La Belle sans chemise, éd. 1797

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(p. Frontisp.-156).
La Belle sans chemise, 1797 - Frontispice
La Belle sans chemise, 1797 - Frontispice




AMI LECTEUR,



NE cherche point dans ce petit Ouvrage l’élégance et la beauté du style. C’est un ancien roman devenu très-rare, et qu’il nous eût été facile de faire passer pour nouveau, si nous eussions voulu en changer le titre et en rajeunir le langage : mais nous avons mieux aimé le donner tel qu’il étoit, que d’y rien mettre du nôtre. Tu y trouveras néanmoins une grande variété dans les évènemens, une foule de scènes piquantes, de la naïveté, et (il faut tout dire) quelques passages un peu libres. Pardonne ces petits écarts à l’auteur ; il a eu tout le tems d’en faire pénitence ; pardonne à l’editeur, il a craint par dessus tout de tronquer son modèle. Adieu.





LA BELLE
SANS
CHEMIS
E.





Angélique étoit une de ces belles malheureuses, dont La vanité ridicule d’une mère, qui vouloit paroître jeune à l’âge de cinquante ans, sacrifia l’amoureuse jeunesse aux horreurs d’un cloître, pour ne garder auprès de soi qu’une cadette âgée de dix ans, qu’elle idolâtroit et qu’elle faisoit passer pour son aînée. Lyon, une des plus florissantes villes de France, qui l’avoit vue naître dans un château à une lieue de ses murailles, n’eut pas plutôt découvert en elle des charmes extraordinaires, qu’il lui suscita des adorateurs. Il y avoit à peine un mois que la mère de cette fille avoit pris le petit deuil, l’année depuis la mort de son mari étant expirée, quand, rentrant dans le monde, ses grands biens lui attirèrent encore les yeux de plusieurs prétendans. Un de ceux-ci, qui recherchoit plutôt son bien que sa personne, et dont elle devoit considérer la naissance et la bonne mine, l’ayant flattée un jour d’être encore jeune, elle crut que ce seroit la devenir en effet que d’éloigner d’elle une fille de dix-neuf ans, dont l’âge démentoit les sentimens de ce flatteur intéressé, et dont les charmes naissans effaçoient les restes d’une beauté plâtrée. Cette mère eut d’abord toutes les peines du monde à porter Angélique à la retraite. Cette belle voyoit les compagnies et vivoit depuis quelque tems, que sa mère avoit choisi Lyon pour le lieu ordinaire de sa résidence, dans cette liberté honnête, dans laquelle sont élevées en France la plupart des personnes de qualité.

Quelques promesses avantageuses que cette dame pût faire à sa fille, elle ne pouvoit lui inspirer l’amour de la solitude. Angélique voyoit un cavalier à qui elle faisoit des confidences, qui lui suggéroit bien d’autres sentimens, et qui connoissant que ses inclinations étoient portées au mariage, entretenoit toujours ses feux, et lui répétoit sans cesse qu’il connoissoit assez sa complexion pour croire que, si elle étoit assez folle que de répondre aux désirs de sa mère, elle deviendroit la proie d’un funeste désespoir.

Plus cette mère passionnée trouva de résistance de la part de sa fille, et plus elle s’opiniâtra à la faire résoudre, jusqu’à employer pour la réussite de son dessein, toutes les voies injustes qu’elle crut en devoir faciliter l’exécution. Elle ne se contenta pas un jour de lui donner un soufflet, en la présence de son amant, à l’occasion d’un chat qui avoit fait tomber quelques porcelaines de prix de dessus un cabaret ; elle la traita d’une manière encore plus indigne le lendemain, qu’elle divertissoit toute une illustre compagnie qui honoroit une collation dont elle étoit priée, jusqu’à la faire lever de la table avec la dernière confusion. Cent duretés de cette nature n’étant pas capables de changer le cœur d’Angélique, cette mère déraisonnable s’avisa d’un dernier moyen, qui fut d’aller tenter son confesseur, qu’elle conjura de vouloir engager sa fille à lui obéir et à prendre le voile.

Quoique le jésuite à qui elle s’adressa pour cet effet, nommé le père Stanislas, fût un de ceux de cette société dont la morale est fort commode ; la crainte qu’il eut de perdre une si jolie dévote et une fille spirituelle, dont la jeunesse le sollicitoit agréablement de tems en tems, fit qu’il ne donna pas d’abord dans le sens de cette veuve. Il est vrai qu’il ne la rebuta pas absolument, et qu’il ne se défendit pas de vouloir employer ce qu’il avoit de crédit sur l’esprit d’Angélique pour obtenir son consentement ; mais il lui représenta que cette affaire étoit de la dernière conséquence : qu’elle ne pouvoit recevoir que de Dieu seul la vocation à la vie religieuse, et qu’il seroit le plus criminel de tous les directeurs, s’il la forçoit de se déterminer à un choix qui devoit toujours être libre ; que cependant il feroit tout son possible pour la disposer à embrasser ce genre de vie.

Dès la première fois qu’Angélique alla rendre compte de l’état de sa conscience à ce directeur prévenu, il lui insinua la disposition de sa mère, et lui fit connoître avec tant d’éloquence que la vie religieuse étoit la plus tranquille et le plus sûr moyen d’aller à Dieu, qu’il eût ébranlé sa résolution si le sang de cette jeune fille eût été moins bouillant, et si l’âge, de concert avec la jeunesse, n’eût effacé de son esprit les pieuses impressions qu’il avoit reçues. Tout ce qu’il put obtenir d’elle, fut qu’elle lui viendroit tous les jours rendre visite. En effet, elle venoit voir tous les jours ce bon père, et ce fut par les puissantes exhortations de cet habile homme, jointes aux mauvais traitemens qu’elle éprouvoit de la part de sa mère, que cette jeune fille conçut l’aversion pour le monde, et se résolut de céder à la persécution. Angélique prit donc enfin le parti de la retraite, et alla postuler chez les Ursulines où elle fut reçue au nombre des novices, et fit profession, l’année du noviciat expirée.

Elle n’eut pas plutôt prononcé les vœux que la nécessité lui faisoit faire, qu’elle s’en repentit, ainsi qu’elle me l’a raconté elle-même dans le récit fidèle qu’elle m’a fait de ses aventures. Elle devint la proie d’un chagrin étonnant qui lui faisoit avoir tous les exercices réguliers en horreur, en sorte que toutes les pratiques du cloître lui devinrent un supplice. Sa mère qui fut avertie de l’état pitoyable où une profonde mélancolie l’avoit réduite, alla prier le père Stanislas, auteur de sa vocation, de lui aller donner tous les avis nécessaires à son repos. Ce Père l’entretient tous les jours au parloir, flatte tous ses désirs, et lui promet de faciliter son changement, sur ce qu’elle lui témoignoit de vouloir passer en un autre monastère. En effet, il sollicita puissamment l’Archevêque de donner les mains à sa sortie : mais comme elle eût été scandaleuse et eût tiré à quelque conséquence, ses poursuites furent sans effet ; refus qui l’irrita tellement, qu’il entra dans des sentimens d’aversion pour son prélat, et de pitié sur l’état déplorable de la nouvelle professe.

Quelques droites que fussent d’abord ses intentions et de quelque motif de charité qu’il parût d’abord animé, les larmes d’Angélique le touchèrent enfin ; de sorte qu’il se résolut de la tirer de son esclavage. Il n’étoit pas cependant fort aisé à ce Père de seconder la résolution où étoit cette fille de s’affranchir de sa servitude et de rompre ses fers. Il est vrai qu’il s’étoit acquis une réputation de sainteté ; que les parloirs lui étoient ouverts à toute heure : mais outre que les murs du jardin étoient fort élevés, c’étoit beaucoup oser et exposer sa vie, que d’enlever une fille sur les démarches de laquelle on veilloit fort exactement. À force de méditer, cet hypocrite trouva de sûrs moyens d’exécuter son pernicieux dessein, L’amour qu’il concevoit de jour en jour pour cette aimable religieuse, et qui s’empara fortement de son ame, lui suggéra l’expédient que je dirai.

Angélique, que la mélancolie dévoroit, tomba malade jusqu’à garder le lit. Notre Jésuite fut introduit dans sa chambre pour lui apporter tous les secours nécessaires dans l’extrémité où une fièvre lente l’avoit réduite. Ce fut lorsque la communauté se fut retirée pour laisser lieu à leurs secrets entretiens, qu’Angélique osa témoigner à son directeur, qu’il répondroit devant Dieu, de la violence qui lui avoit été faite ; qu’elle n’avoit jamais eu de véritable vocation, et qu’il étoit obligé en conscience de lui procurer sa première liberté. Ce discours qu’elle accompagnoit de quelques larmes et d’une certaine langueur, auroit eu des charmes pour notre Jésuite, quand elle ne l’auroit pas animé par l’exposition de quelques nudités capables d’allumer des flammes dans le cœur des plus insensibles. Je ne sais pas précisément ce qu’il répliqua à cette pressante et naïve déclaration ; mais il est certain qu’il jura qu’il y étoit sensible, et que si l’assurance de recouvrer sa liberté avoit assez de vertu pour lui rendre sa santé, elle devoit être persuadée qu’il lui prêteroit tous les secours dont il seroit capable, pourvu qu’elle voulût protester qu’elle lui seroit fidelle, et qu’elle le suivroit par-tout où leur bonne fortune les conduiroit. La sœur Angélique ne lui eut pas plutôt fait des protestations d’une inviolable fidélité et le Père plutôt embrassée, et passé à quelqu’autre petite liberté, que le visage de cette belle reprit sa sérénité ordinaire, et qu’elle se porta mieux. Il jugea néanmoins à propos, pour avoir la liberté de la pouvoir entretenir aussi privément dans la suite, qu’elle contrefit la malade ; ce qu’elle exécuta avec assez de vraisemblance pour surprendre la crédulité de ses sœurs.

Il est assez difficile qu’une personne qui est dans une parfaite disposition, feigne une maladie. Aussitôt qu’Angélique parut convalescente, ils furent privés l’un et l’autre de la satisfaction de s’entretenir de leurs communs projets. Elle feignit une rechûte et contrefit la rêveuse ; ce qui donna plus que jamais lieu d’appréhender pour elle. Le directeur fut rappelé, et ce fut après avoir conféré quelque espace de tems, qu’ils arrêtèrent ensemble qu’ils devoient chercher l’occasion favorable à leur évasion.

Sur ces entrefaites, l’Archevêque ayant eu avis, par la voie de quelques faux frères jaloux, que le père Stanislas étoit toujours à l’oreille d’une religieuse qui n’étoit pas si proche de la mort, mais qui au contraire se portoit passablement bien, fit savoir au recteur qu’il désapprouvoit les fréquentes visites du Père ; ce qui fut cause que l’entrée du cloître lui fut absolument interdite. Le Jésuite passionné, qui étoit tout préparé aux défenses qui lui furent faites, avoit prévenu son amante de ce qu’il prévoyoit lui devoir arriver, et l’avoit assurée qu’elle sauroit sa véritable disposition par un billet de sa main, qu’il glisseroit dans un bâton creux, dont S. Pancrace usoit dans ses voyages, qui est une relique fort considérable chez eux, et qu’ils tiennent avoir la vertu de tirer une personne de la langueur qui suit ordinairement les maladies. Angélique ne se plaignant plus que de cette langueur ; ce bâton miraculeux lui fut envoyé, à la sollicitation et par les mains de son directeur, qui y fit entrer ce billet, dont j’ai tiré la copie sur l’original.

Billet du père Stanislas à la sœur Angélique.

Je suis, mon cher enfant, dans de continuelles appréhensions pour vous. Il n’y a point d’heure pendant le jour que je ne pense aux moyens sûrs de vous affranchir, et point de nuit que je ne vous embrasse. Si la grandeur de votre amour répond à l’excès du mien, je ne doute point que vous ne goûtiez quelques doux momens. Dans peu nos plaisirs auront leur consommation. Courage, mon cher cœur ; l’espérance d’un bien certain, a quelque chose de bien doux ; une idée flattée agréablement a de quoi satisfaire. Je l’éprouve à votre sujet, et je souhaiterois vous en pouvoir faire naître une assez chatouilleuse pour vous faire goûter par anticipation la douceur des divertissemens qui nous attendent, et qu’un bon dessein nous prépare. Je ne doute point, si vous m’aimez, que de si sincères déclarations n’ayent plus de force pour le rétablissement de votre santé que ce bâton n’a de vertu pour vous guérir. L’imagination fait souvent plus de miracle que la foi. Cher ange, adieu.

