La Belle aux yeux d’or



LA BELLE AUX YEUX D’OR.

(LA NIÑA DE PLATA[1].)

NOTICE.


Une jeune fille d’une rare beauté et d’un esprit charmant, qui résiste aux séductions d’un prince jeune, aimable et généreux, et finit par épouser le cavalier qu’elle lui préfère, tel est le sujet de la Niña de plata. Cette donnée, qui pouvait être assez nouvelle au théâtre dans les premières années du dix-septième siècle, a été depuis traitée bien souvent. Toutefois, comme les grands artistes ont le privilége de doter d’une éternelle jeunesse les productions de leur génie, on trouvera dans la pièce de Lope une fraîcheur de coloris qu’on chercherait en vain dans des productions beaucoup plus récentes.

La composition de cette pièce nous semble fort bien conçue. Nous en aimons surtout les deux premières journées, quoique la péripétie de la troisième nous paraisse fort heureuse. On remarquera sûrement dans la première, la scène de l’entrée des princes à Séville, et celle de la visite du roi et des infants à Dorothée. Dans la seconde il y a deux situations charmantes : celle où don Juan, croyant recevoir les gages d’amour qu’il avait donnés à Dorothée, trouve à sa grande surprise et à sa grande joie dans le coffret les présents qu’elle a reçus du roi et des infants ; et celle où il rend le coffret la nuit, par la fenêtre, à Dorothée, en croyant le donner à Marcèle. La prédiction du Maure, bien qu’un peu épisodique, est d’un effet saisissant.

Dorothée, la Belle aux yeux d’or, me semble peinte avec une exquise finesse. Quoique fort sage, elle a de la coquetterie. Entourée d’admiration, elle trouve une sorte de plaisir à provoquer les hommages pour s’en jouer. Don Juan, son amant, a une distinction d’esprit et de sentiments qui le recommandent au choix d’une jeune fille d’un si haut mérite. — Chacon, avec sa poltronnerie fanfaronne, est fort bien imaginé. — Mais un personnage sur lequel j’appellerai l’attention du lecteur, c’est le roi don Pèdre. Ce roi don Pèdre est celui que les Espagnols ont surnommé le Justicier (el Justiciero), et que nos historiens français ont surnommé le Cruel. Lope le représente à une époque antérieure aux dissensions qui armèrent les deux frères l’un contre l’autre ; mais on voit dans ce prince les instincts qui lui ont mérité un surnom sévère. Il serait curieux de comparer le don Pèdre de Lope, tel qu’il l’a peint dans la Niña de plata, et dans cinq ou six autres de ses comédies[2] avec le don Pèdre de Calderon[3]. Le don Pèdre de Lope nous paraît plus conforme aux chroniques du quatorzième siècle et plus théâtral, celui de Calderon serait, selon nous, plus idéal et plus tragique.

Les mœurs de la Niña de plata sont en général celles de la première moitié du dix-septième siècle en Espagne. Cependant il y a des passages où l’on retrouve le quinzième siècle peint sous les couleurs les plus vives.

La Niña de plata a déjà été traduite sous ce titre, la Perle de Séville, dans la collection des Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers ; mais nous ne saurions donner à ce travail les éloges que nous donnons si volontiers aux autres traductions de pièces espagnoles que l’on a insérées dans cette précieuse collection. Soit que le traducteur ait pris spontanément ces libertés, soit qu’il ait traduit sur quelque méchant livret de ce Trigueros qui eut l’audace, au dix-huitième siècle, de remanier plusieurs des meilleures comédies de Lope, toujours est-il que des personnages importants ont disparu, que des scènes essentielles ont été supprimées, et qu’en définitive la pièce se trouve horriblement défigurée. Cela nous permettrait de dire que cette pièce, ainsi que toutes celles qui composent ce volume, à l’exception de Fontovéjune, est traduite aujourd’hui pour la première fois.


LA BELLE AUX YEUX D’OR

PERSONNAGES.
DOROTHÉE, surnommée la Belle
aux yeux d’or.
DON ARIAS, courtisan.
MARCÈLE, dame.
THÉODORA, sa tante, vieille femme. CHACON, valets.
LE ROI DON PÈDRE. LÉONEL,
L’INFANT DON HENRI, frères
du roi
ZULIM et ALI, maures.
LE GRAND MAÎTRE DE SAINT-JACQUES, UN ÉCUYER.
DON JUAN, cavalier. INÈS, esclave.
LE XXIV[4], père de don Juan. UN PAGE.
FÉLIX, père de Dorothée. MUSICIENS, DOMESTIQUES.


La scène est à Séville.




JOURNÉE PREMIÈRE.



Scène I.

À Séville, dans la rue des Armes.


DOROTHÉE et THÉODORA se montrent à un balcon.
Théodora.

On dit que l’infant don Henri va passer.

Dorothée.

Eh bien ! il faut, nous aussi, en témoigner notre joie. Faites tendre le tapis de soie devant la fenêtre. Il n’est pas beau ; il est loin de valoir ceux de nos voisins ; mais, enfin, il prouvera du moins notre bonne volonté.

Théodora.

Vite, Inès, tendez le tapis. — Mais voici l’infant, sans doute. — J’entends de la musique et des cris du côté de la porte royale.

Dorothée.

Est-ce que le roi vient aussi ?

Théodora.

Ils ne sont pas bien ensemble.

Dorothée.

Alors, je ne conseillerais pas à l’infant de rester à Séville. Le roi don Pèdre est si sévère !

Théodora.

Henri est un brillant chevalier. Le roi pourrait bien être jaloux de l’affection que lui témoignent chaque jour les peuples de Castille et d’Andalousie.

Dorothée.

Il paraît, ma tante, que le roi don Pèdre est d’un caractère peu aimable.

Théodora.

Il vit dans de continuels soupçons, et on le dit jaloux de ses frères.

Dorothée.

Ce n’est pas de la même mère qu’ils sont nés ; ils sont seulement du même père ; et tout ce qu’ils ont, honneurs et biens, il semble au roi qu’ils le lui aient enlevé.

Théodora.

Les voici.

Dorothée.

Je ne vous cache pas que j’ai beaucoup de sympathie pour don Henri.

Théodora.

Qui pourrait ne pas aimer un prince d’un si grand mérite ?


Entrent L’INFANT DON HENRI, LE GRAND MAITRE DE SAINT-JACQUES, leur Suite, et, derrière, un cavalier de la ville nommé DON JUAN.
Le grand Maître.

Comment trouvez-vous la ville ?

Henri.

La huitième merveille du monde. Mais nommer Séville c’est tout dire[5].

Le grand Maître.

Il est vrai.

Henri.

Comment s’appelle cette rue ?

Le grand Maître.

La rue des Armes.

Henri.

Fort bien. Mais je pense qu’on a voulu dire les Armes d’amour, à cause de cette quantité de belles dames qu’on y voit ; et ces armes-là sont les plus dangereuses. Une jolie main m’a toujours inspiré plus de crainte qu’une compagnie de gens de guerre. Quelle est cette dame que j’aperçois à ce balcon ?

Le grand Maître.

Une dame qu’on appelle la dixième Muse à cause de son esprit, et la quatrième Grâce pour la beauté. C’est une femme incomparable. À la beauté de Vénus elle joint l’amabilité de Cléopâtre. Elle est l’objet de tous les vœux. Pour tout dire en un mot, c’est elle qu’on appelle la Belle aux yeux d’or, ce prodige de perfection, notre orgueil, notre gloire, dont vous avez probablement ouï parler. On a beau vanter notre fleuve, notre Alcazar[6], nos rues, nos guerriers, nos richesses… il faut toujours finir par avouer que notre plus grande merveille c’est la Belle aux yeux d’or.

Henri.

En effet, j’ai beaucoup entendu vanter sa beauté et ses talents.

Le grand Maître.

C’est tout ce qu’il faut admirer ici.

Henri.

Allons, grand maître, saluons tous deux ce balcon. — Quand bien même ce ne serait pas de ma part un hommage à la réputation de cette dame, — je le ferais rien que pour vous être agréable.

Théodora, à Dorothée.

Rendez à l’infant son salut.

Dorothée.

Que Dieu garde votre altesse !

Henri.

Quelle beauté ! Il me semble qu’elle m’enchaîne à cette place.

Le grand Maître.

Ne vous arrêtez pas. Nous aurons d’autres occasions. Le roi attend, et nous devons nous hâter d’aller lui baiser les mains.

Ils s’en vont après avoir salué.


Entre DON JUAN.
Don Juan.

Belle Dorothée, vous êtes une sirène. Séville offre beaucoup de choses dignes d’admiration, et c’est vous seule qui avez le privilége de fixer les regards d’un prince. On ne peut passer dans la rue que vous habitez sans y rester enchaîné. La vue et l’ouïe, vous enchantez à la fois tous les sens, et près de vous le sage Ulysse lui-même aurait perdu sa prudence.

Dorothée.

S’il est vrai que je sois une sirène dont les charmes exercent tant de pouvoir sur un monarque, don Juan, vous n’en devez être que plus glorieux. Mon triomphe relève l’éclat du vôtre. J’enchaîne, dites-vous, un grand prince ; et vous, vous m’avez enchaînée pour la vie.

Don Juan.

Je voudrais bien que dame Théodora me permît de vous répondre.

Théodora.

Et moi je voudrais bien voir finir au plus tôt vos amours.

Don Juan.

Et pourquoi ?

Théodora.

Nous n’avons rien à vous reprocher, je le sais… Mais la pauvre Dorothée est folle de vous… Votre père, le xxiv, malgré toutes les instances possibles, n’a jamais voulu consentir à votre mariage avec ma nièce… Et puisqu’elle ne doit pas être à vous, il est évident que vos soins et vos assiduités ne peuvent avoir qu’un résultat ; c’est de compromettre sa réputation, son honneur.

Don Juan.

Comme je vous l’ai dit, l’avarice de mon père s’oppose à ce que j’épouse Dorothée à cause de son peu de fortune. Il veut, sans doute, me vendre à quelque sotte, à quelque laide qui aura beaucoup d’argent. Mais j’ai dans mon cœur une belle aux yeux d’or que je préfère à toutes les richesses ; et je suis si bien décidé, qu’avant un mois Dorothée sera ma femme, en m’apportant pour dot tout ce qu’il y a de plus précieux et de plus rare : beauté, esprit et vertu. — Que si mes attentions pour elle portent en ce moment quelque dommage à sa renommée, c’est tant pis pour moi qui dois être son époux. D’ailleurs, en lui donnant mon nom je lui rendrai ce que je lui enlève aujourd’hui.

Théodora.

Je crois bien, don Juan, que c’est là votre désir le plus ardent ; je sais quel est votre amour. Mais l’avarice et l’autorité d’un père qui tient plus à l’argent qu’à l’honneur… Bref, je m’en vais. Je ne voudrais pas qu’en vous voyant causer moi présente, avec Dorothée, on vînt à penser que j’y prête les mains.

Elle sort.
Dorothée.

Ma tante a raison, don Juan. Puisque votre père vous marie, il n’est pas convenable que vous me parliez aussi publiquement dans cette maison, où d’ailleurs tout est à vous beaucoup plus qu’à moi-même. Un peu de mystère, je vous prie. Nous allons nous promener du côté de l’Alcazar, et là, mon bien, nous pourrons encore nous voir… En faisant ce sacrifice à mon honneur, je ne vous en aime pas moins. Au contraire : quoi qu’il arrive, et quelle que soit votre conduite à mon égard, mon cœur est à vous pour jamais. Je vous appartiens pour la vie. Adieu.

Elle sort.
Don Juan.

Elle est partie !… Le soleil a disparu, et c’est la nuit qui prend sa place.


Entre CHACON.
Chacon.

Que le manteau et le chaperon andaloux ont bien joué leur rôle ! Les pauvres Castillans en sont devenus fous… Séville, ta magnificence les éblouit, et tu as tourné toutes les têtes.

Don Juan.

Dis-moi, Chacon, est-ce donc en des jours tels que celui-ci qu’un valet abandonne son maître ?

Chacon.

Mille pardons, seigneur ; c’est la foule qui m’a retenu. Un fanfaron qui n’est pas de ce pays s’est jeté sur mon passage ; nous avons échangé quelques grosses paroles, et j’ai même été au moment de tirer ma dague. Mais la confrérie du sang s’en est mêlée, et l’on a calmé le mien, qui commençait à s’échauffer[7]. Bref, tout cela a fini par quelques rasades dont notre homme m’a régalé, ainsi que l’assistance. Un homme d’esprit disait avec raison de ces sortes de querelles qu’elles ressemblent à des châtaignes épicées : elles font boire.

Don Juan.

Que ne suis-je d’humeur à écouter tes prouesses !

Chacon.

Quoi de nouveau ?

Don Juan.

En un jour semblable l’amour est fou.

Chacon.

Dites plutôt que c’est un démon ; car lorsqu’il prend la mouche, il n’y a plus moyen de lui résister. — Mais d’où vient cette jalousie ? Serait-ce, par hasard, de Castille ?

Don Juan.

La beauté que j’adore pourrait rendre jaloux le soleil lui-même. Mais ce n’est pas de ma jalousie qu’il s’agit ; c’est de sa froideur.

Chacon.

On ne vous aime donc pas ? — Foi d’Espagnol, ce sont des coquetteries. Pauvre malade, vite, vite, une saignée.

Don Juan.

Ce n’est pas de mon bonheur que je me plains. Je n’ai rien à désirer. — Mais je crains que, sur les refus persistants de mon père, Dorothée ne vienne à changer de sentiment. Quoiqu’elle se montre touchée de ma tendresse, j’ai bien peur qu’en voyant les obstacles qui s’opposent à notre mariage, elle ne finisse par renoncer à moi.

Chacon.

Mais enfin, que répond-elle ?

Don Juan.

Qu’elle m’aime et m’aimera toujours, dussé-je l’oublier, dussé-je en épouser une autre. Mais comme elle a beaucoup d’esprit, tout cela peut bien n’être qu’un adroit compliment. Puis aujourd’hui sont arrivés les princes les plus beaux, les plus aimables ; toute la cour l’a vue, et toute la cour a soupiré. Or, de même que se cacher est de la part d’une femme une preuve d’amour, se montrer ne serait-ce pas un signe d’inconstance ?… N’en doute pas, les Castillans, sur sa seule renommée, voudront lui rendre des soins.

Chacon.

Il y a mille dames à Séville qui se chargeront de vous consoler ; et mille fois je vous ai conseillé de renoncer à votre belle, et de mettre du pays entre vous deux. Pourquoi donc vous êtes-vous attaché à un objet qui est tout esprit, tout intelligence ? Pourquoi aimez-vous une ombre, un écho, une idée, un ange, un séraphin, subtil comme le feu, incorporel, impalpable et impondérable ? Eh ! morbleu ! prenez une femme bonne pour l’usage, pour le chaud, pour le froid, pour la plaisanterie et pour le sérieux, pour la ville et pour la campagne, où il y ait du gras et du maigre, entrelardée comme un jambon. À la bonne heure ! voilà les femmes qui durent autant que les souliers de bon cuir. Où diable vous êtes-vous fourré ? Ne valait-il pas mieux quelque chose d’un peu plus commun et de plus sûr ? Mais puisqu’il vous les faut de ce goût-là, dites-moi, n’avez-vous jamais vu dans des boîtes mignonnes, ces petits diablotins qui nous viennent de Flandre ? Voilà comme sont, à mon avis, vos femmelettes. C’est joli à la vue ; mais pour l’usage, néant. — Quant à moi, il me faut une gaillarde solide, et qui se tiendrait debout, immobile, dût un manchois vigoureux la pousser de toutes ses forces[8].

Don Juan.

Hélas ! Chacon, mon bonheur est fini. Si mon père, entêté de la fortune, s’obstine à me refuser ce que je désire, sois-en sûr, j’en mourrai. La Belle aux yeux d’or de Séville est tout pour moi.

Chacon.

En effet, une telle beauté devait vous donner dans l’œil[9].

Don Juan.

Tais-toi. Viens avec moi à l’Alcazar. Elle m’a dit qu’elle allait s’y rendre.

Chacon.

Je vous y suivrai volontiers, d’autant qu’il doit être magnifiquement décoré.

Don Juan.

Allons, et pas de folie, s’il est possible.

Chacon.

Dieu vous bénisse, madame la Belle ! Vous mériteriez qu’on vous fouettât, et je m’en acquitterais avec plaisir.

Ils sortent.



Scène II.

Le jardin de l’Alcazar.


Entrent L’INFANT DON HENRI, LE GRAND MAÎTRE et DON ARIAS.
Henri.

Don Arias le sait mieux que personne.

Le grand Maître.

C’est un noble cavalier de Séville.

Don Arias.

Oui, prince, de toutes les merveilles de Séville, celle-là est la plus étonnante. Et cependant ces productions des climats les plus éloignés, que nous apporte le commerce, ces nombreux vaisseaux, cette mer immense que jamais l’ancre d’un navire n’a sondée… voilà de grandes choses !

Le grand Maître.

Mon cher don Arias, Henri ne vous demande pas tous ces détails qui rempliraient des volumes… Il veut savoir seulement quelles sont les dames les plus belles de Séville.

Don Arias.

