Jacob pendant soixante et dix jours. Et Joseph alla enterrer son pere dans le Canaan, avec tous les chefs de la maison du pharaon, toute sa maison et tous ses freres, accompagnés de chariots et de cavaliers en grand nombre. Et ils porterent Jacob dans la terre de Canaan ; et ils l’ensevelirent dans la caverne qu’Abraham avoit achetée d’éphron l’éthéen, vis-à-vis de Mambré [158]. Joseph revenu dans l’égypte avec toute la maison de son pere, il vit, éphraïm et les enfans d’éphraïm et ceux de Manassé son autre fils, jusqu’à la troisieme génération ; et il mourut, âgé de cent-dix ans, et on l’embauma, et on mit son corps dans un coffre en égypte [159].

    marquer des bornes, soit pour indiquer des routes. Elles étaient réputées consacrées, les unes au soleil, les autres à la lune ou aux planetes. Les statues ne furent substituées à ces pierres que longtemps après. Sanconiaton parle des béthilles , qui étaient déjà sacrées de son temps.; (Note de Voltaire.)

  1. Le texte hébreu, c’est-à-dire phénicien, syriaque, porte expressément : les dieux fit, et non pas : Dieu créa : Deus creavit, comme le porte la Vulgate. C’est une phrase commune aux langues orientales, et souvent les Grecs ont employé ce trope, cette figure de mots. (Note de Voltaire.)
  2. Tohu bohu signifie à la lettre sens dessus dessous. C’est proprement le Chaut-ereb de Sanchoniathon le Phénicien, dont les Grecs prirent leur Chaos et leur Érèbe. Sanchoniathon écrivit incontestablement avant le temps où l’on place Moïse.

    On ne voit pas de chaos expressément marqué chez les Persans ; les Égyptiens semblent ne l’avoir pas connu ; les Indiens encore moins. Il n’y a rien dans les écrits chinois venus jusqu’à nous qui ait le moindre rapport à ce chaos, à son débrouillement, à la formation du monde. De tous les peuples policés, les Chinois paraissent les seuls qui aient reçu le monde tel qu’il est, sans vouloir deviner comment il fut fait ; n’ayant point de révélation comme nous, ils se turent sur la création : ce furent les Phéniciens qui parlèrent les premiers du chaos. Voyez Sanchoniathon, cité par Eusèbe, évêque de Césarée, comme un auteur authentique. (Id.)

  3. L’auteur sacré place ici la formation de la lumière quatre jours avant la formation du soleil ; mais toute l’antiquité a cru que le soleil ne produit pas la lumière, qu’il ne sert qu’à la pousser, et qu’elle est répandue dans l’espace. Descartes même fut longtemps dans cette erreur. C’est Roemer le Danois qui, le premier, a démontré que la lumière émane du soleil, et en combien de minutes. Les critiques osent dire que si Dieu avait d’abord répandu la lumière dans les airs pour être poussée par le soleil, et pour éclairer le monde, elle ne pouvait être poussée, ni éclairer, ni être séparée des ténèbres, ni faire un jour du soir au matin, avant que le soleil existât : cette théorie est contraire, disent-ils, à toute physique, et à toute raison ; mais ils doivent songer que l’auteur sacré n’a pas prétendu faire un traité de philosophie et un cours de physique expérimentale. Il se conforma aux opinions de son temps *, et se proportionna en tout aux esprits grossiers des Juifs, pour lesquels il écrivait : sans quoi il n’aurait été entendu de personne. Il est vrai que la Genèse est encore difficile à entendre : aussi les Juifs en défendirent la lecture avant l’âge de vingt-cinq ans ; et cette défense fut aisément exécutée dans un pays où les livres furent toujours extrêmement rares.

    Ce dogme, que Dieu commença par la création de la lumière, est entièrement conforme à l’opinion de l’ancien Zoroastre et des premiers Persans: ils divisèrent la lumière des ténèbres; jusque-là les Hébreux et les Persans furent d’accord, mais Zoroastre alla bien plus loin. La lumière et les ténèbres furent ennemis, et Arimane, dieu de la nuit, fut toujours révolté contre Oromaze, le dieu du jour : c’était une allégorie sensible, et d’une philosophie profonde. Voyez Hyde, chapitre ix.

    Il a paru, en 1774, un ouvrage sur les six jours de notre création, par le docteur Chrisander, professeur en théologie. Il assure que Dieu créa, le second jour, la matière électrique, et ensuite la lumière ; « qu’alors la vénérable Trinité, qui n’avait point reçu de dehors l’idée exemplaire de la lumière, vit que la lumière était bonne, et avait sa perfection ». Tout le commentaire de M. Chrisander est dans ce goût ; il en faut féliciter notre siècle. (Note de Voltaire.)

  4. Racach signifie le solide, le ferme, le firmament. Tous les anciens croyaient que les cieux étaient solides, et on les imagina de cristal, puisque la lumière passait à travers. Chaque astre était attaché à son ciel épais et transparent ; mais comment un vaste amas d’eau pouvait-il se trouver sur ces firmaments ? Ces océans célestes auraient absorbé toute la lumière qui vient du soleil et des étoiles, et qui est réfléchie des planètes. La chose était impossible : n’importe, on était assez ignorant pour penser que la pluie venait de ces cieux supérieurs, de cette plaque, de ce firmament. C’est le sentiment d’Origène, de saint Augustin, de saint Cyrille, de saint Ambroise, et d’un nombre considérable de docteurs.

    Pour avoir de la pluie il fallait que l’eau tombât du firmament. On imagina des fenêtres, des cataractes, qui s’ouvraient et se fermaient : c’est ainsi que, dans l’Amérique septentrionale, les pluies étaient formées par les querelles d’un petit garçon céleste et d’une petite fille céleste qui se disputaient une cruche remplie d’eau ; le petit garçon cassait la cruche, et il pleuvait. (Id.)

  5. C’était encore une idée universellement répandue dans notre Occident que l’homme était formé à l’image des dieux.

    Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

    Ovid., Met., 1, 83.)

    L’antiquité profane était anthropomorphite. Ce n’était pas l’homme qu’elle imaginait semblable aux dieux. Elle se figurait des dieux semblables aux hommes. C’est pourquoi tant de philosophes disaient que si les chats s’étaient forgé des dieux, ils les auraient fait courir après les souris. La Genèse, en ce point comme en plusieurs autres, se conforme toujours à l’opinion vulgaire, pour être à la portée des simples. (Id.)

  6. Voilà l’homme et la femme créés ; et cependant quand tout l’ouvrage de la création est complet, le Seigneur fait encore l’homme, et il lui prend une côte pour en faire une femme. Ce n’est point sans doute une contradiction : ce n’est qu’une manière plus étendue d’expliquer ce qu’il avait d’abord annoncé. (Note de Voltaire.)
  7. Il l’avait créé pour le faire : c’est une expression hébraïque qu’il est difficile de rendre littéralement. Elle ressemble à ces phrases fort communes : En s’en allant, ils s’en allèrent ; en pleurant, ils pleurèrent.

    Une remarque plus importante est que le premier Zoroastre fit créer l’univers en six temps, qu’on appela les six gahambàrs ; ces six temps, qui n’étaient pas égaux, composèrent une année de trois cent soixante et cinq jours. Il y manquait six heures, ou environ, mais c’était beaucoup que dans des temps si reculés Zoroastre ne se fût trompé que de six heures ; nous ne croyons pas que le premier Zoroastre eût neuf mille ans d’antiquité, comme on l’a dit ; mais il est incontestable que la religion des Persans existait depuis très-longtemps. (Id.)

  8. Ce ne peut être sur tout le globe que cette fontaine versait ses eaux. Il faut apparemment entendre par toute la terre l’endroit où était le Seigneur. Il n’y avait point encore de pluie, mais il y avait des eaux inférieures ; et il faut que ces eaux inférieures eussent produit cette fontaine. (Id.)
  9. Dieu lui souffla un souffle prouve qu’on croyait que la vie consiste dans la respiration. Elle en fait effectivement une partie essentielle. Ce passage fait voir ainsi que tous les autres, que Dieu agissait comme nous, mais dans une plénitude infinie de puissance : il parlait, il donnait ses ordres, il arrangeait, il soufflait, il plantait, il pétrissait, il se promenait, il faisait tout de ses mains. (Id.)
  10. Ce jardin, ce verger d’Éden était nécessaire pour nourrir l’homme et la femme. D’ailleurs, dans les pays chauds où l’auteur écrivait, le plus grand bonheur était un jardin avec des ombrages. Longtemps avant l’irruption des Bédouins juifs en Palestine, les jardins de la Saana auprès d’Aden ou Éden, dans l’Arabie étaient très-fameux ; les jardins des Hespérides en Afrique l’étaient encore davantage. La province de Bengale, à cause de ses beaux arbres et de sa fertilité, s’appelle toujours le jardin par excellence ; et aujourd’hui même encore le Grand Mogol, dans ses édits, nomme toujours le Bengale le Paradis terrestre.

    On trouve aussi un jardin, un paradis terrestre dans l’ancienne religion des Persans ; ce paradis terrestre s’appelait Slhng-dizoucho : il est appelé Iranvigi dans le Sadder, qu’on peut regarder comme un abrégé de la doctrine de cette ancienne partie du monde.

    Les brachmanes avaient un pareil jardin de temps immémorial. Le R. P. dom Calmet, bénédictin de la congrégation de Saint-Vanne et de Saint-Idulphe, dit en propres mots : « Nous ne doutons point que le lieu où fut planté le paradis terrestre ne subsiste encore. » (Note de Voltaire.)

  11. Cet arbre de vie, et cet arbre de la science, ont toujours embarrassé les commentateurs. L’arbre de vie a-t-il quelque rapport avec le breuvage de l’immortalité, qui de temps immémorial eut tant de vogue dans tout l’Orient ? Il est aisé d’imaginer un fruit qui fortifie, et qui donne de la santé : c’est ce qu’on a dit des cocos, des dattes, de l’ananas, du ginseng, des oranges ; mais un arbre qui donne la science du bien et du mal est une chose extraordinaire. On a dit du vin qu’il donnait de l’esprit :

    Fecundi calices quem non fecere disertum ?

    (Hor, lib. I, ep. V.)

    Mais jamais le vin n’a fait un savant : il est difficile de se faire une idée nette de cet arbre de la science ; on est forcé de le regarder comme une allégorie. Le champ de l’allégorie est si vaste que chacun y bâtit à son gré : il faut donc s’en tenir au texte sacré, sans chercher à l’approfondir. (Id.)

  12. Les commentateurs conviennent assez que le Phison est le Phase : c’est un fleuve de la Mingrélie qui a sa source dans une des branches les plus inaccessibles du Caucase. Il y avait sûrement beaucoup d’or dans ce pays, puisque l’auteur sacré le dit. C’est aujourd’hui un canton sauvage, habité par des barbares qui ne vivent que de ce qu’ils volent. À l’égard du bdellium, les uns disent que c’est du baume, les autres, que ce sont des perles. (Id.)
  13. Pour le Géhon, s’il coule en Ethiopie, ce ne peut être que le Nil : et il y a environ dix-huit cents lieues des sources du Nil à celles du Phase. Adam et Eve auraient eu bien de la peine à cultiver un si grand jardin. Les sources du Tigre et de l’Euphrate ne sont qu’à soixante lieues l’une de l’autre, mais dans les parties du globe les plus escarpées et les plus impraticables : tant les choses sont changées !

    Ce Tigre, qui va chez les Assyriens, prouve que l’auteur vivait du temps du

    royaume d’Assyrie ; mais l’établissement de ce royaume est un autre chaos. Remarquons seulement ici que le fameux rabbin Benjamin de Tudèle, qui voyagea dans le xiie siècle en Afrique et en Asie, donne le nom de Phison au grand fleuve d’Éthiopie ; nous parlerons de ce Benjamin quand nous en serons à la dispersion des dix tribus. (Note de Voltaire.)

  14. L’empereur Julien, notre ennemi, dans son trop éloquent discours réfuté par saint Cyrille, dit que le Seigneur Dieu devait au contraire ordonner à l’homme, sa créature, de manger beaucoup de cet arbre de la science du bien et du mal* ; que non-seulement Dieu lui avait donné une tête pensante qu’il fallait nécessairement instruire, mais qu’il était encore plus indispensable de lui faire connaître le bien et le mal, pour qu’il remplît ses devoirs ; que la défense était tyrannique et absurde, que c’était cent fois pis que si on lui avait fait un estomac pour l’empêcher de manger. Cet empereur abuse des apparences, qui sont ici en sa faveur, pour accabler notre religion de mépris et d’horreur ; mais notre sainte religion n’étant pas la juive, elle s’est soutenue par les miracles contre les raisons de la philosophie : d’ailleurs la mythologie était aussi absurde que la Genèse le parut à l’empereur Julien, et sa religion n’avait pas comme la nôtre une suite continue de miracles et de prophéties qui ont soutenu mutuellement ce divin édifice. (Id.)

    *Voyes tome XXVIII, page 18

  15. Ce n’était sans doute qu’une peine comminatoire, puisque Adam et Eve mangèrent de ce fruit, et vécurent encore neuf cent trente années. Saint Augustin, dans son premier livre des Mérites des pécheurs, dit qu’Adam serait mort dès ce jour-là s’il n’avait pas fait pénitence.

    Le premier Zoroastre avait aussi placé un homme et sa femme dans le paradis terrestre. Le premier homme était Micha, et la première femme Mishana. Chez Sanchoniathon ce sont d’autres noms. Chez les brachmanes, c’est Adimo et Procriti. Chez les Grecs, c’est Prométhée et Pandore ; mais des sectes entières de philosophes ne reconnurent pas plus un premier homme qu’un premier arbre. Chaque nation fit son système, et toutes avaient besoin de la révélation de Dieu même pour connaître ces choses sur lesquelles on dispute encore, et qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître. (Id.)

  16. Cela suppose qu’il y avait déjà un langage très-abondant, et qu’Adam, connaissant tout d’un coup les propriétés de chaque animal, exprima toutes les propriétés de chaque espèce par un seul mot, de sorte que chaque nom était une définition. Aussi le mot qui répond à cheval devait annoncer un quadrupède avec ses crins, sa queue, son encolure, sa vitesse, sa force. Le mot qui répond à éléphant exprimait sa taille, sa trompe, son intelligence, etc. Il est triste qu’une si belle langue soit entièrement perdue. Plusieurs savants s’occupent à la retrouver. Ils y auront de la peine.

    On a demandé si Adam nomma aussi les poissons. Plusieurs Pères croient qu’il ne nomma que ceux des quatre fleuves du jardin ; mais tous les poissons du monde pouvaient venir par ces quatre fleuves ; les baleines pouvaient arriver de l’Océan par l’embouchure de l’Euphrate. (Note de Voltaire.)

  17. Saint Augustin (de Genesi) croit que Dieu ne rendit point à Adam sa côte, et qu’ainsi Adam eut toujours une côte de moins : c’était apparemment une des fausses côtes, car le manque d’une des côtes principales eût été trop dangereux ; il serait difficile de comprendre comment on arracha une côte à Adam sans qu’il le sentît, si cela ne nous était pas révélé. Il est aisé de voir que cette femme formée de la côte d’un homme est un symbole de l’union qui doit régner dans le mariage : cela n’empêche pas que Dieu ne formât Eve de la côte d’Adam réellement et à la lettre ; un fait allégorique n’en est pas moins un fait. (Id.)
  18. Plusieurs peuplades sont encore sans aucun vêtement. Il est très-probable que le froid fit inventer les habits. Les femmes surtout se firent des ceintures pour recevoir le sang de leurs règles. Quand tout le monde est nu, personne n’a honte de l’être. On ne rougit que par vanité : on craint de montrer une difformité que les autres n’ont pas. ( Id.)
  19. Le serpent passait en effet, du temps de l’auteur sacré, pour un animal très-intelligent et très-fin. Il était le symbole de l’immortalité chez les Égyptiens. Plusieurs pleuplades l’adoraient en Afrique. L’empereur Julien demande quelle langue il parlait. Les chevaux d’Achille parlaient grec ; et le serpent d’Ève devait parler la langue primitive. La conversation de la femme et du serpent n’est point racontée comme une chose surnaturelle et incroyable, comme un miracle, ou comme une allégorie. Nous verrons bientôt une ânesse qui parle ; et nous ne devons point être surpris que les serpents, qui avaient plus d’esprit que les ânes, parlassent encore mieux. On voit les animaux parler dans plusieurs histoires orientales. Le poisson Oannès sortait deux fois par jour de l’Euphrate pour prêcher le peuple. On a recherché si le serpent d’Ève était une couleuvre, ou une vipère, ou un aspic, ou une autre espèce ; mais on n’a aucune lumière sur cette question. (Id.)
  20. Il est difficile de savoir ce que le serpent entendait par des dieux ; de savants commentateurs ont dit que c’étaient les anges : on leur a répondu qu’un serpent ne pouvait connaître les anges ; mais par la même raison il ne pouvait connaître les dieux. Quelques-uns ont cru que la malignité du serpent voulait par la introduire déjà la pluralité des dieux dans le monde ; mais il vaut mieux s’en tenir à la simplicité du texte que de se perdre dans des systèmes. (Note de Voltaire.)
  21. Le Seigneur se promène ; le Seigneur parle ; le Seigneur souffle ; le Seigneur agit toujours comme s’il était corporel. L’antiquité n’eut point d’autre idée de la Divinité. Platon passe pour le premier qui ait fait Dieu d’une substance déliée, qui n’était pas tout à fait corps. Les critiques demandent sous quelle forme Dieu se montrait à Adam, à Ève, à Caïn, à tous les patriarches, à tous les prophètes, à tous ceux auxquels il parla de sa propre bouche. Les Pères répondent qu’il avait une forme humaine, et qu’il ne pouvait se faire connaître autrement, ayant fait l’homme à son image : c’était l’opinion des anciens Grecs, adoptée par les anciens Romains. (Id.)
  22. Il est palpable que tout ce récit est dans le style d’une histoire véritable, et non dans le goût d’une invention allégorique. On croit voir un maître puissant à qui son serviteur a désobéi : il appelle le serviteur, qui se cache, et qui ensuite s’excuse. Rien n’est plus simple et plus circonstancié ; tout est historique. Quand l’Esprit saint daigne se servir d’un apologue, il a soin de nous en avertir. Joathan, dans le livre des Juges, assemble le peuple sur la montagne de Garizim, et lui conte la fable des Arbres qui voulurent se choisir un roi, comme Ménénius raconta au peuple romain la fable de l’Estomac et des Membres. Mais, dans la Genèse, il n’y a pas un mot qui fasse sentir que l’auteur débite un apologue. C’est une histoire suivie, détaillée, circonstanciée d’un bout à l’autre.