Ce savant directeur avoit raison d’avancer que l’imagination a plus de force qu’un bâton n’a de vertu. Elle fit en effet des miracles ; car la sœur Angélique n’eut pas plutôt fait la lecture de ce billet, qu’elle sortit de sa foiblesse, quoiqu’elle feignit toujours de la langueur. Elle plaça ce bâton opérateur de prodiges à la ruelle de son lit, et passa, dès le même soir qu’elle l’eut reçu, deux heures de tems à lire et à relire le billet, et y fit réponse par la lettre qui suit.

Lettre de la sœur Angélique à son Directeur.


Je ne sais, mon cher Père, si votre bâton miraculeux a fait peur au reste de mes infirmités : mais il est certain que je ne l’eus pas plutôt entre mes mains, que je ressentis du soulagement. Il n’y a point de recette de médecin qui ait mieux opéré que votre Billet ; il me console, me conforte et me flatte du plus solide espoir dont je fus jamais nourrie. Songez à exécuter vos promesses. Je suis prête à tout entreprendre et disposée à vous accorder tout. Il me vient dans l’esprit un dessein que sans doute vous ne désapprouverez pas. Comme, en quelqu’endroit que le sort nous conduise, nous goûterions des plaisirs imparfaits sans argent, je trouverois fort à propos que nous tâchassions d’en faire une bonne somme. Travaillez-y de votre côté ; car du mien, je jette les yeux sur quelque chose de grand prix qui ne sauroit m’échapper. J’aspire à cet heureux moment, que vous assurez devoir vous rendre heureux, avec la même impatience avec laquelle vous désirez de jouir de la fidelle

Angélique.

Notre malade volontaire garda deux jours le bâton, qu’elle remit elle-même entre les mains de son directeur qui le reçut avec le dernier respect, et en tira la lettre ci-dessus, qui lui ouvrit les yeux sur tout ce qui étoit dans la maison, de bonne et facile prise. Il rêva plus de quinze jours aux moyens de faire son coup, pendant l’espace desquels il fut privé de la conversation de sa fille spirituelle. Elle n’étoit pas moins impatiente que lui de recevoir de ses nouvelles, et c’est ce qui la fit prendre le parti de feindre derechef son premier abattement, et faire solliciter le père Stanislas de lui obtenir pour le lendemain encore l’usage du saint bâton. Il n’eut pas de peine d’impétrer cette grace du recteur. Il y fit entrer à son ordinaire le billet qui sert de réponse à sa lettre. Voici son contenu.

Billet du père Stanislas.

Je ne sais quel est l’esprit qui vous inspire : mais je vous avoue que vous imaginez comme moi. Nous ne pourrions jamais réussir sans le secours de quelqu’argent ; nous avons des pierreries pour une somme considérable en dépôt, qui sont tout à fait en ma disposition, et sur lesquelles je mettrai la main, comme j’espère la mettre un jour sur la chose du monde la plus précieuse. Ce sera quand il vous plaira, aimable enfant ; faites-moi seulement savoir le jour et l’heure que vous pourrez faire quelque fortune, et que vous pourrez vous rendre, sans être apperçue, au coin de votre petit jardin, où une échelle que je porterai sera d’intelligence avec nos desseins. Jusqu’à cet heureux moment, belle, adieu.

Cette lettre d’avis combla de joie la pauvre Angélique, qui veilla toute la nuit aux moyens de se conformer aux résolutions de son père amant. Elle jeta les yeux sur quelques petits reliquaires d’or garnis de pierreries, et un voile de calice en broderie, semé de grosses perles orientales qui pouvoient bien faire ensemble la somme de deux mille écus. Comme il lui étoit facile à toute heure de se saisir de ces riches dépouilles, elle écrivit par la voie du bâton au père Stanislas qu’il ne dépendroit que de lui de déterminer le jour de leur fuite. Le bâton ainsi garni de ce beau billet, une dame de la première qualité, proche parente de l’Archevêque, étant tombée malade, et ayant beaucoup de foi à la vertu du bâton, le fit demander. Le sacristain du collège alla le retirer au nom du père Stanislas, et le remit, avec beaucoup de respect, entre les mains de la personne affligée. S’il ne fit aucun effet, peut-être que le billet à qui il servoit de couverture lui déroboit de sa vertu. Cette dame le garda si longtems, que notre Jésuite n’eut pas la satisfaction d’en apprendre la teneur, outre qu’il étoit dans de mortelles appréhensions que son commerce ne fût découvert. Rien ne fut cependant révélé, et le bâton de Saint-Pancrace sert encore peut-être aujourd’hui de fourreau à ce plaisant écrit.

Cette réponse ayant échappé des mains de notre hypocrite, il hasarda d’aller demander au parloir du confessionnal sa fille spirituelle, à qui l’on accorda la liberté de l’aller entretenir sous le voile du sacrement aussi longtems qu’il voulut. Ce fut là qu’ils eurent la commodité de se dire cent choses tendres, de se parler à cœur ouvert, et de conclure qu’ils devoient après leur sortie se retirer à Genève. Mais de peur que de trop fréquens entretiens au confessionnal ne fissent naître quelques soupçons, Angélique avertit le Père de la venir demander au parloir commun trois jours après, où en la présence de la sœur Écoute, elle lui feroit présent d’un Agnus, dans lequel seroit renfermé le billet qui lui marqueroit précisément l’heure qu’elle seroit en état de s’évader. Il ne manqua pas de se rendre à la grille au jour assigné où il reçut des mains de sa fille l’Agnus qu’il n’eut pas plutôt pris, que la sœur qui accompagnoit Angélique, le lui ayant emprunté pour le considérer, eut toutes les peines du monde à le lui rendre, persuadée qu’il étoit plein de reliques, ce qui lui fit changer bien des fois de couleur. Le Père, de retour en sa cellule, décousit l’Agnus, et connut par le billet que le dessein de sa fille étoit de sauter les murs, dès le même soir, environ sur les neuf heures. Il mit ordre à ses affaires en diligence, se nantit de la boîte de joyaux qu’il tenoit en dépôt, sortit furtivement par la porte du collège, et alla trouver un chevalier d’industrie, qu’il savoit lui devoir prêter la main à l’enlèvement de la religieuse, à l’appetit d’une pièce d’argent. Il trouva ce bon dégoûté tout disposé à lui rendre service ; il le vétit d’un de ses habits. Ils burent autant qu’il étoit nécessaire pour n’être pas timides, et se rendirent ensemble à l’heure prescrite vers le coin du petit jardin des Ursulines, d’où ils entendirent tousser la sœur Angélique, qui leur marquoit par ce signal qu’elle étoit là.

La précipitation ne leur ayant pas donné le tems de penser à une échelle de corde, l’adresse du chevalier lui suggéra d’aller chez lui ficher deux douzaines de grands cloux le long d’une grande gaule, à la faveur de laquelle ayant monté jusque sur le mur, il s’y assit, passa cette échelle de nouvelle invention de l’autre côté, par laquelle monta et redescendit notre belle fugitive, qui fut conduite au logis de cet homme de bonne volonté, où elle se dépouilla de ses habits pour se revêtir d’une robe modeste et fort propre à favoriser son évasion. Quoiqu’il soit difficile d’expliquer les transports de joie de l’un et de l’autre ; de celle-ci de se voir libre, et de celui-là de se voir sur le point de jouir des embrassemens de cette aimable fille, il ne se passa cependant ce soir là rien de contraire à l’honnêteté. Ils couchèrent dans des lits séparés, résolus de partir le lendemain du grand matin.

Tout étoit dans le silence, alors que l’hôte, grand fripon de sa profession, alla au lit d’Angélique, s’assit auprès de son oreiller, et lui tint à peu près ce discours. Je ne suis point étonné, Madame, de votre résolution. Je sais que la seule passion d’une mère vaine vous a mise aux fers ; toute la province louera l’action généreuse que vous faites aujourd’hui : mais je suis surpris au dernier point, de voir qu’il semble que vous vouliez vous livrer entre les bras d’un jésuite, d’un prêtre, de votre père spirituel, d’un homme enfin que le malheur accompagnera par-tout. Je ne vous blâme pas d’avoir travaillé à votre affranchissement ; mais il n’y aura pas un homme, quelque libertin qu’il puisse être, qui n’improuve que vous vous abandonniez à la passion d’une personne qui porte un caractère dont il se montre indigne, et qui sans doute ne vous aura pas plutôt abusée, qu’il fera suivre le meurtre à un inceste sacrilège. Si j’étois capable de vous donner quelque bon avis, ce seroit de commettre le soin de votre personne à quelque cavalier, capable de vous rendre par-tout de bons offices, et si je ne craignois de parler par un motif d’intérêt, je vous ferois offre de mon bras, de ma fortune et de tout moi-même. Ce discours que ce rusé accompagnoit et assaisonnoit d’une douceur d’yeux et d’une composition de visage aisée, fit quelqu’impression sur l’esprit d’Angélique. N’ayant jamais aimé et témoigné de retour à la passion du Jésuite que par des raisons d’intérêt et n’étant pas dans la résolution de le suivre long-tems, elle répliqua à cet obligeant cavalier, qu’elle étoit infiniment redevable à la civilité de ses offres ; qu’elle goûtoit ses raisons, et que si elle croyoit mériter son estime, elle se sacrifieroit entière à lui dans un pays où il lui seroit permis de disposer de sa foi et de sa liberté.

Quoiqu’Angélique ne fût pas si fine que ce cavalier étoit adroit, et qu’elle n’eût pas envie de le mener bien loin, elle crut qu’il étoit de la politique, et que son dessein lui suggéroit de se servir de lui dans la présente conjoncture des choses ; c’est ce qui la porta à lui donner sa main et à lui protester que puisqu’elle le voyoit dans la résolution de lui vouloir rendre de bons offices, elle partageroit avec lui ce qu’elle espéroit obtenir des libéralités du Jésuite. Ces amans de nouvelle date se donnèrent donc mutuellement la main et un baiser là-dessus, et ce fut ensuite de cette privauté, que ce cavalier affamé dit à la sœur Angélique, qu’elle devoit bien ménager les choses ; que le Père sans doute avoit de l’argent, et qu’elle devoit tellement feindre de s’attacher à lui, qu’il la rendît la dépositaire de tout son butin, par l’appréhension qu’il ne l’abandonnât dans la suite. Ce qu’ayant promis d’exécuter, elle dit à ce nouveau favori qu’il devoit s’offrir de les venir conduire jusqu’à Chambéry, et que là, ils aviseroient de la manière dont ils se déferoient du Père. Tout ceci bien concerté, l’hôte cavalier se retira après avoir donné quelque liberté à ses mains, qu’Angélique souffrit pour ne pas effaroucher une personne dont elle avoit besoin et qui la pouvoit perdre.

Il n’étoit pas encore cinq heures sonnées, quand notre cavalier éveilla ses hôtes. Il loua des chevaux, on déjeûna et on partit avant la pointe du jour. Jusqu’à Chambéry, tout alla au gré des désirs des uns et des autres. Jamais belle humeur ne fut semblable à celle de notre Jésuite, qui n’étoit occupé que de la pensée des plaisirs qu’il se promettoit dans la jouissance d’Angélique. Mais hélas ! de quoi ne sont pas capables l’intérêt et l’amour ! Dès le même soir qu’ils furent arrivés, le cavalier et notre belle eurent ensemble une conversation secrète, où ils jurèrent la perte du Jésuite. Ce faux ami étoit d’avis que pour la punition de son crime il devoit être livré aux Pères de la Société, et il étoit fort en disposition de lui jouer ce mauvais parti, si Angélique plus compassive n’eût contrarié ce dessein, et n’eût jugé à propos de se contenter de le dépouiller de ce qu’il avoit emporté avec lui. Ce fut pour réussir à petit bruit dans ce dessein, qu’étant couchée dans une même chambre où il y avoit trois lits, elle s’approcha, aussitôt que la chandelle fut éteinte, de celui du Père, le baisa, lui dit cent douceurs, la tête appuyée sur son chevet, lui fit mille protestations de fidélité, et le conjura de vouloir lui donner des gages et des assurances de la sienne. Notre Jésuite, qui ne prévoyoit pas où elle en vouloit venir, lui dit tout ce que la tendresse lui suggéra en ce moment ; et sur ce que feignant de répandre des larmes. par la crainte qu’un jour il ne la laissât seule en proie à son désespoir, elle lui demanda une amitié, il jura par son Dieu qu’elle ne pourroit rien lui demander, qu’il ne lui accordât incontinent. Cette amante contrefaite fit d’abord difficulté de vouloir s’expliquer ouvertement : mais il la sollicita avec tant d’instance de lui ouvrir son cœur, qu’elle lui avoua qu’elle ne seroit point en repos, qu’elle ne fût la dépositaire des vingt mille francs en bijoux qu’elle savoit qu’il portoit avec lui. Cet homme qui croyoit qu’elle en agiroit de bonne foi, ne se fit pas tirer l’oreille. Il tira d’une poche qu’il avoit cousue exprès à son caleçon la boîte en question, et la lui mit entre les mains, comme un gage de son amour et de sa fidélité.

