La Belle Fille (Verhaeren)

Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 85-87).
LA BELLE FILLE


 
Au cœur de la moisson dont s’érigent les ors
Quand la clarté se boit, se mange et se respire,
Je suis tes pas aux champs, et longuement j’admire
Le faisceau de santé que dresse et meut ton corps.

Le dur et franc travail fait ton effort superbe,
Les gars à coups de faux abattent le froment ;
Mais ce sont tes deux bras, à toi, qui fortement
Nouent les épis d’un tour de poing et font la gerbe.

 
Tu adores l’élan, la peine et la sueur,
Le geste utile et clair dans la belle lumière,
Et tes yeux sont vaillants à travers la poussière
Que soulève la hâte autour de ton labeur.

Un sang rouge et puissant circule en tes artères
Et colore tes seins superbement debout,
Et ta bouche est charnue et tes cheveux sont roux,
Et ton corps est heureux de marcher sur la terre.

Jusqu’aux heures du soir où les faucheurs s’en vont,
Tu t’attardes dûment à la tâche vitale,
Et l’entêtement doux de la Flandre natale
Par-dessus tes regards luisants bloque ton front.

Aussi, dans les polders de Tamise et de Hamme,
Ceux dont l’amour soudain rend le cœur haletant
Songent à la vigueur belle de tes vingt ans
Quand ils rêvent, le soir, quelle sera leur femme,

 
Ta ferme claire, un jour, avec son pignon droit
Luira dans l’or des grands blés mûrs, épanouie ;
Ta volonté sera largement obéie
Et l’ordre et l’abondance habiteront ton toit.

Et la vie éclora de ton ventre robuste,
Nombreuse et violente ainsi qu’aux temps anciens,
Et tes enfants seront l’orgueil et les soutiens
De ta vieillesse lente et de ta mort auguste.