    On trouve dans le Zend-Avesta l’histoire d’une couleuvre tombée du ciel en terre pour y faire du mal. Dans la mythologie, le serpent Ophionée fit la guerre aux dieux. Un autre serpent régna avant Saturne. Jupiter se fit serpent pour jouir de Proserpine sa propre fille : toutes allégories difficiles à entendre, supposé qu’elles soient allégories. (Id.)

  23. Une preuve indubitable que la Genèse est donnée pour une histoire réelle, c’est que l’auteur rend ici raison pourquoi le serpent rampe. Cela suppose qu’il avait auparavant des jambes et des pieds avec lesquels il marchait. On rend aussi raison de l’aversion qu’ont presque tous les hommes pour les serpents. Il est vrai que les serpents ne mangent point de terre ; mais on le croyait, et cela suffit. (Note de Voltaire.)
  24. L’auteur rend aussi raison des douleurs de l’enfantement, et de l’empire de l’homme sur la femme. Il est vrai que ces punitions ne sont pas générales, et qu’il y a beaucoup de femmes qui accouchent sans douleur, et beaucoup qui ont un pouvoir absolu sur leurs maris ; mais c’est assez que l’énoncé de l’auteur sacré se trouve communément véritable. (Id.)
  25. L’auteur écrivait en Palestine, où l’on mangeait du pain, et en effet, les laboureurs ne le mangent qu’à la sueur de leur visage ; mais tous les riches le mangent plus à leur aise. L’auteur se serait exprimé autrement s’il avait vécu dans les vastes pays où le pain était inconnu, comme dans les Indes, dans l’Amérique, dans l’Afrique méridionale, et dans les autres pays où l’on vivait de châtaignes et d’autres fruits. Le pain est encore inconnu dans plus de quinze cents lieues de côtes de la mer Glaciale ; mais l’auteur, écrivant pour des Juifs, ne pouvait parler que de leurs usages.

    On fait une autre objection ; c’est qu’il n’y avait point de pain du temps d’Adam ; que par conséquent si Dieu lui parla, s’il l’habilla lui et sa femme, s’il

    les chassa du jardin d’Éden, il ne put les condamner à manger a la sueur de leur front un pain qu’ils ne mangèrent pas. Mais on verra que l’auteur sacré parle presque toujours par anticipation. (Note de Voltaire.)
  26. Nous avons vu que tout est historique dans la Genèse. Il est positif que Dieu daigna faire de ses mains un petit habillement pour Adam et Ève, comme il est positif qu’il leur parla, qu’il se promena dans le jardin. L’ironie amère dont il se sert en leur parlant cette fois est de la même vérité. Il eût été trop hardi à l’écrivain sacré de mettre dans la bouche de Dieu ces paroles insultantes si Dieu ne les avait pas effectivement prononcées. Ce serait une profanation. Aussi nos commentateurs déclarent que tout se passa mot à mot comme il est dit dans la sainte Écriture. Ce changement, arrivé dans la race humaine, a été regardé depuis par les fondateurs de la théologie chrétienne comme un effet de la malice du diable, quoique le diable soit entièrement inconnu dans la Genèse. Les savants commencent à croire que la vraie origine du diable est dans un ancien livre des brachmanes qui a près de cinq mille ans d’antiquité, nommé le Shasta. Il n’a été découvert que depuis peu par M. Dow*, colonel au service de la compagnie anglaise des Indes, et par M. Holwell**, sous-gouverneur de Calcutta. M. Holwell a traduit plusieurs passages importants de ce livre, qui contient l’ancienne religion des brachmanes, et l’origine de toutes les autres : c’est la que l’Éternel crée tous les demi-dieux, non par la parole, par le logos, comme l’a dit Platon dans la suite des temps, mais par un seul acte de sa volonté, comme il paraît plus digne de l’essence divine. Parmi ces demi-dieux il se trouva un rebelle nommé Moisazor, qui fut condamné à un enfer très-long, et qui pervertit ensuite la terre après avoir perverti le ciel. C’est l’Arimane des Perses, c’est le Typhon des Égyptiens, c’est l’Encelade des Grecs : ce fut enfin le diable des pharisiens ; ils l’admirent dans le temps de l’établissement du sanhédrin par le grand Pompée. Ce diable fut regardé alors comme un ange rebelle chassé du ciel, et venant tenter les hommes. On sait assez qu’il courut, en ce temps-là, un livre sur la chute des anges, qui fut attribué à Énoch : il est cité dans une épitre de saint Pierre. Nous n’avons que des fragments de ce livre ; il en sera parlé ailleurs***. (Id.)

    * Voyez tome XXIX, page 166.

    ** Voyez tome XXIX, page 166.

    *** Sur le Livre d’Énoch, septième homme après Adam, voyez tome XVII, pago 301, et plus loin, page 15.

  27. Chérub signifie un bœuf, charab, labourer. Les Juifs, ayant imité plusieurs usages des Égyptiens, sculptèrent grossièrement des bœufs dont ils firent des espèces de sphinx, des animaux composés, tels qu’ils en mirent dans le saint des saints. Ces figures avaient deux faces, une d’homme, une de bœuf, et des ailes, des jambes d’homme, et des pieds de bœuf. Aujourd’hui les peintres nous représentent les chérubins avec des têtes d’enfant sans corps, et ces têtes ornées de deux petites ailes : c’est ainsi qu’on les voit dans plusieurs de nos églises. (Note de Voltaire.)
  28. Tous les anciens prêtres prétendirent que les dieux préféraient des offrandes de viandes à des offrandes de fruits. On commença par des fruits ; mais bientôt on en vint aux moutons, aux bœufs, et, ce qui est exécrable, à la chair humaine. L’auteur sacré n’entre point ici dans ce détail, il ne dit pas même que Dieu mangeait les agneaux présentés par Abel ; mais vous verrez bientôt, dans l’histoire d’Abraham, que les dieux mangèrent chez lui. (Id.)
  29. Il n’y a rien d’allégorique, encore une fois, dans tout ce récit. Dieu rejette positivement ce que l’aîné Caïn lui donne, et agrée les viandes du cadet ; l’aîné s’en fâche, et tue son frère à quelques pas de Dieu même. Dieu emploie la même ironie dont il s’était servi avec Adam et Eve ; et Caïn répond insolemment, comme un méchant valet qui n’a nulle crainte de son maître. (Id.)
  30. Il est étonnant, disent les critiques, que Dieu pardonne sur-le-champ à Caïn l’assassinat de son frère, et qu’il le prenne sous sa protection.

    Il est étonnant qu’il lui donne une sauvegarde contre tous ceux qui pourraient le tuer, lorsqu’il n’y avait que trois personnes sur la terre, lui, son père et sa mère.

    Il est étonnant qu’il protège un assassin, un fratricide, lorsqu’il vient de punir à jamais et de condamner aux tourments de l’enfer tout le genre humain, parce que Adam et Eve ont mangé du bois de la science du bien et du mal.

    Mais il faut considérer qu’il n’est jamais question dans le Pentateuque de cette damnation du genre humain, ni de l’enfer, ni de l’immortalité de l’âme, ni d’aucun de ces dogmes sublimes qui ne furent développés que si longtemps après. On tira ces notions en interprétant les Écritures, et en les allégorisant. L’écrivain sacré ne donne d’autre punition à Adam que de manger son pain à la sueur de son corps, quoiqu’il n’y eût pas encore de pain. Le châtiment d’Ève est d’accoucher avec douleur ; et tous les deux doivent mourir au bout de plusieurs siècles, ce qui suppose qu’ils étaient nés pour être immortels. (Note de Voltaire.)

  31. Caïn bâtit une ville aussitôt après avoir tué son frère. On demande quels ouvriers il avait pour bâtir sa ville, quels citoyens pour la peupler, quels arts et quels instruments pour construire des maisons.

    Il est clair que l’écrivain sacré suppose beaucoup d’événements intermédiaires, et n’écrit point selon notre méthode, qui n’a été employée que très-tard. (Id.)

  32. On n’a jamais su ce que Lamech entendait par ces paroles. L’auteur ne dit ni quel homme il avait tué, ni par qui il fut blessé, ni pourquoi on vengera sa mort soixante et dix fois sept fois. Il semble que les copistes aient passé plusieurs articles qui liaient ces premiers événements de l’histoire du genre humain. Mais le peu qui nous reste des théogonies phéniciennes, persanes, syriennes, indiennes, égyptiennes, n’est pas mieux lié. Le Saint-Esprit, comme nous l’avons dit*, se conformait aux usages du temps. On ne sait pas précisément en quel temps le Pentateuque fut écrit. Il y a sur cette époque plus de quatre-vingts opinions différentes, (Id.)

    *
    Ci-dessus, page 1.

  33. L’auteur sacré revient à ce qu’il a déjà dit. Peut-être les copistes ont fait ici quelque transposition, comme plusieurs Pères l’ont soupçonné ; mais le point le plus important, c’est que Dieu ayant fait Adam à son image et ressemblance, Adam engendre Seth à son image et ressemblance aussi. C’est la preuve la plus forte que les Juifs croyaient Dieu corporel, ainsi que les peuples voisins dont ils apprirent à lire et à écrire. Il serait difficile de donner un autre sens à ces paroles. Adam ressemble à Dieu, Seth ressemble à Adam, donc Seth ressemble à Dieu. (Id.)
  34. On a cru qu’Adam fut enterré à Hébron, parce qu’il est dit dans l’histoire de Josué qu’Adam, le plus grand des géants, y est enterré. La plupart, des premiers descendants d’Adam vécurent comme lui plus de neuf siècles. C’était l’opinion des peuples de l’Orient et des Égyptiens que la vie des premiers hommes avait été vingt fois, trente fois plus longue que la nôtre, parce que la nature, étant plus jeune, avait alors plus de force ; mais il n’y a que la révélation qui puisse nous l’apprendre. Au reste, aucune autre nation que la juive ne connut Adam, et les Arabes ne connurent ensuite Adam que par les Juifs. (Note de Voltaire.)
  35. Voilà deux Énoch : le premier, fils de Caïn ; et le second, fils d’Adam par Seth et Jared. (Id.)
  36. Les Pères et les commentateurs affirment qu’en effet Énoch, fils de Jared, est encore envie. Ils disent qu’Énoch et Élie, qui sont transportés hors du monde, reviendront avant le jugement dernier pour prêcher contre l’antechrist pendant douze cent soixante jours ; mais qu’Élie ne prêchera qu’aux Juifs, et qu’Énoch prêchera à tous les autres hommes.

    Plusieurs savants ont prétendu qu’Énoch était l’Anach des Phrygiens, lequel vécut trois cents ans. D’autres ont dit qu’Énoch était le soleil ; d’autres, que c’était Saturne, et qu’Adam signifiait, en Asie, le premier jour de la semaine, et Énoch le septième jour.

    Les Juifs, dans la suite, débitèrent qu’Énoch avait écrit un livre de la chute des anges ; et saint Jude en parle dans son épître. On sait assez que ce livre est supposé ; que la chute des anges est une ancienne fable des Indiens, et qu’elle ne fut connue des Juifs que du temps d’Auguste et de Tibère ; qu’ils supposèrent alors le livre d’Énoch, septième homme après Adam. (Id.)

  37. C’était l’opinion de toute l’antiquité, que les planètes étaient habitées par ces êtres puissants appelés dieux, et que ces dieux venaient faire souvent des enfants aux filles des hommes. Toute la terre fut remplie de ces imaginations. Les fables de Bacchus, de Persée, de Phaéton, d’Hercule, d’Esculape, de Minos, d’Amphitryon, l’attestent assez. Origène, saint Justin, Athénagore, Tertullien, saint Cyprien, saint Ambroise, assurent que les anges, amoureux de nos filles, enfantèrent non des géants, mais des démons. (Id.)
  38. Cependant il est dit que Noé vécut neuf cents ans ; mais il faut l’excepter de la sentence portée contre le genre humain, parce qu’il était un homme juste. Il faut encore avouer que plusieurs autres vécurent longtemps après jusqu’à quatre et cinq cents ans ; et que depuis le temps de la tour de Babel jusqu’à celui d’Abraham, la vie commune était de quatre à cinq cents années. Il n’est pas aisé de concilier toutes ces choses, mais il faut lire l’Écriture avec un esprit de soumission. (Id.)
  39. Les filles eurent donc ces géants de leur commerce avec les anges. On ne nous dit point de quelle taille étaient ces géants. On nous rapporte que Sertorius trouva le corps du géant Anthée, qui était long de quatre-vingt-dix pieds. Le R. P. dom Calmet nous instruit qu’on trouva de son temps le corps du géant Teutobocus ; mais sa taille n’approchait pas de celle du géant Anthée ; celle du géant Og était aussi très-médiocre en comparaison : son lit n’était que de treize pieds et demi. (Note de Voltaire.)
  40. Les critiques ont trouvé mauvais que Dieu se repentît ; mais le texte appuie si énergiquement sur ce repentir de Dieu, et sur la douleur dont son cœur fut saisi, qu’il parait trop hardi de ne pas prendre ces expressions à la lettre. Dieu dit expressément qu’il exterminera de la face de la terre les hommes, les animaux, les reptiles, les oiseaux. Cependant il n’est point dit que les animaux eussent péché (Id.)
  41. Bérose le Chaldéen rapporte que l’arche bâtie par le roi Xissutre avait trois mille six cent vingt-cinq pieds de long, et quatorze cent cinquante de largeur ; et qu’il bâtit cette arche par l’ordre des dieux, qui l’avertirent d’une inondation prochaine du Pont-Euxin. Cette arche se reposa sur le mont Ararat comme celle de Noé ; et plusieurs particularités de la conduite de ce roi sont semblables à celles dont la sainte Écriture nous parle. Le roi Xissutre avait plus de monde dans son arche que Noé, lequel n’avait avec lui que sa femme, ses trois fils et ses trois belles-filles. M. Le Pelletier, marchand de Rouen*, a supputé, dans un petit livre imprimé avec les Pensées de Pascal, que l’arche pouvait contenir tous les animaux de la terre ; mais il ne les a pas comptés, et il a oublié de dire de quoi on nourrissait la prodigieuse quantité d’animaux carnassiers, et de nous apprendre comment huit personnes purent suffire pendant un an à donner à manger et à boire à tous ces animaux, et à vider leurs excréments.

    Au reste, il y a eu plusieurs inondations sur le globe : celle du temps de Xissutre ; celle du temps de Noé, qui ne fut connue que des Juifs ; celle d’Ogygès et de Deucalion, célèbre chez les Grecs ; celle de l’île Atlantide, dont les Égyptiens tirent mention dans leurs annales. (Id.)

    * Voyez tome XVIII, page 328.