Angélique n’eut pas plutôt tiré ce précieux dépôt de ses mains, qu’elle lui souhaita une bonne nuit, et s’alla remettre au lit. Quoiqu’elle ne fût pas des plus adroites du monde, elle ne laissa pas d’ôter de cette boîte ce qu’il y avoit de plus précieux. Elle n’y laissa que pour environ deux mille francs de pierreries, comme un os qu’elle vouloit jeter à la gueule du cavalier, qu’elle avertit le lendemain, de ce qu’elle avoit fait.

Notre Jésuite, dépouillé d’un trésor sur lequel il fondoit toutes ses espérances, n’abandonnoit que le moins qu’il lui étoit possible celle qui le possédoit. Le cavalier qui s’apperçut qu’il lui tenoit toujours une fidelle, mais incommode compagnie, eut assez de peine à trouver le tems d’entretenir Angélique en particulier. Ils avoient déjà fait trois ou quatre jours de résidence à Chambéry, quand allant entendre de compagnie un célèbre prédicateur, ils se divisèrent dans la foule, de sorte que le cavalier pût cependant prendre place auprès d’Angélique. Ce fut au milieu de cette confusion qu’ils mirent ordre à leurs affaires, et qu’ils conclurent de laisser le Jésuite dès le moment entre deux selles le cul à terre. Tout favorisa leur dessein. Celui-ci qui étoit demeuré derrière, étant obligé de sortir des premiers, et croyant que les autres dussent sortir par la même porte par laquelle ils étoient entrés, fut vilainement trompé dans son attente. Notre cavalier et sœur Angélique sortirent par un autre endroit, et se dérobèrent en peu de tems à la vue et aux poursuites du Jésuite dupé.

Je laisse à juger de l’étonnement de ce misérable qui attendit vainement nos gens à l’auberge, où il avoit à peine de quoi payer son souper. Quelque extrême qu’ils jugèrent son désespoir, ils n’eurent point assez de charité pour aller le consoler dans cette extrémité ; ils le laissèrent en proie à de cruels repentirs, et je crois qu’il y a peu d’esprit fort, qui ne perde quelque chose de son égalité, dans une rencontre si mortifiante. Mais suivons Angélique et notre faux ami jusqu’aux portes de Genève, où il se passa entre eux quelque chose digne d’être raconté.

Ce cavalier, pendant le reste de la route de Chambéry à Genève, n’entretint Angélique que de l’excès de sa passion. Il ne se rencontra sur le chemin aucun cabaret et aucun lieu commode où ils ne missent pied à terre, et où il ne la priât de vouloir seconder ses feux. Elle, toujours de résister de lui donner de bonnes paroles, et de lui promettre de lui accorder tout à Genève, et de lui faire enfin comprendre qu’elle n’étoit dans la résolution de s’abandonner à lui qu’après que le magistrat et l’Église auroient autorisé leur union.

Comme les désirs s’irritent par la résistance, plus Angélique se défendoit de répondre à l’impureté de ses désirs, plus il la sollicitoit de lui accorder la dernière faveur. Il en vint même jusqu’à un point d’insolence, que de la vouloir forcer, en passant par un petit bois où ils avoient mis pied à terre pour prendre un moment le frais. Angélique s’imaginant avec quelque fondement qu’il ne l’inquiétoit de la sorte que pour tirer d’elle quelqu’argent, lui proposa, en cas qu’il voulût se donner la peine de la conduire jusqu’à Genève, la moitié des pierreries dont elle avoit dépouillé le Jésuite. À cette proposition, notre chevalier d’industrie ouvrit les oreilles, et accepta l’offre mais comme il appréhendoit de n’être pas si absolu sur cette fille lorsqu’elle se seroit jetée entre les bras des magistrats de cette ville, qu’il étoit son maître en campagne, ils ne furent pas plutôt arrivés au bourg nommé la Roche, distant de deux lieues de Genève, qu’il feignit de vouloir se séparer d’elle sous prétexte que ses affaires ne lui permettoient pas d’être plus long-tems absent de chez lui. Angélique reçut cette déclaration avec une tristesse apparente et lui mit entre les mains la boîte qui contenoit encore bien la valeur de deux mille francs en joyaux, après en avoir tiré une bague seulement du prix de trente pistoles, qu’elle dit lui devoir servir pour se procurer quelque établissement. Notre cavalier ainsi nanti, et qui ne se persuadoit pas que cette fille eût été assez artificieuse pour lui cacher rien de ce qu’elle pouvoit posséder, la remercia fort civilement, et la conjura de vouloir passer en ce village deux ou trois jours avec lui, parce qu’il lui étoit extrêmement sensible de se séparer d’elle. Elle y consentit comme par force, se défiant toujours des offices d’un si perfide ami. Mais hélas ! que cette résidence lui coûta de larmes ! Cet homme devint plus passionné que jamais. Il la pressa vivement et ne lui donna aucun repos, jusqu’à ce qu’elle lui accordât quelques libertés qu’elle croyoit devoir amortir ses feux. Mais ce moyen lui fut préjudiciable. Son feu s’alluma, ses flammes s’accrurent, et ce fut pour chercher un prompt remède à un mal aussi impatient qu’étoit le sien, qu’il s’emporta jusqu’à la menacer de la livrer à la justice du bras séculier, comme apostate et ayant commis de sacrilèges larcins, si elle se défendoit plus long-tems. Si jamais fille se vit embarrassée, ce fut Angélique. Il ne dépendoit que de ce traître de la perdre. Elle se seroit sans doute rendue à ses désirs lascifs, si un reste de pudeur qui étoit forte dans une fille de son âge et nouvellement sortie d’une école de chasteté, n’eût prévalu et n’eût opposé un torrent de larmes aux souhaits de cet enragé.

Dieu permit cependant que ce furieux lui donnât quelque trève, et que sa passion fût moindre que sa compassion. Il prit de l’amour pour une jeune paysanne, servante du cabaret où ils étoient logés, qui, selon toutes les apparences, n’étoit plus novice en matière de badinage. Cette fille qui n’étoit point laide, et qui lui permettoit tout à l’appétit de quelqu’argent, ne lui fit pas oublier absolument les charmes d’Angélique ; elle ne fit que les lui dérober quelques jours. Il n’eut pas plutôt pris une fois ou deux ses plaisirs avec cette fille de chasteté moyenne, qu’il ne l’aima plus avec tant d’ardeur, et qu’il souhaita plus que jamais les embrassemens d’Angélique, à qui il ne donnoit aucun repos Il est vrai qu’il la sollicita en vain, et qu’elle lui déclara en un mot, qu’elle préféreroit d’être livrée à la violence dont il la menaçoit. Ce fut après l’avoir tentée inutilement par toutes les voies de douceur et de rudesse, qu’il s’avisa d’un plaisant moyen de satisfaire sa passion sur Angélique, sans en obtenir la dernière faveur. Voici le récit de l’aventure.

Notre amoureux vint trouver sur le soir Angélique, lui dit d’un air fort triste qu’il ressentoit le dernier déplaisir de se voir obligé par la nécessité de ses affaires qui le rappeloient, de quitter en elle la personne du monde pour laquelle il avoit le plus d’amour et d’estime. Il but avec elle et ne la vit pas plutôt en belle humeur, qu’il lui demanda si elle n’étoit pas résolue de lui accorder pour la dernière fois tout ce qui étoit du badinage amoureux, pourvu qu’il ne passât point à la dernière chose. L’habitude qu’ils avoient de folâtrer ensemble ne lui permettant pas de ne pas entendre à une proposition qui ne l’engageoit tout au plus qu’à quelque chose de plus libre que par le passé, elle lui jura qu’elle lui accorderoit, quoniam bonus réservé, l’usage de tout le reste. Dès qu’elle lui eut donné sa parole, cet homme voluptueux appela la servante, lui mit de l’argent dans la main, la renversa sur le lit, fit coucher auprès d’elle Angélique, obligea celle-ci de lui ouvrir son sein, leva la jupe et la chemise de l’une et de l’autre, et s’étant couché un peu de travers sur la servante, ayant placé une de ses mains sur les tétons d’Angélique, et l’autre sur… et appliqué sa bouche sur la sienne, il jouit de l’une et embrassa l’autre avec autant de plaisir et de sentiment, que si tout le mystérieux commerce se fût passé entre Angélique et lui.

Cette nouvelle manière de goûter les plaisirs amoureux lui semblant extrêmement chatouilleuse, il retourna plus d’une fois à la charge, et fit dans ce moment ressentir à la fille des douceurs si approchantes de celles qu’il goûtoit, qu’il est hors de doute, quoiqu’elle ne me l’ait jamais voulu avouer, qu’elle n’exhalât en ce moment quelques tendres soupirs. Ils recommencèrent le lendemain le même branle, et ce fut après s’être rassasié et comme soûlé dans de si délicieux ébats, que notre cavalier ayant mis Angélique dans une commodité et s’étant recommandé à ses bonnes graces, reprit la route de Lyon par un autre chemin que celui par lequel il étoit venu, pour éviter la rencontre du Jésuite dévalisé.

Angélique étant arrivée à Genève fort abattue et chagrine de se voir ainsi seule et comme perdue, dans un pays où elle n’avoit ni habitude ni connoissance, s’arma contre la foiblesse de son sexe et s’abandonna à son bon dessein. L’Aigle d’or fut l’hôtellerie où elle mit pied à terre. Elle y prit une chambre particulière, où elle se fit servir à manger seule plus de huit jours, au bout duquel tems, elle prit une fille de chambre qui lui servoit de compagne.

Comme cette hôtellerie est une des plus considérables de la ville, elle est l’abord de la plupart des personnes de qualité. Une espèce, de filou de conséquence, Italien de nation, ayant appris qu’il y avoit en cette maison, depuis quelque tems, une étrangère extrêmement belle, et qui faisoit belle figure, feignant d’arriver de Malte, alla loger au même endroit. Comme il ne sortoit que rarement, il fut bien difficile qu’Angélique à quelqu’heure évitât sa rencontre. Un jour qu’ils se trouvèrent allant l’un et l’autre au même lieu pour quelque nécessité, Angélique, confuse, voulant s’en retourner avec précipitation, fut arrêtée par cet Italien, qui la complimenta si à propos, qu’ils se lièrent dès lors du nœud d’une amitié secrète, qui coûtera bien cher à cette pauvre fille. L’Italien qui passoit par toute la ville pour un chevalier de Malte qui s’étoit rendu à Genève pour embrasser la religion réformée, fit demander à mademoiselle Angélique qui se faisoit nommer la baronne de Fare, dès le même soir, si elle agréroit sa visite. Notre baronne, que l’honnêteté apparente de l’Italien avoit charmée, l’admit volontiers en sa chambre. Après les complimens ordinaires, il l’entretint des raisons de son séjour à Genève, et elle l’instruisit des motifs qui l’y avoient attirée, qui se rencontrèrent les mêmes. Ils contractèrent donc connoissance ensemble, et ces mêmes desseins, qui les avoient conduits-là, sembloient les devoir joindre d’une liaison intime. La première conversation qu’ils eurent ne passa pas plus avant, mais elle les disposa à quelques entretiens plus familiers. Cet Italien qui prenoit la qualité de chevalier de Malte, étoit un moine défroqué, sorti nouvellement des prisons de Milan, ainsi qu’elle le sut depuis, qui s’étoit signalé par toute la France, l’Allemagne et l’Italie par ses friponneries insignes, et la différence des qualités qu’il prenoit. Étant jeune, tout-à-fait bien fait de sa personne, et fort insinuant, il surprit les inclinations de la baronne qui commença à lui faire des demi-confidences. Leurs fréquentes communications engendrèrent une grande familiarité entr’eux, qui dégénéra enfin en privauté. Il est vrai qu’elle n’alloit pas jusqu’à l’abandonnement et la jouissance : mais comme il est difficile que deux jeunes cœurs ne s’allument l’un l’autre, particulièrement lorsque le badinage est de la partie, notre chevalier passa dans la suite jusqu’à des libertés qui engagèrent fort celle de la baronne. En effet, elle ne lui eut pas plutôt fait montre d’une partie de ses bijoux dont elle se para, comme de fil de perle, de pendans d’oreilles, d’un poinçon, de nœuds, de diamans et de bagues, qu’il lui fit des propositions de mariage. Cette fille aveugle, qui n’avoit aucune expérience du monde, croyant faire une bonne fortune, en entrant dans l’alliance de ce cavalier, qu’elle croyoit devoir être considéré dans toutes les Cours, pour sa qualité, sa bonne grace et son esprit, l’écouta assez favorablement. Mais comme il leur eut été malséant de se marier avant que d’avoir embrassé une religion qui rend les unions entre semblables personnes, légitimes, leur amour réciproque croissant de jour en jour, ils prirent le parti de s’aller faire instruire des principes de la religion protestante.