Il me serait difficile de vous les énumérer ; mais je puis au moins vous en indiquer quelques-unes parmi celles qui ont eu le bonheur d’attirer aujourd’hui vos regards. — Celle qui était vêtue blanc et argent, c’est doña Hélène, pour laquelle une seconde Troie se ferait incendier.

Henri.

Son nom de famille ?

Don Arias.

Faxardo.

Henri.

Fort bien.

Don Arias.

Celle qui était vêtue or et gris, c’est doña Madelaine, aussi belle que la première, mais qui n’a point à faire pénitence. C’est une Ramirez.

Henri.

Elle est d’une rare beauté.

Don Arias.

Celle que vous avez vue bleu et or, c’est doña Angèle de Vargas… une autre Angélique pour qui une douzaine de Rolands sont perdus d’amour, mais à laquelle on ne connaît point de Médor.

Henri.

Elle est charmante.

Don Arias.

Je pourrais vous citer encore doña Léonor de Aquila, qui avait une robe de velours noir ; doña Sol de Guzman, qui portait une robe de soie d’or couverte de diamants ; doña Casilda Vela, vêtue fleur de cannelle ; doña Mencia de Rojas, qui avait une robe écarlate et des plumes ; doña Francisca de Padilla et Prado, vêtue de tabis[10] couleur de rose sèche… Mais la belle des belles, le plus parfait des anges, c’est la Belle aux yeux d’or.

Henri.

Le grand maître sourit. En vérité, je ne sais trop pourquoi.

Le grand Maître.

C’est un peu de malice. — Vous n’en mourrez pas.

Henri.

Pourquoi donc avez-vous l’air de me reprocher de m’être arrêté à la regarder ? Vous aussi, vous lui avez parlé, et vous disiez que l’envie même, obligée de lui donner la palme sur toutes les beautés de l’Andalousie, l’appelait la dixième muse, la huitième merveille.

Don Arias.

Monseigneur, le grand maître avait raison. Dorothée est notre merveille, notre déité, et elle sait que personne ne peut lui refuser son hommage. Elle a un esprit piquant, et en même temps un vrai mérite. On l’a surnommée la Belle aux yeux d’or, parce que ce nom signifie quelque chose de précieux et de rare. Elle chante avec goût, et elle est habile à composer un quintetto.

Henri.

Aime-t-elle les duos ?

Don Arias.

Pas du tout… Elle peint dans la perfection, danse à ravir, et fait des vers d’une façon incomparable.

Le grand Maître.

Halte-là ! Ce n’est pas à mes yeux un grand mérite à une femme que de faire des vers. Il y a tant de fous qui en font.

Henri.

Il ne s’agit pas, grand maître, de l’art de trouver des rimes[11] et d’aligner des vers plus ou moins harmonieux. Don Arias parle des qualités qui constituent le vrai poëte : la pensée, le sentiment, l’art, le goût, la grâce. Ceux-là seuls qui n’ont pu réussir à devenir poëtes peuvent prétendre que la poésie est indépendante de l’intelligence et de l’étude. Que si par aventure un homme a composé sans principes une agréable pièce de vers, c’est une exception, et qui ne tire pas à conséquence. Ne voit-on pas tous les jours un lourdaud de sacristain qui touche mieux de l’orgue que le premier musicien du monde ? un individu illettré qui plaide mieux une cause que le plus profond jurisconsulte ? et des bonnes femmes, des charlatans qui opèrent des cures merveilleuses, là même où ont échoué des docteurs qui ont pâli sur les aphorismes d’Hippocrate[12] ?

Don Arias

Oui, monseigneur, vous avez blâmé un peu légèrement. Dorothée n’est pas un puits de science, et ne prétend pas lutter avec Homère ou Virgile : elle écrit comme on écrit à la cour et dans le beau monde… Mais la voici ; elle s’avance parmi tous ces anges qui sont venus visiter les salles de l’Alcazar… Je dis les anges, quoiqu’ils n’aient pas d’ailes… La voilà qui entre dans le jardin.

Henri.

Ô charmante belle ! ta blancheur égale celle de la fleur d’oranger, du jasmin et du lis ; et je la préfère au vif incarnat de la rose. Déjà en Castille ta renommée avait commencé de troubler mon cœur, et ici ta vue m’a ravi l’âme !


Entrent DOROTHÉE et THÉODORA, couvertes d’un voile ; un Écuyer les suit.
Dorothée.

Cela étonne votre altesse ?

Henri.

Ce n’est pas ce que je vois ici qui m’étonne. J’ai été plus surpris ailleurs.

Dorothée.

Fameuse est la Giralda de Séville qui porte un écu, un calice et une palme[13]. Mais votre altesse n’a pas besoin de sortir d’elle-même pour admirer.

Henri.

Arrêtez, n’allez pas plus loin.

Dorothée.

Je m’en retourne. J’ai vu maintenant tout ce que je voulais voir.

Henri.

Qu’étiez-vous donc venue voir ?

Dorothée.

Les richesses du palais, l’élégance et la beauté du jardin, où nature a répandu d’une main prodigue ses dons les plus brillants. Vous êtes l’abrégé de tout cela.

Henri.

Comment ?

Dorothée.

Je vois en votre personne toute l’élégance, et dans votre esprit toutes les fleurs du jardin.

Henri.

Ah ! femme céleste ! trésor divin ! — Quels sont donc les fous qui vous ont surnommée la Belle aux yeux d’or ?

Dorothée.

Pourquoi ?

Henri.

Parce que vos yeux sont deux étoiles.

Dorothée.

Je n’ai pas de si hautes prétentions.

Henri.

Sur ma foi ! grand maître, on avait bien raison de vanter son esprit. Dès aujourd’hui je me voue à son service.

Dorothée.

Prenez garde, seigneur ; on vous observe.

Henri.

Serait-ce quelque jaloux ?

Dorothée.

Personne ne peut l’être. — Mais des yeux d’or ne sont pas chose commune, et il y a toujours beaucoup de gens qui convoitent ce métal. Permettez que je m’éloigne.

Henri.

À une condition.

Dorothée.

Et laquelle ?

Henri.

C’est que vous me laisserez assez de force pour supporter votre absence.

Dorothée.

Eh quoi ! monseigneur, vous voilà déjà au nombre de mes adorateurs ?… Jésus ! que diront les dames de Séville ? Allons-nous-en, ma tante ; l’infant parle comme un nouveau venu.

Théodora.

Il eût été plus sage de continuer notre promenade.

Elles sortent.
Henri, arrêtant l’Écuyer.

Un mot, bon homme.

L’Écuyer.

Dieu vous assiste, monseigneur !

Henri.

Êtes-vous au service de Dorothée ? Faites-vous partie de son conseil privé ?

L’Écuyer.

Je suis son écuyer.

Henri.

Quelles sont les visites qu’elle reçoit ?

L’Écuyer.

Je voudrais que votre altesse connût la maison où je sers. Le soleil même n’a pas la permission d’y pénétrer.

Henri.

Le soleil a raison de s’abstenir : que ferait cet astre là où réside Dorothée ?… Mais moi est-ce que je ne pourrais pas la voir ?… Voudriez-vous vous charger d’un message pour elle ?

L’Écuyer.

Au premier mot je serais un homme mort.

Henri.

Rendez-moi ce service ; et si elle vous chasse… celui qui a perdu une chose et qui en trouve une meilleure n’a rien à regretter.

L’Écuyer.

C’est juste.

Henri.

Je ferai en sorte que le roi vous nomme gouverneur de l’Alcazar.

L’Écuyer.

Portier seulement, et je n’en demanderais pas davantage. Mais en attendant la récompense, je vais mettre mon honneur en péril, et je suis un hidalgo de première volée[14].

Henri.

Je consens à tout.

L’Écuyer.

Il faut que votre altesse le sache bien : je suis Cueva, Arjona, Mendez, Lopez, Xuarez, Fañez, Benavidez, Santivañez, Cordova, Enriquez, Cardona, Sanchez, Vasquez et Loyola[15]. Dans mon pays, seigneur, j’occupe une grande place.

Henri.

Comment cela ?

L’Écuyer.

Avec ma signature.

Henri.

Oui, je crois que vous êtes bien né ; cela se voit à votre mine.

L’Écuyer.

Mon malheur a voulu que je fusse obligé de servir, moi qui étais destiné à être servi. Hélas ! mon aïeul possédait dans la Montagne[16] un manoir dont le roi d’Espagne aurait pu faire sa maison de plaisance.

Henri.

Ne vous affligez pas. Soyez raisonnable… un gentilhomme doit l’être. — Êtes-vous d’une maison connue ?

L’Écuyer.

Mon aïeul était cordonnier.

Henri.

Peste ! vous ne pouvez pas vous laisser marcher sur le pied[17]. — Ce vieillard est de bonne humeur. — Mangez-vous bien, l’ami ?

L’Écuyer.

Je bois encore mieux.

Henri.

Je vous donnerai pour l’un et pour l’autre. — Voici cinq doublons de quatre[18].

L’Écuyer.

Me voilà heureux comme un Vingt-quatre. En retour je vous donne cinq bénédictions.

Henri.

Voyons.

L’Écuyer.

D’abord, que le ciel vous conserve toujours une bonne renommée.

Henri.

Et puis ?

L’Écuyer.

Puis, qu’il vous donne une bonne table, un bon lit et une bonne femme.

Henri.

Et la troisième ?

L’Écuyer.

De l’argent à souhait aux armes de Castille.

Henri.

Et la quatrième ?

L’Écuyer.

Une maison à Séville.

Henri.

Et la cinquième ?

L’Écuyer.

De la glace en été.

Henri.

Voici le roi mon frère qui rentre. — Quand viendrez-vous me voir ?

L’Écuyer.

Demain, et je ne prends pas congé de votre altesse.

Henri.

Vous me ferez grand plaisir. Je vous donnerai ma livrée, la même que je fais prendre ce soir à tous mes gens.

L’Écuyer.

Vous pourrez passer par notre rue.

Henri.

La Belle se montrera-t-elle ?

L’Écuyer.

Je ne sais. — N’y aura-t-il pas une sérénade ?

Henri.

Très-belle, et avec un formidable appareil.

L’Écuyer.

Qu’elle entende les grelots, et la voilà au balcon.

Il sort.
Le grand Maître.

Ce vieux a une figure grotesque.

Henri.

Allons nous habiller. La nuit se hâte de paraître pour que nous puissions sortir.

Le grand Maître.

Le roi sera-t-il déjà vêtu ?

Don Arias.

Je le crois. Comme vous savez, il est très-vif.

Henri.

Il m’est venu un caprice.

Le grand Maître.

On peint l’Amour sous les traits d’un enfant.

Don Arias.

Sa mère saura le former.

Le grand Maître.

Sur mon âme, vous êtes pris.

Henri.

Belle adorée, c’est toi que je veux. Courons à sa maison.

Ils sortent.



Scène III.

Dans la maison de don Juan.


Entrent DON JUAN et CHACON, avec chacun un bouclier.
Don Juan.

J’ai pris à la hâte ma cotte de mailles. C’est une nuit d’aventures.

Chacon.

Votre bon ange vous a bien conseillé. — Pour moi, je n’aime pas ces nuits-là.

Don Juan.

Les nuits d’aventures, disait un homme d’esprit, sont des nuits de malheur.

Chacon.

Béni soit celui qui a inventé les cottes de mailles ! Quand celle que je porte à tous les jours sera usée, j’en choisirai une de la meilleure espèce.

Don Juan.

C’est une excellente défense. Cela vaut mieux qu’un ami ; cela vaut mieux qu’un mur pour s’appuyer.

Chacon.

Et moi je sais quelque chose qui vaut encore mieux que ça.

Don Juan.

Et qu’est-ce ?

Chacon.

Un bon lit.

Don Juan.

Fort bien. Mais quand on doit sortir, une bonne cuirasse n’est pas à dédaigner.

Chacon.

Voulez-vous une épée, ou un poignard ?

Don Juan.

Donne-moi les deux.

Chacon.

Mais où donc allez-vous ?

Don Juan.

À mes amours.

Chacon.

Vous perdez la tête.

Don Juan.

On la perdrait à moins.

Chacon.

Il me semble qu’elle vous tient furieusement au cœur. Eh bien, soit !… Que cela doive vous être utile ou non, — je vous suivrai.

Don Juan.

Silence ! voici mon père.


Entre LE VINGT-QUATRE.
Le Vingt-quatre.

Eh bien, mon fils, où allez-vous donc ?

Don Juan.

Vous le voyez, mon père. C’est une nuit de sérénades et d’illuminations. Castillans et Andalous…

Le Vingt-quatre.

Ne vaudrait-il pas mieux sortir à cheval ou en voiture ?

Don Juan.

Vous allez encore me gronder !

Le Vingt-quatre.

Une cotte de mailles, un bouclier, une épée, et Chacon ?

Chacon.

C’est mon devoir. — Vous, monseigneur, vous nous traitez si bien….

Le Vingt-quatre.

Si tu avais le traitement que tu mérites…

Chacon.

Qu’ai-je donc mérité ?

Le Vingt-quatre.

Les galères.

Chacon.

Vous avez bien mauvaise opinion de moi.

Le Vingt-quatre.

Je te regarde comme le plus méchant garnement que l’on ait coiffé d’une mitre[19].

Don Juan.

Mon père, ma conduite ne donne pas lieu…

Le Vingt-quatre.

Je la connais.

Don Juan.

Puisque vous la connaissez si bien, mon père, vous devez savoir qu’elle est excellente.

Le Vingt-quatre.

Admirable ! parfaite ! — Je sais où vous allez.

Don Juan.

Je puis vous avouer toutes mes démarches.

Le Vingt-quatre.

En effet, vous ne sortez que pour aller dévotement à l’église.

Don Juan.

Non, mon père ; mais daignez vous informer ; demandez si l’on me voit jamais au jeu ou dans des lieux suspects. Je ne vais que dans une certaine rue où demeure une femme que j’aime avec les intentions les plus pures.

Chacon.

Bien répondu.

Le Vingt-quatre.

À merveille !

Chacon.

Sans doute. Mon maître voulait saintement épouser une femme de mérite : y a-t-il là de quoi effaroucher un bon chrétien ?

Le Vingt-quatre.

Une femme belle, pauvre, et bel esprit ? Non, jamais. Tant que je vivrai cela ne se fera pas.

Don Juan.

Eh ! que faut il que j’attende encore ? Que voulez-vous de plus, mon père ? Suis-je une fille pour languir l’aiguille à la main jusqu’à ce qu’il vous plaise de me marier ? — Aimeriez-vous mieux que je fusse un libertin dépensant votre argent avec des femmes galantes ? un querelleur, tuant à droite et à gauche les fils de famille, et obligé de me réfugier à chaque instant dans quelque asile sacré ? un dissipateur empruntant de tous côtés à gros intérêts, et signant des billets payables au jour de votre mort ?… Oh ! alors, sans doute, je serais digne de vos caresses, de votre amour paternel !

Le Vingt-quatre.

Je te pardonne tout ce que tu viens de dire ; mais ce que je ne te pardonnerais jamais, ce serait de te marier contre mon gré. Je sais tes intentions. Voilà ce qui me fâche. Je serais bien avancé d’avoir pour bru la Belle aux yeux d’or ! Il n’y a jamais beaucoup d’or dans des yeux… même les plus grands… Allons, qu’il ne soit plus question de cela. Je veux te marier avec deux mille ducats de rente.

Don Juan.

Ô vile et méprisable fortune !

Le Vingt-quatre.

Avec cela, tu pourras t’en faire cinq ou six mille. — Mais en attendant, rentrez. Cette nuit est pleine de périls, et je ne veux pas qu’on s’y expose. Rentrez. Du balcon vous verrez la fête. Allons, rentrez donc. Pourquoi me regarder ainsi ?

Chacon.

Tout de bon ?

Don Juan.

Vous me traitez comme une petite fille.

Le Vingt-quatre.

Allons, pas de réplique.

Don Juan.

Je vous suis ; allez devant, mon père.

Le Vingt-quatre.

Ta vie en dépend.

Il sort.
Don Juan.

Oui, ma vie ou ma mort. — Chacon, je pourrai par la terrasse descendre chez don Louis. Prends les armes.

Chacon.

Dieu veuille que ceci finisse bien !… Il n’arrive jamais bien aux enfants qui transgressent les ordres d’un père respectable ; et je crains que nous ne fassions comme les chats, qui, dans leurs ébats, tombent parfois du haut des toits dans la rue.



Scène IV.

Dans le palais.


Entrent L’INFANT DON HENRI et DON ARIAS.
Henri.

Le roi n’a pas donné le temps qu’on l’habillât. Il était si pressé !

Don Arias.

Vous ne le paraissez pas moins, seigneur.

Henri.

Mon amour, né d’aujourd’hui, est déjà maître de mon âme comme s’il y était établi depuis un siècle, et dans mon impatience, je ne saurais écouter aucun conseil. — J’ai cependant suivi le tien… J’ai fait appeler son frère.

Don Arias.

C’est bien fait.

Henri.

Ou la chose sera impossible, ou je trouverai quelque moyen d’entrer dans la maison de cet ange.

Don Arias.

Il n’a que les yeux d’or. Couvrez-le d’or de la tête aux pieds, et vos affaires n’iront pas mal.


Entrent DON FÉLIX et un Domestique.
Le Domestique.

Seigneur, voici don Félix, frère de Dorothée.

Henri.