  42. Les critiques incrédules, qui nient tout, nient aussi ce déluge, sous prétexte qu’il n’y a point en effet de fontaines du grand abîme, et de cataractes des cieux, etc., etc. Mais on le croyait alors, et les Juifs avaient emprunté ces idées grossières des Syriens, des Chaldéens, et des Égyptiens. Des accessoires peuvent être faux, quoique le fond soit véritable. Ce n’est pas avec les yeux de la raison qu’il faut lire ce livre, mais avec ceux de la foi. (Note de Voltaire.)
  43. L’eau ne pouvait à la fois s’élever de quinze coudées au-dessus des plus hautes montagnes qu’en cas qu’il se fût formé plus de douze océans l’un sur l’autre, et que le dernier eût été vingt-quatre fois plus grand que celui qui entoure aujourd’hui les deux hémisphères. Aussi tous les sages commentateurs regardent ce miracle comme le plus grand qui ait jamais été fait, puisqu’il fallut créer du néant tous ces océans nouveaux, et les anéantir ensuite. Cette création de tant d’océans n’était pas nécessaire pour le déluge du Pont-Euxin, du temps du roi Xissutre, ni pour celui de Deucalion, ni pour la submersion de l’ile Atlantide. Ainsi le miracle du déluge de Noé est bien plus grand que celui des autres déluges. (Id.)
  44. La même chose est racontée dans le Chaldéen Bérose, de l’arche du roi Xissutre. Les incrédules prétendent que cette histoire est prise de ce Bérose, qui pourtant n’écrivit que du temps d’Alexandre ; mais ils disent que les livres juifs étaient alors inconnus de toutes les nations. Ils disent qu’un aussi petit peuple que les Juifs, et aussi ignorant, qui n’avait jamais fréquenté la mer, devait imiter ses voisins plutôt qu’être imité par eux ; que ses livres furent écrits très-tard ; que probablement Bérose avait trouvé l’histoire de l’inondation du Pont-Euxin dans les anciens livres chaldéens, et que les Juifs avaient puisé à la même source. Tout cela n’est qu’une supposition, une conjecture qui doit disparaître devant l’authenticité des livres saints. (Id.)
  45. L’expression qui donne ici une main aux bêtes carnassières, au lieu de griffe, est remarquable ; et l’opinion générale que les bêtes avaient de la raison comme nous n’est pas contestée. Dieu fait ici un pacte avec les bêtes comme avec les hommes. Les tigres, les lions, les ours, et la maison de Jacob, n’ont guère observé ce pacte. Un auteur allemand a écrit que c’était un pacte de famille. C’est pourquoi, dans le Lévitique, on punit également les bêtes et les hommes qui ont commis ensemble le péché de la chair. Aucune bête ne pouvait travailler le jour du sabbat l’Ecclésiaste dit que « les hommes sont semblables aux bêtes, qu’ils n’ont rien de plus que les bêtes ». Jonas dans Ninive fait jeûner les hommes et les bêtes, etc. On voit même que les bêtes parlaient souvent comme les hommes dans toute l’antiquité. (Note de Voltaire.)
  46. Le texte sacré ne dit pas : Mon arc qui est dans les nuées sera désormais le signe de mon pacte ; mais : Je mettrai mon arc dans les nuées ; ce qui suppose qu’auparavant il n’y avait point eu d’arc-en-ciel. C’est ce qui a fait supposer qu’avant le déluge universel il n’y avait point eu encore de pluie, puisque l’arc-en-ciel n’est formé que par les réfractions et les réflexions des rayons du soleil dans les gouttes de pluie. Encore une fois, il est clair que la Bible ne nous a pas été donnée pour nous enseigner la géométrie et la physique*. (Id.)

    * C’est page 4 que le commentateur a déjà dit que l’auteur sacré n’a pas prétendu faire un traité de philosophie et un cours de physique expérimentale ; voyez aussi tome XVII, page 32, et tome XXV, page 365.

  47. Noé ne passa pour être l’inventeur de la vigne que chez les Juifs, car c’était chez toutes les autres nations Bak ou Bacchus qui avait le premier enseigné l’art de faire du vin. Il est surprenant que Noé, le restaurateur du genre humain, ait été ignoré de toute la terre ; mais il est encore plus étrange qu’Adam, le père de tous les hommes, ait été aussi ignoré de tous les hommes que Noé.

    Des commentateurs prétendent que Cham n’avait que dix ans lorsqu’il trouva son père ivre, et qu’il vit ses parties viriles. Mais le texte dit positivement qu’il avait un fils marié, lequel fils est Chanaan, Il semble que l’auteur veuille justifier par là les malédictions portées contre le peuple de Chanaan, et l’irruption des Arabes juifs qui mirent depuis le Chanaan à feu et à sang, et qui exterminèrent dans plus d’un lieu les hommes et les bêtes. L’auteur juif insiste souvent sur cette malédiction portée contre les Chananéens pour s’en faire un droit sur ce pays, à ce que prétend Spinosa. Mais Spinosa est trop suspect : les juifs d’Amsterdam l’avaient excommunié et assassiné ; il lui est pardonnable de ne les avoir point aimés.

    Un autre Juif, bien plus ancien et non moins savant, ne reconnaît point Noé pour l’inventeur du vin. C’est Philon. Voici comme il parle dans le récit de sa députation à l’empereur Caïus Caligula : « Bacchus le premier planta la vigne, et en tira une liqueur si utile et si agréable au corps et à l’esprit qu’elle leur fait oublier leurs peines, les réjouit, et les fortifie. »

    Comment se peut-il faire que Philon, si attaché à sa secte, ne reconnût pas Noé pour l’inventeur du vin ? (Note de Voltaire.)

  48. Sem, Cham et Japhet, sont représentés comme ayant régné sur l’Europe, l’Asie, et l’Afrique : car Eusèbe dit que Noé, par son testament, donna toute la terre à ses trois fils, l’Asie à Sem, l’Afrique à Cham, et l’Europe à Japhet. Or ce n’était pas certainement maudire Cham que de lui donner la troisième partie du monde. Il parait impossible de concilier la malédiction avec une si prodigieuse bénédiction. Il est encore difficile de comprendre comment les trois enfants de Noé quittèrent leur père, qui s’enivra probablement en Arménie, pour aller régner dans des parties du monde où il n’y avait personne. Avant qu’on règne sur un peuple, il faut que ce peuple existe : c’est une anticipation. Nous passons ici tous les petits-fils de Noé inconnus longtemps au reste du monde, ainsi que leur père. Toutes ces vérités seront développées dans la suite. (Id.)
  49. Chacun selon sa langue semble montrer que les descendants de Noé parlaient déjà chacun une langue différente ; et cela semble contredire l’histoire qui va suivre des nouvelles langues formées tout d’un coup à Babylone. Ce sont toujours des obscurités à chaque page. Ces nuages ne peuvent être dissipés que par une soumission parfaite à la Bible et à l’Eglise. (Id.)
  50. Toutes ces nations dont on fait le dénombrement ne composent qu’un petit peuple dans la Palestine. C’est en partie ce pays dont les Juifs s’emparèrent. Il est vrai qu’on ne voit pas comment les descendants de Cham allèrent s’entasser dans cette petite région, au lieu d’occuper les rivages fertiles de l’Afrique, et surtout de l’Égypte ; mais il ne faut point demander compte des œuvres de Dieu. (Note de Voltaire.)
  51. Comment la terre pouvait-elle n’avoir qu’une lèvre ? Comment tous les hommes parlaient-ils une même langue, après que l’auteur a dit que chaque peuple avait sa langue différente ? Et comment tant de peuples purent-ils exister après le déluge, du vivant même de Noé ? L’esprit humain ne peut trouver de solution à ces difficultés. Le seul parti qui reste aux savants est de supposer qu’il y a eu des fautes de copistes ; et la seule ressource des simples et de se soumettre avec vénération. (Id..)
  52. On demande encore comment l’auteur peut dire que tous les hommes partirent de l’Orient après avoir dit qu’ils peuplèrent l’Occident, le Midi et le Nord. (Id.)
  53. Le texte fait effectivement descendre Dieu pour voir cet ouvrage. Les dieux, dans tous les systèmes, descendaient sur la terre pour s’informer de tout ce qui s’y passait, comme des seigneurs qui visitent leur domaine. Ce n’était point une manière de parler, c’était à la lettre ; et cette idée était si commune qu’il n’est pas surprenant que l’auteur sacré s’y soit conformé toujours. (Id.)
  54. Saint Jérôme, dans son commentaire sur Isaïe dit que la tour de Babel avait déjà quatre mille pas de hauteur : ce qui ferait vingt mille pieds si c’étaient des pas géométriques. Elle était donc dix fois plus élevée que les pyramides d’Égypte. Plusieurs auteurs juifs lui donnent encore une plus grande élévation. La Genèse place cette prodigieuse entreprise cent dix-sept ans après le déluge. Si la population du genre humain avait suivi l’ordre qu’elle suit aujourd’hui, il n’y aurait eu ni assez d’hommes, ni assez de temps pour inventer tous les arts nécessaires dont un ouvrage si immense exigeait l’usage. Il faut donc regarder cette aventure comme un prodige, ainsi que celle du déluge universel. Un prodige non moins grand est la formation subite de tant de langues. Les commentateurs ont recherché quelles langues mères naquirent tout d’un coup de cette dispersion des peuples ; mais ils n’ont jamais fait attention à aucune des langues anciennes qu’on parle depuis l’Indus jusqu’au Japon. Il serait curieux de compter le nombre des différents langages qui se parlent aujourd’hui dans tout l’univers. Il y en a plus de trois cents dans ce que nous connaissons de l’Amérique, et plus de trois mille dans ce que nous connaissons de notre continent. Chaque province chinoise a son idiome, le peuple de Pékin entend très-difficilement le peuple de Kanton ; et l’Indien des côtes du Malabar n’entend point l’Indien de Bénarès. Au reste, toute la terre ignora le prodige de la tour de Babel : il ne fut connu que des écrivains hébreux. (Note de Voltaire.)
  55. Il semble d’abord évident, par le texte, que, Tharé ayant engendré Abraham à soixante et dix ans, et étant mort à deux cent cinq, Abraham avait cent trente-cinq ans et non pas soixante et quinze, quand il quitta la Mésopotamie. Saint Etienne suit ce calcul dans son discours aux Juifs. Cette difficulté a paru inexplicable à saint Jérôme et à saint Augustin. Nous nous garderons bien de croire entendre ce que ces grands saints n’ont point entendu. (Id.)
  56. Il y a d’Haran à Chanaan deux cents lieues environ : il fallait un ordre exprès de Dieu pour quitter le pays le plus fertile et le plus beau de la terre, et pour entreprendre un si long voyage vers un pays moins bon, habité par quelques barbares dont Abraham ne pouvait entendre la langue. (Id.)
  57. Ces mots : Or le Chananéen était alors dans cette terre, ont été le sujet d’une grande dispute entre les savants. Il semble en effet que les Chananéens avaient été chassés de cette terre lorsque l’auteur sacré écrivait. Cependant ils y étaient du temps de Moïse ; et Josué ne saccagea qu’une trentaine de bourgs des Chananéens : les Juifs furent depuis, tantôt esclaves, tantôt maîtres d’une partie du pays, jusqu’à David. C’est ce qui a fait conjecturer que la Genèse n’a pu être écrite du temps de Moïse, mais après David. Nous dirons, en leur lieu, les autres raisons de cette opinion ; mais nous avertissons qu’il faut s’en rapporter à l’Église, dont les décisions (comme on sait) sont infaillibles, tandis que les opinions des doctes ne sont que probables, (Id.)
  58. La Palestine, en effet, est un pays montagneux, qui n’a jamais porté beaucoup de blé. Elle ressemble à la Corse, qui a des olives, des pâturages, et peu de froment. (Note de Voltaire.)
  59. Puisqu’il y avait un roi d’Égypte, ce pays était donc déjà très-peuplé. Pharaon était le nom générique du roi. On signifiait en égyptien le soleil ; et phara, le maître ou l’élève. Presque tous les rois orientaux se sont intitulés frères ou cousins du soleil et de la lune. Bochart dit que pharaon signifiait un crocodile, mais il y a loin d’un crocodile au soleil. (Id.)
  60. Cette conduite d’Abraham a été sévèrement censurée ; mais saint Augustin l’a défendue dans son livre contre le mensonge. Plusieurs critiques se sont étonnés que Sara, femme du fils d’un potier, âgée de soixante et cinq ans, ayant fait le voyage d’Égypte à pied, ou tout au plus sur son âne, ait paru si belle à toute la cour du roi d’Égypte, et ait été mise dans le sérail de ce monarque.

    Ces choses n’arriveraient pas aujourd’hui ; mais elles étaient fréquentes alors, puisque nous verrons Sara enlevée par un autre roi longtemps après, pour sa beauté, à l’âge de quatre-vingt-dix ans. (Id.)

  61. Puisqu’il revenait d’Égypte dans le Chanaan, il est clair qu’il remontait juste vers le nord, et non pas vers le midi. Ces petites méprises, qui sont probablement des copistes, ne dérobent rien à la véracité de l’auteur sacré. (Id.)
  62. C’était donc l’or et l’argent que lui avait donnés le pharaon d’Égypte : car il n’y avait pas d’apparence que le fils d’un potier eût apporté beaucoup d’or en Chanaan. (Id.)
  63. Puisqu’il y avait un grand roi d’Égypte, il pouvait y avoir aussi de grands rois de Sennaar, de Pont, de Perse, et des autres rois des nations. Il paraît étrange que de si puissants monarques se soient ligués de si loin contre des chefs de cinq petites bourgades, qui habitaient un pays aride, sauvage et désert.

    L’auteur sacré dit ici que ces grands rois se donnèrent rendez-vous dans la vallée des bois, qui est aujourd’hui le lac Asphaltite, ou la mer salée. Vous verrez qu’ensuite il ne dit point que cette vallée des bois ait été changée en mer salée, et qu’il insinue même le contraire. (Note de Voltaire.)

  64. On fait ici plusieurs difficultés. On demande comment Abraham, qui n’avait pas un pouce de terre dans ce pays, avait pourtant un assez grand nombre de domestiques pour en choisir trois cent dix-huit ? Et comment, avec cette poignée de valets, il défit les armées de cinq rois si puissants, et les poursuivit jusqu’à Dan, qui n’était pas encore bâti ? Quelques interprètes ont substitué Damas à Dan ; mais il y a un chemin de cent milles du pays de Sodome à Damas ; et le texte dit ensuite qu’il les poursuivit jusqu’auprès de Damas.

    Cette guerre d’Abraham contre tant de rois semble avoir quelque rapport avec les anciennes traditions persanes, dont on trouve des vestiges dans le savant Hyde. Les Persans prétendaient qu’Abraham avait été leur prophète et leur roi, et qu’il avait eu une guerre contre Nembrod. Il est constant, comme nous l’observons ailleurs*, qu’ils appelèrent leur religion milat Abraham, ou Ibrahim ; kish Abraham, ou Ibrahim. On a prétendu qu’il était le Brama des Indiens ; qu’ensuite les Persans l’adoptèrent, et qu’enfin les Juifs, qui vinrent et qui écrivirent très-longtemps après, s’approprièrent Abraham. Il résulte que ce nom avait été fameux dans l’Orient de temps immémorial.

    Nous nous en tenons ici à l’histoire hébraïque. Peut-être un jour ceux qui voyagent dans l’Inde, et qui apprennent la langue sacrée des anciens brachmanes, nous en apprendront-ils davantage, (Id.)

    * Tome XI, page 46 ; XVII, 3

  65. Cette adoption était fort commune en Orient. Un père ou une mère mettait l’enfant d’un autre sur ses genoux ; et cela suffisait pour le légitimer. La polygamie d’ailleurs était en usage dans la sainte Écriture. Lamech avait deux femmes. Mais on dispute pour savoir si Agar était une seconde femme, ou simplement une concubine. L’opinion la plus commune est qu’Agar ne fut que concubine, car si elle avait été la seconde femme d’Abraham, son enfant n’aurait pu appartenir à Sara ; il serait demeuré à la véritable mère. De plus, Abraham n’aurait pas chassé Agar son épouse, et son fils aîné Ismaël, en leur donnant pour tout viatique un pain et un pot d’eau. Il est cruel sans doute de renvoyer ainsi sa servante et l’enfant qu’on lui a fait, mais il eût été plus abominable de chasser ainsi sa femme, dont l’Écriture ne dit point qu’il eût à se plaindre. (Note de Voltaire.)
  66. On a remarqué que cet ange du Seigneur, qui ramène Agar à Abraham étant grosse d’Ismaël, ne la ramène plus quand elle est chassée avec son fils. (Id.)
  67. C’était une opinion fort ancienne qu’on ne pouvait voir le visage d’un dieu sans mourir. Vous verrez même dans l’Exode que Dieu ne se laissa voir que par derrière à Moïse par la fente d’un rocher, quoiqu’il soit dit que Moïse voyait Dieu face à face. (Id.)
  68. Sadaï était le nom que quelques peuples de Syrie donnaient à Dieu. Ils l’appelaient tantôt Sadaï, tantôt Adonaï, tantôt Jehovah, ou El, ou Éloa, ou Melch, ou Bel, selon les différents dialectes. On prétend que Sadaï signifiait l’exterminateur : d’autres disent que c’était le dieu des champs, et d’autres le dieu des mamelles. Il faut consulter Calmet, car il sait tout cela. (Id.)
  69. On connaît peu la différence d’Abram à Abraham. On a prétendu qu’Abram signifiait père illustre, et Abraham père de plusieurs. Les Persans crurent toujours qu’il y avait eu un Abram surnommé Zerdust, qui leur avait enseigné la religion ; et les Grecs l’appelèrent Zoroastre. Des savants ont cru qu’Abram n’était autre que le Brama des Indiens ; et que la religion des Indiens, qui subsiste encore, était la plus ancienne de toutes. Mais il est difficile de pénétrer dans ces ténèbres ; et le meilleur parti est d’en croire le texte et l’Église. (Note de Voltaire.)
  70. Cela contredit tous les écrivains de l’antiquité, qui s’accordent à dire que les Égyptiens et les Éthiopiens inventèrent la circoncision ; mais il n’y eut en Égypte que les prêtres et les initiés qui se firent couper le prépuce, comme un signe d’association qui les distinguait du genre humain. Les Arabes prirent cette coutume.