Quelque peu versée que la baronne fût dans la doctrine de Genève, elle agissoit de bonne foi lorsqu’elle fit son abjuration entre les mains des ministres de l’église de Saint-Pierre : mais l’Italien étoit un hypocrite, et du tempérament de la plupart des moines qui jettent le froc aux orties, et que la luxure, une vanité mondaine et l’amour des femmes tirent du cloître. Il renonçoit aux erreurs de l’église Romaine plutôt de bouche que de cœur, l’intérêt seul le portant à cette action ; et les desseins pernicieux qu’il avoit sur la baronne, donnoient le branle à ses résolutions.

Ils furent reçus l’un et l’autre en présence de toute l’assemblée des fidèles, et reconnus comme membres de l’Église, avec l’applaudissement de toute la ville. Cette action célébrée, ils retournèrent au logis, où ils vécurent encore quelque tems sans se parler d’amour que des yeux. L’Italien, dont la bourse s’épuisoit de jour en jour, tant par la dépense qu’il faisoit, les habits magnifiques qu’il achetoit, que par les petits présens dont il tâchoit d’engager le cœur de la baronne, crut, un jour qu’il la vit en belle humeur, qu’il étoit tems de lui ouvrir son cœur. Il lui en découvrit la disposition si pathétiquement, qu’il la porta à tout ce qu’il voulut. Elle lui déclara une partie de ses nippes et de ses bijoux, lui dit que c’étoit tout ce qu’il devoit attendre d’elle ; qu’elle n’avoit rien à espérer de ses parens, et ajouta que, s’il étoit content d’une somme de dix mille francs, le prix de ses joyaux, à la vente desquels elle consentoit, pouvoit bien monter jusque-là, et qu’il pourroit disposer du tout ainsi qu’il le jugeroit à propos.

Ce butin assez considérable pour un chevalier d’industrie, lui fit ouvrir les oreilles. Il fit à sa maîtresse mille protestations d’amitié ; lui dit qu’il ne recherchoit que sa personne, et l’assura qu’avec les talens dont il remercioit le ciel de l’avoir partagé, si elle vouloit vivre avec lui en une bonne intelligence, dix mille francs bien ménagés étoient capables de leur faire faire une fortune considérable.

Le malheureux dessein qu’il méditoit en lui-même d’enlever quelque jour toutes ces nippes précieuses et en petit volume, fit qu’il ne lui parla point alors de se défaire de ses joyaux. Ils consentirent de passer par les cérémonies accoutumées, et de faire publier leurs annonces par trois dimanches consécutifs. Notre chevalier ne sollicita point la baronne que la seconde n’eût été lue, car alors il la pressa si vivement, sous prétexte que le consentement seul étoit de l’essence du mariage, et que le reste n’étoit que politique, qu’elle s’abandonna à lui dès ce jour-là.

Comme ils n’avoient plus qu’un lit, ils ne firent plus qu’une table, et la baronne, qui ne se défioit point de ce qui lui arriva, consentit à ce que son accordé fît venir des jouailliers pour priser ses bijoux. Ils firent quelques offres ; mais comme elles ne répondoient point aux intentions des intéressés, ils furent remerciés. L’Italien, pour accoutumer la baronne à ne se point défier de lui, emportoit, lorsqu’il sortoit, avec lui, quelques pierreries, (comme pour les faire voir), qu’il lui remettoit entre les mains aussitôt qu’il étoit de retour. Il la disposa si bien par ses hableries à lui confier le tout, que le samedi précédant le jour de leur dernière annonce, il se chargea du tout, sous prétexte de le faire voir à un des magistrats de la ville. La baronne aveuglée de sa passion et prévenue de la bonne foi du chevalier, le laissa faire ce qu’il voulut, et se mit fort peu en peine de le suivre. Ce filou cependant, sortit de la ville sans prendre congé de personne, chargé de cette dépouille, et s’en alla où il voulut, sans que la baronne en ait jamais eu ni vent, ni nouvelle. Elle l’attendit inutilement jusqu’au soir, et le lendemain lui fit juger qu’elle étoit prise pour dupe. Toute la ville sut son désastre, et mille gens qu’il avoit affrontés, parlèrent de ses friponneries.

Notre baronne fut long-tems inconsolable de la double perte qu’elle avoit faite. Elle eut besoin de toute sa force d’esprit et des visites de plusieurs dames pieuses pour la soutenir dans son accablement. Il est vrai qu’il lui restoit encore plus de douze mille francs, tant du reste des bijoux du Jésuite que de l’or et des pierreries qu’elle avoit enlevées de son cloître. Mais comme elle n’étoit pas si peu judicieuse qu’elle ne pensât bien qu’il falloit vivre plus d’un jour, elle les réservoit pour une occasion, où sans doute elle pourroit en avoir affaire.

Auparavant qu’elle eut goûté les délices de la couche, quoiqu’elle fût d’un âge à ne pas être ennemie des plaisirs, elle n’avoit point encore ressenti les aiguillons de ces mouvemens chatouilleux qu’un sang bouillant et louable excite : mais depuis qu’elle eut malheureusement éprouvé ses douceurs, elle étoit devenue si amoureuse, qu’il lui étoit quasi impossible de coucher seule.

Quelques dames vertueuses appréhendant qu’une si belle fille, dans un âge si tendre, ne s’abandonnât à quelque chose qui préjudiciât à son honneur, s’intéressèrent pour elle, jusques-là qu’une des premières de la ville lui offrit sa maison pour y être nourrie et entretenue comme sa propre fille. Elle accepta cette condition, et se comporta quelque tems avec beaucoup de sagesse auprès de cette dame. Mais la grande familiarité qu’elle contracta avec la fille de la maison, qui étoit à-peu-près de son âge, et qui avoit les inclinations fort libertines, les corrompit en peu de tems toutes deux. Elles devinrent deux confidentes et deux compagnes inséparables, et s’apprirent l’une à l’autre cent petits jeux. Notre étrangère paroissant fort ingénue, fort retenue, et prude, la dame n’étoit jamais plus contente que lorsque sa fille gardoit la maison avec la baronne.

Cependant, comme dans un âge si tendre, il est ordinaire aux filles de ressentir certains petits mouvemens et de se découvrir ce qui se passe en elles-mêmes ; elles se donnèrent si bien l’une à l’autre à connoître leur complexion ; la fille, nommée Judith, expliqua si bien à la baronne ce qu’elle ressentoit et les empressemens où elle étoit d’être chatouillée, que cette savante maîtresse lui suggéra le secret des godemichés, si fort en usage dans les cloîtres des filles. À la première déclaration qu’elle lui fit de ce terme, Judith lui dit qu’elle ne comprenoit rien à la disposition ni à l’usage de cet instrument. La baronne railla son innocence et fit ceci conscience de l’en vouloir instruire. Cette fille curieuse et impatiente la pria si instamment de lui en vouloir déclarer le mystère, qu’elle ne put se défendre de satisfaire à ses vœux. Le godemiché, lui dit-elle, est un certain instrument, petit ou gros, long ou court, selon les proportions convenables, dont celles de notre sexe se soulagent et se procurent du plaisir lorsque…… leur démange ; et si vous êtes friande d’un semblable morceau, il ne m’est rien de si facile que de vous en apprendre la façon. De quoi se compose-t-il, reprit alors l’amoureuse Judith ? D’une pièce de velours bien cousue et bien arrondie, qu’on remplit de son. Quel est son usage, poursuivit-elle, en riant ? Vous l’éprouverez si vous voulez, reprit l’autre. Mettons-nous seulement en devoir de le fabriquer. Il leur fut aisé de rencontrer du velours, et le son n’est pas fort rare. La baronne enfile une aiguille, et en moins d’un quart d’heure, montra, par un échantillon, qu’elle étoit fort savante dans le métier de les faire. Il ne fut pas fabriqué sans que l’une et l’autre ne rit à gorge déployée. La figure de cet instrument leur fournissoit des idées chatouilleuses, et Judith devint impatiente de le sentir jouer son jeu. Ce qu’ils firent de cet instrumentum, je m’en rapporte… Je ne sais pas s’il fut capable de leur procurer du plaisir ; mais ce que je sais de très-certain, est que deux ou trois jours après, le godemiché fut trouvé dans le lit de ces deux belles, qui couchoient ensemble, par une servante qui en eut une peur épouvantable, croyant que c’étoit un diable. Cette innocente fille ayant ouvert les draps et fait rencontre de cette petite saucisse de velours, courut dans la chambre voisine où madame étoit, l’avertir de sa découverte. Elle s’y transporta pour voir le monstre ; mais n’ayant osé l’approcher de près et croyant confusément que c’étoit une taupe, elle descendit en bas avec cette servante, fit rougir les pincettes dans le feu, et appela nos demoiselles toutes éperdues du récit de la chose, pour venir assister à la prise et au massacre de l’animal, qu’on disoit s’être glissé jusque dans leur lit. Nos deux jeunes compagnes ne se doutèrent jamais de la chose, l’une s’imaginant que l’autre avoit eu le soin de serrer le godemiché, et celle-ci ne doutant pas que celle-là ne le portât dans quelque poche secrète.

Ce qui étonna tout le monde, fut que cet animal, quelque bruit et quelque mouvement qu’on eût fait, n’avoit point changé de place. Comme cela donnoit matière de raisonner à la dame et à la servante, la baronne s’approche du lit, prend l’animal prétendu avec la main, et dit à celles à qui il avoit causé une terreur panique, qu’elles avoient peur de bien peu de chose, que leur alarme étoit fausse et que ce n’étoit rien autre chose qu’un reliquaire rempli de son béni, de celui dont usoit à faire du pain un certain hermite qui vivoit aux environs de Lyon, dans une grande odeur de sainteté. Cette subtile réponse faite avec assurance, fut prise pour argent comptant, et chacun se retira en riant, sans qu’il en fût parlé davantage que le lendemain, que le récit de l’aventure ayant été fait à table au maître du logis, il fut curieux de voir ce reliquaire qui faisoit tant de peur. Quoique la baronne l’eût sur soi, par la crainte qu’elle avoit que ce genre d’instrument ne fût pas inconnu à cet homme, elle le tint caché et dit qu’étant le reste d’une superstition romaine, elle l’avoit jeté au feu ; sur quoi l’envie de le voir passa.

Mais cette aventure qui découvroit suffisamment le commerce et la grande familiarité de la baronne avec Judith, fut suivie d’une autre encore plus plaisante, qui ne donnera pas des preuves moins sensibles du point auquel montoit leur privauté et leur galanterie. Un jour qu’elles étoient en robe-de-chambre, sur les neuf heures du matin, qu’il faisoit fort beau tems, et qu’elles se croyoient seules, elles eurent une contestation sur certaines petites questions qu’elles s’étoient faites, s’il étoit à propos de porter les ciseaux sur certaine barbe qui croit aux parties, dont la pudeur ignore le nom. Le valet de-chambre qui les avoit entendues conférer ensemble là-dessus, curieux de savoir quelle seroit la résolution d’une proposition si plaisante, hasarda de se glisser doucement derrière la tapisserie de la chambre, d’où il pût voir l’expérience qu’elles faisoient chacune pour appuyer leur sentiment ; l’une s’étant rasé le poil ou du moins coupé fort près, et l’autre l’ayant laissé tel que la nature le lui avoit donné. Elles troussèrent donc premièrement l’une devant l’autre leur chemise, et se montrèrent l’endroit en question. Mais ne s’étant pas accordées, parce qu’il leur étoit difficile de se voir comme il faut, quelques plaisantes postures qu’elles fissent ; elle s’avisèrent de monter sur les siéges, de lever leur chemise et d’exposer, l’une près de l’autre, devant un grand miroir, le pot aux roses. Notre valet-de-chambre ravi de voir de semblables merveilles, se contint le plus qu’il put, pour ne les point interrompre ; mais comme la bizarrerie du sort traverse toujours la bonne fortune, une toux fâcheuse le trahit, ensorte qu’il auroit fort mal passé son tems, tant ces jeunes filles étoient animées, s’il ne se fût dérobé au plus vîte à leur fureur. Jamais Actéon ne porta tant de bois, qu’il monta de corne à la tête de cet heureux serviteur. Il s’alla enfermer dans sa chambre pour méditer et repasser sur ce qu’il avoit vu : mais il n’y fut pas long-tems en repos ; car nos jeunes folles appréhendant qu’il ne les décélât, l’allèrent prier, toutes confuses, de leur vouloir garder le secret et de ne point faire une plaisanterie de ce petit démêlé, qui peut naître sans scandale entre des filles. Ce valet-de-chambre leur promit le secret, et effectivement la chose n’éclata pas et en demeura là.

