La Belle Coutelière/05
V
Le soir, Maurette était dans son lit, pelotonnée, et pensait à Kérado. La figure dans son mouchoir teint de gouttelettes du sang de son cher Yves, elle se délectait à la ressouvenance de ce qui s’était passé. « Mon amant ! » murmurait-elle en savourant la douceur extrême qu’elle trouvait à ces mots. Nul regret du sacrifice ; elle l’aimait et s’était donnée sans arrière-pensée, sans autre mobile que son amour même. Elle éprouvait une grande joie de cœur en songeant qu’elle l’avait rendu heureux, et ressentait une sorte d’orgueil féminin à constater sa puissance, à se sentir femme maintenant, initiée aux mystères de l’amour et idoine à donner le bonheur…
Reine s’endormit dans ces pensées, et le lendemain, levée de bonne heure, elle s’en fut au jardin. Penchée sur le vide où tourbillonnaient des vols de freux, elle frémit en mesurant de l’œil la haute muraille rocheuse escaladée par Kérado, en s’aidant d’une aspérité du roc, d’une étroite faille, d’un arbrisseau fragile, ou d’une broussaille poussée dans une fente. Que son pied glissât, qu’une touffe d’herbe eût cédé sous sa main, et il se brisait au pied de l’escarpement !
La vision du danger bravé pour elle devint si intense que Maurette en souffrait physiquement. Elle s’arracha à cette obsession et revint au cabanon. Ce réduit, encombré d’outils de jardinage, avec des paquets de plantes desséchées suspendus aux lambris, et des gourdes contenant des graines, accrochées aux murs, lui semblait maintenant un sanctuaire de l’amour. Elle regardait le tabouret bas où elle était assise la veille, puis les paillassons à recouvrir les couches où Yves s’était agenouillé à ses pieds… Et une sorte de torpeur l’envahissait au souvenir de l’extase de tout son être qu’elle avait éprouvée la veille.
Longtemps elle resta là, immobile, goûtant en paix l’ineffable douceur de ces réminiscences, et bercée par le bruissement de la rivière qui montait dans l’air frais du matin ; puis elle revint à la maison.
Tout le jour, en tirant son aiguille, Maurette rêvait aux moyens de revoir son cher Kérado. La veille, en la quittant, ivre de bonheur, il lui avait dit :
— Maintenant, je connais le chemin… Je reviendrai !
— Oh ! non, non ! pas par là !… attendez !
La difficulté de se retrouver avec Yves dans des conditions de décence et de sécurité suffisante la préoccupait. Il y avait bien les promenades du soir, mais Reine trouvait ces rendez-vous en plein air trop risqués et apparents, et il lui répugnait d’imiter ses compagnes qui ne faisaient pas entre elles grand mystère de la chose. Kérado lui-même était dans ces sentiments. Il aimait sincèrement la jeune fille, et ces façons libres du plaisir facile choquaient fort ses délicatesses et son caractère sentimental. Il avait usé par nécessité de l’intermédiaire de Toinette, mais à présent il se refusait à lui laisser pénétrer le secret de son bonheur.
Quelques jours après, à la sortie du mois de Marie, il glissa dextrement dans la main de Reine un billet qui brûla les doigts de la petite. Elle se dépêcha de rentrer et de se mettre au lit. Le cœur lui battait fort en lisant ce poulet de l’amant, fou de passion, qui la suppliait de venir le lendemain soir au jardin… elle n’avait qu’à ne pas fermer la porte à clef…
Le lendemain, au sortir de l’office, elle donna le bonsoir à ses amies et feignit de rentrer chez elle. D’aventure, il faisait brun ; mais pour plus de sûreté, elle jeta un fichu sur sa tête, et soudain, tournant dans le chemin, elle courut au jardin. À l’entrée du cabanon, deux bras la saisirent et l’enserrèrent, le cœur palpitant, ayant peine à respirer.
— Ô ma Reine ! ma Reine chérie ! murmuraient des lèvres qui cherchaient les siennes dans l’ombre…
— Tu reviens bien tard, ma Reinette, lui dit sa mère lorsqu’elle rentra.