    On prétend qu’en Éthiopie on circoncisait aussi les filles. Dieu ordonne ici de faire mourir quiconque n’aura pas eu le prépuce coupé. Cependant la circoncision ne fut point observée par les Juifs en Égypte pendant deux cent cinq ans, et les six cent trente mille combattants que le texte dit avoir suivi Moïse ne furent point circoncis dans le désert. (Id.).

  71. On ne sait pas précisément quelle différence essentielle est entre Saraï et Sara. Les commentateurs ont dit que Saraï signifiait madame, et Sara la dame. (Id.)
  72. Si Tharé, en effet, avait engendré Abraham à soixante et dix ans, et si Abraham fût parti d’Haran à l’âge de cent trente-cinq ans, et si on y ajoutait les huit ans qui s’écoulèrent de son arrivée en Chanaan, jusqu’à cette entrevue de Dieu et de lui, il avait alors cent quarante-trois ans ; et c’est une raison de plus pour rire. Cependant, vous le verrez se marier dans trente ans, après la mort de Sara sa femme. (Id.)
  73. Les mahométans, qui se croient descendus d’Ismaël, ou qui représentent la race d’Ismaël, coupent encore le prépuce à leurs enfants, quand ils ont treize ans ; mais les Juifs le coupent au bout de huit jours. (Note de Voltaire.)
  74. Voici un nouvel exemple du singulier joint avec le pluriel. Il y a ici trois hommes, et ces trois hommes sont trois dieux, et Abraham ne parle qu’à un seul, et ensuite il parle à tous trois. Quelques-uns ont cru que cela signifiait la sainte Trinité. Cette explication a été combattue, parce que le mot de trinité ne se trouve dans aucun endroit de l’Écriture. Il ne nous appartient pas d’approfondir cette question. (Id.)
  75. Trois sata de farine font un épha ; et si l’épha contient vingt-neuf pintes, trois éphata de farine font quatre-vingt-sept pintes. C’était prodigieusement de pain. L’usage était chez les Orientaux de servir d’un seul plat en grande quantité. Le kema ou kaimak qu’Abraham fit lui-même était une espèce de fromage à la crème dont la mode a été chez les mahométans : ils ont un conte intitulé le Kaimak et le Serpent, dont ils font grand cas, et qui a été traduit par Senecé*, valet de chambre d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV. Il est dit dans l’histoire des Arabes qu’on servit du kaimak au repas de noces de Mahomet avec Cadishé. (Id.)

    * Voyez tome XIV, page 137.

  76. Si je suis en vie est une façon de parler ordinaire. Ni un ange ni un dieu ne pouvait douter qu’il ne dût être en vie dans un an. Et comme ces voyageurs ne se donnaient point pour des dieux, ils pouvaient emprunter le langage des hommes ; mais puisqu’ils prédirent l’avenir, ils se donnaient au moins pour prophètes. (Id.)
  77. C’est Dieu même ici qui parle, et qui dit : Je reviendrai si je suis en vie. C’est qu’il ne se donne encore à Abraham que pour un homme.

    Dom Calmet trouve une ressemblance visible entre l’aventure d’Abraham et celle du bonhomme Irius à qui Jupiter, Neptune et Mercure, accordèrent un enfant en jetant leur semence sur un cuir de bœuf dont l’enfant naquit. Il est bien clair, dit Calmet, que le nom d’Irius est le même que celui d’Abraham. (Note de Voltaire.)

  78. Cette conversation de Dieu et d’Abraham, et tous ces détails, sont de la plus grande naïveté. L’auteur rend compte de tout ce qui s’est fait, et de tout ce qui s’est dit, comme s’il y avait été présent. Il a donc été inspiré sur tous les points par Dieu même ; sans quoi il ne serait qu’un conteur de fables. Ceux qui ont dit que toute cette histoire n’était qu’allégorique ont été bien hardis. Ils ont prétendu que Dieu et les anges qui vinrent chez Abraham ne mangèrent point, mais firent semblant de manger. Or si cela était, on pourrait en dire autant de toute la sainte Écriture : rien ne serait arrivé de ce qu’on raconte ; tout n’aurait été qu’en apparence ; l’Écriture serait un rêve perpétuel : ce qu’il n’est pas permis d’avancer, (Id.)
  79. Il n’est pas vrai à la lettre que toutes les nations de la terre descendent d’Abraham, puisqu’il y avait déjà, dès longtemps, de grands peuples établis, et que lui-même avait battu cinq grands rois avec trois cent dix-huit valets. On ne peut pas entendre non plus par toutes les nations les gens de Chanaan, puisqu’on suppose qu’ils furent tous massacrés. Il est difficile d’entendre par toutes les nations les mahométans et les chrétiens, qui sont les ennemis mortels des Juifs. On peut dire que le christianisme a été prêché dans la plupart des nations ; que le christianisme vient du judaïsme, et que le judaïsme vient d’Abraham. Mais tous les peuples qui n’ont point reçu le christianisme, les Japonais, les Chinois, les Tartares, les Indiens, les Turcs, ne peuvent être regardés comme bénis. Ce sont de petites difficultés qui se rencontrent souvent, et par dessus lesquelles il faut passer pour aller à l’essentiel. Cet essentiel est la piété, la foi, la soumission entière au chef de l’Église et aux conciles œcuméniques. Sans cette soumission, qui pourrait comprendre par son seul entendement comment Dieu s’entretenait si familièrement avec Abraham, sur le point d’abimer et de brûler cinq villes entières ? Quelle langue Dieu parlait ? Comment il fit rire Sara ? Comment il mangea ? Chaque mot peut faire naître un doute dans l’âme la plus fidèle. Ne lisons donc point l’Écriture dans la vaine espérance de l’entendre parfaitement, mais dans la ferme résolution de la vénérer, en n’y entendant pas plus que les commentateurs. (Note de Voltaire.)
  80. Nous avouons que le texte confond ici plus qu’ailleurs l’esprit humain. Si ces deux anges, ces deux dieux étaient incorporels, ils avaient donc pris un corps d’une grande beauté, pour inspirer des désirs abominables à tout un peuple. Quoi ! les vieillards et les enfants, tous les habitants, sans exception, viennent en foule pour commettre le péché infâme avec ces deux anges ! Il n’est pas dans la nature humaine de commettre tous ensemble publiquement une telle abomination, pour laquelle on cherche toujours la retraite et le silence. Les Sodomites demandent ces deux anges comme on demande du pain en tumulte dans un temps de famine. Il n’y a rien dans la mythologie qui approche de cette horreur inconcevable. Ceux qui ont dit que les trois dieux dont deux étaient allés à Sodome, et un était resté avec Abraham, étaient Dieu le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, rendent encore le crime des Sodomites plus exécrable, et cette histoire plus incompréhensible.

    La proposition de Loth aux Sodomites de coucher tous avec ses deux filles pucelles, au lieu de coucher avec ces deux anges, ou ces deux dieux, n’est pas moins révoltante. Tout cela renferme la plus détestable impureté dont il soit fait mention dans aucun livre.

    Les interprètes trouvent quelques rapports entre cette aventure et celle de Philémon et de Baucis ; mais celle-ci est bien moins indécente, et beaucoup plus instructive. C’est un bourg que les dieux punissent d’avoir méprisé l’hospitalité ; c’est un avertissement d’être charitable ; il n’y a nulle impureté. Quelques-uns disent que l’auteur sacré a voulu renchérir sur l’histoire de Philémon et de Baucis, pour inspirer plus d’horreur d’un crime fort commun dans les pays chauds. Cependant les Arabes voleurs, qui sont encore dans ce désert sauvage de Sodome, stipulent toujours que les caravanes qui passent par ce désert leur donneront des filles nubiles, et ne demandent jamais de garçons.

    Cette histoire de ces deux anges n’est point traitée ici en allégorie, en apologue, tout est au pied de la lettre ; et on ne voit pas quelle allégorie on en pourrait tirer pour l’explication du Nouveau Testament, dont l’Ancien est une figure, selon tous les Pères de l’Église. (Note de Voltaire.)

  81. L’auteur ne dit point ce que devinrent les deux gendres de Loth, qui ne demeuraient point dans sa maison avec ses filles, et qui ne les avaient pas encore épousées. Il faut qu’ils aient été enveloppés dans la destruction générale. Cependant l’auteur ne dit point que ces deux gendres de Loth fussent coupables du même excès d’impureté abominable pour laquelle les Sodomites furent brûlés avec la ville. Il ne parait point, par le texte, qu’ils fussent de la troupe qui voulut violer les deux anges. Mais pourquoi ne suivirent-ils pas les deux filles et leur beau-père ? Pourquoi ne viennent-ils pas faire des enfants à leurs deux épouses ? Et pourquoi laissent-ils ce soin à leur propre père, qui les engrosse étant ivre ?

    La proposition du père Loth, d’abandonner ses deux filles à la lubricité des Sodomites semble presque aussi insoutenable que la furieuse passion de tout ce peuple pour ces deux anges. (Note de Voltaire.)

  82. Cette métamorphose d’Edith, femme de Loth, en statue de sel, a été encore une grande pierre d’achoppement. L’historien Josèphe assure, dans ses Antiquités, qu’il a vu cette statue, et qu’on la montrait encore de son temps. L’auteur du livre de la Sagesse dit qu’elle subsiste comme un monument d’incrédulité. Benjamin de Tudèle, dans son fameux voyage, dit qu’on la voit à deux parasanges de Sodome. Saint Irénée dit qu’elle a ses règles tous les mois. Aujourd’hui les voyageurs ne trouvent rien de tout cela. Quand les Romains prirent Jérusalem, ils ne furent point curieux de voir la statue de sel. Ni Pompée, ni Titus, ni Adrien, n’avaient jamais entendu parler de Loth, de sa femme Édiih, et de ses deux filles, ni d’Abraham, ni d’aucun homme de cette famille. Le temps n’était pas encore venu où elle devait être connue des nations.

    Les commentateurs disent que la fable d’Eurydice est prise de l’histoire d’Edith, femme de Loth. D’autres croient que la fable de Niobé changée en statue fut pillée de ce morceau de la Genèse. Les savants assurent qu’il est impossible que les Grecs aient jamais rien pris des Hébreux, dont ils ignoraient la langue, les livres, et jusqu’à l’existence ; et que les Grecs ne purent savoir qu’il y avait une Judée que du temps d’Alexandre. L’historien Flavius Josèphe l’avoue dans sa réponse à Apion. Les Grecs, les Romains, les rois de Syrie, et les Ptolémée d’Egypte, surent que les Juifs étaient des barbares et des usuriers, avant de savoir qu’ils eussent des livres, (Id.)

  83. Le texte ne dit point que la ville de Sodome et les autres furent changées en un lac ; au contraire il dit « qu’Abraham ne vit que des étincelles, de la cendre, et de la fumée comme celle d’un four, dans toute cette terre ». Il faut donc que Sodome, Gomorrhe, et les trois autres villes qui formaient la Pentapole, fussent bâties au bout du lac. Ce lac, en effet, devait exister, et former le dégorgement du Jourdain. La plus grande difficulté est de concevoir comment il y avait cinq villes si riches et si débauchées dans ce désert affreux qui manque absolument d’eau potable, et où l’on ne trouve jamais que quelques hordes vagabondes d’Arabes voleurs, qui viennent dans le temps des caravanes. On est toujours surpris qu’Abraham et sa famille aient quitté le beau pays de la Chaldée pour venir dans ces déserts de sable et de bitume, où il est impossible aux hommes et aux animaux de vivre. Nous ne prétendons point éclaircir tous ces obscurités ; nous nous en tenons respectueusement au texte. (Note de Voltaire.)
  84. Ségor était une ville du voisinage. Quelques commentateurs la placent à quarante-cinq milles de Sodome ; et Loth quitta Ségor pour aller dans une caverne avec ses deux filles. Le texte ne dit point, d’ailleurs, ce qu’il fit lorsqu’il vit sa femme changée en statue de sel ; il ne dit point non plus le nom de ses filles. L’idée d’enivrer leur père pour coucher avec lui dans la caverne est singulière. Le texte ne dit point où elles trouvèrent du vin ; mais il dit que Loth jouit de ses filles sans s’apercevoir de rien, soit quand elles couchèrent avec lui, soit quand elles s’en allèrent. Il est très-difficile de jouir d’une femme sans le sentir, surtout si elle est pucelle. C’est un fait que nous ne hasardons pas d’expliquer.

    Il est vrai que cette histoire a quelque rapport avec celle de Myrrha et de Cyniras. Les deux filles de Loth eurent de leur père les Moabites et les Ammonites. Myrrha avait eu, dans l’Arabie, Adonis de son père Cyniras. Au reste, on ne voit pas pourquoi les filles de Loth craignaient que le monde ne finît : puisque Abraham avait déjà engendré Ismaël de sa servante, que toutes les nations étaient dispersées, et que la ville de Ségor dont ces filles sortaient, et la ville de Tsohar, étaient tout auprès. Il y a là tant d’obscurités que le seul parti est toujours de se soumettre, sans oser rien approfondir. (Id.)

  85. Voici qui est aussi extraordinaire que tout le reste, quoique d’un autre genre. Premièrement, on voit un roi dans Gérare, désert horrible où depuis ce temps il n’y a eu aucune habitation. Secondement, Sara est encore enlevée pour sa beauté, ainsi qu’en Égypte, quoique l'Écriture lui donne alors quatre-vingt-dix ans. Troisièmement, elle était grosse dans ce temps-là même de son fils Isaac. Quatrièmement, Abraham se sert de la même adresse qu’en Égypte, et il dit que sa femme est sa sœur. Cinquièmement, il dit qu’en effet il avait épousé sa sœur fille de son père, et non de sa mère. Sixièmement, les commentateurs disent qu’elle était sa nièce. Septièmement, Dieu avertit en songe le roi de Gérare que Sara est la femme d’Abraham. Huitièmement, ce roi ou ce chef d’Arabes Bédouins donne à Abraham, ainsi que le roi d’Égypte, des brebis, des bœufs, des serviteurs, et des servantes, et mille pièces d’argent. Neuvièmement, le dieu des Hébreux apparaît à Abimélech, roi ou chef des Arabes de Gérare, aussi bien qu’à Abraham et à Loth. Cependant Abimélech, roi de Gérare, n’était point de la religion d’Abraham : Dieu n’avait fait un pacte qu’avec Abraham et sa semence. Dixièmement, Loth, que Dieu sauva miraculeusement de l’incendie miraculeux de Sodome, n’était pas non plus de la semence d’Abraham. Il est, par son double inceste, père de deux nations idolâtres. Ce sont autant de nouvelles difficultés pour les doctes, et autant d’objets de docilité et de soumission pour nous. (Note de Voltaire.)
  86. Si la conduite d’Abraham paraît extraordinaire, si sa crainte d’être tué à cause de la beauté d’une femme nonagénaire paraît la chose du monde la plus chimérique, la conduite du chef des Arabes de Gérare paraît bien généreuse, et son discours très-sage. Mais pourquoi Abraham dit-il les dieux, et non pas Dieu ; Éloîm, et non pas Éloï ? Les commentateurs disent que c’est parce que trois Éloim lui étaient apparus, et non pas un seul Éloï ou Éloa. (Note de Voltaire.)
  87. Il faut que ce roi du désert ait retenu Sara longtemps, pour que ces femmes se soient aperçues qu’elles avaient toutes la matrice fermée, et qu’elles ne pouvaient enfanter. La maladie dont elles furent affligées n’est pas spécifiée. On ne sait si Dieu se contenta de les rendre stériles, ce dont on ne peut être assuré qu’au bout de quelques années ; ou si Dieu les rendit inhabiles à recevoir les embrassements d’Abimélech. Cette expression fermer la vulve peut signifier l’un et l’autre. Mais, dans les deux cas, il paraît qu’Abimélech voulut leur rendre ou leur rendit le devoir conjugal, et qu’il n’était point tenté de donner la préférence à une femme de quatre-vingt-dix ans. Tout cela est, encore une fois, un grand sujet de surprise, et un grand objet de la soumission de notre entendement. (Id.)

    * C’est tome XVII, page 31, que Voltaire a cité saint Étienne pour l’âge d’Abraham. Voyez aussi ci-dessus, page 25.