De semblables actions engendrèrent certaines habitudes, qui passèrent bien plus loin. Le sang de ces jeunes filles s’échauffant de jour en jour, elles ne pensèrent qu’à se faire des serviteurs. Le fils d’un des magistrats de la ville voyoit l’une et l’autre de bon œil, ce qui fit naître entr’elles la plus furieuse de toutes les jalousies. Elles tâchoient de se supplanter l’une l’autre, et jamais homme d’esprit ne se vit plus embarrassé que ce favori de deux belles. La baronne passoit pour la plus belle à ses yeux, et Judith cependant emportoit le plus grand poids de ses inclinations. L’amour lui suggéroit la baronne, et la politique vouloit qu’il eût de grands égards pour la fille de la maison. Dans les visites fréquentes qu’il leur rendoit, s’il regardoit l’une plus fixement que l’autre, celle-ci entroit dans des mouvemens de jalousie si prodigieux, que leur foible éclata en très-peu de tems. La mère de Judith qui appréhendoit que ces filles ne devinssent la fable de la ville, remercia un jour ce jeune homme et lui interdit honnêtement sa maison. Mais, que ne fait point l’amour ? Il trouva le moyen de leur écrire à chacune en particulier, en sorte que les lettres qu’il leur adressa, tombèrent entre leurs mains. Voici la copie de celle qu’il écrivoit à mademoiselle Judith.

Je ne sais pas les raisons qui ont mu madame votre mère à m’interdire sa maison. Je ne crois pas avoir été capable de rien faire qui la pût deshonorer. C’est un foible moyen de rompre notre inclination réciproque, que de me défendre de vous voir. Si sa persécution continue, et que vous désiriez d’être libre, donnez m’en sérieusement avis, et vous éprouverez ce que peut l’amour du plus passionné de tous vos serviteurs „.

Et le billet qu’il écrivoit à la baronne étoit conçu en ces termes :

Mademoiselle,

Celle qui m’arrache de vous, devoit effacer vos charmes et bannir de mon cœur les traces profondes qu’ils ont laissées. Plus je vous évite, et plus vous me paroissez aimable. On croit à tort qu’étant privé de vous voir, je puisse vous oublier, si vous aimez autant que j’aime. Déclarez-moi vos véritables sentimens, et soyez persuadée que je suis prêt de sacrifier à votre fortune, à vos plaisirs et à un affranchissement dont vous êtes la maîtresse, celle du plus fidèle des amans.

Les piques des filles n’étant que d’un jour, elles ne purent se cacher long-tems ces billets doux. Elles s’en firent confidence, et leur inclination pour la liberté, ou pour mieux dire, le libertinage, jointe aux offres que leur faisoit ce jeune homme, qui étoit un des plus riches de la ville, et qui pouvoit faire une bonne somme d’argent, les fit oublier d’elles-mêmes, et conclure une fuite dans laquelle elles se figuroient mille plaisirs. Elles ne se mirent point en peine de faire réponse à leur commun serviteur en des billets séparés. Elles en concertèrent un ensemble qui lui fut rendu, qui lui marquoit l’envie qu’elles avoient de l’entretenir en particulier, un dimanche au soir au retour de l’église. Il prit si bien son tems, qu’il les sut joindre, et ce fut dans l’entretien qu’ils eurent, qu’elles prirent résolution de partir avec ce jeune homme, s’il pouvoit emporter une somme considérable d’argent, ce qu’il leur promit de tenter.

La baronne, que rien n’arrêtoit à Genève, et qui se considéroit comme une aventurière, qui devoit suivre son destin, avoit tellement prévenu l’esprit de Judith des douceurs d’une vie libre, que cette innocente consentit à tout ce qu’elle voulut. Elle lui donna tant d’horreur de la captivité où sa mère la retenoit, et de si belles idées du libertinage auquel elles s’alloient abandonner, qu’elle surprit sa résolution. À la crainte qu’elle lui opposoit de l’inconstance des hommes, particulièrement quand ils étoient d’un âge aussi tendre, et qu’ils avoient aussi peu d’expérience du monde qu’en avoit leur favori ; elle répliqua qu’elles ne se serviroient de ce jeune homme qu’autant qu’il les auroit rendues libres ; qu’elles trouveroient le secret de le dépouiller de ce qu’il auroit ; qu’elles subsisteroient quelques années de son argent, et que dans la suite elles trouveroient assez où se placer en quelque cour pour y vivre heureuses.

Cette fille artificieuse qui avoit déjà fait un pareil tour à un jésuite, pouvoit bien espérer de tromper un jeune niais, que la seule passion portoit aveuglément à faire la plus grande de toutes les folies. Notre jeune étourdi cependant épie le tems de faire son coup, fait faire de fausses clefs, et donne avis à nos belles du jour qu’elles devoient se tenir prêtes. Il se charge de deux sacs remplis d’or, d’environ huit mille francs ; les attend au sortir du temple, au soir ; leur fait civilité, et sous prétexte de les ramener au logis, sort avec elles de la ville, et loue une commodité pour Bâle.

Tout ce qui se passa là de remarquable fut, qu’elles se défirent de leur conducteur après lui avoir enlevé son argent ; que la baronne se vêtit en garçon le plus proprement qu’elle put, et qu’elles se mirent toutes deux ensemble sur le Rhin pour descendre à Strasbourg, où elles avoient ouï dire qu’un jeune prince faisoit sa maison. Par-tout où elles logèrent, elles passèrent pour frère et sœur, et en cette qualité occupoient toujours deux lits. Dès quelles eurent connu un peu la ville, elles convinrent de la manière dont elles devoient parler de leur naissance, de leur éducation, de l’occasion de leur fuite et des raisons de leur arrivée à Strasbourg. Elles résolurent de dire qu’étant nées nobles, elles auroient été privées de leur père la baronne se vêtit en garçon le plus proprement qu’elle put, et qu’elles se mirent toutes deux ensemble sur le Rhin pour descendre à Strasbourg, où elles avoient ouï dire qu’un jeune prince faisoit sa maison. Par-tout où elles logèrent, elles passèrent pour frère et sœur, et en cette qualité occupoient toujours deux lits. Dès quelles eurent connu un peu la ville, elles convinrent de la manière dont elles devoient parler de leur naissance, de leur éducation, de l’occasion de leur fuite et des raisons de leur arrivée à Strasbourg. Elles résolurent de dire qu’étant nées nobles, elles auroient été privées de leur père du commun. Elles furent invitées de sa part à un souper ; le prince remarqua dans la douceur de leur conversation et les agrémens du dehors, tant de charmes, qu’il prit de l’inclination pour elles, et s’informa du sujet de leur séjour à Strasbourg. Elles étoient si bien préparées à lui répondre, qu’elles n’hésitèrent point à lui découvrir, comme en secret, l’état où les avoit réduit la barbarie de leur tuteur. Le prince ainsi instruit, leur offrit des places à la cour, et leur demanda si elles vouloient s’engager l’un et l’autre en quelque qualité. Ce seroit beaucoup d’honneur pour nous, répliqua la baronne, qui se faisoit appeler le chevalier de Bragincour, nom que le prince ne doutoit point qu’il ne fût supposé, et j’y consentirai de tout mon cœur, pourvu que votre Altesse ait la bonté de placer ma sœur en lieu que je puisse avoir la satisfaction de la voir tous les jours, et à condition qu’on ne nous forcera point de décliner notre véritable nom. Sur quoi le prince leur ayant donné sa parole, il admit le chevalier au nombre de ses pages, et destina la sœur prétendue de celui-ci, laquelle portoit le nom de Lilie, au service d’une princesse de ses tantes, jusqu’à ce que l’alliance qu’il projettoit, étant faite, elle passeroit au rang des filles de la princesse à venir.

Les princes bien nés faisant toujours plus d’amitié et de faveurs aux étrangers qu’à ceux de leur propre nation, aussi-tôt qu’il fut de retour en ses États, il pria sa tante, qui tenoit une même cour avec, d’agréer mademoiselle Lilie. Cette princesse la prit auprès d’elle, et eut un soin extrême de lui faire apprendre tout ce qui convenoit à une si belle jeunesse, pendant que le prince neveu recommanda, sur-tout, aux maîtres de ses pages, son page favori.

Cet air doux, ce regard tendre, et le je ne sais quoi que le déguisement de la baronne n’avoit pu effacer de son visage et de ses manières, fit que le jeune prince son maître, prit pour ce page une affection toute extraordinaire. Il devint son mignon, le compagnon de toutes ses promenades, et l’unique page de son cabinet. Bragincour qui avoit un peu d’expérience du monde, et qui avoit appris l’art de feindre, appréhendant que des faveurs si singulières qu’il recevoit de son maître ne l’exposassent trop aux yeux des autres, et que la jalousie ne brassât quelque chose contre lui, se ménageoit le plus qu’il pouvoit dans l’esprit de ses camarades, jusqu’à déclamer contre la dureté du service d’un prince qui sembloit ne l’avoir engagé que pour lui ravir sa liberté, et le clouer dans un cabinet. Cependant il eut beau faire, il ne put les détromper de la pensée dont ils étoient prévenus, qu’il étoit uniquement aimé. Ils ne voyoient que trop les égards que leur gouverneur avoit pour Bragincour, parce qu’il étoit chéri du prince. En effet, quoique ce page favori fût trouvé enveloppé dans les fautes que commettent ordinairement cette sorte de jeunesse, il n’éprouvoit point les châtimens dont on réprimoit le libertinage des autres.

Ce qui les anima davantage contre lui, fut que Bragincour, qui voyoit que l’on le faisoit auteur de tous les bruits et les petits désordres que cette jeunesse fait la nuit, obtint une chambre en particulier, qui n’étoit séparée que d’un mur, de celle des autres, où il y avoit son lit et son feu. Il n’y avoit point de jour qu’ils ne s’assemblassent, pour aviser aux moyens de lui tendre un piége, afin de le dégoûter du service. À force de méditer et de conférer ensemble, comme il y en a toujours quelques-uns plus malicieux que les autres, un d’entr’eux s’avisa d’un expédient ou d’un tour qui mit la vie du pauvre Bragincour en danger.

La cheminée de la chambre du page favori et celle de ses camarades étant adossées, et n’ayant, à cinq ou six pieds pris de la hauteur du manteau, qu’un même tuyau, on pouvoit monter, avec le secours d’une petite échelle, et se faire un passage de communication d’une chambre à l’autre. Ils subornèrent, à l’appétit de quelqu’argent, un petit ramoneur revêtu de tous ses haillons, habillé de toutes ses guenilles, et couvert de tous ses masques, à qui ils mirent une baguette à la main pour en frapper le pauvre Bragincour. Ils avoient accoutumé de se lever à sept heures hiver et été, et quelques-uns d’entr’eux, curieux de voir ce que faisoit Bragincour dans sa chambre, avoient observé, quoique fort confusément par le trou de la serrure, qu’aussitôt qu’il étoit levé il faisoit du feu et se frottoit, ce leur sembloit, avec une serviette chaude tout nud depuis le haut jusques-en bas. Un jour donc qu’ils l’entendirent lever et souffler le feu, ils lièrent le ramoneur avec une corde par dessous les aisselles, le guindèrent jusqu’à l’embouchure du tuyau de communication lui mirent la baguette à la main et le laissèrent glisser tout d’un coup dans le foyer du page, qui se frottoit tout nud à son ordinaire, qui fut tellement épouvanté à l’aspect d’un si hideux objet qu’il prit pour le diable, qu’il tomba à la renverse, évanoui de peur, sans que le ramoneur, que les pages retirèrent, eût besoin de lui donner aucun coup.