— Nous nous promenions avec Toinette et les autres…
Ce soir-là, en se couchant, Maurette mit à son doigt une bague ornée d’une turquoise que Kérado était allé acheter à Périgueux. À l’intérieur étaient gravés leurs chiffres entrelacés : un Y et un R, puis la date de leur bonheur : 2 mai. Yves ! Reine ! murmura-t-elle en baisant l’anneau.
De ce jour, ils correspondirent en mettant leurs lettres dans un trou de la muraille du jardin, qui se rebouchait avec une pierre. Toinette, un peu étonnée de ne plus servir d’intermédiaire, essaya de savoir la vérité de Maurette. Mais l’amour rend les filles rusées. Celle-ci, après maints propos dilatoires, déclara qu’elle ne pensait plus à « monsieur » Kérado. Pressée de préciser pourquoi, elle tergiversa et finit par refuser, en sorte que Toinette, mal contente, s’en alla en disant :
— Comme tu voudras, ma petite !
Parfois, la complaisante amie soupçonnait que les deux amants étaient d’accord pour lui céler leur secret ; mais elle ne s’arrêtait pas à cette idée, ne comprenant pas pourquoi, après tout ce qu’elle savait, elle aurait subitement perdu leur confiance.
Un jour, comme elle essayait, ainsi qu’on dit vulgairement, de « tirer les vers du nez » au vérificateur des tabacs, en lui exprimant son étonnement de cette brouille entre deux amoureux si épris, il lui répondit assez énigmatiquement :
— Il vaut mieux manger une pomme que regarder une orange !
« Ouais ! se dit Toinette, cette petite sotte l’aurait-elle rebuté ? »
Mais comme, après de minutieuses et exactes informations, elle ne découvrit aucune liaison à Kérado, l’ex-confidente retomba dans ses doutes.
Viermont, Gaujac et les commensaux du Breton au Coq Hardi épiloguaient sur la situation ; toutefois hors de la présence de l’intéressé, dont l’attitude leur imposait une certaine réserve.
« L’a-t-il ? Ne l’a-t-il pas ? » se disaient-ils entre eux. Et tous les petits faits, toutes les circonstances étaient, au figuré, disséqués comme les cadavres que travaillait jadis Miquel.
Pourtant, à table, un soir où il y avait des invités, après avoir vidé beaucoup de bouteilles de vieux vins de Cahors et de Bergerac, les langues se délièrent. Comme d’habitude, on parlait assez librement des jeunes filles de la ville, et, incidemment, quelqu’un alla remarquer que, depuis la fin du mois de Marie, on ne voyait plus la Belle Coutelière.
— C’est bien tant pis pour nos yeux ! s’écria Gaudet.
— Elle se cloître pour le pauvre monde, dit quelqu’un.
— Peut-être pas pour tous, fit observer le docteur.
— N’importe ! reprit le receveur, la municipalité devrait l’obliger à se montrer une fois par semaine au peuple de Montglat, comme jadis firent les capitouls de Toulouse pour la belle Paule !
— C’est une idée ! s’écria Viermont. Docteur, vous qui êtes maintenant conseiller municipal, vous devriez faire cette proposition !
— Je le veux bien, si Kérado y consent !
— Pourquoi, moi ? demanda vivement le Breton.
— N’êtes-vous pas avec elle du « dernier bien » ? comme on disait jadis, fit railleusement le médecin.
— Si on vous le demande, vous direz que vous n’en savez rien ! riposta rudement Kérado. Et puis, je vous défends, monsieur Miquel, de vous occuper de mademoiselle Reine et de moi !
— Je me moque un peu beaucoup de votre défense ! cria le docteur.
— Eh bien, continuez et je vais vous corriger sur l’heure ! fit Yves, pâle, en se levant.
— Allons, allons, messieurs ! firent les convives en s’interposant.
À la suite de cette altercation, le Breton quitta l’hôtellerie du Coq Hardi et se mit en pension au Chêne-Vert, où il trouva un commensal dans la personne d’un vieux lieutenant de voltigeurs en retraite, grand pêcheur devant le Dieu fort, qui lui faisait manger de temps en temps du saumon, des lamproies, ou un de ces monstrueux barbeaux à l’échine moussue, qui habitent en des « caches » souterraines de la Dordogne.