  88. . Nous avons déjà dit qu’en supputant le temps où Abraham naquit, il devait avoir cent soixante ans au moins, au rapport de saint Etienne*, et selon la lettre du texte. Mais selon le cours de la nature humaine, il est aussi rare de faire des enfants à cent ans qu’à cent soixante. Aussi la naissance d’Isaac est un miracle évident, puisque Sara n’avait plus ses règles lorsqu’elle devint grosse. (Id.)
  89. Si Abraham était un seigneur si puissant, s’il avait été vainqueur de cinq rois avec trois cent dix-huit hommes de l’élite de ses domestiques, si sa femme lui avait valu tant d’argent de la part du roi d’Égypte et du roi de Gérare, il paraît bien dur et bien inhumain de renvoyer sa concubine et son premier né dans le désert, avec un morceau de pain et une cruche d’eau, sous prétexte que ce premier né jouait avec le fils de Sara. Il exposa l’un et l’autre à mourir dans le désert. Il fallut que Dieu lui-même montrât un puits à Agar pour l’empêcher de mourir. Mais comment tirer l’eau de ce puits ? Lorsque les Arabes vagabonds trouvaient quelque source saumâtre sous terre dans cette solitude sablonneuse, ils avaient grand soin de la couvrir, et de la marquer avec un bâton. Quel emploi pour le Créateur du monde, dit M. Boulanger, de descendre du haut de son trône éternel pour aller montrer un puits à une pauvre servante à qui on a fait un enfant dans un pays barbare que les Juifs nomment Chanaan !

    Nous pourrions dire à ces détracteurs que Dieu voulut par là nous enseigner le devoir de la charité. Mais la réponse la plus courte est qu’il ne nous appartient ni de critiquer ni d’expliquer la sainte Écriture, et qu’il faut tout croire sans rien examiner. (Note de Voltaire.)

  90. On ne sait point ce que c’est que la terre de la vision. L’hébreu dit dans la terre de Moria. Or Moria est une montagne sur laquelle on bâtit depuis le temple de Jérusalem. C’est ce qui a fait croire depuis à quelques savants téméraires que la Genèse ne put être écrite dans le désert par Moïse, qui, n’étant point entré dans le Chanaan, ne pouvait connaître la montagne Moria. On a cherché si dans le temps où l’on place Abraham les hommes étaient déjà dans l’usage de sacrifier des enfants à leurs dieux. Sanchoniathon nous apprend qu’Illéus avait déjà immolé son fils Jéhud longtemps auparavant. Mais depuis, l’histoire est remplie du récit de ces horribles sacrifices. On remarque qu’Abraham avait intercédé pour les habitants de Sodome, qui lui étaient étrangers, et qu’il n’intercéda pas pour son propre fils. On accuse aussi Abraham d’un nouveau mensonge, quand il dit à ses deux valets : Nous ne ferons qu’aller, mon fils et moi, et nous reviendrons. Puisqu’il allait sur la montagne pour égorger son fils, il ne pouvait, dit-on, avoir l’intention de revenir avec lui. Et on a osé avancer que ce mensonge était d’un barbare, si les autres avaient été d’un avare et d’un lâche qui prostituait sa femme pour de l’argent. Mais nous devons regarder ces accusations contre Abraham comme des blasphèmes.

    D’autres critiques audacieux ont témoigné leur surprise qu’Abraham, âgé de cent soixante ans, ou au moins de cent, ait coupé lui-même le bois au bas de la montagne Moria pour brûler son fils après l’avoir égorgé. Il faut, pour brûler un corps, une grande charrette pour le moins de bois sec, un peu de bois vert ne pourrait suffire. Il est dit qu’il mit lui-même le bois sur le dos de son fils

    Isaac. Cet enfant n’avait pas encore treize ans. Il a paru à ces critiques aussi difficile que cet enfant portât tout le bois nécessaire qu’il aurait été difficile à Abraham de le couper. Le réchaud que portait Abraham pour allumer le feu ne pouvait contenir que quelques charbons qui devaient être éteints avant d’arriver au lieu du sacrifice. Enfin on a poussé la critique jusqu’à dire que la montagne Moria n’est qu’un rocher pelé, sur lequel il n’y a jamais eu un seul arbre ; que toute la campagne des environs de Jérusalem a toujours été remplie de cailloux, et qu’il fallut dans tous les temps y faire venir le bois de très-loin. Toutes ces objections n’empêchent pas que Dieu n’ait éprouvé la foi d’Abraham, et que ce patriarche n’ait mérité la bénédiction de Dieu par son obéissance.

    Voyez ci-dessous le sacrifice de la fille de Jephté, et voyez ensuite les reproches qu’Isaïe fait aux Juifs d’immoler leurs enfants à leurs dieux, et de leur écraser saintement la tête sur des pierres dans des torrents. ( Isaïe ou Ésaîa, chap. lvii.) Alors on sera convaincu que les Juifs furent de tout temps de sacrés parricides. Pourquoi ? C’est qu’ils abandonnaient souvent Dieu, et que Dieu les abandonnait à leur sens réprouvé. (Note de Voltaire.)

  91. C’est encore ici une nouvelle promesse de bénir toutes les nations de la terre comme descendantes d’Abraham, quoiqu’elles n’en descendissent point. On peut entendre par toutes les nations de la terre la postérité de Jacob, qui fut assez nombreuse. Tous les incrédules regardent ces histoires sacrées comme des contes arabes, inventés d’abord pour bercer les petits enfants, et n’ayant aucun rapport à l’essentiel de la loi juive. Ils disent que ces contes, ayant été peu à peu insérés dans le catalogue des livres juifs, devinrent sacrés pour ce peuple, et ensuite pour les chrétiens, qui lui succédèrent. (Note de Voltaire.)
  92. Si Sara mourut à cent vingt-sept ans, et si elle mourut immédiatement après qu’Abraham avait voulu égorger son fils unique Isaac, ce fils avait donc trente-sept ans, et non pas treize, quand son père voulut l’immoler au Seigneur : car sa mère avait accouché de lui à quatre-vingt-dix ans. Or la foi et l’obéissance d’Isaac avaient été encore plus grandes que celles d’Abraham, puisqu’il s’était laissé lier et étendre sur le bûcher par un vieillard de cent ans pour le moins. Toutes ces choses sont au-dessus de la nature humaine telle qu’elle est aujourd’hui. Saint Paul, dans l’Épître aux Galates, dit que Sara est la figure de l’Église. Le R. P. dom Calmet assure qu’Isaac est la figure de Jésus-Christ, et qu’on ne peut pas s’y méprendre. (Id.)
  93. On voit à la vérité qu’Abraham, tout grand prince qu’il était, ne possédait pas un pouce de terre en propre, et on ne conçoit pas comment, avec tant de troupes et tant de richesses, il n’avait pu acquérir le moindre terrain. Il faut qu’il achète une caverne pour enterrer sa femme : on lui vend un champ et une caverne pour quatre cents sicles. Le sicle a été évalué à trois livres quatre sous de notre monnaie. Ainsi quatre cents sicles vaudraient douze cent quatre-vingts livres. Cela paraît énormément cher dans un pays aussi stérile et aussi pauvre que celui d’Hébron, qui fait partie du désert dont le lac Asphaltite est entouré, et où il ne paraît pas qu’il y eût le moindre commerce. Il est dit qu’il paya ces quatre cents sicles en bonne monnaie courante*. Mais non-seulement il n’y avait point alors de monnaie dans Chanaan, mais jamais les Juifs n’ont frappé de monnaie à leur coin. Il faut donc entendre que ces quatre cents sicles avaient la valeur de la monnaie qui courait du temps que l’auteur sacré écrivait. Mais c’est encore une difficulté, puisqu’on ne connaissait point la monnaie au temps de Moïse. (Id.)

    * Voyez tome XX, page 426.

  94. Ce serviteur, nommé Éliézer, mit donc la main sous la cuisse d’Abraham. Plusieurs savants prétendent que ce n’était pas sous la cuisse, mais sous les parties viriles, très-révérées par les Orientaux, surtout dans les anciens temps, non-seulement à cause de la circoncision qui avait consacré ces parties à Dieu, mais parce qu’elles sont la source de la propagation du genre humain, et le gage de la bénédiction du Seigneur, Par cuisse, il faut toujours entendre ces parties. Un chef sorti de la cuisse de Juda signifie évidemment un chef sorti de la semence ou de la partie virile de Juda. Abraham fit donc jurer son serviteur qu’il ne prendrait point une Chananéenne pour femme à Isaac son fils. L’auteur sacré manque peu l’occasion d’insinuer que les habitants du pays sont maudits, et de préparer à l’invasion que les Juifs firent de cette terre sous Josué et sous David. (Note de Voltaire.)
  95. Il nous parait toujours étrange que les anciens fassent travailler les filles des princes comme des servantes ; que, dans Homère, les filles du roi de Corfou aillent en charrette faire la lessive. Mais il faut considérer que ces prétendus rois chantés par Homère n’étaient que des possesseurs de quelques villages ; et qu’un homme qui n’aurait pour tout bien que l’Ile d’Ithaque ferait une mince figure à Paris et à Londres. Rébecca vient avec une cruche sur son épaule, et donne à boire aux chameaux. Éliézer lui présente deux pendants de nez ou deux pendants d’oreilles d’or de deux sicles. Ce n’était qu’un présent de six livres huit sous ; et les présents qu’on fait aujourd’hui à nos villageoises sont beaucoup plus considérables. Les bracelets valaient trente-deux livres, ce qui paraît plus honnête. Il est inutile de remarquer si les pendants étaient pour les oreilles ou pour le nez. Il est certain que dans les pays chauds, où l’on ne se mouche presque jamais, les femmes avaient des pendants de nez. Elles se faisaient percer le nez comme nos femmes se font percer les oreilles. Cette coutume est encore établie en Afrique, et dans l’Inde.

    Aben Hezra avoue qu’il y a très-loin du Chanaan en Mésopotamie, et il s’étonne qu’Abraham, ayant fait une si prodigieuse fortune en Chanaan, étant devenu si puissant, ayant vaincu cinq grands rois avec ses seuls valets, n’ait pas fait venir dans ses États ses parents et amis de Mésopotamie, et ne leur ait pas donné de grandes charges dans sa maison.

    M. Fréret est encore plus étonné que ce grand prince Abraham ait été si pauvre qu’il ne fut jamais possesseur d’une toise de terrain en Chanaan, jusqu’à ce qu’il eut acheté un petit coin pour enterrer sa femme. S’il était riche en troupeaux, dit M. Fréret, que n’allait-il s’établir, lui et son fils, dans la Mésopotamie, où les pâturages sont si bons ? S’il fuyait les Chaldéens comme idolâtres, les Chananéens étaient idolàtres aussi, et Rébecca était idolâtre.

    M. Fréret ne songe pas que Dieu avait promis le Chanaan et la Mésopotamie aux Juifs, et qu’il fallait s’établir vers le lac de Sodome, avant de conquérir les bords de l’Euphrate. (Note de Voltaire.)

  96. On a observé que Rébecca voulut partir sur-le-cbamp sans demander la bénédiction de ses père et mère, sans faire le moindre compliment à sa famille. On a cru qu’elle avait une grande impatience d’être mariée ; mais l’auteur sacré n’était pas obligé d’entrer dans tous ces détails. (Id.)
  97. Nouvelle insinuation que les Chananéens deviendraient les ennemis des Juifs, après avoir reçu leur père avec tant d’hospitalité. (Id.)
  98. Il veut dire la tente qui avait appartenu à Sara : car il y avait trois ans que Sara était morte. Calmet dit qu’Abraham envoya chercher une fille pour son fils chez les idolâtres parce que Jésus-Christ n’a point prêché lui-même aux Gentils, mais qu’il y a envoyé ses apôtres. (Id.)
  99. On croit que Cetura était Chananéenne. Cela serait étrange, après avoir dit tant de fois qu’il ne fallait point se marier a des Chananéennes. Il est encore plus étrange qu’il se soit remarié à deux cents ans, ou au moins à cent quarante ans, d’autant plus que Sara elle-même l’avait trouvé trop vieux à cent ans pour engendrer. Cependant il fait encore six enfants à Cetura. Ces six enfants régnèrent, dit-on, dans l’Arabie déserte. Ce n’aurait pas été un fort beau royaume ; mais il se trouverait par là que les enfants de Cetura auraient été pourvus dans le temps que les enfants de Sara, auxquels Dieu avait promis toute la terre, ne possédaient rien du tout. Ils ne se rendirent maîtres de la terre de Jéricho que quatre cent soixante et dix ans après, selon la computation hébraïque. (Note de Voltaire.)
  100. Il est difficile que deux enfants se battent dans une matrice, et surtout dans le commencement de la grossesse. Une femme peut sentir des douleurs, mais elle ne peut sentir que ses deux fils se battent. On ne dit point comment et où Rébecca alla consulter le Seigneur sur ce prodige, ni comment Dieu lui répondit : « Deux peuples sont dans ton ventre, et l’un vaincra l’autre. » Il n’y avait point encore d’endroit privilégié où l’on consultât le Seigneur : il apparaissait quand il voulait, et c’est probablement dans une de ces apparitions fréquentes que Rébecca le consulta, (Id.)
  101. Il est rare qu’un enfant naisse tout velu. Ésaü en est le seul exemple. Il n’est pas moins rare qu’un enfant, en naissant, en tienne un autre par le pied. Ce sont de ces choses qui n’arrivent plus aujourd’hui, mais qui pouvaient arriver alors. (Id.)
  102. Il n’y avait pas encore de droit d’aînesse, puisqu’il n’y avait point de loi positive. Ce n’est que très-longtemps après, dans le Deutéronome, qu’on trouve que l’aîné doit avoir une double portion, c’est-à-dire, le double de ce qu’il aurait dû prendre, si on avait partagé également. On s’est encore servi de ce passage pour tâcher de prouver que la Genèse n’avait pu être écrite que lorsque les Juifs eurent un code de lois. Mais en quelque temps qu’elle ait été écrite, elle est toujours infiniment respectable. (Note de Voltaire.)
  103. La plupart des Pères ont condamné Ésaü, et ont justifié Jacob ; quoi qu’il paraisse par le texte qu’Ésaü périssait de faim, et que Jacob abusait de l’état où il le voyait. Le nom de Jacob signifiait supplantateur. Il semble, en effet, qu’il méritait ce nom ; puisqu’il supplanta toujours son frère. Il ne se contente pas de lui vendre ses lentilles si chèrement, il le force de jurer qu’il renonce à ses droits prétendus ; il le ruine pour un dîner de lupins ; et ce n’est pas le seul tort qu’il lui fera. Il n’y a point de tribunal sur la terre, où Jacob n’eût été condamné. (Id.)
  104. On a cru que la ville de Gérare ne signifie que le passage de Gérare, le désert de Gérare ; et qu’il n’y a jamais eu de ville dans cette solitude, excepté Pétra, qui est beaucoup plus loin. Observez qu’il y a toujours famine dans ce malheureux pays. Dieu ne donne point de pain à Isaac, mais il lui donne des visions. (Id.)
  105. Remarquez que l’auteur sacré ne perd pas une seule occasion de promettre à la horde hébraïque, errante dans ces déserts, l’empire du monde entier. (Id.)
  106. Nous ne voyons point que Dieu ait donné de loi particulière à Abraham, aucun précepte général, excepté celui de la circoncision. (Id.)
  107. voilà le même mensonge qu’on reproche à Abraham et c’est pour la troisieme fois. C’est dans le même pays ; c’est le même Abimeleck, à ce qu’il paraît ; car il a le même capitaine de ses armées que du temps d’Abraham. Il enleve Rébecca, comme il avait enlevé Sara sa belle-mere. Mais si cela est, il y aura eu quatre-vingts ans, selon le comput hébraïque, que cet Abimeleck avait enlevé Sara, quoique ce comput soit encore très-fautif. Supposons qu’il eut alors trente ans : il y avait donc quatre-vingts ans entre le mensonge d’Abraham et le mensonge d’Isaac : donc Abimeleck avait alors cent-dix ans au temps du voyage d’Isaac. (Note de Volataire)
  108. il semble toujours, par le texte, que les gens de Gérar reconnaissaient le même dieu qu’Isaac et Abraham. Nous marchons à chaque ligne sur des difficultés insurmontables à notre faible entendement. (Id.)
  109. on ne voit pas comment Isaac put semer dans une terre qui n’était pas à lui. On voit encore moins comment il put semer dans un désert de sable, tel que celui de Gérar. On ne comprend pas davantage comment il put avoir une récolte de cent pour un. Les plus fertiles terres de l’égypte, de la Mésopotamie, de la Sicile, de la Chine, ont rarement produit vingt-cinq pour un : et quiconque aurait de telles récoltes posséderait des richesses immenses. Les contes qu’on nous fait du terrein de Babylone, qui produisait trois-cents pour un, sont absurdes. Il arrive souvent que dans un jardin un grain de bled, tombé par hazard, en produise une centaine et davantage ; mais jamais cela n’est arrivé dans un champ entier. (Id.)
  110. il n’y a point de torrent dans ce pays, si ce n’est quelques filets d’eau saumâtre qui s’échappent quelquefois des puits qu’on a creusés, lorsque le lac Asphaltide étant enflé, et se filtrant dans la terre, en fait sortir ces eaux, dont à peine les hommes et les animaux peuvent boire. Les caravanes, qui passent par ce désert, sont obligées de porter de l’eau dans des outres. Quand ils ont trouvé par hazard un puits, ils le cachent très soigneusement. Et il y a eu plusieurs voyageurs que la soif a fait mourir dans ce pays inhabitable. (Note de Voltaire)
  111. ces disputes continuelles pour un puits confirment ce que nous venons de dire sur la disette d’eau et sur la stérilité du pays. (Id.)
  112. malgré les défenses positives du seigneur d’épouser des filles cananéennes, voilà pourtant ésaü qui en épouse deux à la fois, et Dieu ne lui en fait nulle réprimande. (Id.)
  113. cette supercherie de Rébecca et de Jacob est regardée comme très criminelle ; mais le succès n’en est pas concevable. Il paraît impossible qu’Isaac, ayant reconnu la voix de Jacob, ait été trompé par la peau de chevreau dont Rébecca avait couvert les mains de ce fils puîné. Quelque poilu que fut ésaü, sa peau ne pouvait ressembler à celle d’un chevreau. L’odeur de la peau d’un animal fraîchement tué devait se faire sentir. Isaac devait trouver que les mains de son fils n’avaient point d’ongles. La voix de Jacob devait l’instruire assez de la tromperie ; il devait tâter le reste du corps. Il n’y a personne qui puisse se laisser prendre à un artifice si grossier. (Id.)
  114. Rébecca paraît encor plus méchante que Jacob ; c’est elle qui prépare toute la fraude : mais elle accomplissait les décrets de la providence sans le savoir. On punirait dans nos tribunaux Jacob et Rébecca, comme ayant commis un crime de faux. Mais la sainte écriture n’est pas faite comme nos loix humaines. Jacob exécutait les arrêts divins, même par ses fautes. (Note de Voltaire)
  115. on demande encore comment Dieu put attacher ses bénédictions à celles d’Isaac, extorquées par une fraude si punissable et si aisée à découvrir ? C’est rendre Dieu esclave d’une vaine cérémonie, qui n’a, par elle-même, aucune force. La bénédiction d’un pere n’est autre chose qu’un souhait pour le bonheur de son fils. Tout cela, encore une fois, étonne l’esprit humain, qui n’a, comme nous l’avons dit souvent*, d’autre parti à prendre que de soumettre sa raison à la foi. Car puisque la sainte église, en abhorrant les juifs et le judaïsme, adopte pourtant toute leur histoire, il faut croire aveuglément toute cette histoire. (Id.) *Ci-dessus pages 17, 20.
  116. ésaü a toujours raison : cependant son pere lui dit qu’il servira Jacob. ésaü ne fut point assujetti à Jacob. Une partie de ceux qu’on croit les descendans d’ésaü furent vaincus à la vérité par la race des asmonéens ; mais ils prirent toujours leur revanche. Ils aiderent Nabucodonosor à ruiner Jérusalem. Ils se joignirent aux romains. Hérode iduméen fut créé, par les romains, roi des juifs, et longtemps après ils s’associerent aux arabes de Mahomet. Ils aiderent Omar, et ensuite Saladin, à prendre Jérusalem ; ils en sont encore les maîtres en partie ; et ils ont bâti une belle mosquée sur les mêmes fondemens qu’Hérode avait établis pour élever son superbe temple. Ils partagent avec les turcs toute la seigneurie de ce pays, depuis Joppé jusqu’à Damas. Ainsi, presque dans tous les temps, c’est la race d’ésaü qui a été véritablement bénite ; et celle de Jacob a été tellement infortunée, que les deux tribus et demi qui lui resterent sont aujourd’hui aussi errantes, aussi dispersées, et beaucoup plus méprisées que les anciens parsis, et que ne l’ont été les restes des prêtres isiaques. (Note de Voltaire.)
  117. les savants critiques en histoires anciennes remarquent que toutes les nations avaient des oracles, des prophéties, et même des talismans, qui leur assuraient l’empire de la terre entiere. Chacune appellait l’univers le peu qu’elle connaissait autour d’elle. Et depuis l’Euphrate jusqu’à la mer Méditerranée, et même dans la Grece, tout peuple qui avait bâti une ville l’appellait la ville de dieu, la ville sainte, qui devait subjuguer toutes les autres. Cette superstition s’étendit ensuite jusques chez les romains. Rome eut son bouclier sacré qui tomba du ciel, comme Troye eut son palladium. Les hébreux, n’ayant alors ni ville, ni même aucune possession en propre, et étant des arabes vagabonds, qui paissaient quelques troupeaux dans des déserts, virent Dieu au haut d’une échelle ; et ces visions de Dieu, qui leur parlait au plus haut de cette échelle, leur tinrent lieu des oracles et des monumens dont les autres peuples se vanterent. Dieu daigna toujours se proportionner, comme nous l’avons déjà dit, à la simplicité grossiere et barbare de la horde juive, qui cherchait à imiter, comme elle pouvait, les nations voisines. (Note de Voltaire.) * Voyez ci-dessus, page 4.
  118. il n’y avait alors ni ville de Luz, ni ville de Béthel dans ce désert. Béthel signifie en chaldéen habitation de Dieu, comme Babel, Balbec, et tant d’autres villes de Syrie. C’est ce qui a fait croire à plusieurs critiques que la genese fut écrite longtemps après l’établissement des arabes hébreux dans la Palestine. Beth étant un mot qui signifie habitation, il y a un nombre prodigieux de villes, dont le nom commence par beth .