Qu’il soit le bienvenu… Approchez, soyez sans crainte.

Don Félix.

Il est tout naturel qu’on soit intimidé en présence d’un si haut et si généreux prince… surtout moi, qui m’étonne et me demande comment pourrait vous être utile un homme aussi obscur.

Henri.

On m’a dit, don Félix, que vous êtes l’homme de Séville qui se connaît le mieux en chevaux ; que vous en avez un de Cordoue qui n’a pas son égal. Je voudrais l’acheter, d’abord ; et ensuite que vous m’en trouvassiez encore huit ou dix de votre choix, pour les emmener en Castille.

Don Félix.

Il faut, seigneur, qu’il y ait à Séville quelque autre don Félix. Pour moi je n’ai point de chevaux, et je n’y entends absolument rien. Ma famille est pauvre, très-pauvre. Mes parents, à leur mort, ne m’ont rien laissé qu’une sœur, assez belle, qui s’élève sous les auspices d’une de ses tantes, d’une manière honorable mais fort modeste. Il doit y avoir à Séville un autre cavalier de mon nom à qui appartienne ce beau cheval que vous dites. Moi, je n’ai que ma sœur, et un petit nombre de livres qui me tiennent lieu de chevaux, de jardins, de palais, et qui font tout mon plaisir comme toute ma richesse.

Henri.

On se sera trompé à cause du nom. — Mais puisque l’on vous a dérangé, votre bonne mine et votre esprit m’inspirent le désir de vous prendre à mon service. — Votre sœur est-elle mariée ?

Don Félix.

Non, seigneur. Si elle l’était, elle ne serait pas sous la protection que je vous ai dite. Elle est demoiselle, elle a de l’esprit et de la vertu, et ce qu’il y a de moins louable en elle, c’est sa beauté.

Henri.

Pourquoi ne la mariez-vous pas ?

Don Félix.

Parce que je ne peux pas lui donner la seule chose que le monde recherche aujourd’hui. La vertu n’est pas une dot, et chacun veut de l’argent. Or, ma sœur n’a que sa vertu.

Henri.

Don Arias, voilà une de ces occasions où doit se montrer la justice d’un prince. — (À don Félix.) Vous ne sauriez dire combien je suis affligé de voir que la fortune n’ait pas mieux traité un gentilhomme aussi distingué. Restez auprès de moi ; je veux vous être utile et rétablir vos affaires.

Don Félix.

Seigneur, je vous baise les pieds.

Henri.

Je verrai l’emploi qui peut convenir à votre qualité.

Un Domestique.

Seigneur, tout ce que vous avez demandé est prêt.

Henri.

Et le roi ?

Le Domestique.

Il vous attend, ainsi que le grand maître.

Henri.

Félix, nous nous verrons demain.

Don Félix.

Que le ciel vous conserve, monseigneur ! Ma sœur et moi nous ne cesserons de faire des vœux au ciel pour la prospérité et la gloire de votre altesse.

Henri.

Votre sœur… Comment se nomme-t-elle ?

Don Félix.

Dorothée.

Henri.

C’est bien.

Don Félix sort.
Don Arias.

Quel est votre projet, seigneur ?

Henri.

Peux-tu le demander ?

Don Arias.

Vous avez déjà l’écuyer et le frère.

Henri.

Ah ! mon ami, pour ces deux yeux-là je donnerais tout l’or du monde.



Scène V.

Dans la maison de Dorothée.


Entrent DON JUAN, DOROTHÉE, CHACON et INÈS.
Dorothée.

Comment avez-vous pu entrer ici ?

Don Juan.

La porte était ouverte.

Dorothée.

Vous deviez savoir que cette porte ne devait s’ouvrir que devant mon époux.

Don Juan.

C’est pour cela même que je suis venu. C’est en qualité d’époux que j’ai franchi cette porte fermée à tout autre. — Au nom du ciel, Dorothée, ne me montrez pas cette indifférence. Si je suis riche, et si vous êtes pauvre, une union légitime rapprochera les distances qui nous séparent.

Dorothée.

Je suis dans une inquiétude mortelle.

Inès.

Ah ! madame !

Dorothée.

Qu’est-ce donc ?

Inès.

Votre frère.

Dorothée, à don Juan.

Qu’avez-vous fait ?… Quel trouble est le mien !

Don Juan.

Pourquoi vous effrayer ! Je lui dirai que je suis votre époux.

Dorothée.

Non pas ! vous compromettriez mon honneur… vous vous compromettriez vous-même. — Non, cachez-vous là. Mon frère ne tardera pas à s’en aller. C’est une nuit d’illuminations, — et je le crois occupé de quelque amour.

Don Juan.

Suis-moi, Chacon.

Chacon.

Oh ! si ce n’était pas son frère, je…

Don Juan.

Tais-toi.

Ils se cachent.


Entre DON FÉLIX.
Don Félix.

Ah ! ma sœur, tu me vois tout transporté, — la joie remplit mon cœur, et je ne saurais te parler tranquillement. Mon bonheur est au comble.

Dorothée.

As-tu donc obtenu quelque faveur signalée ? un billet ? un ruban ? un baiser ? l’entrée de la maison ?

Don Félix.

Rien de tout cela. Il ne s’agit pas d’une affaire d’amour.

Dorothée.

Qu’est-ce donc ?

Don Félix.

Par une erreur singulière, un domestique de l’infant m’a mandé chez son altesse. Il m’a pris pour un autre cavalier du même nom, un certain don Félix qui s’occupe à élever des chevaux. J’y vais. Explication. Je dis à l’infant que je ne possédais d’autre bien que toi… et ma bonne fortune a voulu que le prince me prît dès aujourd’hui à son service et se chargeât de ton établissement. — Je vais, ma sœur, me distraire un peu parmi les fêtes de cette nuit. Mais je n’ai pas voulu y aller sans te voir, sans te conter ce qui nous arrivait d’heureux. Nous pouvons nous adresser de mutuelles félicitations. Adieu ; je vais dire un mot à quelqu’un, et je reviens. Ne te couche pas encore. J’ai à causer avec toi.

Il sort.
Dorothée, à part.

Quelle bizarre aventure ! (Haut.) Eh bien ! don Juan, reparaissez.


DON JUAN et CHACON reparaissent.
Don Juan.

Oui ! mais c’est pour disparaître à jamais, puisque le prince est votre amant.

Dorothée.

Le prince !… Quelle folie !

Don Juan.

Ne vous a-t-il pas parlé ?

Dorothée.

Je n’ai rien compris à ce que m’a dit mon frère.

Don Juan.

Ah ! Dorothée ! Ingrate !… que vous répondez mal à mon amour !… Que se passe-t-il donc ?

Dorothée.

C’est fort aimable à vous !… Parce que vous avez de l’ennui, vous m’accusez.

Chacon.

Seigneur, entendez-vous la musique ?

Don Juan, à part.

Ah ! prince, tu viens provoquer ma jalousie !

Inès.

Madame, c’est une sérénade.

Dorothée.

Une personne innocente n’a pas besoin de tant de paroles pour sa justification, et je vous dirai en deux mots que je n’ai rien à me reprocher.

Bruit de voix et de musique.
Une voix

L’infant a tout à fait bon air.

Dorothée.

Vous voyez que je ne me soucie guère d’aller au balcon.

Don Juan.

Vous faites plus d’attention à ce qui se passe dans la rue qu’à moi.

Une voix

Dieu vous garde !

Une autre voix.

C’est le roi !

Une autre voix.

Oui ! c’est le roi !

Une autre voix.

Henri est plus grand.

Don Juan.

Allons, ne soyez pas si troublée. On vous attend. Montrez-vous.

Dorothée.

Prenez garde, don Juan !

Une voix

Le grand maître est un parfait cavalier.

Don Juan.

Eh bien ! l’on va s’impatienter.

Dorothée.

Prenez garde ! vous dis-je. — Sans être susceptible, j’aurais droit de me fâcher. J’ai toujours tenu à conserver ma réputation, mon honneur, et je sais qu’entre un prince et moi il n’y a pas de mariage possible. D’ailleurs, je suis ici avec vous, et la fête est dans la rue. Je ne suis pas curieuse. Vous devriez m’en savoir gré.


Entre L’ÉCUYER.
L’Écuyer.

Eh quoi ! vous ne montrez pas plus d’empressement ?

Dorothée.

Et pourquoi voulez-vous que je m’empresse ?

L’Écuyer.

C’est qu’il y a trois rois à notre porte… ni plus ni moins.

Chacon.

Il n’y en avait pas davantage à Bethléhem.

L’Écuyer.

Trois rois, ou à peu près ; car l’un est le roi lui-même, — et les deux autres sont ses frères, l’infant don Henri et le grand maître.

Don Juan.

Eh bien ! que voulez-vous que je pense ?

Dorothée.

Je veux que vous laissiez là vos chimères.

L’Écuyer.

Ils voudraient boire un verre d’eau, et les voilà qui montent.

Don Juan.

En effet, je les entends. (À Chacon.) Rentrons nous cacher.

Chacon.

Il paraît que nous sommes venus ici pour jouer à cache-cache[20].

Ils se cachent.


Entrent LE ROI, DON HENRI et LE GRAND MAÎTRE, magnifiquement vêtus.
Le Roi.

Savez-vous si l’on nous donnera de l’eau dans cette maison ?

Le grand Maître.

Nous en demanderons ici.

Dorothée.

Je voudrais être la mer d’Espagne, pour pouvoir fournir à vos altesses de l’eau à discrétion. Mais dans cette humble et pauvre maison, c’est tout au plus si vous en trouverez à votre suffisance.

Henri.

Asseyez-vous, sire, et reposez-vous un instant.

Le Roi.

Savez-vous qui est cette dame ?

Henri.

Oui, sire.

Le Roi.

Elle paraît belle et spirituelle. — Allons, qu’on apporte de l’eau

Dorothée.

Je vais en chercher.

Henri.

Oh ! pour cela, non.

Dorothée, à l’Ecuyer.

Eh bien ! Escalante, apportez de l’eau à son altesse.

Henri, bas, à Dorothée.

Restez, vous, madame, pour me donner du feu.

Le Roi.

Grand maître, qu’a donc Henri ?

Le grand Maître.

Il en tient pour cette jeune fille.

Le Roi.

Déjà ?

Le grand Maître.

Il suffit de voir deux beaux yeux pour que l’âme soit prise.

Le Roi.

Et cette jeune dame approuve-t-elle ?

Le grand Maître.

Elle est honnête et fière.

Henri, au Roi.

Si votre altesse en avait le loisir, je voudrais bien que Dorothée chantât quelque chose et vous donnât un échantillon de ses talents.

Le Roi.

Il y aura du temps pour cela. — Remettons ce plaisir à un autre jour… un jour de fête.

Henri.

Ce sera une fête pour moi.


Entre L’ÉCUYER, avec une tasse dans laquelle il y a de l’eau.
L’Écuyer.

Voici de l’eau.

Le Roi.

Et voilà un fameux écuyer !

Le grand Maître.

C’est donc là, madame, la vaisselle de cette maison ?

Dorothée.

L’état de nos affaires ne nous en permet pas d’autre. Dans cette maison il n’y a que moi qui passe pour un objet de prix.

Le Roi.

Alors, prenez bien garde que l’on ne vous enlève.

Le grand Maître.

Ce serait un attentat.

Dorothée.

Personne ne voudra s’y exposer ; et vous devriez songer, sire, qu’une faveur arrachée à une femme contre sa volonté peut se convertir en poison.

Le Roi.

Sur ma foi, c’est fort bien. — Tenez, madame, acceptez cette chaîne d’or. L’or ne déroge pas avec vous.

Le grand Maître.

Elle a beaucoup d’esprit.

L’Infant.

Elle est charmante.

Le Roi.

Ne serait-ce pas à cause de votre beauté qu’on vous a surnommée la Belle aux yeux d’or ?

Dorothée.

Non, sire ; voici pourquoi. J’ai été l’objet de nombreuses sollicitations que l’honneur m’empêchait d’écouter. De tristesse, je suis tombée malade. Et pour conjurer l’Amour, et afin qu’il me laissât arriver sans tache à l’autel de l’Hymen, je lui ai fermé les yeux avec de l’or.

Le grand Maître.

À merveille !… Par l’habit de saint-Jacques ! j’ai là sur mon cœur des bijoux, des reliques que j’estimais tant, que peut-être je ne les eusse pas données à mon frère… Je prie Dorothée de les accepter.

Le Roi.

Maintenant partons.

Henri.

Je suis tout ému.

Le Roi.

Mais avant de sortir, je désirerais que l’aimable maîtresse de ces lieux voulût bien nous dire quel est celui de nous trois qui lui plairait le plus.

Le grand Maître.

C’est juste.

Dorothée.

Interrogez la renommée.

Le Roi.

Je m’en rapporte à vous.

Dorothée.

Vous l’exigez ; j’obéis. — De vous trois, seigneurs cavaliers, le plus puissant et celui à qui nul autre ne peut se comparer, c’est le roi. Le plus brave dans les rencontres de nuit, c’est le grand maître. Et celui dont la tournure a le plus d’élégance, c’est l’infant don Henri. S’il m’était permis d’aspirer si haut, je voudrais que les trois n’en fissent qu’un, et je le choisirais.

Le Roi.

Quelle femme singulière !

Le grand Maître.

Elle est étonnante.

Henri.

Et moi, je vous prie d’accepter ce souvenir.

Dorothée.

Permettez-moi de vous le dire, en rougissant : Je n’oublierai jamais votre altesse.

Le Roi.

Elle est ravissante.

Le grand Maître.

Je n’ai jamais rien vu de pareil.

Henri.

Elle est toute d’or.

Ils sortent.


DON JUAN et CHACON reparaissent.
Don Juan.

Vous ne me direz point, j’espère, que la visite de ces trois princes soit un pur effet du hasard. — Écoutez, Dorothée. Je vous l’ai dit cent fois, je vous aimais, je vous aimais de toute mon âme ; je me croyais payé de retour, et je n’avais d’autre ambition que celle d’obtenir votre main. Mais puisqu’il vous faut pour adorateurs des rois, des grands maîtres…

Dorothée.

Achevez… ajoutez des infants. C’est encore quelque chose.

Don Juan.

Vous l’avez dit… Et vous avez bien fait de le dire… Car pour moi je suis dans un tel état…

Dorothée, riant.

Que voulez-vous donc ?… Ô mort ! délivre-moi de mes peines. Les malheureux n’ont que faire de la vie.

Don Juan.

Vous plaisantez, et je me meurs.

Dorothée.

Vous vous mourez ?

Don Juan.

Oui.

Dorothée.

Vous ?

Don Juan.

Moi.

Dorothée.

Voyons votre pouls.

Don Juan.

Quoi ! vous prenez ma main ? vous l’osez ? — Tant d’audace mériterait mille coups de poignard.

Dorothée.

Sans confession ?

Don Juan.

Enfin vous n’êtes qu’une femme !…

Dorothée.

Que croyiez-vous donc que j’étais ?… Un quadrupède, ou un oiseau ?

Don Juan.

C’est ainsi que vous récompensez ma tendresse ?… Et tu le souffres, mon cœur !… Et moi qui vous adorais comme on adore les anges !…

Dorothée.

Vous vous oubliez, mon doux ami. Je viens d’entendre sonner trois heures, et vous ne pensez pas à vous aller coucher.

Chacon.

Allons, de grâce, madame, cessez ce persiflage… Ne voyez-vous pas qu’il est aux abois ? — Consolez-le plutôt. Au lieu de vous moquer, dites-lui que ce n’est pas votre faute, que vous n’avez pas pu fermer votre porte au nez d’un roi. Eh ! mon Dieu ! je sais bien par mon expérience qu’il faut de la jalousie autour de l’amour, comme du persil autour du mouton bouilli, pour l’assaisonner. Mais quel plaisir trouvez-vous à faire pleurer un homme, un Cid, comme une femmelette ?

Dorothée.

En quoi donc l’ai-je offensé ?

Chacon.

Allons, par pitié, dites-lui un petit mot.

Dorothée.

Don Juan, mon ami, tournez vos yeux vers moi. Écoutez.

Don Juan.

Je n’ai rien à entendre. Que le ciel me foudroie si je remets les pieds ici !… Devais-je m’attendre à une conduite aussi infâme ?

Dorothée.

Quelle parole, don Juan ! Vous oubliez donc à qui vous l’adressez ?… Eh bien ! si jamais ou vous ou quelqu’un de votre part remet jamais les pieds dans cette maison[21] ; si jamais je vous rencontre soit dans la rue, soit à l’église, soit ailleurs…

Don Juan.

Arrêtez, n’achevez pas, ô mon ange ! c’était la colère qui m’inspirait. — Chacon, supplie-la, implore-la en ma faveur.

Chacon.

Allons, madame.

Don Juan.

Approche, approche encore.

Chacon.

Je crains un coup de pantoufle. (Haut.) Allons, madame, par pitié. — Inès, joins tes prières aux miennes.

Inès.

Vous mériteriez, vous, cent coups de bâton.

Dorothée et Inès sortent.
Chacon.

Bon ! les voilà parties !

Don Juan.

Ah ! la tigresse !

Chacon.

Ah ! porc-épic !

Don Juan.

Rendez-moi du moins tous les gages de tendresse que je vous ai donnés.

Chacon.

Appelons un alguazil.

Don Juan.