Angélique, Bragincour dis-je, demeura pâmé en cet état plus d’une heure. Ses camarades s’étant rendus au lieu des premiers exercices, et ce page favori ne s’étant point rencontré avec les autres, leur gouverneur alla lui-même frapper à sa chambre, de peur qu’il ne lui fût survenu quelqu’indisposition. Il heurta long-tems en vain, le fit chercher par-tout, retourna à sa porte, d’où il l’entendit profondément soupirer. La porte de cette chambre n’étant que de bois de sapin, en deux ou trois coups de pied il la jeta dedans, s’approcha du page étendu qu’il reconnut, avec le dernier étonnement, être une fille. Une aventure si étrange le surprit, il fit ses efforts pour la relever : mais la voyant opiniâtrée par l’égarement d’esprit que lui avoit causé la peur, à demeurer à terre, il referma la porte le mieux qu’il put, appela un valet-de-pied qu’il mit en sentinelle au bas de l’escalier, avec défense de laisser monter qui que ce fût.

Il courut ensuite droit vers le prince son maître, qui se leva en robe-de-chambre, à qui il conta confusément ce qu’il avoit vu. Ils montèrent ensemble chez le page qui n’avoit changé que de situation, s’étant couché sur le ventre. Le prince attendri de la vue d’un si triste spectacle et encore incertain de la vérité de son sexe, prêta la main au gouverneur pour l’aider à porter son page sur le lit. Ce fut lorsqu’il fut étendu qu’il se rendit convaincu des choses, et que ses yeux virent un objet fort aimable. Jamais médecin ne fit plus pour le soulagement d’un malade que ce prince, qui étoit devenu celui d’Angélique, fit pour ce page. Il le mit dans le lit, se fit apporter des restaurans qu’il lui servit lui-même, afin de lui faire reprendre ses esprits et le tirer de son égarement. Enfin, l’on peut dire qu’il n’omit rien de tout ce qui pouvoit rendre à son favori son assiette ordinaire,

Il ne travailla pas en vain. Bragincour revint en peu d’heures de ses rêveries, et son visage devint aussi serein et vermeil qu’auparavant. Le prince ayant recommandé le secret de la découverte au gouverneur de ses pages, à qui il ordonna de traiter celui-ci toujours à l’ordinaire, fit r’habiller Bragincour, et lui commanda de le suivre jusqu’à sa chambre, où s’étant enfermé avec lui, il le porta doucement à lui déclarer ce qui l’avoit obligé à déguiser son sexe et à taire sa naissance. Quant à la naissance, cette fille adroite demeura dans les mêmes termes, à la réserve de ce qu’elle se dit sœur aînée de mademoiselle Lilie, et que son nom étoit Sara. Sur les raisons qui l’avoient portée à cacher son sexe, elle lui dit qu’elle avoit cru en devoir user de la sorte dans le dessein qu’elle avoit de chercher sa fortune avec sa sœur dans des cours étrangères, deux jeunes filles en voyage étant toujours en danger, et un homme, ou cru tel, obviant aux insultes qui pourroient être faites par des impertinens et des mal-intentionnés.

L’ingénuité et l’innocence semblant parler par la bouche de cette fille, le Prince ajouta foi à tout ce qu’elle lui dit. L’amour s’emparant alors de son cœur, il l’assura qu’il auroit un soin extrême d’elle ; qu’elle devoit dissimuler et se contrefaire encore quelque tems, afin que ses affaires n’éclatassent point à la cour, et que dans peu il la mettroit en état de paroître ailleurs ce qu’elle étoit.

Le mauvais tour que les pages avoient joué à Bragincour demeura enseveli par politique. Le ramoneur fut reconnu par le page favori, demandant l’aumône à la porte de la cuisine. Il fut interrogé et menacé tant qu’il confessa le fait, et s’offrit de montrer les auteurs de la pièce, si l’on lui vouloit faire venir les pages devant lui. Le prince ne jugea pas à propos de faire châtier ces malicieux, se réservant néanmoins de leur faire donner une rigoureuse salle.

L’accident qui étoit arrivé à Bragincour dans sa chambre, lui avoit tellement altéré l’esprit, qu’il n’y entra point sans se sentir surpris de mortelles frayeurs. Il déclara son foible à son gouverneur, qui en donna avis au prince, par l’ordre de qui il fut placé ailleurs. Le prince lui ayant fait assigner une chambre à l’extrémité d’une galerie où il pouvoit entrer d’un côté sans être vu de ses gardes, il lui rendoit soir et matin visite jusqu’à ce qu’enfin après quelques résistances qui lui plurent, et le rendirent tout-à-fait amoureux, notre belle travestie lui accorda tout ce qu’il voulut. Ces plaisirs secrets et comme dérobés engagèrent si puissamment le prince, et l’attachèrent si fort à son page, qu’il passoit la moitié des nuits auprès de lui. Le bruit des considérations et du tendre qu’il avoit pour Bragincour se répandant à la cour, un jour qu’il alla voir sa sœur prétendue en l’appartement de la princesse, cette fille lui en parla, et sur ce qu’elle lui dit qu’elle appréhendoit fort qu’elle n’eût déclaré la vérité des choses, celle-ci lui conta tout ce qui s’étoit passé. Sur quoi elle lui conseilla de se ménager si sagement, qu’elle ne donnât aucun soupçon, parce que le prince, quelqu’âge qu’il eût, n’étoit pas tant à l’épreuve des remontrances de sa tante, qu’elle ne le portât à se défaire d’une inclination capable de préjudicier à l’alliance d’une princesse que toute l’Allemagne lui destinoit.

Elle avoit raison de lui donner cet avis ; car peu de jours après ; le prince allant rendre une visite sérieuse à sa tante, elle lui demanda la liberté de lui remontrer qu’on se divertissoit à la cour des assiduités qu’il rendoit à un de ses pages, et de la familiarité qu’il avoit avec lui ; qu’on faisoit de ce commerce au-dessous de son rang des railleries, jusque-là, que quelques audacieux avoient dit qu’ils s’étonnoient fort de ce qu’il n’entreprenoit point quelque voyage en Italie ; raillerie qu’on lui avoit dit être la plus sanglante qui se pût faire au monde.

Ces remontrances mortifiantes et faites à un prince qui portoit impatiemment de se voir repris, le rendirent encore plus l’esclave des charmes de son page. Il ne pouvoit être un moment séparé de lui et n’étoit jamais en belle humeur qu’après l’avoir eu enfermé avec lui des heures entières. Sa tante, qui étoit une princesse judicieuse et d’un grand esprit, voyant toutes ces menées, et ne pouvant concevoir ce qu’il pouvoit y avoir en ce page, qui régnât si absolument sur ces inclinations du prince son neveu, elle crut que pour le repos de la cour, il falloit travailler à rompre son commerce. Elle conféra pour cet effet, avec un conseiller, homme fort discret et fort sage, et le pria de porter ce page à consentir de quitter la cour. Elle le conjura d’employer toutes les voies que la prudence lui suggéreroit, jusqu’aux menaces même, si les bons avis n’avoient pas la force de la faire résoudre à prendre ce parti. Ce prudent personnage lui promit de faire de son mieux : mais il lui étoit si difficile de trouver l’occasion favorable d’entretenir le page, avec ce qu’il n’étoit point familier, qu’il falloit même qu’il se rendit plus qu’à l’ordinaire assidu auprès du prince, pour trouver moyen de parler à Bragincour.

Un jour que le prince étoit à la chasse, le page se chauffant dans l’anti-chambre, et notre conseiller s’y étant rencontré, ils s’entretinrent quelques heures ensemble, d’abord indifféremment, et ensuite avec une familiarité qui disposa Bragincour à entendre quelques mots énigmatiques que lui lâcha le conseiller. Comme il étoit assez déniaisé et spirituel, et que d’ailleurs il s’imaginoit que cet homme, qui avoit l’oreille et le cœur du prince, pouvoit savoir quelque chose de ses affaires, il lui demanda avec tant d’instance l’explication des discours confus et obscurs qu’il lui venoit de tenir, que celui-ci lui ayant demandé le secret, lui déclara qu’on brassoit contre lui quelque chose de fort funeste, à la cour, et dont le prince ne le pouvoit garantir, quelque tendre inclination qu’il eût pour lui ; ajouta qu’il lui seroit avantageux de profiter des gratifications de son maître ; lui conseilla de prendre de lui de puissantes recommandations, et d’aller dans une autre cour penser à son établissement. Le page l’ayant remercié d’un si bon avis, lui promit d’en profiter, et entra à la suite du prince, qui étoit de retour, et qui sembloit être jaloux d’avoir rencontré ce conseiller avec son page-amante.

Lorsque tout le monde se fut retiré, le prince étant resté seul avec Bragincour, s’enquit de lui quelle auroit pu être la matière de ses entretiens avec le conseiller. Sur quoi celui-là paroissant comme interdit, il se douta de quelque chose, ce qui fit qu’il le pressa de lui en faire le récit. Les larmes de cette belle travestie devancèrent son narré, et ce fut après les avoir essuyées, qu’elle lui révéla tout ce qui s’étoit passé entre le conseiller et elle. Elle lui dit qu’elle voyoit bien que la jalousie s’opposoit à son bonheur ; qu’il lui étoit dangereux de demeurer à la cour, et qu’elle le prioit de consentir à la plus cruelle séparation de sa part qui se pût voir au monde. Le prince écouta avec une patience fort inquiète cette histoire. Elle le saisit, ensorte qu’agité de deux mouvemens différens, de colère et d’amour, il se jeta au col du page, lui jura qu’il n’avoit rien à craindre à la cour, et qu’il sauroit découvrir quels étoient ceux qui vouloient traverser ainsi ses plus doux plaisirs. Il crut bien que tout ceci étoit un effet des artifices de la tante. Il rompit dans son cœur avec elle, et s’il continuoit de lui rendre des visites, c’étoit purement par manière d’acquit.

Notre baronne travestie, avoit encore en ce tems-là pour plus de douze mille livres de joyaux et bijoux sur elle. Le prince qui n’en savoit rien, lui fit présent d’une bague, d’une montre, et de son portrait enrichi de diamans de grand prix, avec défense de les montrer. Lorsqu’elle se vit riche de ces choses, la crainte où elle étoit sans cesse, que la prophétie du conseiller n’eût son effet, fit qu’elle se déclara à un valet-de-pied, capable de faciliter les moyens de sa fuite, qui, sous l’espoir de cent louis, prêta son consentement à tout ce qu’elle voulut. Ils choisirent donc le tems que le prince étoit allé prendre le divertissement de la chasse, deux jours de suite, pour effectuer leur dessein. Le page et le valet-de-pied quittèrent donc la livrée, et sortirent de la ville à la faveur des ténèbres, sur des chevaux qui les conduisirent jusqu’à Heydelberg. Ce fut en cette ville que notre artificieuse se déroba, elle et les cent louis qu’elle avoit promis au misérable valet-de-pied. Il la chercha, à la vérité, plus de trois jours, mais inutilement, quoiqu’une fois il fût venu dans la rue à sa rencontre, parce qu’elle avoit repris un habit convenable à son sexe, qui la déguisoit aux yeux de cette dupe.

Elle passa en cette ville aux armes de l’Empire, près d’un mois qu’elle employa à voir en la compagnie de la fille de la maison, tout ce qui étoit digne de la curiosité d’un étranger.

Cependant la fuite du page et du valet-de-pied, qui avoit causé un mortel déplaisir au prince, ayant fait beaucoup de bruit à la cour, où le mystère du déguisement de la baronne, qui passe encore aujourd’hui pour sœur de mademoiselle Lilie, avoit été révélé ; et ayant été proposé une somme considérable à ceux qui en pourroient découvrir la route, plusieurs personnes se mirent en campagne. Le valet-de-pied fut arrêté, conduit et mis aux fers, alors qu’un gentilhomme, de ceux qu’on appelle prétendans à la cour, ayant poussé jusqu’à Heydelberg, capitale de l’électeur Palatin, y rencontra et reconnut, quoiqu’habillé en fille, le page favori. Il est vrai qu’étant hors les terres de son prince, il n’avoit aucun droit sur elle ; mais il la sut si bien ménager, qu’elle n’eut point de répugnance de manger avec lui. Elle ne manqua pas de s’informer des dispositions du prince à son égard, et s’il n’étoit pas vrai qu’il ne venoit exprès-là, que pour apprendre de ses nouvelles. Il la satisfit là-dessus, lui fit un portrait de l’inclination de son maître, dont il lui exagéra la tendresse, et tâcha de l’engager de sa part au retour ; mais voyant qu’il ne pouvoit l’y résoudre, il fit dessein de se retirer à la cour.