    à l’égard de la pierre servant de monument, c’est encore un usage de la plus haute antiquité. On appellait ces monumens grossiers béthilles , soit pour

  119. ce vœu de Jacob a paru fort singulier aux critiques : je t’adorerai, si tu me donnes du pain et un habit etc, semble dire : je ne t’adorerai pas, si tu ne me donnes rien. Les prophanes ont comparé ce discours de Jacob aux usages de ces peuples qui jettaient leurs idoles dans la riviere, lorsqu’elles ne leur avaient pas accordé de la pluie. Les mêmes critiques ont dit que ces paroles de Jacob étaient tout-à-fait dans son caractere, et qu’il fesait toujours bien ses marchés. (Id.)
  120. les mêmes critiques ont observé, qu’il est parlé déjà deux fois de dixmes offertes au seigneur ; la premiere, quand Abraham donne la dixme à Melchisédec, prêtre, roi de Salem ; et la seconde, quand Jacob promet la dixme de tout ce qu’il gagnera : ce qui a fait conjecturer mal-à-propos que cette histoire avait été composée par quelqu’un qui recevait la dime. (Id.)
  121. ce marché fait par Jacob avec Laban fait voir évidemment que Jacob n’avait rien, et que Laban avait très peu de chose. L’un se fait valet pendant sept ans pour avoir une fille ; et l’autre ne donne à sa fille aucune dot. Un pareil mariage ne semble pas présager l’empire de la terre entiere que Dieu avait promis tant de fois à Abraham, à Isaac et à Jacob. (Id.)
  122. Jacob, qui avait trompé son pere, trouve ici un beau-pere qui le trompe à son tour. Mais on ne conçoit pas plus comment Jacob ne s’apperçut pas de la friponnerie de Laban, en couchant avec Lia, qu’on ne conçoit comment Isaac ne s’était pas apperçu de la fripponnerie de Jacob. On n’attraperait personne aujourd’hui avec de pareilles fraudes ; mais ces temps-là n’étaient pas les nôtres. (Id.)
  123. voilà donc Jacob, le pere de la nation juive, qui se fait valet pendant quatorze ans pour avoir une femme. Les origines de toutes les nations sont petites et barbares, mais il n’en est aucune qui ressemble à celle-ci. (Note de Voltaire.)
  124. non seulement Jacob épouse à la fois deux sœurs, dans un temps où l’on suppose que la terre était très peuplée ; mais il joint à cet inceste l’incontinence de coucher avec la servante de Rachel, et ensuite avec la servante de Lia. On a prétendu que tout cela était permis par les coutumes des juifs ; mais il n’y a point de loi positive qui le dise ; nous n’en avons que des exemples. On épousait les deux sœurs ; on épousait sa propre sœur ; on couchait avec ses servantes. Telles étaient les mœurs juives ; nos loix sont différentes. (Id.)
  125. dans des temps très postérieurs, les racines de mandragores ont passé pour être prolifiques. C’est une erreur de l’ancienne médecine ; c’est ainsi qu’on a cru que le satyrion et les mouches cantarides* excitaient à la copulation ; mais de pareilles rêveries ne furent débitées que dans les grandes villes, où la débauche payait le charlatanisme. C’est encore une des raisons qui ont fait penser aux critiques que les évenemens de la genese n’avaient pu arriver, et qu’ils n’avaient pu être écrits dans le temps où l’on fait vivre Moyse : mais cette critique nous * Les cantharide ont un effet très-réel, mais elle n’agissent qu’en causant une irritation violente dans l’urêtre, irritation qui cause souvent des maladies graves (K.) paraît la plus faible de toutes. Nous pensons que des gardeurs de moutons et de chevres, tels qu’on nous peint les patriarches, pouvaient avoir imaginé la prétendue propriété des mandragores tout aussi bien que les charlatans des grandes villes. Ces plantes chevelues pouvaient être aisément taillées en figures d’hommes et de femmes avec les parties de la copulation ; et peut-être est-ce la premiere origine des priapes. (Note de Voltaire.)
  126. tous ces marchés sont assez singuliers. ésaü cede son droit d’ainesse pour un plat de lentilles, et Rachel cede son mari à sa sœur pour une racine qui ressemble imparfaitement au membre viril. Quelques personnes ont été scandalisées de toutes ces histoires ; elles les ont prises pour des fables grossieres, inventées par des arabes grossiers, aux dépens de la raison, de la bienséance et de la vraisemblance. Elles n’ont pas songé combien ces temps-là étaient différents des nôtres ; elles ont voulu juger des mœurs de l’Arabie par les mœurs de Londres et de Paris : ce qui n’est ni honnête ni vraisemblable de notre temps, a pu être l’un et l’autre dans les temps qu’on nomme héroïques. Nous voyons des choses non moins extraordinaires dans toute la mythologie grecque et dans les fables arabes. Nous l’avons déjà dit*, et nous devons le répéter : ce qui fut bon alors ne l’est plus. (Id.) * Page 22.
  127. on croiroit en effet que les mandragores opérerent dans Rachel ; puisqu’elle conçut un fils après en avoir mangé, et qu’elle en remercia le seigneur. Cette propriété des mandragores a été supposée chez toutes les nations et dans tous les temps. On sait que Machiavel a fait une comédie établie sur ce préjugé vulgaire. (Id.) — La Mandragore; comédie de Miachiavel, a été traduite en français par J.-B. Rousseau.
  128. " quoiqu’en dise le texte, cette nouvelle fraude de Jacob ne devait pas l’enrichir. Il y a eu des hommes assez simples pour essayer cette méthode ; ils n’y ont pas plus réussi que ceux qui ont voulu faire naitre des abeilles du cuir d’un taureau, et une verminiere du sang de bœuf. Toutes ces recettes sont aussi ridicules que la multiplication du bled qu’on trouve dans la maison-rustique , et dans le petit-Albert . S’il suffisait de mettre des couleurs devant les yeux des femelles pour avoir des petits de même couleur, toutes les vaches produiraient des veaux verds ; et tous les agneaux, dont les meres paissent l’herbe verte, seraient verds aussi. Toutes les femmes, qui auraient vu des rosiers, auraient des familles couleur de rose. Cette particularité de l’histoire de Jacob prouve seulement que ce préjugé impertinent est très ancien. Rien n’est si ancien que l’erreur en tout genre. Calmet croit rendre cette recette recevable, en alléguant l’exemple de quelques merles blancs. Nous lui donnerons un merle blanc, quand il nous fera voir des moutons verds ". Cette remarque est de Mr Freret. Nous la donnons telle que nous l’avons trouvée. Elle est bonne en physique, et mauvaise en théologie. (Note de Voltaire.)
  129. il y a bien des choses dignes d’observation. D’abord Dieu défend à Abraham, à Isaac et à Jacob d’épouser des filles idolâtres ; et tous trois, par l’ordre de Dieu même, épousent des filles idolâtres : car ils épousent leurs parentes idolâtres petites-filles de Tharé Potier de terre, feseur d’idoles. Laban est idolâtre. Rachel et Lia sont idolâtres. Ensuite Laban et Jacob son gendre ne sont occupés, pendant vingt ans, qu’à se tromper l’un l’autre. Jacob s’enfuit avec ses femmes et ses concubines, comme un voleur ; et il traîne de l’Euphrate avec lui douze enfans qui sont les douze patriarches qu’il a eus des deux sœurs et de leurs deux servantes. Dieu prend son parti, et avertit Laban l’idolâtre de ne point molester Jacob. C’est, dit-on, une figure de l’église chrétienne. Nous respectons cette figure, et nous ne sommes ni assez savants pour la comprendre, ni assez téméraires pour entrer dans les jugemens de Dieu. (Id.)
  130. on ne voit dans toute cette histoire que des larcins. L’idolâtre Rachel, quoiqu’elle soit la figure de l’église, vole les théraphim , les idoles de son pere. était-ce pour les adorer ? Pour avoir une sauvegarde contre les recherches ? Elle feint d’avoir ses ordinaires pour ne se point lever devant Laban ; comme si une femme, qui passait sa vie à garder les troupeaux, ne pouvait se lever dans le temps de ses regles. On demande ce que c’était que ces théraphim ? C’étaient sans doute de ces petites idoles, telles qu’en fesait Tharé Le Potier ; c’étaient des pénates. Les hommes de tous les temps et de tous les pays ont été assez fous pour avoir chez eux de petites figures, des anneaux, des amulettes, des images, des caracteres auxquels ils attachaient une vertu secrette. Le pieux énée, en fuyant de Troye au milieu des flammes, ne manque pas d’emporter avec lui ses théraphim, ses pénates, ses petits dieux. Quand Genseric, Totila, et le connétable de Bourbon, prirent Rome, les vieilles femmes emportaient ou cachaient les images en qui elles avaient le plus de dévotion. Il reste à savoir comment l’auteur sacré, qui plusieurs siecles après écrivit cette histoire, a pu savoir toutes ces particularités, tous ces discours, et l’anecdote des ordinaires de Rachel. C’est sur quoi le professeur de médecine Astruc a écrit un livre intitulé : conjectures sur l’ancien testament : mais ce livre n’a pas tenu ce qu’il promettait. (Note de Voltaire.) — L’ouvrage d’Astruc est intitulé Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s’est servi pour composer la Genèse, avec des remarques qui appuient ou éclaircissent ces conjectures. 1753, in-12.
  131. ici vous voyez la paix faite entre le beau-pere et le gendre, qui s’accusaient mutuellement de vol. Ensuite Jacob lutte toute la nuit contre un spectre, un phantôme, un homme ; et cet homme, ce spectre, c’est Dieu même. Dieu, en se battant contre lui, le frappe au nerf de la cuisse. Mais il y a six sortes de nerfs qui se perdent dans le nerf crural antérieur et dans le postérieur. Il y a, outre ces nerfs, le grand nerf sciatique qui se partage en deux. C’est ce nerf qui cause la goute-sciatique, et qui peut rendre boiteux. L’auteur ne pouvait entrer dans ces détails ; l’anatomie n’était pas connue. C’est un usage immémorial chez les juifs d’ôter un nerf de la cuisse des gros animaux dont ils mangent, quoique la loi ne l’ordonne pas. Une autre observation, c’est que la croyance que tous les spectres s’enfuient au point du jour est immémoriale. L’origine de cette idée vient uniquement des rêves qu’on fait quelquefois pendant la nuit, et qui cessent quand on s’éveille le matin. Quant au nom de Jacob changé en celui d’Israël, il est à remarquer que ce nom est celui d’un ange chaldéen. Philon, juif très savant, nous dit que ce nom chaldéen signifie voyant dieu , et non pas fort contre dieu . Ce nom de fort contre dieu semblerait ne convenir qu’à un mauvais ange. Il est surprenant que Jacob, frappé à la cuisse, et cette cuisse étant desséchée, ait encor assez de force pour lutter contre Dieu, et pour lui dire : je ne te lâcherai point que tu ne m’ayes béni. Tout cela est inexplicable par nos faibles connaissances. (Note de Voltaire.)
  132. Maimonide fut le premier qui remarqua les contradictions résultantes de cette avanture de Dina. Il crut que cette fille avait été mariée au même Job, à cet arabe iduméen, dont nous avons le livre, qui est le plus ancien monument de nos antiquités. Depuis ce temps, Aben-Esra, et ensuite Alphonse évêque d’Avila, dans son commentaire sur la genese, le cardinal Caiétan, presque tous les nouveaux commentateurs, et sur tout Astruc, ont prouvé, par la maniere dont les livres saints sont disposés, qu’en suivant l’ordre chronologique Dina ne pouvait tout au plus être âgée que de six ans quand le prince Sichem fut si éperdument amoureux d’elle ; que Siméon ne pouvait avoir qu’onze ans, et son frere Lévi dix, quand ils tuerent eux seuls tous les sichémites ; que par conséquent cette histoire est impossible, si on laisse la genese dans l’ordre où elle est. Une réforme paraitrait donc nécessaire pour laver le peuple de Dieu de l’opprobre éternel dont cette horrible action l’a souillé. Il n’y a personne qui ne souhaite que deux patriarches n’aient pas assassiné tout un peuple, et que les autres patriarches n’aient pas fait un désert d’une ville qui les avait reçus avec tant de bonté. Le crime est si exécrable que Jacob même le condamne expressément. Les savans nient absolument toute cette avanture de Dina et de Sichem. Mais aussi comment nier ce que le saint-esprit a dicté ? Pourra-t-on adopter une partie de l’ancien testament, et rejetter l’autre ? Si l’atrocité horrible des hébreux révolte le lecteur dans l’histoire de Dina ; nous lui verrons commettre d’autres horreurs, qui rendent celle-ci vraisemblable. Dieu, qui conduisit ce peuple, ne le rendit pas impeccable. On sait assez combien il était grossier et barbare. Quel que fut l’âge de Dina et des patriarches enfans de Jacob, le saint-esprit déclare qu’ils mirent à feu et à sang toute une ville où ils avaient été reçus comme freres ; qu’ils massacrerent tout, qu’ils pillerent tout, qu’ils emporterent tout, et que jamais assassins ne furent ni plus perfides, ni plus voleurs, ni plus sanguinaires, ni plus sacrileges. Il faut absolument ou croire cette histoire, ou refuser de croire le reste de la bible. (Note de Voltaire)
  133. plusieurs critiques ont remarqué avec étonnement et avec douleur que le dieu de Jacob ne marque ici aucun ressentiment du massacre des sichémites, lui qui menaça de punir sept fois celui qui tuerait Caïn, et soixante et dix fois sept fois ceux qui tueraient Lamech. On ne dit point quels étaient ces dieux étrangers que ses domestiques avaient amenés de Mésopotamie : on croit qu’ils étaient les mêmes que les théraphim de Rachel. Dieu bénit encor Jacob, et lui promet que des rois sortiront de ses reins. Des critiques ont supposé que Dieu seul étant le roi des hébreux, Moyse, qui était le lieutenant de Dieu, ne pouvait regarder comme une bénédiction la promesse de faire sortir des rois des reins de Jacob, attendu que lorsque dans la suite les juifs eurent des rois, le prophête Samuël regarda ce changement comme une malédiction, et dit expressément au peuple que c’était trahir Dieu et renoncer à lui que de reconnaître un roi. Delà ces censeurs concluent témérairement, qu’il est impossible que Moyse ait écrit le pentateuque. Nous ne nous arrêterons point à de telles critiques. Seulement nous remarquerons encore que les iduméens, fils d’ésaü, furent toujours plus puissans, plus nombreux, plus riches, que les descendans de Jacob qui furent si souvent esclaves. (Note de Voltaire.)
  134. ce que dit le texte de la ville d’éphrata et du bourg de Bethléem donne encore occasion aux critiques de dire que Moyse n’a pu écrire le pentateuque. Leur raison est que la ville d’éphrata ne reçut ce nom que de Caleb du temps de Josué, et que ni Bethléem, ni Jérusalem n’existaient encore. Bethléem reçut ce nom de la femme de Caleb, qui se nommait éphrata. Cette nouvelle critique est forte : nous y répondons ce que nous avons déjà répondu aux autres. Nous avouons qu’il est étrange que Ruben, le premier des patriarches, prenne précisément le temps de la mort de Rachel pour coucher avec la concubine ou la femme de son pere, sans que la sainte écriture marque son horreur pour ce nouveau crime. Les voies du seigneur ne sont pas les nôtres. La servante Bala, souillée de cet inceste, est la premiere des prostituées dont il soit parlé dans l’écriture : elle est femme de ce même Jacob dont Jesus-Christ lui-même a daigné naître, pour montrer sans doute qu’il lavait tous les péchés. Jacob ne témoigne ici aucune colere de cette abomination. Il attendit l’article de sa mort pour reprocher à Ruben sa turpitude, et le massacre des sichémites à Siméon et à Lévi. On lui fait dire à Ruben en mourant : mon fils premier-né, tu étais ma force, mais la cause de ma douleur : tu t’es répandu comme l’eau : tu ne croîtras point ; parce que tu as monté sur le lit de ton pere, et que tu as maculé sa couche. Et il ajouta : les deux freres Siméon et Lévi ont été des vases belliqueux d’iniquités : que leur fureur soit maudite etc… (Note de Voltaire.)