Eh quoi ! tu as le courage de rire quand je suis au désespoir ?

Chacon.

Ne savez-vous donc pas que les femmes sont fragiles comme verre ?

Don Juan.

Cruelle Perle, tu es pour moi de marbre. — Mais si tu es Anaxarète, je suis Iphis[22].

Chacon.

Vous êtes gentil.

Don Juan.

Ô mort ! délivre-moi de mes peines ! Les malheureux n’ont que faire de la vie[23].




JOURNÉE DEUXIÈME.



Scène I.

Dans une rue de Séville.


Entrent MARCÈLE, voilée, et DON FÉLIX.
Don Félix.

Je suis charmé, madame, de vous avoir rencontrée dans cette rue. Qu’y cherchez-vous ?

Marcèle.

Cela peut se dire sans difficulté. — Je viens acheter des patins[24], dont je fais une effroyable consommation.

Don Félix.

Vous auriez pu dire de la soie, du velours, de la belle toile de Hollande. Mais, je le vois, vous avez craint d’induire en dépense un amant qui a plus de bonne volonté que de ressources effectives. Eh bien, de mon côté, je ne m’en tiendrai pas aux patins, et vous me permettrez d’y ajouter des gants.

Marcèle.

Non, non ! je me le souffrirais pas !… Des patins me suffisent. Et savez-vous pourquoi j’en consomme une si grande quantité ? c’est que je cherche un logement.

Don Félix.

Vous avez sans doute quitté le vôtre dans la crainte que Léonor n’y vînt demeurer avec vous. — Chose étrange ! deux tigres, deux lions pourraient vivre ensemble. De même un hidalgo et un rustre. De même, à la rigueur, deux poëtes. Mais deux jolies femmes, il ne faut pas l’espérer : il y aurait entre elles une haine éternelle, et elles finiraient par s’entr’égorger.

Marcèle.

Surtout si l’une d’elles n’est qu’une sotte, une précieuse à grandes prétentions.

Don Félix.

Comme Léonor, n’est-ce pas ?

Marcèle.

Justement.

Don Félix.

Mais laissons cela. — Savez-vous que ma sœur a voulu habiter la maison que vous avez laissée, quoique je doive m’y déplaire beaucoup ?

Marcèle.

La maison que j’ai quittée ?

Don Félix.

La même.

Marcèle.

Est-ce que la sienne ne valait pas mieux ?

Don Félix.

C’est un caprice, une fantaisie. Je ne me l’explique pas autrement. Comme c’est la même rue, et que la maison ne vaut pas la nôtre, ç’a été une sorte de folie..

Marcèle.

Elle veut tenter la fortune. Quel dommage qu’une personne si accomplie n’ait pas trouvé cent fois un riche parti ! Il y a des maisons qui portent malheur.

Don Félix.

Des maisons funestes aux demoiselles !… Je ne l’aurais pas cru. Vous avez, vous autres femmes, de singuliers préjugés.

Marcèle.

Que voulez-vous ? nous sommes ainsi faites.

Don Félix.

Son balcon et les pots de fleurs dont il était garni valaient mieux qu’un jardin.

Marcèle.

Je l’approuve cependant. Il faut qu’elle change de maison, — qu’elle en change, — et toujours, toujours, jusqu’à ce qu’elle trouve un mari.

Don Félix.

Quelle folie !

Marcèle.

Je vous en dirais bien d’autres. — Mais, sérieusement, puisque votre sœur, qui a tant d’esprit, a cru devoir quitter sa maison, il est clair que cette maison ne lui portait pas bonheur.

Don Félix.

Il nous restait encore quatre mois pour finir le bail.

Marcèle.

L’avez-vous louée ?

Don Félix.

Hier il s’est présenté des personnes de la suite de l’infant… Je n’ai pas voulu.

Marcèle.

Je la désirerais pour moi pendant ces fêtes, en attendant qu’un homme de robe, qui vient d’obtenir une charge, me cédât celle qu’il occupe près de l’Alaméda[25].

Don Félix.

Ce sera autant d’épargné pour les quatre mois qui restent du bail.

Marcèle.

Si vous en avez les clefs, j’irai tout de suite.

Don Félix.

Je les ai sur moi.

Marcèle.

Eh bien, allons.

Don Félix.

Vous pourriez faire apporter vos effets.

Marcèle.

S’il se trouvait des commissionnaires, on ne ferait qu’un seul voyage.

Don Félix.

Je me charge d’en trouver.

Marcèle.

Je ne suis pas trop digne de demeurer dans une maison que quitte votre charmante sœur : mais je n’en suis pas moins reconnaissante à tous deux de votre aimable offre.

Don Félix.

Vous voilà désormais de toute façon la Belle aux yeux d’or.

Marcèle.

Je ne suis que son ombre. — Mais savez-vous tout ce que je veux être ?

Don Félix.

Dites-le donc.

Marcèle.

La belle chérie de don Félix.

Ils sortent.



Scène II.

Dans la maison de don Juan.


Entrent DON JUAN et LÉONEL.
Don Juan.

Cela s’est passé comme je te le raconte.

Léonel.

C’est une aventure fort singulière.

Don Juan.

Personne ne me l’a dit ; moi-même je l’ai vu, et j’en ai été assez troublé, assez honteux. Le roi a donné une chaîne d’or ; le grand maître, des reliques de prix… mais l’infant est celui qui a montré le plus d’amour.

Léonel.

Sans doute. Le souvenir en est la preuve.

Don Juan.

Oui, c’est ce maudit souvenir qui trouble le mien et qui fait le tourment de mon imagination.

Léonel.

Quand un amant a vu pareille chose, il doit être guéri.

Don Juan.

Oui, si l’on peut guérir jamais du mal d’amour, si un captif peut jamais devenir libre, je suis guéri et je suis libre !… Hélas ! je ne croyais jamais sortir d’esclavage, et je gémissais dans les tristes fers dont j’étais chargé ; car cette chaîne d’or n’en était ni moins pesante ni moins dure. Mais la Merci et la Trinité[26] se sont réunies pour payer ma rançon ; et grâces à elles, et grâces à Dieu, je reviens d’Alger, et me retrouve enfin en Espagne parmi des chrétiens !

Léonel.

Il faut espérer, monseigneur, que cette expérience vous rendra plus sage à l’avenir.

Don Juan.

C’est fini pour la vie. J’ai aimé tant que j’ai cru que l’on m’aimait. Mais sa trahison a tué mon amour.


Entre UN PAGE.
Le Page.

C’est un écuyer de dame Dorothée qui désire parler à vous.

Don Juan.

Morbleu ! dis-lui qu’il s’en aille et me laisse tranquille. — Tu vois, Léonel !

Léonel.

Pardon, seigneur ; mais cela ne me semble pas convenable. Un cavalier tel que vous doit au moins recevoir le message poliment.

Don Juan.

Quoi ! tu l’exiges !

Léonel.

Vous en rejetterez la faute sur moi… si toutefois vous y avez regret.

Don Juan, au page.

Fais entrer.


Entre L’ÉCUYER.
L’Écuyer.

Ma maîtresse m’a chargé de vous remettre ce billet. — De quel air vous le recevez !

Don Juan.

Comment voulez-vous donc que je reçoive un billet d’une femme qui reçoit les visites des princes ?

L’Écuyer.

Autrefois vous me faisiez un autre accueil ; c’étaient tous les jours de bonnes gratifications, des cadeaux superbes. Mais en voyant votre air courroucé, je n’ose pas même vous rappeler cet habillement que vous m’aviez promis. Car je connais messieurs les galants : ils ressemblent aux ruisseaux, qui, lorsqu’il tombe une bonne pluie, s’enflent, courent et entraînent tout sur leur passage ; mais qui, la pluie cessée, ne vous montrent plus que des cailloux. Cependant, monseigneur, je ne vous accuse pas ; je n’accuse que mon triste sort. J’ai toujours joué de malheur avec les habillements qu’on m’a promis.

Don Juan.

Allez-vous-en, et Dieu vous garde ! — Je suis ennuyé au dernier point. Dites à votre maîtresse que Chacon lui portera ma réponse.

L’Écuyer.

Je me retire sans répliquer, pour que vous ne disiez pas que tous les écuyers sont aussi ennuyeux les uns que les autres.

Il sort.
Léonel.

Eh bien, ouvrez donc le billet.

Don Juan.

Il est passé le temps où j’eusse couvert chaque ligne, chaque mot de mes baisers.

Léonel.

Allons, ouvrez… pas d’enfantillage.

Don Juan.

C’est pour toi seul que je le lis.

Léonel.

Pour moi… et pour vous. Car enfin, vive Dieu ! ce serait aussi pousser le mépris trop loin.

Don Juan, après avoir ouvert le billet.

Voilà qui est bon !

Léonel.

Quoi donc ?

Don Juan.

C’est un sonnet.

Léonel.

Vraiment ?

Don Juan.

Le voici. (Lisant.) « Tu veux, ingrat, me faire mourir à force de rigueur et de mépris, et tu me condamnes sans m’entendre. Mais il faut que tu connaisses à la fois mon amour et la vérité. — Il n’est pas juste que tu m’affliges sans motif. Puisque d’autres soins occupent déjà ta pensée, et que d’ailleurs mon honneur t’a confié d’autres gages, je te sacrifie également ceux que je t’envoie. Puissent-ils calmer tes ennuis ! Sache-le, les hommages des princes ne sont à mes yeux que des illusions et des chimères ; et quand même je les aurais subjugués comme tu le crois, tu ne devrais pas te plaindre, puisque avec ces trophées je me mets à tes pieds. »

Léonel.

Quelle humilité ! — Cette femme a tous les talents et toutes les grâces.

Don Juan.

De là vient son malheur et le mien.

Léonel.

Le sonnet respire l’amour, et l’on voit bien qu’il est l’ouvrage d’une femme. Mais comment demeurez-vous si froid, si inflexible, lorsqu’elle vous appelle ? Ne vous renvoie-t-elle pas dans ce coffre les gages que vous lui avez donnés ?

Don Juan.

Pour que je lui renvoie les siens. C’est une politesse intéressée. Oui, cruelle, je te les renverrai.

Léonel.

Ouvrez donc un peu.

Don Juan, ouvrant le coffret.

Ciel ! que vois-je ?

Léonel.

Qu’est-ce donc ?

Don Juan.

Il me semblait que le billet parlait d’autres gages. Regarde… les reliques du grand maître et le souvenir de l’infant !

Léonel.

Ah ! trop heureux amant ! que voulez-vous de plus ?

Don Juan.

Que vois-je encore ?… la chaîne du roi !

Léonel.

Une telle conduite répare tout. Allez, allez, monseigneur, allez voir Dorothée, reconnaissant et repentant.

Don Juan.

Le tour est assez adroit : mais je ne sais trop si je dois m’y fier.

Léonel.

Ce serait par trop ingrat, et vous mériteriez…

Don Juan.

Eh bien, nous irons ensemble. Ah ! dame enchanteresse, que tu as sur moi d’empire !


Entre CHACON.
Chacon.

Mon maître ? où est-il ?

Don Juan.

Qu’y a-t-il donc ?

Chacon.

Écoutez.

Don Juan.

Parle.

Chacon.

Aimez, servez, vantez, adorez votre Belle de Belzébuth. Moi, je viens de passer dans sa rue, et… mais non, il vaut mieux me taire.

Don Juan.

Sot que tu es ! ne sais-tu pas que quand on a commencé de parler, on ne peut pas rester en chemin ? Et puisque tu as commencé, achève.

Chacon.

Oh ! ce n’est rien… c’est peu de chose.

Don Juan.

N’importe. Achève.

Chacon.

Depuis quinze jours que nous n’avons paru sous ses fenêtres, elle vous a si bien oublié, elle a si bien mis le temps à profit, que je viens de voir, devinez quoi… Eh bien ! je viens de voir à présent même, à sa porte, des effets, des paquets, des voitures de transport. Ah ! la cruelle ! la perfide !

Don Juan.

Que dis-tu ?

Chacon.

Et des fauteuils, des tapis, des tentures, des meubles de soie, des lits dorés…

Don Juan.

Cela n’est pas possible.

Chacon.

Et, de plus, des tableaux, des banquettes, des chenets, des broches, et mille autres ustensiles de cuisine.

Don Juan.

Ô ciel ! il est aisé de voir d’où vient tout cela. Y a-t-il moyen de souffrir ces outrages ? — Tu vois, Léonel, comme sa conduite est d’accord avec ces belles protestations de dévouement.

Léonel.

Que le ciel me préserve de semblables perfidies !

Don Juan.

Comment un frère, qui passait pour homme d’honneur, et une tante jusque-là respectable, peuvent-ils permettre que l’infant vienne étaler un luxe scandaleux dans cette maison dont la vertu faisait toute la richesse ! Ah ! vil intérêt, que tu as de pouvoir ici-bas ! Ah ! cruelle ! ne devais-tu pas être fière de la simplicité de ta maison ! Et crois-tu que je n’aurais pas pu moi aussi couvrir tes murs de soie et de brocart ? — Des lits, des fauteuils… il paraît que ces gens-ci vont s’établir dans la maison.

Chacon.

Quand j’aperçus les broches, je me sentis rougir comme un poulet rôti. Malédiction ! me dis-je à part moi, ne valait-il pas mieux un mari noble, riche et bien né ?

Don Juan.

Tant mieux !… Va, je n’en mourrai pas. — Quelle femme y a-t-il à Séville, avec laquelle je puisse rire, m’amuser, et faire enrager l’infidèle ?

Léonel.

Eh ! mon Dieu ! dans sa rue même demeure Marcèle.

Don Juan.

Tu as raison. — La connais-tu, Chacon ?

Chacon.

Vous n’avez qu’à préparer un billet. Elle est belle, charmante, et avec elle vous aurez une vengeance très-agréable. Je l’ai vue plusieurs fois vous regarder d’un œil ami, et je sais qu’elle attend avec impatience que vous lui demandiez la permission d’aller lui rendre visite.

Don Juan.

Je ne voudrais pas la voir de jour.

Léonel.

Le plus tôt ne sera-ce pas le mieux ?

Don Juan.

Non. La cruelle croirait que je sollicite ; et je veux qu’elle me voie accueilli aux heures réservées.

Léonel.

C’est juste ; pas de billet. Mais je crois que vous devriez faire à Marcèle un cadeau des bijoux que Dorothée vous a renvoyés. Et si celle-ci vient à les voir, elle enragera.

Don Juan.

Elle les verra ; car elles se rencontrent à l’église les jours de fête.

Léonel.

Voilà, seigneur, une belle vengeance.

Don Juan.

Ce soir vous viendrez tous deux avec moi ; et afin que les choses aillent plus vite, je la comble de cadeaux.

Léonel.

Alors vous serez bientôt vengé.

Chacon.

Quant à moi, toujours prêt à vous servir ; et si Marcèle vous plaît, que la Belle aux yeux d’or s’en aille à tous les diables !

Ils sortent.



Scène III.

Dans le palais.


Entrent LE ROI, LE GRAND MAÎTRE et DON ARIAS.
Le Roi.

Où est mon frère ?

Le grand Maître.

Il ne se porte pas bien. Depuis hier au soir il est dans un abattement qui le rend insensible à tout.

Le Roi.

Henri, dans l’abattement !

Le grand Maître.

C’est l’ouvrage d’une belle dame, très-honorable et très-noble.

Le Roi.

Grand maître, l’amour est bien puissant. Que de chagrins il a causés ! combien de malheureux il a fait périr !… Cette femme est-elle en Castille ?

Le grand Maître.

C’est elle que vous avez vue la nuit, chez elle…

Le Roi.

Quoi ! en deux jours elle s’est emparée à ce point du cœur de l’infant ?

Le grand Maître.

Oui, sire.

Le Roi.

Vous viendrez tous deux avec moi cette nuit chez cette dame. Je veux, par mes présents, réduire cette beauté farouche, et rendre le repos à Henri.

Don Arias.

Cela sera difficile. La dame, ou pour mieux dire la demoiselle se pique d’une sévérité et d’un désintéressement sans bornes, et elle traite l’infant plus durement que s’il était son égal.

Le Roi.

C’est aux femmes mariées d’imiter Lucrèce. Je dis imiter… dans sa résistance, et non dans le fait de se donner la mort… car de ceci tout le monde la blâme. — Pauvre infant ! voilà une nuit de fête qui a été pour lui, grand maître, assez triste.

Don Arias.

Sire, voici les Maures de Grenade.

Le Roi.

Il faudrait, ce me semble, un interprète.

Don Arias.

Non, sire, ils parlent notre langue.


Entrent ZULIM et ALI.
Zulim.

Puisse le ciel, noble seigneur, entourer ton front de mille lauriers conquis par ta vaillante épée ! — L’alcayde de Donzelez, de l’illustre famille des Gomèles, venait vers toi comme ambassadeur de Mahomet. Il est tombé malade en chemin. Le roi, qui a beaucoup de confiance en moi, m’a aussitôt envoyé pour lui donner mes soins ; mais il était trop tard ; Allah a rappelé vers lui le malade le jour même où, s’il eût vécu, il serait arrivé à Séville. Je viens donc au lieu et place de Zayde, et je t’apporte, avec la confirmation des trêves, les présents de mon roi. Ce sont trente juments teintes avec de la poudre de troëne[27], amenant chacune deux poulains, et couvertes de housses écarlates ; — des tapis aux couleurs éclatantes, et qui pourraient soutenir la comparaison avec le plus riche jardin orné des fleurs d’avril ; des voiles diversement colorés et du plus fin tissu ; un poignard damasquiné, dont la poignée est toute entourée d’or et de diamants, et qui mérite peut-être que tu daignes le porter à ton côté. — Voilà ce que, avec beaucoup d’autres choses semblables, t’envoie le roi mon maître pour te témoigner son zèle et son obéissance.