Ce gentilhomme, extrêmement bien fait de sa personne, parloit de prendre congé d’elle, impatient d’aller faire part au prince de sa découverte, quand Angélique, qui avoit repris sa qualité de baronne, et qui avoit beaucoup de penchant pour ce cavalier, eut l’assurance de lui dire, comme par manière de galanterie : Mais, monsieur, pourquoi vous employer avec tant d’ardeur et de zèle pour un prince, à qui vous n’êtes pas encore obligé ; que ne parlez-vous pour vous-même ? À cette ouverture de cœur et de semblables avances, soit qu’il crût que cette fille spirituelle voulût se divertir ou qu’elle parlât tout de bon, il repartit qu’il ne s’estimoit pas digne de posséder une personne qui avoit tant de mérite, et que s’il osoit prétendre à cet avantage, il lui déclareroit l’effet que ses charmes faisoient sur son cœur. Vous devez l’oser, répliqua-t-elle, et je vous jure que je n’ai jamais eu de tendre et d’inclination véritable pour personne que pour vous. Ces paroles, qu’elle insinuoit plus des yeux qu’elle ne les proféroit de bouche, engagèrent si puissamment le cœur du cavalier, qu’il ne pensa plus au retour. Il avoua ingénuement à cette belle l’état de sa bourse, qui étoit fort infirme, et lui fit des protestations d’une éternelle fidélité. La baronne, lasse d’être ainsi vagabonde, de mener une vie licencieuse, crut qu’elle devoit fixer ses inclinations. Elle déclara donc à ce gentilhomme que la somme qu’elle portoit, tant en or qu’en pierreries, étoit assez considérable et capable de leur aider à chercher la fortune. Ils ne marchandèrent point long-tems, et ne perdirent point d’heures en des propos inutiles ; ils se donnèrent dès ce moment la main et la foi, et prévenant le tems des épousailles, délogèrent dès le même soir, pour aller loger en un endroit où ils passèrent pour mari et femme. Jamais nouveaux accordés n’avoient goûté de plus douce nuit que celle que ces amans passèrent ensemble. Ils folâtrèrent toute la matinée et se levèrent très-contens l’un de l’autre. Mais comme le calme présage la tempête, et que les plus grandes douceurs sont toujours mêlées d’amertume, notre heureux cavalier, qui étoit sorti pour aller faire quelque emplette, ne fut pas plutôt au détour de la rue, qu’il heurta par mégarde, contre une espèce de bréteur qui le chargea d’injures. N’étant pas d’un tempérament à tout souffrir, et la prudence lui dictant de répondre, il crut que cet affront lui étant fait en public, il devoit répliquer à l’insulte. Il brusqua à son tour ce malhonnête homme. Ils en vinrent aux mains, et le destin des armes voulut que cet infortuné gentilhomme reçut un coup d’épée, qui lui ravit la vie. L’auteur de sa mort eut le tems de se sauver, et le bruit de l’accident s’étant répandu incontinent entre la foule qui courut autour du mort, la servante de l’hôtellerie le reconnut pour être le mari de la jeune dame qui étoit logée chez son maître, et vola en donner avis à la baronne. Cette belle veuve, par anticipation au récit de cette funeste aventure, tomba en une foiblesse, dont elle eut toutes les peines du monde à revenir. Quelque véhémente que fut sa douleur, elle ne courut point voir ce tragique spectacle. On l’entendoit seulement dire : Ô dieu ! serois-je toujours en butte à un fatal destin. Ce qu’ayant dit, levant les yeux au ciel, elle mit ordre à ce que le corps du défunt fût apporté au logis.

Il n’y a personne qui ne s’imaginât voir éclater cette jeune femme en sanglots à la vue d’un objet si pitoyable. La curiosité de voir de quoi seroit capable son désespoir, avoit attiré à la suite du corps grand concours de monde, qui entra jusque dans la salle où il fut posé. Mais cette veuve prétendue, se levant au-dessus d’elle-même loin de produire ces mouvemens ordinaires à la foiblesse de son sexe, se contenta d’essuyer les plaies avec une égalité d’ame qui surprit tout le monde.

Comme dans une si fâcheuse rencontre il n’étoit plus question que de porter à la sépulture un corps qui ne demandoit que la terre, elle fit préparer tout ce qui devoit convenir aux funérailles d’une personne de qualité. Elle n’épargna rien de tout ce qui les put rendre pompeuses, et sacrifia pour cet effet la valeur de mille francs. Les cérémonies funèbres achevées, elle ne crut pas devoir demeurer plus long-tems dans une ville qui lui retraçoit tous les jours le triste objet du désastre de son amant. Elle en sortit dès le lendemain pour Francfort, d’où passant à Mayence, elle fit rencontre du jeune homme de Genève, qu’elle avoit si vilainement trompé. Quoiqu’elle tâchât d’éviter son abord, retournant sur ses pas d’aussi loin qu’elle l’apperçut, il l’avoit reconnue, et la suivit avec tant de diligence et d’adresse, qu’il remarqua le logis où elle entra. Ce fut pour s’assurer davantage de la vérité des choses, qu’il fit sentinelle cinq ou six heures assez près de son hôtellerie, jusqu’à ce qu’il eut le plaisir de la saluer dès le moment qu’elle en voulut sortir. Il me seroit difficile d’exprimer la grandeur de sa surprise à la rencontre de cette dupe, puisqu’elle n’a pas pu elle-même me le peindre. Pour raisons justificatives de sa trahison, elle allégua l’infidélité de sa compagne, et l’opinion où elles avoient été qu’il ne les suivoit que pour jouir d’elles, et dans la suite les laisser dans le malheur.

Les raisons les moins spécieuses, sont des vérités dans la bouche d’une personne aimée. Ce jeune homme devint, plus que jamais, fou de la baronne, qui fit la pauvre devant lui, et lui promit de la secourir de cent pistoles qu’il devoit, disoit-il, toucher à Cologne. Ils en prirent donc ensemble la route par Coblentz ; mais ils y furent à peine arrivés, que cette fille médita les moyens de s’enfuir. La crainte qu’elle avoit de ce jeune homme, dans un pays étranger où elle n’avoit aucune habitude, fit qu’après quelque légère résistance, elle prit avec lui un même lit. Trois jours après leur arrivée, ce jeune homme étant sorti pour aller toucher sa lettre-de-change, elle prit si bien son tems, qu’elle délogea à petit bruit pour aller prendre chambre ailleurs. Elle séjourna à Cologne près d’un mois, sans sortir de la maison, pendant lequel notre dupe courut la ville et les champs, sans en pouvoir entendre aucune nouvelle. Elle en partit donc enfin pour aller à la cour du prince de Parme ; vit en passant les villes de Rhymbertg, Wesel, Nimègue, Bois-le-Duc, Breda et Anvers, et arriva enfin à Bruxelles, où elle fit dessein de passer l’hiver.

Ce fut en cette ville qu’elle déploya tout ce qu’elle avoit de plus précieux. Elle se défit de tous ses joyaux, à la réserve de ce qu’elle avoit reçu des gratifications de la cour dont elle avoit fui, qui consistoit en une bague, une montre et un portrait enrichi de diamans. Elle fit donc une somme de près de douze mille francs, et se fit habiller, de sorte qu’elle paroissoit une des plus propres et des plus coquettes de la cour, se contentant d’un seul laquais et d’une fille-de-chambre. Pendant tout l’hiver qu’elle passa à Bruxelles, il ne se fit point d’assemblées ni de parties de divertissement à la cour, dont elle ne fût. Une personne inconnue, extrêmement jeune et belle, qui faisoit une figure si propre, s’attira les yeux de tout le monde. On devint curieux de savoir qui elle étoit ; mais personne ne le put apprendre, tant elle avoit d’adresse à déguiser ses sentimens. Sa galanterie et sa belle humeur, pour première conquête, lui acquirent l’estime et le cœur d’un prince, dont elle m’a commandé de supprimer le nom. Il lui rendit de fréquentes visites ; toute la cour en parla, et le bruit en vint aux oreilles de la princesse, épouse de celui-ci, que la jalousie alloit porter à d’étranges extrémités, quand la baronne avertie, rompit absolument un si dangereux commerce.

L’hôtel de la comtesse de… étant le rendez-vous général du beau monde, elle y hanta, au grand préjudice de sa bourse, que le jeu lui vuida en peu de tems. Le prince, qu’elle avoit charmé, s’appercevant qu’elle ne couchoit plus si gros jeu, s’imaginant bien que l’argent lui manquoit, crut que de lui en offrir, ce seroit le véritable moyen de venir à ses fins. Un jour qu’elle perdoit jusqu’au dernier sol, et qu’il étoit assis auprès d’elle, il lui glissa une bourse de quatre cents ducats, avec le secours de laquelle elle recouvra une partie de sa perte. C’étoit l’engager d’une bonne manière, et comme il n’y a point de cœurs fermés à une clef d’or, la baronne, dès le lendemain, sur un simple billet du prince, consentit à monter en carrosse, pour aller avec lui faire un voyage de trois jours. Cette équipée fut sue de la princesse, qui s’abandonna à des mouvemens si prodigieux de jalousie, qu’elle jura qu’elle ne donneroit point de bornes à son ressentiment, qu’elle ne se fût défaite de celle qui osoit souiller sa couche. La baronne avertie du danger où elle étoit, et des desseins funestes qu’on brassoit contre sa vie, médita sa retraite de la cour après la lecture qu’elle fit du billet que voici, qui fut donné par un inconnu à son valet.

Si vous êtes de qualité, vous démentez votre naissance par l’infâme commerce dont vous faites gloire. On a etudié toutes vos menées, et on a découvert vos sales pratiques. La maison forte, où vous devez savoir que les filles de votre étoffe expient leur libertinage, vous attend. Fuyez si vous êtes sage. Dans trois jours il sera trop tard de partir. Consultez vos intérêts, et prenez ce charitable avis de la part de la personne du monde qui vous hait le plus ; et qui iroit sans doute vous insulter dans les fers que vous méritez „.

Cette belle ainsi traversée dans ses plaisirs, au moment que la fortune sembloit la regarder de meilleur œil, fut bien mortifiée de la lecture de ce billet. Cet avis qui ne partoit que d’une personne jalouse, et qu’elle présumoit être la princesse épouse de son amant, lui parut extrêmement salutaire ; elle ne remit pas son départ au lendemain ; mais ayant permis à son valet et à sa fille-de-chambre d’aller promener hors la ville, elle satisfit son hôte, et fit porter son coffre au bateau d’Anvers, où elle prit place auprès d’un marchand, dont l’extérieur démentoit la profession.

Cet homme, âgé d’environ trente ans, sachant parfaitement son monde, et étant d’ailleurs d’une très-galante humeur, remarqua dans la baronne un air si aisé, et des manières si agréables dans leur liberté, qu’il ne put s’imaginer autre chose, la voyant sans suite, que ce ne fût quelque fille de joie de la haute volée. Il l’entretint quelque tems sérieusement, et la conversation se familiarisant à mesure que la nuit avançoit, ils poussèrent les choses si loin, que le marchand lui déclara qu’il avoit une inclination à Anvers, pour l’entretenement de laquelle il faisait des dépenses excessives ; que cette fille, âgée de dix-neuf ans, étoit proche de ses couches, et qu’aussitôt qu’elle seroit délivrée, il s’en sépareroit, après lui avoir donné quelque chose d’honnête ; sur quoi la baronne lui avoua qu’elle cherchoit sa bonne fortune ; ce qui fut assez dire. Le marchand lui mit au doigt une bague d’un seul diamant, de la valeur de six cents livres, comme un gage de son amour, et lui fit des propositions si avantageuses, en cas qu’elle voulut agréer sa compagnie et répondre à ses feux, qu’elle consentit à ce qu’il voulut, et ne prit point d’autre chambre à Anvers que celle qu’il lui assigna. Leur amoureux commerce dura quelque tems sans que l’ancienne maîtresse du marchand reçut des visites de lui. Elle se douta qu’il avoit changé d’inclination, et l’ayant fait épier, découvrit l’endroit où il se rendoit tous les jours sur la brune. Elle l’y suivit une fois de si près, qu’elle entra jusque dans la chambre, immédiatement après lui. Ce qui la confirma dans l’opinion qu’elle avoit une rivale, ce fut de voir que son serviteur, dès l’abord, se jeta au col de sa concurrente, et la tint embrassée long-tems. Il s’en fut à peine séparé, que cette fille indignée et transportée de fureur, donna un soufflet de toute sa force à la baronne, que l’étonnement de l’action rendit interdite, aussi bien que le marchand, qui eut besoin de toute sa force d’esprit, pour appaiser le différent. Il fit accroire à celle-ci que la baronne étoit la sœur d’un de ses bons amis, qui lui avoit été recommandée, qui attendoit un billet de change et qui devoit bientôt passer en France.