Cette auberge était située dans une rue parallèle à la rue du Grel. Tout près, était une petite maison inhabitée, dont la porte de derrière donnait sur une ruelle commune aux deux rues, juste en face de la maison Mauret. Comme son logement était assez éloigné du Chêne-Vert, Kérado eut un prétexte plausible pour déménager et s’installer dans la maison vacante sans trop éveiller les soupçons. La fenêtre du grenier de son logement était au droit de celle de la chambrette de Reine, circonstance qui ravit les deux jeunes gens et augmenta leur intimité en leur donnant la facilité de se concerter par des signaux convenus.
Ils se rencontraient toujours au jardin ; mais il y avait des jours de pluie qui ne laissaient pas à Maurette de prétexte pour sortir, et puis, encore, les soirs de clair de lune, maudits par tous les amoureux, où il n’était pas possible de se risquer. Tout cela réduisait les jours heureux des rendez-vous au cabanon.
Cette situation, fâcheuse aux deux amants épris l’un de l’autre, suggéra promptement à Kérado le projet hardi de s’introduire dans la mansarde de sa belle mie.
La maison qu’il occupait avait appartenu à un couvreur, et le grenier contenait, outre les outils du défunt, les échelles nécessaires à son état. L’ingénieux vérificateur des tabacs installa, en arrière de la fenêtre de son grenier, un rouleau de bois, et par une soirée obscure, ayant prévenu son amie, il posa le bout d’une échelle sur le rouleau et la poussa dehors. La ruelle n’avait guère que dix pieds de largeur, alors que l’échelle était longue de plus du double, en sorte que, par l’effet du contrepoids, celle-ci glissa horizontalement jusqu’à la fenêtre de Reine. Lorsqu’elle y fut solidement engagée, Kérado se mit à cheval dessus, et traversa dans l’ombre sur cette échelle qui pliait, tandis que sa maîtresse, horriblement anxieuse, tenait un barreau dans ses mains crispées.
Heureuse nuit pour les deux amants.
Pourtant, au milieu de ses ravissements de cœur, Maurette éprouvait une sensation d’angoisse inquiète, en songeant au chemin que devait suivre Kérado pour s’en retourner. Aussi, lorsqu’avant la « pique du jour » il lui mettait au front le baiser reconnaissant du départ, elle le supplia de ne plus user de ce moyen de communication.
— Alors, nous nous verrons bien moins souvent, mon cher amour !
— Écoute, laisse ta porte ouverte le soir… Je tâcherai de m’échapper quelquefois…
— Mais tu courras le risque d’être vue !
— Ô mon doux ami ! j’estime plus ta vie que ma réputation !
Ce n’était pas chose bien facile que de descendre le petit escalier qui menait à sa chambre, et de sortir par la cour sans être entendue. Cependant, comme la pièce où couchaient son père et sa mère donnait par devant sur la rue du Grel, Reine, des chaussons aux pieds, réussit à descendre, une nuit, sans être ouïe de ses parents ni de Capdefer. Elle avait laissé le soir la cour entr’ouverte, et, légère comme un oiseau, elle s’élança sur la pointe des pieds et vint s’engouffrer dans la porte de la maison de Kérado, qui s’ouvrit pour la recevoir.
Quelle joie elle eut de pénétrer dans la chambre de son amant ! Elle éprouvait des curiosités d’enfant à regarder les gravures accrochées aux murs, le râtelier des pipes, les pistolets à canons bronzés ; les épées, les fleurets, les gants et les masques en panoplie ; deux petits portraits de famille et les livres épars sur une table.
Et puis Yves lui montra ses trésors : des brins de réséda, des fleurs, précieusement encadrés sous verre, avec des dates ; des bouts de ruban, des lettres, et enfin, dans un médaillon grand comme un reliquaire, la longue mèche de cheveux qu’elle lui avait donnée.