Le Roi.

Honorables Maures, je suis flatté que votre roi corresponde à l’amitié toute particulière que je lui ai vouée, et je suis bien sensible à ses présents.

Ali.

Il voit en toi sa défense et son appui, et nous a ordonné de nous mettre, comme ses représentants, à tes pieds.

Le Roi.

Grand maître ?

Le grand Maître.

Sire ?

Le Roi.

Il me vient une idée. — Comme ce Maure est versé dans l’art de la médecine, et que les Maures y sont très-habiles, connaissant, dit-on, mille secrets et les vertus des plantes, il pourrait se faire qu’il guérît Henri de son mal.

Le grand Maître.

Je le crois comme vous.

Le Roi, à Zulim.

Maure ?

Zulim.

Seigneur ?

Le Roi.

Un frère que j’aime, souffre d’une profonde mélancolie, et je voudrais que tu pusses l’en guérir.

Zulim.

Foi de Maure, j’y mettrai tous mes soins.

Ali.

Tu peux avoir toute confiance en Zulim.

Le Roi.

Je reconnaîtrai en roi tout ce que tu feras pour mon frère.

Zulim.

T’obéir, seigneur, est une gloire pour moi.

Ali.

Il a opéré à Grenade des cures merveilleuses ; et nous admirons tous le talent avec lequel il devine les choses à l’inspection des mains[28]. Les cœurs les plus fermes en sont effrayés.

Le Roi.

Fort bien. — Allez, grand maître, conduisez-le vers Henri.

Le grand Maître.

Viens avec moi.

Zulim, au Roi.

Que le ciel souverain garde ta vie !

Le Grand maître, Zulim et Ali sortent.
Le Roi.

Pendant que ce Maure va appliquer son art à guérir mon frère, de mon côté, don Arias, je veux voir si je ne pourrais pas adoucir la cruelle.

Don Arias.

Et comment, sire ?

Le Roi.

Écoute. — Elle demeure rue des Armes. Il y a deux balcons à la maison, et sur les balcons sont des vases de fleurs. — Fais-lui porter douze magnifiques tentures de tapisserie[29] ; quelques tableaux dignes d’Apelles, et deux pièces de fine toile et de velours.

Don Arias.

Les présents adoucissent les cœurs les plus durs.

Le Roi.

Je soupçonne que cette femme est pauvre. — Porte-lui mille écus, et deux chaînes de la même valeur.

Don Arias.

La forteresse va se rendre.

Le Roi.

Ce pauvre Henri ! novice comme il l’est encore, il ne sait pas comment on se rend les dames favorables. — Belle recommandation auprès d’une inhumaine que d’avoir été saigné ! — Je compte mieux réussir dans ma cure que le Maure.

Ils sortent.



Scène IV.

Dans la maison de Dorothée[30].


Entrent THÉODORA et DOROTHÉE.
Théodora.

Voilà la première nuit que nous allons passer dans cette nouvelle maison, et j’éprouve une sorte de peur.

Dorothée.

N’est-ce pas un peu votre faute ?… De quoi pouvez-vous vous plaindre avec moi ?… En changeant de demeure, tout est changé autour de nous. Depuis que l’infant a mis le pied dans notre ancien logis, don Juan ne m’a plus adressé la parole… Que dis-je ? il ne s’est pas même montré dans notre rue.

Théodora.

Il paraît bien jaloux.

Dorothée.

Aujourd’hui j’ai voulu l’adoucir par un billet bien tendre, dans lequel je lui rappelais nos amours, notre amitié passée ; cela d’une façon qui aurait apaisé le ressentiment le plus légitime… Eh bien, il n’a pas daigné me répondre… Il n’a pas même demandé de mes nouvelles au porteur du billet.

Théodora.

Vous l’avez bien mérité. Ah ! ma nièce, ma nièce, ne vous l’ai-je pas dit cent fois, que ce don Juan ne vous aimait pas comme on doit aimer, — qu’il n’était qu’un perfide, et ne voulait que vous tromper ? Aussi, le voilà, à la première occasion, qui vous délaisse, sous prétexte que vous avez reçu la visite des princes.

Dorothée.

Peut-être a-t-il entendu parler des démarches que l’infant a fait faire auprès de moi ?

Théodora.

Qu’importe, puisque l’infant n’a rien obtenu ?… Et vous aviez montré assez ce que vous êtes en quittant votre ancien logis, pour que ce jaloux vînt se justifier.

Dorothée.

Il m’a si bien oubliée, qu’il ne sait pas même que je demeure ici.

Théodora.

Je suis fâchée de vous voir avec ces préoccupations… et qu’à tous moments vous alliez regarder du côté de la fenêtre. — Il serait temps d’être sage ; et même, à présent, il vous sera malaisé de vous établir.

Dorothée.

Et pourquoi donc ?

Théodora.

Ses assiduités vous ont beaucoup nui.

Dorothée.

Allons, ne voilà-t-il pas que vous allez me faire un sermon ! J’ai bien assez de mes ennuis !

Théodora.

Votre frère n’est pas encore arrivé.

Dorothée.

Oubliez-vous qu’il ne vit que pour Marcèle ?… Il paraît même qu’il lui a cédé aujourd’hui la maison que nous venons de quitter.

Théodora.

C’est assez délicat.

Dorothée.

Quel mal y a-t-il, puisque nous n’y demeurons plus ? — Mais il se fait tard. Il est pour vous l’heure du sommeil.

Théodora.

Ah ! mon enfant, faut-il que son inconstance vous rende ainsi jalouse ?… Car je le vois, vous l’attendez. Vous espérez qu’il vous viendra parler sous vos fenêtres.

Dorothée.

C’est ainsi que vous me consolez. — Adieu ; bonne nuit. — Je vais prendre le frais sur le balcon.

Théodora.

Pour le feu qui vous dévore, il faudrait un air bien frais ; et l’air de la mer n’y suffirait pas.

Elle sort.
Dorothée.

Ah ! que n’est-elle à ma place !… Devais-je être ainsi victime de l’inconstance d’un ingrat ?… N’ai-je pas assez fait pour lui ?… Je n’y tiens plus. Approchons-nous du balcon… Il devinera que je l’attends, et sans doute il viendra. Son silence même prouve que tel est son projet… La meilleure réponse qu’il puisse me faire, c’est de venir en personne.

Elle sort.



Scène V.

Dans la rue. La nuit.


Entrent DON JUAN, LÉONEL et CHACON.
Léonel.

Voici, seigneur don Juan, la maison de Marcèle.

Chacon.

S’il faut vous parler franchement, je voulais vous emmener chez votre Belle, croyant vous complaire en cela ; car vous autres, messieurs les amants, vous aimez à vous faire prier pour les choses que vous avez le plus à cœur ; mais puisque l’infant s’est établi chez elle, et qu’il a publiquement pris possession de sa maison, je dis que vous ne devez plus la voir, ni même prononcer son nom.

Don Juan.

Je suis dévoré de jalousie… Il faut dissimuler… Ô ciel ! donne-m’en la force !


DOROTHÉE paraît au balcon.
Dorothée.

Voilà trois hommes dans la rue qui regardent de ce côté. — Ou c’est mon cœur qui m’abuse, ou c’est bien lui, c’est don Juan que je vois… Oui, c’est lui, et toujours tourmenté par sa folle jalousie, il craint de m’adresser la parole.

Don Juan.

Allons, de la résolution. Amour, me voici dans le champ… Que le taureau meure par un stratagème… Cède, beauté ingrate, cède la palme à la divine Marcèle.

Chacon.

C’est bien, jouez de votre reste ; et mettez tout votre enjeu en avant.

Don Juan.

Ô Marcèle ! si vous m’avez entendu, ouvrez ce balcon et daignez écouter l’homme qui vous adore.

Dorothée.

Ah ! malheureuse, c’est bien lui ! Épris de Marcèle, il croit lui parler ; car il ignore sans doute que je l’ai remplacée dans cette maison, et c’est elle qu’il y vient voir. — Eh bien, feignons que je suis Marcèle, et de cette manière éclaircissons tous nos doutes.

Don Juan.

On parle derrière la jalousie. — Mes amis, mettez-vous en sentinelles chacun à l’une des extrémités de la rue.

Léonel.

Toi, Chacon, mets-toi à ce coin.

Chacon, à don Juan.

N’ayez pas peur. À moi tout seul je ne crains pas un escadron, fût-il de trente poulets !

Don Juan, appelant.

Zt ! zt ! Marcèle ! Marcèle ! Zt ! zt !

Dorothée.

Qui va là ?

Don Juan.

Votre nouvel adorateur.

Dorothée.

Serait-ce vous, don Juan ?

Don Juan.

Oui, c’est moi ! c’est moi !

Dorothée.

Mon Dieu ! que cherchez-vous ici ?

Don Juan.

C’est vous… Vous, madame !

Dorothée.

Non pas ! vous vous trompez, ce n’est pas moi. — Et si votre maîtresse vous est infidèle, et que vous vouliez la ramener en excitant sa jalousie, allez-vous-en, partez ; je ne suis pas assez belle pour cela.

Don Juan.

Écoutez-moi, de grâce.

Dorothée.

Croyez-moi, allez la trouver, appelez-la, criez, pleurez, suppliez, et jurez-lui de l’épouser.

Don Juan.

Non, belle Marcèle, je ne puis renouer avec elle. — Je suis un galant homme.

Dorothée.

Vous voulez donc l’oublier ?

Don Juan.

L’oublier ? ce serait trop d’honneur pour elle. Pour oublier, il faut avoir aimé d’abord.

Dorothée.

Quoi ! vous ne l’avez jamais aimée ?

Don Juan.

Si je l’avais aimée, il me serait moins facile de renoncer à elle.

Dorothée.

Vous me trompez.

Don Juan.

Attendez. Aujourd’hui elle m’a écrit ce billet, et m’a envoyé en même temps, pour me convaincre, les bijoux que lui avaient donnés le roi et les infants. Si l’amour doit se juger par les actions, vous allez voir celui que j’ai pour l’infidèle. Faites descendre par ce balcon un ruban, dussiez-vous le détacher de vos beaux cheveux blonds, et tous ces gages de tendresse vont remonter jusqu’à vous.

Dorothée.

L’idée m’en plaît assez. Mais comment avez-vous pu en venir à un tel mépris ?

Don Juan.

Faites descendre le ruban, et ne parlons plus de tout cela. J’en rougis, et je me le reproche.

Dorothée.

Mille grâces, don Juan, pour ce cadeau. Peut-être y a-t-il de la légèreté à recevoir des présents d’un galant qui vient me voir pour la première fois ; mais je les accepte comme un gage de votre amour. — Il y a longtemps que j’appelais ce moment de tous mes vœux. Mon cœur est à vous depuis un certain jour que je vous parlai, voilée, en passant à Triana[31], dans un bateau.

Don Juan.

Jetez le ruban.

Elle jette le ruban.
Dorothée.

Le voilà. Attachez-y les bijoux, et je les ferai monter vers moi.

Don Juan.

Ce coffret, Marcèle, renferme les riches dépouilles de la Belle aux yeux d’or.

Dorothée.

Qui bien lie, bien délie. — Croyez, mon cher bien, que je vous adore.

Il attache le petit coffret.
Don Juan.

Tirez doucement, avec précaution.


Entre DON FÉLIX.
Dorothée.

J’entends du bruit. Pardonnez, laissez qu’on s’éloigne. Ainsi l’exige l’honneur de la maison.

Elle se retire.
Don Félix, à part.

Toujours quelque fantôme qui rôde au coin de cette rue !

Don Juan.

Comment Chacon a-t-il laissé passer cet homme enveloppé dans son manteau ?

Léonel.

Il aura sans doute eu peur. — Mais vous, comment cela s’est-il passé avec Marcèle ?

Don Juan.

Je lui ai donné tous les bijoux.

Léonel.

Tous ?

Don Juan.

Tous.

Léonel.

Et elle les a pris ?

Don Juan.

Sans scrupule.

Don Félix.

Ces hommes paraissent ne pas vouloir être vus. Soyons discret… entrons…

Il entre.
Don Juan.

Un moment, Léonel ?

Léonel.

Qu’avez-vous ? D’où vient ce trouble ?

Don Juan.

N’as-tu pas vu cet homme entrer chez Marcèle ? — Quelle duplicité ?

Léonel.

Mais si c’est le maître de la maison, cela est fort naturel.

Don Juan.

Je commence à regretter de lui avoir donné les bijoux. Malédiction sur la coquette qui…

Léonel.

Arrêtez !

Chacon, accourant.

Qu’est-ce donc ? Avons-nous une querelle ?

Don Juan.

Non ! mais j’ai eu la faiblesse de donner les bijoux à la dame de ce logis… et à peine venais-je de les donner, qu’il est entré un homme chez elle.

Chacon.

Vous avait-elle promis qu’il n’entrerait pas ?

Don Juan.

Pour cela, non.

Chacon.

Alors il n’y a rien à dire[32].

Don Juan.

Alors je retourne à Dorothée. J’aime encore mieux avoir un roi pour second auprès d’une femme adorable, que je ne sais quel cavalier auprès d’une femme que je n’aime pas, et à laquelle le seul dépit m’a fait adresser mes vœux.

Léonel.

Qu’en dis-tu, Chacon ?

Chacon.

Notre maître a raison, — et s’il n’avait pas eu la simplicité de donner des bijoux à celle-ci… Mais nous les rattraperons. Nous en trouverons le moyen.

Don Juan.

Frappe à cette porte, Chacon.

Chacon.

Ne vaudrait-il pas mieux frapper à celle de Marcèle, ou entrer chez elle par force, et lui arracher des bras son galant à coups de nerf de bœuf ?

Don Juan.

Voilà un exploit un peu compromettant. Si je l’aimais, passe encore !… Non, Chacon, frappe à cette porte.

Chacon.

Avec quel aimable dédain la Belle va vous recevoir, lorsqu’elle vous verra revenir en suppliant !

Don Juan.

L’amour m’y oblige, et de sa part je veux tout supporter.

Léonel.

Silence ! voici du monde.


Entrent LE ROI, LE GRAND MAÎTRE et DON ARIAS.
Chacon.

Seigneur, ce sont trois hommes.

Don Juan.

Eh bien, quand ils seraient quarante !

Le Roi.

Il y a du monde, je crois.

Le grand Maître.

N’importe !

Le Roi.

Le grand maître est toujours prêt à dégainer.

Don Arias.

Ici rien ne l’y oblige.

Le Roi.

Moi-même, malgré mon titre de roi et la prudence qu’il me commande, je ne hais pas non plus à jouer un peu de l’épée.

Don Arias.

On le sait bien, seigneur ; et j’aimerais mieux, pour moi, avoir affaire à une vingtaine de braves qu’à votre majesté.

Le Roi.

A-t-on averti cette dame que je venais lui servir d’écuyer ?

Don Arias.

Au premier appel elle doit sortir.

Le Roi.

Eh bien, appelez-la.

Don Arias.

La voici.


Entre MARCÈLE.
Marcèle.

J’attendais le signal.

Don Arias.

Le roi en personne vous est venu chercher.

Marcèle.

Quoi ! sire, tant d’honneur !…

Le Roi.

Je devais cela à mon frère. Suivez-moi.

Don Juan.

Léonel… c’est le roi !… et cette femme, c’est Dorothée.

Léonel.

À quoi l’avez-vous reconnue ?

Don Juan.

À sa taille, à son costume, à mon malheur… Hélas ! quelle disgrâce !

Chacon.

Voulez-vous que nous tombions sur le roi et les princes à grands coups d’épée ?

Don Juan.

Tu proposes toujours des choses impossibles… Ah ! j’en mourrai… Bien fou qui peut compter sur la constance d’une femme. Mes amis, je retourne à Marcèle.

Léonel.

C’est bien dit. — Le galant doit être sorti à présent, et la place sera libre. Nous nous amuserons. Elle a deux femmes esclaves qui dansent à ravir.

Don Juan.

On ouvre.

Chacon.

On ne se couche ici qu’avec l’aube.


DOROTHÉE paraît au balcon.
Dorothée.

Qui va là ?

Don Juan.

Ma chère Marcèle… c’est moi… don Juan.

Dorothée.

Il paraît que vous avez élu domicile dans cette rue. Comme votre Dorothée est occupée ailleurs, pendant ce temps-là, pour vous distraire, vous tourmentez ma porte et mes fenêtres.

Don Juan.

Ma chère Marcèle, je viens oublier près de vous l’indigne conduite d’une ingrate. J’allais me réconcilier avec elle, lorsque le roi est venu accompagné d’un infant, et, sur son invitation, elle l’a suivi au palais. Et voilà la femme que j’aimais ! que je voulais épouser !… Mais c’est fini, je suis désabusé. Je romps avec elle. Je suis à vous désormais. À vous désormais ma fortune et mon cœur.

Dorothée.