Quoique cette fille n’ajoutât point de foi à ces défenses, elle se calma néanmoins, et fut ramenée chez elle par son serviteur. Ce marchand de retour, demanda mille pardons à la baronne, la fit changer de logis, lui donna de l’argent, et n’alla plus si souvent la voir qu’auparavant, pour les égards qu’il devoit à ses premières amitiés. Cette nonchalance réfroidit un peu la baronne. Il lui sembloit qu’elle recevoit de cet amant peu de chose pour subsister et s’entretenir, et c’est ce qui la fit résoudre à partager ses faveurs. Elle contracta connoissance avec la plus qualifiée appareilleuse de la ville ; et il y avoit peu de soirées qui ne lui valussent deux louis. Notre marchand n’ignora pas long-tems son petit commerce. Il voulut se rendre certain des choses par lui-même, et ce fut pour découvrir la vérité des choses, qu’ayant été dans la maison de plaisir qu’elle fréquentoit, faire trois ou quatre fois consécutives de la dépense, il conjura la maîtresse de lui procurer la compagnie de quelque belle françoise, si elle en connoissoit quelqu’une. L’appareilleuse qui ne se doutoit rien moins que de ce qui arriva, promit de lui ménager la satisfaction qu’il demandoit, le lendemain, et alla préparer la baronne à venir gagner quelque chose.

Il est vrai que celle-ci ne paroissoit point en compagnie, qu’elle ne se fût informée auparavant de la qualité et de la figure de ceux qui devoient avoir affaire avec elle, pour ne pas tomber dans le piége. Mais le portrait qui lui avoit été fait de la personne qui la désiroit, étant celui d’une personne de la plus haute qualité, et l’opinion où elle étoit que son marchand content de deux, ne hantoit point de semblables lieux, fit qu’elle s’ajusta de tout ce qu’elle avoit de plus précieux pour se rendre au logis où elle étoit attendue. Elle fut donc introduite dans une chambre, où une superbe collation étoit préparée, et tressailloit déjà de joie dans l’espoir des plaisirs qu’elle alloit goûter, alors qu’elle vit entrer dans la chambre son galant, qui la voulut embrasser sans faire semblant de la reconnoître. À ce surprenant spectacle, elle se retira deux pas en arrière et pensa tomber à la renverse. La surprise de l’un et de l’autre étant égale, ils demeurèrent interdits quelque tems. Le marchand ouvroit la bouche pour déclamer, sans doute contre l’infidélité de sa maîtresse, quand ne lui donnant pas le tems de parler, elle lui dit faisant un grand soupir : sont-ce là, monsieur les protestations que vous m’avez faites ? Oh ! qu’il fait beau se fier aux hommes ! Quoi ! deux ne vous suffisent pas. Quelque serment qu’on m’eût fait, que l’on ne vous voyoit bouger d’ici, j’avois de si bons sentimens de vous, que je ne vous croyois pas capable d’une si blâmable inconstance. Je suis convaincu que vous êtes le plus perfide des amans. Notre marchand étonné du tour d’esprit de sa maîtresse, incertain cependant de la vérité des choses, et ne sachant à quelle sauce manger ce poisson, s’excusa sur ce qu’il croyoit être dans une maison honnête, où un de ses amis le vouloit régaler d’une collation. Il contrefit l’indigné, serra la main de l’hôtesse, et sortit avec sa maîtresse qu’il conduisit chez elle.

Notre baronne n’étoit pas si peu éclairée, qu’elle ne jugeât bien qu’il y auroit du refroidissement de la part de son amant. Elle redoubla ses caresses, fit tout ce qu’une fille adroite et rompue dans le métier peut faire, en tira autant d’argent qu’elle put, satisfit son hôtesse, et délogea un bon matin sans trompette, dans le dessein de venir en Hollande passer quelque tems. Elle monta pour cet effet dans un bateau pour Roterdam, où elle fit plus de vœux qu’il ne s’en fait en dix ans à Notre-Dame de Lorette. Jamais elle ne fut si bonne chrétienne qu’elle le devint aux environs de Willemstat, ou le bâtiment fut battu si rudement des coups d’une tempête subite, qu’il fut plus de deux heures sur le côté, et qu’il éprouva enfin le mauvais traitement de deux ouragans, qui le renversa sans dessus-dessous, quoiqu’il se remit aussitôt, comme par miracle, sur sa quille, ne laissant aux passagers que de l’eau et la peur.

Le vaisseau étant arrivé enfin par la clémence des vents, à bon port, Angélique débarqua à Roterdam, et alla loger chez un certain cuisinier françois, nommé la Fleur, au Cerf, vis-à-vis les barques anglaises, où elle trouva un aussi bon traiteur qu’une laide hôtesse. Quoiqu’elle ne séjourna là que trois ou quatre jours, sa propreté et sa bonne grace attirant les yeux de l’hôte, sa femme en devint si jalouse, qu’elle la pria à l’insu de son mari de prendre maison ailleurs ; ce qu’ayant rapporté à la Fleur, il alla trouver sa digne femme et la frotta d’importance jusqu’à lui casser la mâchoire.

De Roterdam, Angélique entra dans le bateau de Delphes, dans le dessein d’aller à la Haye.

À la descente du bateau de la Haye, elle fit rencontre d’une de ces femmes commodes, dont les maisons sont ouvertes à toutes les belles du métier. Elles firent à l’ordinaire connoissance d’abord, ensorte que celle-ci alla prendre sans scrupule logis chez elle, alors que le destin lui fit naître une occasion favorable à ses intérêts. Un jouaillier juif hantoit cette maison ; cet homme qui étoit marié à Amsterdam, y faisoit une dépense qui marquoit assez son opulence. L’hôte du logis communiqua le dessein qu’il avoit de faire surprendre en sa compagnie, par le Schout, le juif, afin d’en tirer de l’argent. Angélique consentit à tout, promit de bien jouer son personnage, et alla avertir le prévôt de la chose.

La collation fut préparée ; il fut bu jusqu’à la belle humeur. Pendant le tintamarre des folâtreries amoureuses, le Schout fut introduit avec deux de ses archers dans la maison. Le juif jeta Angélique sur le lit, et au moment qu’il alloit faire le badinage, et monter à l’assaut, l’officier entra, qui les prit sur le fait, et fit manquer au juif son coup, dont le pauvre etc… pleura de déplaisir. Quoiqu’il ne pût s’en dédire, il fut contesté long-tems. Il y eut des coups rués, donnés et reçus, et la fin de la balade fut que le juif donna la valeur de mille écus en joyaux, pour éviter un plus rude traitement. Le gâteau fut partagé, et Angélique appelée par une appareilleuse de Roterdam au dévalisement d’un quidam qui méritoit qu’on lui jouât le tour.

Certain sellier, ouvrier très-habile, nouvellement arrivé de France, étant logé chez la Dubois, qui tenoit une de ces hôtelleries libres, l’ayant conjurée de lui faire épouser une belle putain qui voudroit renoncer à son premier commerce, elle lui suggéra celle-ci, la fit venir auprès de lui ; il fut charmé de sa bonne grace, et prit des annonces avec elle. Angélique lui tira par adresse pour quatre cents livres de bagues, et cent cinquante ducatons d’argent liquide, qui étoient tout son bien ; feignit qu’elle avoit à Amsterdam feu et lieu, l’y conduisit avec elle, alla loger avec lui chez la fameuse madame la Touche, derrière la vieille église, qu’elle prévint de la pensée que cette dupe amoureuse avoit beaucoup d’argent à dépenser, se fit traiter là huit jours de suite à bouche que veux tu, et l’y laissa planté pour revenir chargé de toutes les dépenses qui avoient été faites.

Après un si bel exploit, Angélique de retour à la Haye, à qui son mauvais destin avoit accordé trop de trève, alla se loger pour son malheur dans une chambre chez une marchande de toile qui se mêloit aussi de l’autre négoce. Le Jésuite, que cette pauvre fille avoit si vilainement dupé, qui faisoit depuis quelques mois le maître en langue françoise à la cour, y hantoit. L’hôtesse qu’il favorisoit, et à qui il procuroit des chalands pour l’un et l’autre trafic, lui fit fête de la beauté de celle qui occupoit sa chambre. Il fut curieux de la voir pour lui faire offre de ses services, et reconnut avec le dernier étonnement dans elle, celle qui l’avoit rendu malheureux. L’on peut juger de sa surprise. Si le Jésuite demeura interdit à son abord, Angélique tomba en une foiblesse dont on eut toutes les peines du monde à la faire revenir. Quelque matière d’emportement et de fureur qu’eût le Jésuite contre cette fille, son ancienne prudence lui suggéra une égalité forcée. Il lui dit les plus douces paroles du monde, et s’insinua adroitement si fort dans son esprit, que cette fille, que j’appelle innocente, par rapport aux artifices d’un jésuite, ajouta foi aux protestations qu’il lui fit d’oublier le passé, pourvu qu’elle voulût jurer de lui être fidelle à l’avenir. Ils ne se quittèrent point ce jour-là. Notre Jésuite, qui se faisoit appeler le sieur Galois, et qui avoit assez bonne réputation, lui représenta que, pouvant gagner honnêtement la vie d’elle et de lui, elle devoit se comporter sagement. Son conseil lui plut ; elle consentit à aller prendre chambre avec lui, en qualité de sa femme nouvellement arrivée de France.

Ils vécurent l’espace de trois semaines en fort bonne intelligence ; l’artificieux Jésuite ayant pour elle toutes les déférences imaginables. Mais que ne méditoit pas ce descendant naturel de Judas ? Que ne brassoit-il point contre la pauvre Angélique ? Toutes les trahisons dont est capable la perfidie d’un jésuite insulté. Voici le fait. Il étudia quelque tems les inclinations d’Angélique, lui fournit tous les divertissemens qu’il put imaginer, jusqu’à ce qu’un jour elle lui avoua dans le vin, qu’elle avoit encore dans une poche secrète pour plus de dix mille livres de bijoux. Leur familiarité augmentant de jour en jour, Angélique ne voulant point se dessaisir de son trésor, et notre jésuite ne l’en voulant pas dépouiller par force ni par adresse dans un lieu où cela feroit trop d’éclat, lui proposa d’aller se promener à Scheveling, pour avoir la commodité de s’y divertir avec plus de liberté. Angélique qui ne pressentoit point que quelques heures de bon tems lui coûteroient bien des jours de chagrin et de larmes, accepta le parti. Ils s’y rendirent donc, s’y postèrent dans un bon cabaret, où ils passèrent la nuit jusqu’au lendemain matin, que le tems et la mer calmes sembloient les inviter à la promenade. Ils déjeunèrent dans les formes, jusqu’à ce que le vin leur montant à la tête, ils jugèrent à propos d’en aller dissiper les fumées sur le rivage, où ils se promenèrent jusqu’à ce qu’ils ne purent plus être apperçus de personne. Notre Jésuite se voyant en ce lieu maître d’Angélique, éprouva de la main l’eau de la mer, la trouva si chaude, qu’il suggéra à notre belle innocente que le bain leur seroit délicieux et salutaire. Elle rejeta d’abord la proposition de le prendre ; mais il l’en sollicita si doucement, qu’elle se dépouilla de compagnie à six pas de lui. Il étoit tout nu, et avoit déjà folâtré dans l’eau, alors que voyant Angélique y entrer avec sa chemise, lui leva, et la lui ôta avec une si douce violence et si agréable, que l’on l’eût prise alors pour notre première mère au moment de la création. Elle entra dans l’eau ; ce fut de se laver, de se fouetter, de se baisotter, et de faire cent petits jeux, et de s’asseoir pour se faire caresser du flot. Notre Jésuite lui conseille de prendre le bain autant de tems qu’elle le pourroit souffrir, sort de l’eau, se r’habille, l’empêche, en folâtrant, d’en sortir, jusqu’à ce qu’étant tout à fait vêtu, il embrassa toutes les hardes d’Angélique, avec lesquelles il se sauva au travers des dunes, sans qu’on ait pu depuis ce tems-là apprendre de ses nouvelles, laissant donc cette Belle sans Chemise, qui courut inutilement après lui.


FIN.