Le matin, lorsqu’elle rentra furtivement avant l’aube, elle vit, en traversant la petite cour, de la lumière dans la mansarde de Capdefer. Elle remonta légèrement et se mit au lit, en se demandant ce que cela signifiait. « M’aurait-il épiée ? » se demandait-elle. Cependant, comme au dîner le Tétard se plaignit d’un mal de dents qui l’avait réveillé la nuit, elle se rassura.
Quelques jours après, Kérado, promenant un soir ses pensers amoureux sur le chemin des Jouvencelles, fut heurté dans l’ombre par un quidam, intentionnellement à ce qui lui sembla :
— Maladroit ! fit-il.
Au même instant l’inconnu le saisit à la gorge et s’efforça de le renverser. Mais le Breton, habile à la lutte comme ceux de son pays, se débarrassa de la main qui lui serrait le cou et saisit l’homme à bras le corps. Ils luttèrent un moment sans résultat. Tous deux étaient adroits et vigoureux, mais tandis que Kérado cherchait seulement à terrasser son adversaire, il s’aperçut que celui-ci s’efforçait de le pousser vers le bord des rochers à pic. Alors, par un effort soudain, il porta son homme à terre et tomba sur lui. L’autre parvint à se dégager un peu, et, continuant sa manœuvre, il poussait toujours Kérado vers l’abîme, s’arc-boutant de la pointe des pieds sur le sol pour s’aider. Étroitement enlacés comme ils l’étaient, si l’un fût tombé, l’autre l’eût suivi ; néanmoins, l’homme continuait ses efforts, auxquels Yves résistait énergiquement, rejetant son adversaire de quelques pouces en arrière. Malgré tout, en se roulant à terre, en se poussant, en se saboulant dans l’obscurité, muets, furieux, haletants, tous deux s’étaient rapprochés de l’escarpement et avaient un pied dans le vide, lorsqu’arrivèrent des promeneurs qui, oyant le bruit de la lutte, s’approchèrent et tirèrent les deux antagonistes en arrière.
— Tiens ! c’est vous, monsieur Kérado ! dit Gérard, après avoir fait craquer une allumette, — et qui est votre homme ? ajouta-t-il en se retournant.
Mais l’autre avait déjà disparu.
— Ma foi, répondit le Breton, je n’ai ni vu la figure, ni ouï la voix de cet enragé qui m’a assailli sans rime ni raison ! Mais tout de même, en vous remerciant ! Nous aurions probablement été ramassés tous les deux au pied des rochers, aplatis comme des crêpes !
Le lendemain, Capdefer, sombre, travaillait à l’étau, lorsque le facteur lui apporta une lettre.
— Bourgeois, dit-il à Mauret après l’avoir lue, j’ai besoin d’aller au pays pour des arrangements de famille ; le notaire me dit de venir sans retard.
— Alors, pars quand tu voudras.
— Puisque c’est ainsi, je m’en irai ce soir.
Débarrassée du souci de l’espionnage possible du Tétard, Maurette fut pleinement heureuse pendant près d’un mois que dura son absence.
Mais le retour de l’ouvrier les rendit plus prudents. Quoique Kérado lui eût caché l’agression de Capdefer pour ne pas l’inquiéter, elle sentait, à de certains indices, qu’il devait haïr celui qu’elle aimait, et elle redoutait sa surveillance jalouse. Quelquefois, la nuit, elle l’entendait marcher dans sa chambre, comme s’il restait debout pour la guetter. Dans ces occasions, elle renonçait à ses sorties nocturnes, en maudissant cet intrus gênant. Pour suppléer aux nuits ainsi perdues, outre quelques rapides entrevues au jardin, les deux amants se rencontraient à la plaine du Roy, où Maurette allait alors sur sa bourrique, sous le prétexte de quérir des sarments. Elle multipliait les occasions de voir son ami, comme si elle eût su que son bonheur serait de courte durée. Parfois elle en avait le pressentiment, et, au milieu de ses épanchements, elle disait à Kérado :
— Je suis trop heureuse ! Je crains un malheur !
— Petite peureuse ! faisait-il alors, en l’enserrant dans ses bras.