Assez, assez, don Juan ! Si j’ai gardé le silence, c’était pour savoir toutes vos lâchetés ; mais à présent que mon honneur est en jeu, il faut que je vous détrompe. — Vous n’avez donc pas reconnu ma voix ? Vous avez donc bien peu de mémoire ? Je suis Dorothée, et non pas Marcèle. Marcèle est en ce moment avec le roi. Ce qui a fait votre erreur, c’est que j’habite actuellement son ancienne maison… et qu’elle demeure dans la mienne. J’ai changé de logis pour me soustraire aux poursuites de l’infant. Voici les bijoux que vous m’avez donnés. — Allez, ingrat, allez avec Marcèle. C’est la maîtresse qui vous convient. Un homme comme vous ne doit pas s’attacher à une personne honnête et sage.

Don Juan.

Assez, assez, Dorothée. Cette apologie serait parfaite, et je l’écouterais avec plaisir, si je n’avais point vu, — vu de mes yeux, — un homme qui a ouvert votre porte et qui est entré.

Dorothée.

Qui le nie ? Cet homme, c’est mon frère. Mon frère peut entrer chez lui à toute heure ; et si vous ne me croyez pas, vive le ciel ! venez, et je vous ferai parler à lui.

Don Juan.

Non, mon bien, non, ma vie, je vous crois, et je vous adore, et je vous supplie de me pardonner. Vous me voyez à genoux devant vos fenêtres.

Dorothée.

Vous n’avez que faire de mon pardon. Demain vous reverrez Marcèle, belle, brillante, charmante, et vous lui donnerez, comme vous le lui avez promis, votre fortune et votre cœur. Seulement, prenez garde, j’ai envie d’avertir votre père, afin qu’il ne soupçonne pas que c’est à moi que vous portez ce que vous donnerez à Marcèle.

Don Juan.

Mon bien, mon trésor, ma beauté, beauté pure et sans tache, dont l’éclatante blancheur surpasse celle de la neige, — ô ma vie ! daigne m’écouter, ou je meurs.

Dorothée.

Que faites-vous ? Songez-y donc, vous allez réveiller le voisinage. — Adieu, seigneur don Juan.

Elle se retire.
Don Juan.

Eh bien ! vous avez entendu ?

Léonel.

Eh ! ne vaut-il pas mieux que ce soit Marcèle, et que vous soyez assuré de l’innocence de Dorothée ?

Chacon.

Ne vous inquiétez pas, ça s’arrangera. Je vous indiquerai un moyen infaillible pour apaiser votre belle[33].

Ils sortent.



Scène VI.

Dans le palais.
Entrent L’INFANT DON HENRI, des MUSICIENS et des DOMESTIQUES.
Henri.

Chantez autre chose. Cela est trop ennuyeux.

Premier Musicien.

Voulez-vous les couplets sur Cléopâtre ?

Henri.

Est ce nouveau ?

Premier Musicien.

On ne les a jamais chantés.

Henri.

Commencez.

Premier Musicien, chantant.

Je veux chanter la reine Cléopâtre,
Dont la beauté charmait tous les humains…

Henri.

Assez ! Cléopâtre m’ennuie, et vous, vous m’étourdissez.

Premier Musicien.

L’air est sans doute un peu triste.

Henri.

Ce n’est pas cela qui me déplaît.

Premier Musicien.

Pourrait-on savoir…

Henri.

C’est que je suis las d’entendre toujours vanter la beauté de Cléopâtre, comme s’il n’avait jamais rien paru d’aussi beau sur la terre.

Deuxième Musicien.

Voulez-vous quelque chose de plus léger ?

Henri.

Voyons.

Deuxième Musicien, chantant.

J’aime les fillettes
Vives et coquettes…

Henri.

Assez ! moi je ne les aime pas. Il faut, ce me semble, prendre l’amour au sérieux.

Troisième Musicien.

Si vous le permettez, je crois que je pourrais vous chanter un air à votre goût.

Henri.

Essayez donc.

Troisième Musicien, chantant.

Allez, soupirs, allez vers mon amie,
Et dites-lui combien je souffre, hélas !
Mais si ma belle est encore endormie,
Ô mes soupirs, ne la réveillez pas.

Henri.

L’excellente chanson ! C’est parfait ! c’est charmant !

Troisième Musicien.

Elle vous plaît donc ?

Henri.

On ne peut plus. Elle répond à merveille à la situation de mon âme. Qui l’a faite ?

Troisième Musicien.

C’est moi, monseigneur.

Henri.

Vous êtes un homme admirable. — Les paroles et l’air me vont au cœur. — Chantez. Recommencez.

Allez, soupirs, allez vers mon amie…


Entre UN DOMESTIQUE.
Le Domestique.

Seigneur, le Maure à qui vous avez ordonné de faire cette figure[34] désire vous parler.

Henri.

Qu’il entre.


Entre ZULIM ; il tient à la main un papier.
Zulim.

Je me prosterne à tes pieds.

Henri.

Relève-toi. — Eh bien ! que t’a appris ta science ?

Zulim.

Vénus, placée en face de la Lune et la regardant fixement, m’indique que tu ne peux pas réussir. La présence de, Mars — que tu vois là, — signifie qu’elle aime une personne de son rang… quoique tous deux soient en désaccord depuis l’arrivée de ton altesse. — Le Soleil annonce que tu la verras un jour, sans que toutefois son honneur en reçoive aucune atteinte. — Mais, monseigneur, me permets-tu de te le dire ? Bien que tu ne sois occupé que de cette femme, j’ai vu certaines choses d’une bien autre importance.

Henri.

Parle ; je veux tout savoir.

Zulim.

Tu dois aller en France. Tu y feras deux voyages en grand péril, pour te soustraire à la poursuite du roi ton frère.

Henri.

Que dis-tu ? le roi est plein de bontés pour moi.

Zulim.

Oui, Néron gouverna ainsi plusieurs années, adoré des Romains, et l’on sait quels furent ensuite ses actes.

Henri.

Et mon frère, dis-tu…

Zulim.

Le roi don Pèdre doit tuer doña Léonor ta mère…

Henri.

Ma mère !…

Zulim.

Il tuera également ton frère le grand maître.

Henri.

Le grand maître !…

Zulim.

Oui, seigneur.

Henri.

Tais-toi, tais-toi, astrologue de malheur ! — Laisse-là tes mensonges.

Zulim.

C’est la vérité. — Et toi-même un jour tu tueras de ta main le roi don Pèdre.

Henri.

Moi ! mon frère ?

Zulim.

Toi-même. — Et tu seras roi de Castille.

Henri.

Quelle folie !… Mais ne sais-tu donc pas qu’il a des fils pour régner après lui ?

Zulim.

Ses fils ne lui succéderont pas. Ils mourront en prison.

Henri.

Va-t’en, Maure, va-t’en, — au lieu d’alléger ma peine, tu augmentes mes ennuis. (Zulim sort.) A-t-on jamais vu de pareilles extravagances ?


Entre LE GRAND MAÎTRE.
Le grand Maître.

Mon frère don Henri n’est-il pas ici ?

Henri.

Me voici, mon frère.

Le grand Maître.

Renvoyez les domestiques. (Sur un geste de don Henri les domestiques sortent.) Je vous amène de quoi guérir votre mal… quelque chose de plus puissant qu’Hippocrate et Galien, quelque chose qui vaut mieux que toutes les herbes de Thessalie.

Henri.

Que dites-vous, grand maître ? Il n’est qu’un remède à mes maux : les beaux yeux que j’adore.

Le grand Maître.

Elle est là.

Henri.

Dorothée ?

Le grand Maître.

Elle-même.

Henri.

Eh bien ! Maure, tu vois la confiance que mérite ton art, puisque déjà, — malgré tes figures d’astrologie, — l’on m’amène le bien que j’attends.

Zulim.

Est-il vrai ?

Henri.

N’as-tu pas entendu ?

Zulim.

S’il en est ainsi, je jette au feu mes livres.

Henri.

Grand maître, faites-la entrer. — (À part.) Ô ciel ! pardonne !… Laisse-moi serrer dans mes bras cette femme divine, cette déesse de beauté ; et qu’ensuite mon sort s’accomplisse !


Entre MARCÈLE.
Le Grand maître et Zulim se retirent.
Marcèle.

Seigneur, le roi m’a dit que le jour où votre altesse est entrée à Séville, elle avait daigné jeter un regard sur moi.

Henri.

Qu’est-ce donc ? Qui êtes-vous ? — Holà ! Grand maître, qui est cette femme ?

Marcèle.

Seigneur, je me nomme Marcèle.

Henri.

Je ne vous connais pas. — Ce n’est pas vous que j’aime. Celle que j’aime, celle que j’attendais, c’est Dorothée, c’est la Belle aux yeux d’or… Cet espoir trompé redouble ma folie. J’en mourrai !

Il sort.
Marcèle.

Quel mépris ! Mais qu’importe ! mieux vaut l’amour d’un aimable cavalier que celui d’un prince ou d’un roi !




JOURNÉE TROISIÈME.



Scène I[35].

Dans le palais.


Entrent LE ROI et DON ARIAS.
Le Roi.

Eh quoi ! ce n’était pas la dame qui cause la mélancolie de mon frère Henri ?

Arias.

Cette aventure, sire, mériterait qu’on en composât un poëme. Comme je le disais à votre majesté, tout a été donné par erreur à Marcèle.

Le Roi.

L’aventure est curieuse !

Arias.

Tout à fait bizarre.

Le Roi.

Voilà des cadeaux singulièrement placés.

Arias.

Si ce n’étaient cadeaux de roi, qu’on ne peut reprendre, je les lui aurais fait redemander.

Le Roi.

Cela ne serait pas juste. Elle a bien gagné ce qu’elle a. Je souhaite que cette méprise lui donne autant de satisfaction qu’elle peut causer d’ennui et de mal à don Henri.

Arias.

Il en est désolé. Mais j’espère arranger cela.

Le Roi.

Et comment ?

Arias.

J’ai deux moyens de faire arriver heureusement au port l’amour de l’infant.

Le Roi.

Qui sont ?…

Arias.

D’abord l’intérêt.

Le Roi.

Et puis ?

Arias.

Une vieille tante de la Belle.

Le Roi.

À merveille ! L’une des deux choses suffirait. L’intérêt, l’argent est un pouvoir magique à qui tout cède en ce monde ; et il n’est rien de mieux qu’une vieille parente pour vaincre la plus obstinée résistance… Où en es-tu avec celle-ci ?

Arias.

Je lui ai fait dire de venir me parler.

Le Roi.

Et qu’a-t-elle répondu ?

Arias.

Qu’elle allait venir.

Le Roi.

Vois-tu, Arias ?… L’argent ! l’argent !… C’est le maître souverain des volontés. — Il n’est rien d’impossible au désir alors qu’il se présente une bourse à la main. — La tante et la nièce sont à nous.

Arias.

Je l’espère.

Le Roi.

N’épargne rien pour rendre le repos à mon frère… Ne te laisse pas décourager par les refus… Car enfin, cette Belle aux yeux d’or n’est, après tout, qu’une femme, c’est-à-dire qu’elle est changeante comme les vents et les flots.

Il sort.
Don Arias.

Je ne négligerai rien pour le bonheur de l’infant… Elle devrait être ici. C’est elle.


Entrent THÉODORA et L’ÉCUYER.
Théodora, à l’Écuyer.

Le meilleur remède contre l’amour, c’est de ne pas vouloir aimer. — Mais si l’on n’est pas assez sage pour cela, il y a deux moyens de l’amener à bonne fin.

L’Écuyer.

Indiquez-moi-les donc.

Théodora.

C’est le mariage entre égaux ; et entre gens d’inégale condition, c’est l’intérêt. C’est par là, je le vois, que l’infant veut nous prendre.

L’Écuyer.

Parlez plus bas ; car j’aperçois don Arias.

Théodora.

C’est un courtisan très-complaisant[36].

Arias, à Théodora.

Le ciel vous garde mille années !

Théodora.

Mille années ! je vous remercie. J’en ai bien assez de celles que j’ai déjà.

Arias.

Je ne parlais pas de celles que vous avez ; mais de celles que je vous désire. — Dans quelles dispositions venez-vous ?

Théodora.

Avec mille désirs de vous être agréable, et au prince.

Arias.

Vous allez gagner aujourd’hui un ami puissant.

Théodora.

Je serais trop heureuse si je pouvais m’employer à son service. — Mais sait-on bien qui je suis ?

Arias.

On le suppose d’après votre nièce Dorothée. Si un peintre voulait personnifier la vertu, ce qu’il pourrait imaginer de mieux, ce serait de faire le portrait de votre nièce, qui est l’honneur même. — Mais voici l’infant.


Entre l’infant DON HENRI.
Henri.

Soyez mille fois la bienvenue, mon amie la plus chère, ma joie, mon espoir, ma consolation, mon bonheur, mon excellente dame Théodora. Je vous porte dans mon cœur… Comment vous trouvez-vous, ma chère et respectable amie ?… et comment pourrais-je vous prouver mon dévouement ?… Vous ne savez pas combien je vous aime. Vous ne savez pas que je fais plus de vœux pour votre santé que pour celle même du roi. Que de fois j’ai parlé de vous avec don Arias, et de l’estime toute particulière que vous m’avez inspirée !… Que t’ai-je dit, don Arias ? Que t’ai-je dit de mes sentiments pour elle, pour cette chère amie ?

Arias.

Elle le sait… Elle sait tout.

Théodora.

Et je voudrais trouver quelques mots qui pussent vous exprimer un peu ma reconnaissance.

Henri.

Laissons-là les compliments. — Dites-moi, — puisque don Arias vous a parlé, — à quoi avez-vous pensé pour me rendre la vie ?

Théodora.

À mille choses contraires… Je suis bien combattue… En vous voyant si jeune, si aimable, je voudrais pouvoir vous être utile. Mais ma renommée, mon honneur… je ne peux pas oublier ce que je leur dois. — Allons, soyez raisonnable, si c’est possible.

Henri.

Ô mon amie ! ne me donnez pas de tels conseils.

Théodora.

Renoncez à un espoir qui ne se peut réaliser… Et dans un mois, dans une quinzaine de jours, vous aurez oublié Dorothée.

Henri.

Si vous me traitez ainsi, dame Théodora, je suis perdu. Ayez pitié de moi. Je me meurs.

Théodora.

Vous souffrez ?

Henri.

Je me meurs, vous dis-je.

Théodora.

Allons, songez que vous êtes un homme.

Henri.

Que voulez-vous que je devienne ?

Théodora.

Vous pleurez ?

Henri.

Je succombe. Je ne vis plus. J’ai perdu le sommeil.

Théodora.

Mon Dieu ! monseigneur, comme cela m’afflige de vous voir ainsi !

Henri.

Guérissez-moi, je vous prie.

Théodora.

Et comment ?

Henri.

Écoutez. — Je me charge de marier votre nièce.

Théodora.

L’honneur est un grand bien.

Henri.

La richesse n’est pas à dédaigner.

Théodora.

Que lui donnerez-vous ?

Henri.

Six mille ducats. Avec cela elle pourra choisir… et soyez sans inquiétude… personne n’en saura rien. — Elle ne sera pas la première qui, au lieu d’honneur, ait apporté de l’or.

Théodora.

Ma foi ! ce serait alors avec raison qu’on l’appellerait la Belle aux yeux d’or !

Henri.

Allons, ma chère, ayez pitié de moi. Je la marierai, vous dis-je. — Faites quelque chose pour moi.

Théodora.

Eh bien, puisque vous l’exigez, puisque vous voulez absolument la marier, comptez-moi la dot dès ce moment… Ce n’est pas que je n’aie en vous toute confiance… C’est pour n’avoir pas l’air de revenir ensuite chercher le prix de mon honneur.

Henri.

À l’instant même.

Théodora.

Écoutez, seigneur. — Pour que vous ayez toute sécurité, donnez au frère de Dorothée un message qui le retienne hors de la maison toute la nuit, et l’empêche de rentrer avant le jour. — Rien de plus facile, puisqu’il est maintenant à votre service. Je me coucherai de bonne heure, ainsi que nos gens. — Vous, vous n’avez qu’à laisser le roi… et avec ces trois clefs, dont vous ferez faire les pareilles d’ici à ce soir, — vous ouvrirez.

Henri.

Voyons.

Théodora.

Celle-ci, c’est pour la porte de la rue.

Henri.

Et les deux autres ?

Théodora.

Prêtez-moi votre attention.

Henri.

Vive Dieu ! je voudrais être à ce soir.

Théodora.

Avec cette clef-ci, vous ouvrirez la porte du corridor.

Henri.

Achevez… achevez, de grâce.

Théodora.

Dans le salon, à main droite, vous verrez un tambour, — et sur le tambour une lampe.

Henri.

Ah ! vous êtes mon étoile.

Théodora.

Moi ?… C’est donc moi que vous aimez ?

Henri.

Je dis cela, parce que vous êtes mon guide.

Théodora.