  135. Il y a ici une erreur évidente de la part du copiste de Voltaire. Dan et Nephtali sont fils de Jacob et de Bala, servante de Rachel (voyez ci-dessus , page 47). Les enfants de Jacob et de Rahel sont Joseph et Benjamin. J’ai respecté le texte qui est dans toutes les éditions que j’ai vues jusqu’à ce jour. Je ne pouvais rien y ajouter; mais j’ai dû indiquer la faute. (B.)
  136. ce passage de l’auteur sacré a enhardi plus qu’aucun autre les critiques à soutenir que Moyse ne pouvait être l’auteur de ce livre : ils ont dit qu’il était de la plus grande évidence que ces mots, avant que les enfans d’Israël eussent un roi, n’ont pu être écrits que sous les rois d’Israël. C’est le sentiment du savant Le Clerc, de plusieurs théologiens de Hollande, d’Angleterre et même du grand Newton. Nous ne pouvons nous empêcher d’avouer que si la bible était un livre ordinaire, écrit par les hommes avec cette scrupuleuse exactitude qu’on exige aujourd’hui, ce passage aurait été tourné autrement. Il est certain que si un auteur moderne avait écrit, voici les rois qui ont regné en Espagne, avant que l’Allemagne eut sept électeurs, tout le monde conviendrait que l’auteur écrivait du temps des électeurs. Le saint esprit ne se regle pas sur de pareilles critiques ; il s’éleve au-dessus des temps et des loix de l’histoire ; il parle par anticipation ; il mêle le présent et le passé avec le futur. En un mot ce livre ne ressemble à aucun autre livre ; et les faits qui y sont contenus ne ressemblent à aucun des autres événemens qui se sont passés sur la terre. (Note de Voltaire.)
  137. Le dictionnaire philosophique, dès sa première éditions (1764), contient un article Joseph. Votez tome XIX, page 507.
  138. le peuple de Dieu n’était alors composé que de quatorze hommes, Isaac, Jacob et ses douze enfans, dans les temps qu’on voyait par-tout de grandes nations. Les peres ont remarqué que c’est la figure du petit nombre des élus. Mais, parmi ces élus, Jacob trompe son pere et son frere, et il vole son beau-pere. Il couche avec ses servantes. Ruben couche avec sa belle-mere. Deux enfans de Jacob égorgent tous les mâles de Sichem. Les autres enfans pillent la ville. Ces mêmes enfans veulent assassiner leur frere Joseph, et ils le vendent pour esclave à des marchands. Cette famille semble bien abominable aux critiques. Mais le révérend pere Don Calmet prouve que Joseph, vendu par ses freres pour vingt pieces d’argent, annonce évidemment Jésus-Christ vendu trente pieces par Judas-Iscariot. Encore une fois, les voies de Dieu ne sont pas nos voies. à l’égard des songes, qui attirerent à Joseph la haine de ses freres, ils ont toujours été regardés comme envoyés du ciel ; et dans toutes les nations il se trouva des charlatans qui les expliquaient. Cette explication des songes est expressément défendue dans le lévitique, chapitre 19 ; et il est dit dans le chapitre 13 du deutéronome : que le songeur de songes doit être mis à mort dans certains cas. Mais pour Joseph, on verra qu’il ne réussit en égypte, et qu’il ne fut le soutien de sa famille, qu’à cause de ses songes. Quant aux marchands ismaëlites, on voit qu’ils fesaient déjà un grand commerce d’aromates et d’esclaves : ce qui marque une extrême population. Les douze enfans d’Ismaël avaient déjà produit un peuple immense ; et les douze enfans de son neveu Jacob paraissent être encore dans la misere, réduits à garder les moutons, malgré les richesses que le sac de la ville de Sichem devait leur avoir procurées. (Note de Voltaire.)
  139. les enfans de Jacob mettent le comble à leur crime, en désolant leur pere par la vue de cette tunique ensanglantée. Jacob s’écrie dans la douleur, j’en mourrai, je descendrai en enfer avec mon fils. Le mot shéol , qui signifie la fosse, le souterrein, la sépulture, a été traduit dans la vulgate par le mot d’enfer, infernum, qui veut dire proprement le tombeau, et non pas le lieu appellé par les égyptiens et par les grecs tartare, Ténare, ades, séjour du Styx et de l’Achéron, lieu où vont les ames après leur mort, royaume de Pluton et de Proserpine, caverne des damnés, champs élizées, etc… il est indubitable que les juifs n’avaient aucune idée d’un pareil enfer, et qu’il n’y a pas un seul mot dans tout le pentateuque qui ait le moindre rapport ou avec l’enfer des anciens, ou avec le nôtre, ou avec l’immortalité de l’ame, ou avec les peines et les récompenses après la mort. Ceux qui ont voulu tirer de ce mot shéol traduit par le mot infernum une induction que notre enfer était connu de l’auteur du pentateuque, ont eu une intention très louable et que nous révérons ; mais c’est au fond une ignorance très grossiere ; et nous ne devons chercher que la vérité. Le cilice, dont se revêt Jacob après avoir déchiré ses vêtemens, a fourni de nouvelles armes aux critiques, qui veulent que le pentateuque n’ait été écrit que dans des siecles très postérieurs. Le cilice était une étoffe de Cilicie ; et la Cilicie n’était pas connue des hébreux avant Esdras. Il y avait deux sortes d’étoffes nommées cilices, l’une très fine et très belle, tissue de poil d’antelop, ou de chevre sauvage, appellée mo dans l’Asie Mineure, d’où nous vient la véritable moëre, à laquelle nous avons substitué une étoffe de soie calendrée. L’autre cilice était une étoffe plus grossiere, faite avec du poil de chevre commune, et qui servit aux paysans et aux moines. Les critiques disent qu’aucune de ces étoffes n’étant connue des premiers juifs, c’est une nouvelle preuve évidente que le pentateuque n’est ni de Moyse, ni d’aucun auteur de ces temps-là. Nous répondons toujours que l’auteur sacré parle par anticipation ; et qu’aucune critique, quelque vraisemblable qu’elle puisse être, ne doit ébranler notre foi. Il leur paraît encore improbable que les rois d’égypte eussent déjà des eunuques. Ce raffinement affreux de volupté et de jalousie est, à la vérité, fort ancien ; mais il suppose de grands royaumes très peuplés et très riches. Il est difficile de concilier cette grande population de l’égypte du temps de Jacob, avec le petit nombre du peuple de Dieu qui ne consistait qu’en quatorze mâles. On a déjà répondu à cette question par le petit nombre des élus. (Note de Voltaire.)
  140. le seigneur a beau défendre à ses patriarches de prendre des filles cananéennes ; ils en prennent souvent. Juda, après la mort de son fils ainé Her, donne la veuve à son second fils Onan, afin qu’Onan lui fasse des enfans qui hériteront du mort. Cette coutume n’était point encore établie dans la race d’Abraham et d’Isaac ; et l’auteur sacré parle par anticipation, comme nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois * Voyez entre autres, page 12.. Les commentateurs prétendent que cette Thamar fut bien maltraitée par ses deux maris ; que Her, le premier, la traitait en sodomite, et que le second ne voulait jamais consommer l’acte du mariage dans le vase convenable, mais répandait sa semence à terre. Le texte ne dit pas positivement que Her traitait sa femme à la maniere des sodomites ; mais il se sert de la même expression qui est employée pour désigner le crime de Sodome. à l’égard du péché d’Onan, il est expressément énoncé. C’est une chose bien singuliere que Thamar, ayant été si maltraitée par les deux enfans de Juda, veuille ensuite coucher avec le pere, sous prétexte, qu’il ne lui a point donné son troisieme fils Séla qui n’était pas encore en âge. Elle prend un voile pour se déguiser en fille de joie. Mais au contraire le voile était et fut toujours le vêtement des honnêtes femmes. Il est vrai que dans les grandes villes, où la débauche est fort connue, les filles de joie vont attendre les passans dans de petites rues, comme à Londres, à Paris, à Rome, à Venise. Mais il n’est pas vraisemblable que le rendez-vous des filles de joie dans le misérable pays de Canaan fût à la campagne dans un chemin fourchu. Il est bien étrange qu’un patriarche couche en plein jour avec une fille de joie sur le grand chemin, et s’expose à être pris sur le fait par tous les passans. Le comble de l’impossibilité est que Juda, étranger dans le Canaan, et n’ayant pas la moindre possession, ordonne qu’on brûle sa belle-fille, dès qu’il sait qu’elle est grosse ; et que sur le champ on prépare un bûcher pour la brûler, comme s’il était le juge et le maître du pays. Cette histoire a quelque rapport à celle de Thyeste, qui, rencontrant sa fille Pélopée, coucha avec elle sans la connaître. Les critiques disent que les juifs écrivirent fort tard, et qu’ils copierent beaucoup d’histoires grecques qui avaient cours dans toute l’Asie-Mineure. Joseph et Philon avouent que les livres juifs n’étaient connus de personne ; et que les livres grecs étaient connus de tout le monde. Quoiqu’il en soit, ce qu’il y a de plus singulier dans l’avanture de Thamar, c’est que notre seigneur Jésus-Christ naquit, dans la suite des temps, de son inceste avec le patriarche Juda. ce n’est pas sans de bonnes raisons (dit le révérend pere Don Calmet) que le st esprit a permis que l’histoire de Thamar, de Rahab, de Ruth, de Betzabé, se trouve mêlée dans la généalogie de Jesus-Christ . (Note de Voltaire.)
  141. cette histoire a beaucoup de rapport à celle de Bellérophon et de Proetus ; à celle de Thésée et d’Hippolyte, et à beaucoup d’autres histoires grecques et asiatiques. Mais ce qui ne ressemble à aucune fable des mythologies prophanes, c’est que Putiphar était eunuque et marié. Il est vrai que dans l’orient il y a quelques eunuques, et même des eunuques noirs, entiérement coupés, qui ont des concubines dans leur harem ; parce que ces malheureux, à qui on a coupé toutes les parties viriles, ont encore des yeux et des mains. Ils achetent des filles, comme on achete des animaux agréables pour mettre dans une ménagerie. Mais il fallait que la magnificence des rois d’égypte fût parvenue à un excès bien rare, pour que les eunuques eussent des serrails, ainsi qu’ils en ont aujourd’hui à Constantinople et à Agra. (Note de Voltaire.)
  142. il se peut que dans des temps très postérieurs le mot eunuque fût devenu un titre d’honneur ; et que les peuples, accoutumés à voir ces hommes, dépouillés des marques de l’homme, parvenus aux plus grandes places pour avoir gardé des femmes, se soient accoutumés enfin à donner le nom d’eunuques aux principaux officiers des rois orientaux : on aura dit l’eunuque du roi, au lieu de dire le grand écuyer, le grand échanson du roi ; mais cela ne peut être arrivé dans des temps voisins du déluge. Il faut donc croire que Putiphar et ces deux officiers, qualifiés eunuques, l’étaient véritablement. (Note de Voltaire.)
  143. l’explication des songes doit être encore plus ancienne que l’usage de châtrer les hommes que les rois admettaient dans l’intérieur de leurs palais. C’est une faiblesse naturelle d’être inquiet d’un songe pénible ; et quiconque manifeste sa faiblesse, trouve bientôt un charlatan qui en abuse. Un songe ne signifie rien ; et si par hazard il signifiait quelque chose, il n’y aurait que Dieu qui le sût et qui pût le révéler. Il est défendu dans le lévitique d’expliquer les songes ; mais le lévitique n’était pas fait du temps de Joseph. On doit croire que Dieu même l’instruisit, puisqu’il dit que Dieu est l’interprete des songes. Ce qui peut embarrasser, c’est qu’il semble ici que le pharaon et ses officiers et Joseph reconnaissent le même dieu. Car, lorsque Joseph leur dit que Dieu envoie les songes et les explique, ils ne repliquent rien ; ils en conviennent. Cependant l’égypte et les enfans de Jacob n’avaient pas la même religion : mais on peut reconnaître le même dieu, et différer dans les dogmes. Les catholiques romains et les catholiques grecs, les luthériens et les calvinistes, les turcs et les persans, ont le même dieu, et ne sont point d’accord ensemble. (Id.)
  144. le pharaon déclare ici deux fois que l’esclave hébreu est inspiré de Dieu : il ne dit pas, de son dieu particulier ; il dit de dieu, en général. Il semble donc ici que, malgré toutes les superstitions qui dominaient, malgré la magie et les sorcelleries auxquelles on croyait, le dieu universel était reconnu à Memphis comme dans la famille d’Abraham, du moins au temps de Joseph. Mais comment savoir ce que croyaient des égyptiens ? Ils ne le savaient pas eux-mêmes. On fait une autre question moins importante. On demande comment sept épis de bled en purent manger sept autres. Nous n’entreprenons point d’expliquer ce repas. (Note de Voltaire.)
  145. ceci est singulier. Joseph, petit-fils d’Abraham, épouse Azeneth, fille de la femme d’un eunuque qui l’avait mis dans les fers ! Quel était le pere d’Azeneth ? Ce n’était pas l’eunuque Putiphar. L’alcoran, au sura Joseph, conte d’après d’anciens auteurs juifs, que cette Azeneth était un enfant au berceau lorsque la femme de Putiphar accusa Joseph de l’avoir voulu violer. Un domestique de la maison dit qu’il fallait s’en rapporter à cet enfant qui ne pouvait encore parler : l’enfant parla. écoutez, dit-elle à Putiphar ; si ma mere a déchiré le manteau de Joseph par devant, c’est une preuve que Joseph voulait la prendre à force ; mais si ma mere a pris et déchiré le manteau par derriere, c’est une preuve qu’elle courait après lui. (Note de Voltaire.)
  146. les critiques assurent qu’il n’y avait point encore d’hôtelleries dans ce temps-là. Ils ajoutent cette objection à tant d’autres, pour faire voir que Moyse n’a pu être l’auteur de la genese. Il est vrai que nous ne connaissons point d’hôtelleries chez les grecs, et qu’il n’y en eut point chez les premiers romains. On conjecture que l’usage des hôtelleries était aussi inconnu chez les égyptiens que dans la Palestine. Mais on n’en a pas de preuves certaines. Il n’est pas impossible que des marchands arabes eussent établi quelques hangards, quelques cabanes, comme depuis on a établi des caravanserails. Il est même vraisemblable que des rois d’égypte, qui avaient bâti des pyramides, n’avaient pas négligé de construire quelques édifices en faveur du négoce. (id.)