Il ne faut pas venir trop près de moi, parce que vous réveilleriez mes femmes. — Munissez-vous d’une lanterne sourde, allumez la lampe que je viens de vous dire, et traversez le tambour… À gauche est mon appartement ; j’aurai soin de fermer, afin que si par aventure elle crie, nous n’entendions rien… Allez en face ; ouvrez avec cette troisième clef que voici, et là vous trouverez la Belle dormant. Elle est seule ; car une suivante favorite qui couche ordinairement près d’elle est allée par hasard voir sa mère… Après cela, c’est à vous de ne pas manquer de cœur. Car il y a des hommes qui sont des lions à qui mille épées ne feraient pas peur, mais qui devant une femme perdent tout courage et tremblent comme s’ils avaient la fièvre.

Henri.

Je vous remercie de vos instructions, et j’aurai soin de donner au frère une commission qui l’empêche de rentrer. — Quant au courage, il est vrai que devant une place qui se rend tout de suite le soldat perd sa vigueur. Mais où il y a des obstacles, où il y a des cris, des pleurs, du dédain, c’est autre chose. L’amour est comme la foudre, qui renverse un objet d’autant plus violemment qu’il offrait plus de résistance. — Venez ; je vais vous compter ce que je vous ai promis. L’écuyer ou tout autre, à votre choix, pourra vous le porter.

Théodora, à part.

Toujours une femme a été livrée par une autre femme.

Henri, bas, à don Arias.

Ai-je bien négocié, Arias ?

Arias.

Cela vous coûte assez cher.

Henri.

J’achète ma vie.

Arias.

Alors il n’y a rien à regretter.

L’Écuyer, à Théodora.

Partons-nous ?

Théodora.

À l’instant. (À Henri.) Au moins, gardez-moi le secret !

Ils sortent.



Scène II.

La rue des Armes. Il est nuit.


Entrent LÉONEL, DON JUAN et CHACON.
Léonel.

Enfin nous voici arrivés à votre centre. Grâces à Dieu, nous avons assez couru les rues de Séville.

Don Juan.

Le jour, je ne voudrais, pour rien au monde, m’approcher de la maison de l’ingrate que j’adore ; car elle pourrait croire que je viens la supplier. Mais la nuit je puis avoir cette consolation.

Chacon.

Maintenant que la fidélité et la vertu de votre dame nous sont démontrées, nous comprenons que vous retourniez auprès d’elle. Mais venir, la larme à l’œil et de gros soupirs sur les lèvres, adorer ces balcons et leur faire humblement la révérence comme à la coupe du roi, en vérité, c’est une folie[37].

Don Juan.

Et une comparaison dans le goût de la tienne n’est qu’une sottise.

Chacon.

Mieux vaut encore dire des sottises que d’en faire.

Léonel.

Mais, animal que tu es, n’est-il pas juste et convenable de saluer le balcon de celle qu’on aime ?

Chacon.

Oui, fort bien, mais dans d’autres circonstances.

Léonel.

Et quand le roi boit !

Chacon.

Pas davantage. Quand sa majesté boit, tous les gens de service s’inclinent en jetant en arrière la partie postérieure du corps. Or une assemblée tout entière dans cette posture, cela peut avoir des inconvénients… surtout dans le temps des marrons[38].

Léonel.

Laisse-là tes sottises, et réveille notre maître, qui est plongé dans une sorte d’extase.

Chacon.

Holà, monseigneur ! Holà, seigneur don Juan ? que voyez-vous à ce balcon ?

Don Juan.

Je vois qu’il est de fer, et que les appuis sont de marbre.

Chacon.

Tenez, monseigneur, vous devez être dans des dispositions poétiques, et vous devriez nous composer un sonnet.

Don Juan.

Si je me sentais la force de l’achever, je commencerais tout de suite.

Chacon.

C’est que, aussi, il n’est pas donné à tout le monde de bien finir un sonnet. On en entend tous les jours qui commencent magnifiquement par des obélisques, des pyramides, des fontaines de cristal, et qui finissent pitoyablement.

Don Juan.

As-tu été poëte, toi ?

Chacon.

Quatre fois. La première m’a valu des coups de bâton. La seconde, quatre curés vinrent m’exorciser, comme si j’avais été possédé d’une légion de diables. La troisième, on me chassa du village comme un pestiféré, comme un homme atteint d’une maladie contagieuse. Mais la quatrième, il faut tout dire, un sonnet me valut une paire de gants.

Don Juan.

Dis-nous-le donc ce fameux sonnet.

Chacon.

Est-ce que vous aurez la patience de l’écouter ?

Don Juan.

Certainement.

Léonel.

Allons, commence.

Don Juan.

Quel est le sujet ?

Chacon.

Le sonnet lui-même.

Il déclame.

Doris qui sait qu’aux vers quelquefois je me plais,
Me demande un sonnet, et je m’en désespère.
Quatorze vers, grand Dieu ! le moyen de les fair ?
En voilà cependant déjà quatre de faits.

Je ne pouvais d’abord trouver de rimes, mais
En faisant on apprend à se tirer d’affaire.
Poursuivons : les quatrains ne m’étonneront guère
Si du premier tercet je puis faire les frais.

Je commence au hasard, et, si je ne m’abuse,
Je n’ai point commencé sans l’aveu de ma muse,
Puisqu’en si peu de temps je me tire du net.

J’entame le second, et ma joie est extrême ;

Car des vers commandés j’achève le treizième :
Comptez s’ils sont quatorze, et voilà le sonnet[39].

Léonel.

Il n’y a que lui qui soit capable de pareilles folies.

Don Juan.

Laisse-le dire ; c’est toujours pour moi une distraction.

Chacon.

J’aimerais mieux m’aller coucher que de rester ici avec des gens qui savent si peu apprécier les belles choses.

Don Juan.

Je meurs d’amour.

Chacon.

Et moi de sommeil !

Don Juan.

Ah ! comment ai-je pu offenser une femme céleste qui meurt ici entre quatre murailles, victime de son honneur, de sa vertu !

Chacon.

Je crois en Dieu.

Don Juan.

Que dis-tu ?

Chacon.

Que j’éternue et que je crois en Dieu.


Entrent l’infant DON HENRI, LE GRAND MAÎTRE et DON ARIAS.
Henri.

Voici la porte.

Le grand Maître.

Approchez.

Henri.

Don Arias, donnez-moi la lanterne sourde.

Don Arias.

La voici.

Henri.

Adieu.

Il entre dans la maison.
Chacon.

Où vont donc ces gens-là ?

Léonel.

En voilà un qui ouvre la porte de Dorothée.

Don Juan.

De Dorothée, dites-vous ?

Chacon.

Eh ! oui…

Don Juan.

Ô ciel ! qu’est-ce que cela signifie ?

Chacon, avec ironie.

Pauvre femme ! qui meurt ici entre quatre murailles, victime de son honneur, de sa vertu !

Don Juan.

Que le ciel me soit en aide ! je veux enfoncer la porte.

Léonel.

Modérez-vous, don Juan. Celui qui est entré, c’est l’infant sans doute, et celui qui attend là, enveloppé dans son manteau, c’est le grand maître. Éloignons-nous, vous vous perdriez. Le ciel a permis que vous vissiez par vous-même ce qui se passe, afin que vous vous rendiez aux désirs de votre famille… Épousez une femme digne de vous. Votre belle enfant en serait bien digne par sa noblesse et ses charmes, mais vous êtes témoin de ses enfantillages.

Don Juan.

Mes amis, ce que je viens de voir achève de me détromper. Je jure de ne jamais revoir cette porte… que dis-je ? de ne jamais passer par cette rue. Allons, partons !

Léonel.

Voilà une excellente résolution.

Don Juan.

Tant de chagrins doivent enfin me rendre sage.

Léonel.

Qu’en dis-tu, Chacon ?

Chacon.

Il a raison. Mais, pour Dieu ! qu’il ne s’adresse pas ailleurs ; car si une belle aux yeux d’or se conduit ainsi, que peut-on attendre de celles qui ont des yeux ordinaires ?

Ils sortent.
Le grand Maître.

Viens avec moi, Arias. Nous trouverons sur les bords de la rivière un carrosse dans lequel sera une dame pour le moins aussi belle que Dorothée. Elle n’est pas tout-à-fait aussi spirituelle, mais les femmes d’esprit ne sont bonnes que pour les poètes.

Le Grand maître et don Arias sortent.



Scène III.

Dans la maison de Dorothée.


Entrent DOROTHÉE, et, à sa suite, l’infant DON HENRI qui tient un flambeau.
Henri.

Où veux-tu fuir ?

Dorothée.

Théodora ! Elvire ! Inès !

Henri.

Ne criez pas, rassurez-vous.

Dorothée.

Qui êtes-vous ?

Henri.

Ne le voyez-vous pas ?

Dorothée.

Comment avez-vous pu pénétrer jusqu’ici ?

Henri.

Comme Jupiter, l’amour m’a converti en pluie d’or, et vous savez que cette pluie pénètre partout. Théodora est renfermée dans sa chambre ; elle m’a laissé le maître. Ayez pitié de mes peines. Vos cris inutiles seraient emportés par le vent… mes gens gardent la rue, et personne n’entrera… Votre frère est absent… tout est prévu.

Dorothée.

Ah ! prince, quelle obstination peu généreuse !… Ô mon frère, comme on t’a trompé sous les dehors d’une fausse bienveillance !

Henri.

Plaintes inutiles ! Regardez, voilà le jour qui s’approche… vous avez assez résisté. Le plus brave soldat finit par se rendre, et il conserve son honneur lorsqu’il s’est aussi vaillamment défendu. Que prétends-tu faire ? Conserve du moins ta vie, puisque ton honneur n’est plus en ton pouvoir.

Dorothée.

Me croyez-vous donc rendue ?

Henri.

Toute femme, à votre place…

Dorothée.

Eh bien, alors tuez-moi ; vos désirs s’apaiseront quand vous me verrez morte à vos pieds.

Henri.

Les heures s’écoulent, cruelle. Cédez enfin à celui qui vous adore.

Dorothée.

Veuillez d’abord m’écouter.

Henri.

Songez-y, c’est l’amour qui m’a conduit ici… un amour qui ne finira qu’avec moi.

Dorothée.

Il sera satisfait. Écoutez-moi.

Henri.

Parlez donc.

Dorothée.

Lorsque vous vîntes à Séville avec le roi don Pèdre, votre frère, — illustre infant, — il y avait déjà plusieurs années qu’un cavalier m’adressait ses hommages, avec les intentions les plus légitimes. Je ne me décidai pas sans peine à l’aimer. Il ne cessait de tenir les yeux fixés sur mon balcon, et lui adressait souvent ces paroles : « Grilles de fer, marbres qui soutenez ce balcon, dois-je l’aimer ? conseillez-moi ! » Et il me sembla un jour qu’un de ces marbres me disait : « Comment peux-tu être à ce point insensible, puisque moi-même je suis attendri par ses plaintes ? » Touchée enfin de tant de persévérance, je consentis un soir à l’écouter. Cette grille de fer nous séparait ; et j’entendis pour la première fois ses douces plaintes, ses aveux tendres et soumis ; car toujours, dans les commencements, le langage des amants est plein de soumission. Cette entrevue en amena d’autres, et notre mutuel amour ne fit que s’accroître. Bientôt celui que j’aimais me proposa sa main. Il en parla à son père, gentilhomme riche et considéré, l’un des vingt-quatre de la ville. Mais celui-ci, apprenant que j’étais pauvre, s’emporta et voulut tuer son fils, quoique ma noblesse d’ailleurs ne soit pas inférieure à la sienne. Enfin le vieillard, pour distraire son fils de cet amour, veut le marier à une femme qui a beaucoup de fortune. Depuis lors, triste et consumée de jalousie, j’ai fait semblant de fuir celui que j’aimais, et comme je l’avais pressenti, son amour a redoublé… Mais, hélas ! à quoi me sert d’aimer et d’être aimée, si je dois succomber à l’infâme trahison qui m’a livrée à vous ?… Mais, sachez-le, si une matrone romaine a honoré par une mort courageuse la chasteté triomphante, je l’imiterai ; et si vous avez le triste courage de satisfaire une passion insensée, vous ne jouirez pas long-temps de ce méprisable bonheur, et Séville aura bientôt aussi sa Lucrèce.

Henri.

Dorothée, je vous ai écoutée avec attendrissement, et vous avez calmé les feux dont je brûlais. Vous dites que vous en aimez un autre ; je sens pour vous l’intérêt que vous ne m’avez pas accordé à moi-même, et je ne puis résister à vos larmes. Scipion sut se contenir devant une beauté qui charmait ses yeux ; Alexandre respecta les filles de Darius ; je ferai mieux que l’un et l’autre : eux, ils n’avaient qu’à triompher d’un vain désir, et moi, il faut que je dompte l’amour qui s’était déjà emparé de mon cœur. Un jour, dans les histoires de Séville, l’on me nommera sans doute le chevalier courtois : mais je ne devais pas moins à ma naissance, car je suis Castille par mon père, et ma mère est une Guzman.

Il sort.
Dorothée.

Henri ! seigneur ! prince !… il est parti. Quelle générosité !… et il m’aimait !… mais cette magnanimité est digne d’un prince espagnol. Ah ! plaise à Dieu que Séville le voie un jour le front ceint de la couronne ! plaise à Dieu qu’il règne sur nous !… Voilà le jour qui commence à poindre ; allons réveiller la misérable qui voulait sacrifier mon honneur à je ne sais quel vil intérêt. — Hélas ! il n’y aurait pas tant de femmes d’une conduite équivoque, si nous n’avions pas autour de nous d’autres femmes pour nous perdre[40].



Scène IV.

Chez le Vingt-quatre.


Entrent le VINGT-QUATRE et LÉONEL.
Léonel.

Vous m’attribuez, à moi, ses égarements ?

Le Vingt-quatre.

Je suis père, et tu dois concevoir mes craintes.

Léonel.

Fort bien, monseigneur, mais je ne conçois rien à vos reproches. — Si je l’accompagne dans ses visites, c’est afin de pouvoir, au besoin, le défendre contre l’attaque de quelque homme puissant. Le ciel m’en est témoin, je ne lui ai donné que de bons conseils, et s’il n’est pas marié avec sa belle, c’est à moi que vous en avez l’obligation.

Le Vingt-quatre.

Si don Juan faisait un semblable mariage, je chercherais un esclave pour lui laisser mon bien, ou je me marierais, ou je mourrais de douleur. Qu’il se marie à mon gré, et je m’engage à le faire nommer vingt-quatre, et à l’établir de telle sorte que tout le monde lui porte envie.

Léonel.

Don Juan est jeune encore, mais il a du jugement, de l’esprit, et…


Entre UN DOMESTIQUE.
Le Domestique.

Voici un page de l’infant don Henri.

Le Vingt-quatre.

Qu’est ceci ?

Léonel.

Quelque affaire d’amour, sans doute. Le prince, jaloux de votre fils, désire probablement que vous lui défendiez de passer dans la rue de Dorothée.

Le Vingt-quatre.

Il l’aime donc aussi, lui ?

Léonel.

Il le laisse assez voir.

Le Vingt-quatre.

Fais entrer !

Le Domestique sort.
Léonel.

Souvenez-vous qui vous êtes ; soyez calme.

Le Vingt-quatre.

Quand je reprendrai ma vieille épée, tu verras s’il me reste du cœur.

Léonel.

Personne ne doute de votre courage.


Entre DON FÉLIX.
Don Félix.

L’infant, mon maître, désire vous parler.

Le Vingt-quatre.

J’ignore d’où peut me venir cet honneur. Mais son altesse ne devait pas se déranger ; elle n’avait qu’à m’ordonner de me rendre au palais.

Don Félix.

Voici son altesse.


Entre l’infant DON HENRI.
Le Vingt-quatre.

Je me prosterne à ses pieds. — (À l’Infant.) Seigneur, que désirez-vous de moi ?

Henri.

Vingt-quatre, ne soyez point surpris de la visite d’un infant : Vous méritez cet honneur.

Le Vingt-quatre.

Seigneur, prenez ce fauteuil ; il figurera désormais dans les armes de ma famille, et la noblesse d’Andalousie m’enviera cette gloire. — Mais, seigneur, puis-je savoir qui m’a procuré l’honneur de cette visite ?

Henri.

Un roi doit tenir tous ses engagements, et sa parole est chose sacrée. — J’ai donné la mienne à ce page qui m’a chez vous précédé. Il a une sœur à marier, et j’ai promis de lui assurer un établissement honorable ; et comme je cherchais un jeune cavalier qui fût digne d’elle, j’ai appris que vous aviez un fils, nommé, je crois, don Juan, — d’un mérite distingué, et qui l’aime… vous devez en être instruit. Je donne pour la dot vingt mille ducats, et comme les vertus de Dorothée en valent plus de cent mille, la voilà fort riche ; sans compter en outre quatre mille ducats que je donne pour son trousseau. Quant à vous, seigneur Vingt-quatre, mon frère le grand maître de Saint-Jacques vous nomme chevalier de son ordre. — C’est ainsi que je m’acquitte de mes dettes.

Le Vingt-quatre.

Je ne sais, monseigneur, comment vous exprimer ma reconnaissance.

Henri.

Un moyen bien simple, c’est de venir au plus tôt au palais, où nous traiterons d’une manière convenable l’affaire du mariage. — Consentez-vous ?

Le Vingt-quatre.

Oui, seigneur, mille fois oui !

Henri.

Adieu, Félix, j’ai tenu ma parole.

Don Félix.

Je me mets à vos pieds. — (À part.) Allons avertir ma sœur.

L’infant et don Félix sortent.
Le Vingt-quatre.

Toi, Léonel, va me chercher mon fils.

Léonel.

Ne l’entendez-vous pas ?


Entre DON JUAN.
Don Juan.

Mon père, j’ai vu sortir d’ici l’infant don Henri. J’en ai éprouvé tant de douleur, que, s’il m’eût été possible, j’aurais en ce moment-là dit un éternel adieu à Séville. — Des infants chez nous ! Que nous veulent-ils ?

Le Vingt-quatre.

Je ne suis pas fâché que tu l’ignores. J’aurai le plaisir de te l’apprendre : la Belle est à toi.

Don Juan.

Comment cela ?

Le Vingt-quatre.

Henri fait ce mariage pour récompenser les services du frère. Il lui donne une dot de vingt mille ducats, quatre mille pour les bijoux ; et moi, le grand maître me nomme chevalier de son ordre, faveur que j’ambitionnais de toute mon âme, et qui fera le désespoir de mes ennemis. Don Juan, heureux le jour où tes yeux se fixèrent sur Dorothée ! Ô chère enfant, je te porte dans mon cœur ! Il a été convenu que nous nous rendrions immédiatement au palais pour conclure cette affaire.

Don Juan.

Oh ! comme la cupidité raisonne !… Naguère, quand je vous suppliais de consentir à mon mariage avec Dorothée, alors pauvre mais vertueuse, vous ne vouliez pas même entendre prononcer son nom ; et aujourd’hui qu’elle est riche et déshonorée, aujourd’hui qu’on vous promet le titre de chevalier de Saint-Jacques, c’est vous qui me pressez de l’épouser !

Le Vingt-quatre.

Riche et déshonorée !

Don Juan.

Vous croyez que l’infant récompense les services du frère : il ne fait que payer son déshonneur. Hier au soir, Léonel a vu don Henri qui entrait chez elle vers minuit ; et Chacon, que j’envoyai de bonne heure aux informations, l’a vu sortir et rejoindre le grand maître et don Arias qui l’attendaient dans la rue.

Le Vingt-quatre.

Tu as vu cela ?

Léonel.

Je ne puis que confirmer ce que vous a dit don Juan.

Le Vingt-quatre.

Et toi, Chacon, tu l’as vu sortir de chez elle au point du jour ?

Chacon.

Oui, monseigneur, au point du jour. Il s’en allait en grand mystère, en laissant chez elle comme otages, j’imagine, deux petits principicules[41].

Don Juan.

Vous voyez, mon père… et cependant, s’il faut l’avouer, je l’aime peut-être encore.

Le Vingt-quatre.

Embrasse-moi, mon fils, reçois ma bénédiction. — Allons au palais. Je donnerai à l’infant quelque valable excuse. Je lui dirai que tu étais déjà marié, et que je l’ignorais lorsque je me suis engagé.

Don Juan.

J’épouserai celle que vous voudrez.

Le Vingt-quatre.

Ou tu le feindras ?

Don Juan.

C’est ainsi que je l’entends.

Le Vingt-quatre.

Léonel et Chacon diront qu’ils ont servi de témoins.

Chacon.

De faux témoins. N’importe, nous sommes bons là tous deux ; et s’il en faut encore deux autres, j’ai des amis !

Ils sortent.



Scène V.

Au palais.


Entrent LE ROI, LE GRAND-MAÎTRE, l’infant DON HENRI et DON ARIAS.
Le Roi.

Vous m’avez l’air vraiment malade aujourd’hui.

Henri.

Il faut que je me rende, si vous vous mettez tous deux contre moi.

Le grand Maître.

Jamais on n’a vu un galant de cette force.

Le Roi.

C’est un autre don Galaor.

Le grand Maître.

Dire que l’occasion était superbe ; qu’il n’a trouvé à la porte ni géant, ni dragon ; qu’il n’y avait dans la maison ni père, ni frère, ni mari, ni écuyer fidèle ; qu’il a eu la belle entre ses bras, et qu’alors son courage s’est glacé ?… Vrai, Henri, vous n’êtes pas un homme.

Henri.

Si c’était ce que vous pensez, — Grand maître, — je mériterais qu’on me fît honte. Mais ce n’a pas été de ma part manque de cœur.

Le Roi.

Et quoi donc ?

Henri.

Générosité, vertu.

Le Roi.

Je le souhaite.

Henri.

Vous-même, sire, en pareille circonstance, vous seriez conduit de même.

Le Roi.

Je vous remercie, mon frère, de l’excellente opinion que vous avez de moi.

Don Arias.

Voici Dorothée.

Le Roi.

Pourquoi vient-elle ?

Le grand Maître.

Pour se plaindre sans doute.

Le Roi.

Elle en aurait bien le droit.


Entrent DOROTHÉE, THÉODORA et L’ÉCUYER.
Dorothée.

Sire, je supplie votre majesté d’accorder toute son estime à l’infant, comme à l’amant le plus généreux qui ait jamais existé. — Je ne viens pas me plaindre de lui !

Le Roi.

Pourquoi venez-vous donc ?

Dorothée.

Pour mon mariage.

Le Roi.

Votre mariage ?

Dorothée.

Oui, sire.

Le Roi, montrant don Henri.

Et qui donc épousez-vous ? Est-ce lui, par hasard ?

Dorothée.

Ah ! sire. Je n’ai pas d’aussi ambitieuses pensées. Je désire seulement qu’il rende témoignage en ma faveur.

Le Roi.

C’est ce qu’il a déjà fait, madame.

Le grand Maître.

Et nous le félicitions.

Dorothée.

Voici mon époux.


Entrent DON JUAN, LE VINGT-QUATRE, LÉONEL, CHACON et MARCÈLE.
Le Vingt-quatre.

Approchons-nous tous deux, mon fils.

Don Juan, à Marcèle.

Venez, vous aussi, avec nous.

Le Vingt-quatre.

Après avoir baisé les pieds du roi, mon fils, dis que tu étais marié avec Marcèle, et donne-lui la main.

Don Juan, à part.

Pourvu qu’on ne connaisse point Marcèle, et que l’on ne croie pas que c’est une chose arrangée entre nous.

Henri.

Voilà le prétendu avec son père.

Le Vingt-quatre.

Puisque nous sommes devant sa majesté, à qui je présente mon humble hommage, je veux, généreux infant don Henri, honneur et gloire de l’Espagne, m’excuser de vous avoir donné trop légèrement ma parole. Mais lorsque votre altesse est venue en ma maison, j’ignorais l’état des choses.

Henri.

Que voulez-vous dire ?

Le Vingt-quatre.

Vous m’avez ordonné de marier mon fils avec Dorothée, que l’on appelle la Perle de Séville, en me disant que c’était pour vous un moyen de récompenser les services de son frère don Félix.

Henri.

Cela est vrai.

Le Vingt-quatre.

Vous lui donniez en dot vingt-quatre mille ducats…

Henri.

Cela est vrai, quoiqu’elle n’ait pas besoin d’autre dot que sa vertu.

Le Vingt-quatre.

J’ai sur-le-champ consenti, en vous exprimant de mon mieux ma profonde reconnaissance. Puis j’ai envoyé chercher mon fils pour lui apprendre son bonheur. Mais, monseigneur, il m’a répondu qu’une dame de qualité, une dame à moi connue, était son épouse ; qu’il avait pris des engagements, et qu’il aimerait mieux mourir plutôt que d’y manquer. Cela m’a vivement affligé ; et afin que votre altesse ne puisse pas m’accuser d’avoir manqué à ma parole, je vous les amène tous deux.

Henri.

Que dites-vous ?

Le Vingt-quatre.

Ce qui s’est passé et ce qui m’afflige.

Henri.

C’est vous qui êtes don Juan ?

Don Juan.

Oui, seigneur.

Henri.

Et vous êtes marié ?

Marcèle.

Non, prince, cela n’est pas. Mon amant, mon époux, c’est don Félix, le frère de Dorothée. — Ils ne savaient pas, sans doute, votre projet, et ils m’ont amenée avec eux pour s’exempter de faire ce que vous désiriez.

Le Roi.

Eh quoi, Vingt-quatre, est-ce ainsi que vous vous jouez d’un roi qui vous honore de ses bontés ? Est-ce ainsi qu’on me trompe ? Et si Henri voulait donner un établissement à cette jeune dame, ne deviez-vous pas l’accepter avec joie ? — Mon frère est un autre moi-même, et vous, vous n’êtes rien ! Vive Dieu ! je suis capable de vous faire trancher la tête à tous deux sur la place publique.

Le Vingt-quatre.

Sire, daignez entendre nos motifs ; vous les approuverez sans doute. Cette nuit mon fils, accompagné de ces gens ici présents, se trouvait dans la rue de cette dame, lorsqu’il a vu l’infant entrer dans la maison et n’en sortir qu’au point du jour. — Le Grand maître et don Arias savent si je vous trompe… Et dès lors, l’honneur…

Henri.

Eh bien ! puisqu’on parle si ouvertement, je dirai, moi aussi, toute la vérité ; et je suis prêt à la soutenir en champ clos contre mon égal ou tout autre gentilhomme. Dorothée est aussi noble et sage que quelque dame que ce soit de Séville ou de toute l’Espagne. Je suis entré, il est vrai, dans sa maison, dont mes séductions m’ont fait ouvrir la porte ; mais elle n’en savait rien. Arrivé auprès d’elle, ses larmes ont arrêté mon audace, et j’ai écouté ses prières. Elle m’a expliqué l’état de son cœur, m’a dit qu’elle aimait don Juan, qu’elle en était aimée ; et comme elle voulait se tuer, j’ai arrêté son bras, en lui promettant de la marier selon ses désirs. — Voilà ce qui s’est passé. Je le jure sur la croix de cette épée ; et à quiconque oserait penser le contraire, je donne un formel démenti.

Don Juan.

Vous le dites, seigneur, et l’univers doit vous croire ; pour moi, je suis trop heureux de retrouver celle que j’adore.

Le Vingt-quatre.

Eh bien ! mon fils, qu’attendez-vous ? Je ne veux pour vous d’autre dot que sa vertu et sa beauté ; et je préfère à tous les honneurs celui d’avoir une bru aussi sage.

Le Roi.

Non pas ! L’infant a promis vingt-quatre mille ducats ; et moi j’en donne autant.

Le grand Maître.

Moi, je lui donne deux villes.

Don Félix.

Quant à moi, Marcèle, bien qu’il n’y ait pas de princes qui garantissent votre vertu, je dis, l’épée à la main, que je suis votre époux.

Chacon.

Tout le monde se marie et se réjouit ; et moi l’on m’oublie.

Don Juan.

Je te donne mille écus.

Le Roi.

Dès que la reine Blanche sera arrivée, elle et moi nous vous servirons de parrains.

Don Juan.

Ici finit la comédie intitulée : Le Chevalier courtois, ou la Belle aux yeux d’or.



  1. La Niña de plata se traduirait mot à mot la fille d’argent ; seulement il faudrait faire observer que le mot espagnol niña signifie tout à la fois (comme le mot grec korè) une jeune fille et la prunelle de l’œil. Nous avons traduit ce titre aussi fidèlement qu’il nous a été possible.
  2. Il entre dans notre plan de traduire encore plusieurs des comédies de Lope où figure le roi don Pèdre, notamment Le certain pour le douteux (Lo cierto por lo dudoso).
  3. Voyez le Médecin de son honneur, et la pièce intitulée Les trois justices en une (Las tres justicias en una). Nous nous proposons de publier la traduction de celle-ci dans quelqu’une de nos prochaines livraisons.
  4. On appelle à Séville un xxiv, l’un des vint-quatre régidors ou notables du corps municipal.
  5. Allusion au proverbe espagnol : Quien no ha visto Sevilla, no ha visto maravilla. Qui n’a pas vu Séville, n’a pas vu la merveille.
  6. Palais de Séville, construit par les Maures.
  7. Mas llegó la cofradia
    De la sangre, y de la mia
    Templaron la tentacion.

  8. Littéralement : « Dût un manchois frapper dessus avec une boule de chêne. » Il y a ici, sans doute, quelque allusion au jeu de quilles.
  9. Il y a dans le texte une foule de plaisanteries sur ces mots niña de plata. Nous avons tâché de les reproduire toutes les fois que nous l’avons pu.
  10. Sorte de gros taffetas ondé.
  11. L’espagnol dit : « L’art de parler en consonance. » La consonance est la rime parfaite. Ainsi, dans ce passage même, le mot consonancia rime avec le mot elegancia.
  12. Tout ce passage, qui a une certaine importance comme renfermant l’opinion de Lope sur la poésie, a été omis, ainsi que beaucoup d’autres, par le précédent traducteur.
  13. La giralda (girouette) est une statue de métal qui sert à indiquer le vent. La giralda aujourd’hui porte un drapeau au lieu du calice. Nous croyons toutefois que la description qu’en donne Lope devait être exacte au dix-septième siècle.
  14. Que soy muy hidalgo.
  15. Le poëte semble avoir voulu se moquer ici de cette multitude de noms que prend dans les actes publics la noblesse espagnole.
  16. Dans les Asturies.
  17. Nous avons reproduit de notre mieux une grâce de l’original.
  18. On appelle en Espagne un doublon de quatre (doblon de aquatro) une monnaie d’or qui représente quatre écus d’or valant ensemble environ 40 fr. 75 cent.
  19. En Espagne, au dix-septième siècle, on coiffait d’une mitre les hérétiques condamnés au feu par l’inquisition.
  20. Pareceme que has venido
    A jugar al escondite.

  21. Si tu, ni cosa por ti
    Buelve a esta casa jamas
    , etc. etc.

    on voit que nous avons reproduit la légère incorrection qui se trouve dans le texte. Une femme dans la passion ne doit pas parler comme écrit un grammairien.

  22. On peut voir dans les Métamorphoses d’Ovide, liv. xiv, comment Iphis, désespéré des rigueurs d’Anaxarète, se donna la mort.
  23. Don Juan dit, en les prenant au sérieux, les mêmes paroles que Dorothée vient de dire en badinant.
  24. On se rappelle le vers de Boileau :

    La trop courte beauté monta sur des patins.

  25. L’Alaméda est un lieu planté de peupliers.
  26. La Merci et la Trinité étaient deux ordres religieux qui s’occupaient du rachat des captifs.
  27. L’usage de teindre les chevaux avec de la poudre de troëne existe de temps immémorial en Asie. Il passa de là en Afrique, et les Arabes l’importèrent en Espagne.
  28. Adivinando cosas por las manos.

    C’est la chiromancie.

  29. Mot à mot : « Fais lui porter six paires de dais (doseles). On appelle ici de ce nom les tentures de tapisserie (colgaduras). » Ce détail et plusieurs autres, et le sujet même de la pièce, nous donneraient à penser que cette comédie avait été composée pour la troupe qui jouait à Séville.
  30. Comme le poëte a soin de l’indiquer, la scène se passe dans un nouveau logement.
  31. Faubourg de Séville.
  32. Il y a ici une grâce intraduisible. Elle porte sur les mots platero (orfévre) et plato (plat). Chacon dit : « Il est bien juste que ce monsieur entre le premier, s’il est leplatero. — Que veux-tu dire ? lui demande son maître. — C’est que, voyez-vous, les dames appellent le platero celui qui fournit le plat.
  33. Pues dele un tres, y cessaran las riñas
    Que es antiguo remedio para niñas.

  34. Une figure d’astrologie, un thème céleste.
  35. Nous réclamons l’indulgence du lecteur pour la scène qui va suivre. Notre intention était de l’abréger beaucoup, et de n’en donner en quelque sorte que le dessein général, surtout à compter du moment où l’infant don Henri et la vieille Théodora paraissent sur le théâtre. Mais plusieurs de nos amis, qui ont tout pouvoir sur nous, ont exigé qu’elle fût traduite en son entier, comme les autres, en nous représentant qu’il ne nous était pas permis de modifier à ce point, sous quelque prétexte que ce fût, le poète que nous voulons faire connaître : et nous nous sommes exécuté. Heureusement qu’il n’y a pas dans les comédies de Lope beaucoup de scènes de ce genre ; sans quoi nous aurions renoncé à ce travail.
  36. Il y a ici un jeu de mots intraduisible ; il porte sur le double sens du mot corredor : 1o corridor ; 2o courtier, entremetteur. Littéralement : « Parlez plus bas, car j’aperçois don Arias dans le corridor. — Oui, il veut être le courtier, l’entremetteur de ces amours. »
  37. La coupe du roi est en Espagne l’objet d’un respect tout particulier. Quand on la porte à la table du roi, et que l’huissier annonce la copa ! (la coupe !) tous ceux devant qui elle passe s’inclinent humblement, et demeurent dans cette posture jusqu’à ce que la copa soit à une certaine distance.
  38. Nous supprimons le développement, le trait final de cette plaisanterie déjà suffisamment hasardée.
  39. La traduction de ce sonnet appartient, comme on sait, à Regnier-Desmarets. Il a été traduit dans toutes les langues. Lope de Vega en a composé un assez grand nombre qui sont aussi parfaits, et qui ont eu le même succès, mais dont les traducteurs, à commencer par Scarron, ont toujours oublié de déclarer le véritable auteur.
  40. L’espagnol est beaucoup plus énergique :

    Que no huviera muger mala
    A no aver buena tercera.

  41. L’espagnol est beaucoup plus précis :

    Dexandola preñada de dos consules.