  147. on dit que si les patriarches chargerent leurs ânes, il est à croire qu’ils marcherent à pied depuis le Canaan jusqu’à Memphis : ce qui fait un chemin d’environ cent lieues. On infere delà qu’ils étaient fort pauvres, ne possédant aucun domaine considérable, et ne vivant que comme des arabes du désert, voyageant sans cesse, et plantant leurs tentes où ils pouvaient. Cependant le pillage de Sichem devait les avoir enrichis. La seule difficulté est de savoir comment Jacob et ses onze enfans avaient pu être soufferts dans un pays où ils avaient commis une action si horrible, et où toutes les hordes cananéennes devaient se réunir pour les exterminer. Au reste si la famine forçait les enfans d’Israël d’aller à Memphis, tous les cananéens, qui manquaient de bled, devaient y aller aussi. (Note de Voltaire.)
  148. les égyptiens avaient en horreur tous les étrangers, et se croyaient souillés s’ils mangeaient avec eux. Les juifs prirent d’eux cette coutume inhospitaliere et barbare. L’église grecque a imité en cela les juifs, au point qu’avant Pierre Le Grand il n’y avait pas un russe parmi le peuple qui eût voulu manger avec un luthérien, ou avec un homme de la communion romaine. Aussi nous voyons que Joseph en qualité d’égyptien fit manger ses freres à une autre table que la sienne ; il leur parlait même par interprete. La différence du culte, en ne reconnaissant qu’un même dieu, paraît ici évidemment. On immole des victimes dans la maison même du premier ministre, et on les sert sur table. Cependant il n’est jamais question ni d’Isis, ni d’Osiris, ni d’aucun animal consacré. Il est bien étrange que l’auteur hébreu de l’histoire hébraïque, ayant été élevé dans les sciences des égyptiens, semble ignorer entiérement leur culte. C’est encore une des raisons qui ont fait croire à plusieurs savans que Mosé, ou Moyse, ne peut être l’auteur du pentateuque. (id.)
  149. quoiqu’en dise Grotius, il est clair que le texte donne ici Joseph pour un magicien : il devinait l’avenir en regardant dans sa tasse. C’est une très ancienne superstition, très commune chez les chaldéens et chez les égyptiens : elle s’est même conservée jusqu’à nos jours. Nous avons vu plusieurs charlatans et plusieurs femmes employer ce ridicule sortilege. Boyer Bandot, dans la régence du duc d’Orléans, mit cette sottise à la mode : cela s’appellait lire dans le verre. On prenait un petit garçon ou une petite fille, qui pour quelque argent voyait dans ce verre plein d’eau tout ce qu’on voulait voir. Il n’y a pas là grande finesse. Les tours les plus grossiers suffisent pour tromper les hommes, qui aiment toujours à être trompés. Les tours et les impostures des convulsionnaires n’ont pas été plus adroits ; et cependant on sait quelle prodigieuse vogue ils ont eue longtemps. Il faut que la charlatanerie soit bien naturelle, puisqu’on a trouvé en Amérique et jusques chez les negres de l’Afrique ces mêmes extravagances, dont notre ancien continent a toujours été rempli. Il est très vraisemblable que si Joseph fut vendu par ses freres en égypte, étant encor enfant, il prit toutes les coutumes et toutes les superstitions de l’égypte, ainsi qu’il en apprit la langue. (Note de Voltaire.)
  150. ce morceau d’histoire a toujours passé pour un des plus beaux de l’antiquité. Nous n’avons rien dans Homere de si touchant. C’est la premiere de toutes les reconnaissances dans quelque langue que ce puisse être. Il n’y a gueres de théâtre en Europe où cette histoire n’ait été représentée. La moins mauvaise de toutes les tragédies qu’on ait faites sur ce sujet intéressant, est, dit-on, celle de l’abbé Genest, jouée sur le théâtre de Paris en 1711. Il y en a eu une autre depuis par un jésuite, nommé Arthus, imprimée en 1749 ; elle est intitulée : la reconnaissance de Joseph, ou Benjamin, tragédie chrétienne en trois actes en vers, qui peut se représenter dans tous les colleges, communautés et maisons bourgeoises . Il est singulier que l’auteur ait appellé tragédie chrétienne une piece dont le sujet est d’un siecle si antérieur à Jesus-Christ*. Presque tous les romans que nous avons eus, soit anciens, soit modernes, et une infinité d’ouvrages dramatiques, ont été fondés sur des reconnaissances. Rien n’est plus naïf que celle de Joseph et de ses freres. Les critiques y reprennent quelques répétitions : ils trouvent mauvais que les onze patriarches, étant venus deux fois de suite de la part de Jacob, Joseph leur demande si son pere vit encore. Cette censure peut paraître outrée, comme le sont presque toutes les censures. La piété filiale peut faire dire à Joseph plus d’une fois : mon pere est-il encore en vie ? Ne reverrai-je pas mon pere ? (Note de Voltaire) *L’Omasis, ou Joseph en Egyte, tragédie de M. Baour-Lormain, est de 1807.
  151. il est étonnant que le pharaon dise : je donnerai à ces étrangers tous les biens de l’égypte. Mr Boulanger soupçonne que toute cette histoire de Joseph ne fut insérée dans le canon juif que du temps de Ptolémée-Evergete. En effet, ce fut sous ce roi Ptolémée qu’il y eut un Joseph fermier-général. Boulanger imagine que le roi de Syrie, Antiochus le grand, ayant fait brûler tous les livres en Judée, et les samaritains ayant abjuré la secte juive, on ne traduisit un exemplaire de l’ancien testament en grec que longtemps après, et non pas sous Ptolémée-Philadelphe ; qu’on inséra l’histoire du patriarche Joseph dans l’exemplaire hébreu et dans la traduction ; qu’alors les samaritains, redevenus demi-juifs, l’insérerent dans leur pentateuque. Cette conjecture téméraire paraît destituée de tout fondement. (id.)
  152. les mêmes critiques, dont nous avons tant parlé, prétendent qu’il y a ici une contradiction, et que Dieu n’a pas pu dire à Jacob : je te ramenerai ; puisque Jacob et tous ses enfans moururent en égypte. On répond à cela que Dieu le ramena après sa mort. C’était une tradition chez les juifs que Moyse, en partant de l’égypte, avait trouvé le tombeau de Joseph, et l’avait porté sur ses épaules. Cette tradition se trouve encore dans le livre hébreu, intitulé de la vie et de la mort de Moyse . Traduit en latin par le savant Gaulmin. (Note de Voltaire)
  153. les critiques ne cessent de dire qu’il n’y a pas de raison à conseiller à des étrangers de s’avouer pour pasteurs, parce que dans le pays on déteste les pasteurs ; et qu’il fallait au contraire leur dire : gardez-vous bien de laisser soupçonner que vous soyez d’un métier qu’on a ici en exécration. Si une colonie de juifs venait se présenter pour s’établir en Espagne, on lui dirait sans doute : gardez-vous bien d’avouer que vous êtes juifs, et sur-tout que vous avez de l’argent : car l’inquisition vous ferait brûler pour avoir votre argent. On demande ensuite pourquoi les égyptiens détestaient une classe aussi utile que celle des pasteurs ? C’est qu’en effet on prétend que les arabes-bédouins, dont les juifs étaient évidemment une colonie, et qui viennent encore tous les ans faire paître leurs moutons en égypte, avaient autrefois conquis une partie de ce pays. Ce sont eux qu’on nomme les rois pasteurs  ; et que Manethon dit avoir régné cinq-cents ans dans le delta. On a cru même que cette irruption des voleurs de l’Arabie pétrée et de l’Arabie déserte, dont les juifs étaient descendus, avait été faite plus de cent ans avant la naissance d’Abraham. Cette chronologie ne cadreroit pas avec celle de la bible, et ce serait une nouvelle difficulté à éclaircir. Il faudrait que ces pasteurs eussent régné en égypte avant le temps où nous plaçons le déluge universel. La genese compte la naissance d’Abraham de l’année deux-mille du monde, selon la vulgate. Jacob arrive en égypte l’an deux-mille deux-cents quatre-vingts, ou environ. Si les arabes s’emparerent de l’égypte cent ans avant la naissance d’Abraham, ils avaient donc regné environ 380 ans. Or ils furent les maîtres de l’égypte cinq-cents ans ; donc ils regnerent encore cent-vingt ans depuis l’arrivée de Jacob. Donc, loin de détester les pasteurs, les maîtres de l’égypte devaient au contraire les chérir, puisqu’ils étaient pasteurs eux-mêmes. Il n’est gueres possible de débrouiller ce chaos de l’ancienne chronologie. (id.)
  154. ce roi, qui offre l’intendance de ses troupeaux, semble marquer qu’il était de la race des rois-pasteurs : c’est ce qui augmente encore les difficultés que nous avons à résoudre ; car si ce roi a des troupeaux, et si tout son peuple en a aussi, comme il est dit après, il n’est pas possible qu’on détestât ceux qui en avaient soin. (Note de Voltaire)
  155. cette réponse, qu’on met dans la bouche de Jacob, est d’une triste vérité ; elle est commune à tous les hommes. La vulgate dit : mes années ont été courtes et mauvaises. Presque tout le monde en peut dire autant ; et il n’y a peut-être point de passage, dans aucun auteur, plus capable de nous faire rentrer en nous-mêmes avec amertume. Si on veut bien y faire réflexion, on verra que tous les pharaons du monde, et tous les jacob, et tous les joseph, et tous ceux qui ont des bleds et des troupeaux, et surtout ceux qui n’en ont pas, ont des années très malheureuses, dans lesquelles on goûte à peine quelques momens de consolation et de vrais plaisirs. (id.)
  156. ceci fait bien voir la vérité de ce que nous venons de dire, que les hommes menent une vie dure et malheureuse dans les plus beaux pays de la terre. Mais aussi les égyptiens paraissent peu avisés de se défaire de leurs troupeaux pour avoir du blé. Ils pouvaient se nourir de leurs troupeaux et des légumes qu’ils auraient semés ; et en vendant leurs troupeaux, ils n’avaient plus de quoi jamais labourer la terre. Joseph semble un très mauvais ministre, à ce que disent les critiques, ou plutôt un tyran ridicule et extravagant, de mettre toute l’égypte dans l’impossibilité de semer du bled. Ce qui est plus surprenant, c’est que l’auteur ne dit pas un mot de l’inondation périodique du Nil ; et il ne donne aucune raison pour laquelle Joseph empêcha qu’on ne semât et qu’on ne labourât la terre. C’est ce qui a porté les Lords Herbert et Bolingbrocke, les savants Freret et Boulanger, à supposer témérairement que toute l’histoire de Joseph ne peut être qu’un roman : il n’est pas possible, disent-ils, que le Nil ne se soit pas débordé pendant sept années de suite. Tout ce pays aurait changé de face pour jamais ; il aurait fallu que les cataractes du Nil eussent été bouchées, et alors toute l’éthiopie n’aurait été qu’un vaste marais. Ou si les pluies qui tombent réguliérement chaque année dans la zone torride avaient cessé pendant sept années, l’intérieur de l’Afrique seroit devenu inhabitable. Nous répondons que les pluies cesserent tout aussi aisément, qu’élie ordonna depuis qu’il n’y aurait pendant sept ans ni rosée, et que l’un n’est pas plus difficile que l’autre. (Note de Voltaire.)
  157. c’est ici que les critiques s’élevent avec plus de hardiesse. Quoi ! (disent-ils) ce bon ministre Joseph rend toute une nation esclave. Il vend au roi toutes les personnes et toutes les terres du royaume. C’est une action aussi infame et aussi punissable que celle de ses freres qui égorgerent tous les sichémites. Il n’y a point d’exemple dans l’histoire du monde, d’une pareille conduite d’un ministre d’état. Un ministre, qui proposerait une telle loi en Angleterre, porterait bientôt sa tête sur un échafaud. Heureusement une histoire si atroce n’est qu’une fiction. Il y a trop d’absurdité à s’emparer de tous les bestiaux, lorsque la terre ne produisait point d’herbe pour les nourrir. Et si elle avait produit de l’herbe, elle aurait pu produire aussi du bled. Car, de deux choses l’une : le terrein de l’égypte étant de sable, les inondations régulieres du Nil peuvent seules faire produire de l’herbe ; ou bien ces inondations manquant pendant sept années, tous les bestiaux doivent avoir péri. De plus on n’était alors qu’à la quatrieme année de la stérilité prétendue. à quoi aurait servi de donner au peuple des semailles pour ne rien produire pendant trois autres années ? Ces sept années de stérilité (ajoutent-ils) sont donc la fable la plus incroyable que l’imagination orientale ait jamais inventée. Il semble que l’auteur ait tiré ce conte de quelques prêtres d’égypte. Ils sont les seuls que Joseph ménage : leurs terres sont libres, quand la nation est esclave, et ils sont encore nourris aux dépens de cette malheureuse nation. Il faut que les commentateurs d’une telle fable soient aussi absurdes et aussi lâches que son auteur. C’est ainsi que s’explique mot-à-mot un de ces téméraires. Un seul mot peut les confondre. L’auteur était inspiré ; et l’église entiere, après un mûr examen, a reçu ce livre comme sacré. (Note de Voltaire.)
  158. on voit par-là que les embaumemens, si fameux dans l’égypte, étaient en usage depuis très longtemps. La plupart des drogues qui servaient à embaumer les morts ne croissent point en égypte : il fallait les acheter des arabes, qui les allaient chercher aux Indes à dos de chameau, et qui revenaient par l’isthme de Suez les vendre en égypte pour du bled. Hérodote et Diodore rapportent qu’il y avait trois sortes d’embaumemens, et que la plus chere coutait un talent d’égypte, évalué il y a plus de cent ans à deux-mille six-cents quatre-vingts-huit livres de France, et qui par conséquent en vaudrait aujourd’hui à-peu-près le double. On ne rendait pas cet honneur au pauvre peuple. Avec quoi l’aurait-il payé ? Sur-tout dans ce temps de famine ? Les rois et les grands voulaient triompher de la mort même : ils voulaient que leurs corps durassent éternellement. Il est vraisemblable que les pyramides furent inventées dès que la maniere d’embaumer fut connue. Les rois, les grands, les principaux prêtres, firent d’abord de petites pyramides pour tenir les corps séchement dans un pays couvert d’eau et de boue pendant quatre mois de l’année. La superstition y eut encore autant de part que l’orgueil. Les égyptiens croyaient qu’ils avaient une ame, et que cette ame reviendrait animer leur corps au bout de trois mille ans, comme nous l’avons déjà dit* *Tome XI, page 65 ; XX, 361, 368 ; XXVIII, 150 ; XXIX, 178. Il fallait donc précieusement conserver les corps des grands seigneurs, afin que leurs ames les retrouvassent ; car pour les ames du peuple on ne s’en embarrasse jamais ; on le fit seulement travailler aux sépulcres de ses maitres. C’est donc pour perpétuer les corps des grands qu’on bâtit ces hautes pyramides qui subsistent encore, et dans lesquelles on a trouvé de nos jours plusieurs momies. Il est de la plus grande vraisemblance que plusieurs pyramides existaient lorsqu’on embauma Jacob ; et il est étonnant que l’auteur n’en parle pas, et qu’il n’en soit jamais fait la moindre mention dans l’écriture. Le seul Flavien Joseph, leur historien, dit que le pharaon fesait travailler les hébreux à bâtir les pyramides. (id.)
  159. non-seulement on déposait les corps dans les pyramides ; mais on les gardait longtemps dans les maisons, enfermés dans des coffres ou cercueils de bois de cedre ; ensuite on les portait dans une pyramide soit petite, soit grande. Les petites ont été détruites par le temps ; les grandes ont résisté. L’auteur de mirabilibus sacrae scripturae dit qu’on dressa une figure de veau sur le coffre où