La Bataille vue du côté des chefs

La Bataille vue du côté des chefs
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 201-205).
LA BATAILLE
VUE DU CÔTÉ DES CHEFS


Ces bons soldats ont de bons chefs.
G. CLEMENCEAU.


Depuis bientôt quatre ans que nous vivons dans l’atmosphère de la bataille, nous avons une littérature de guerre non pas innombrable mais nombreuse, où bien sûr tout n’est pas de même valeur, mais où se trouvent des pages admirables et qui devront être à jamais relues, parce qu’elles sont le témoignage, direct et pris à sa source, des vertus guerrières que la France, une fois de plus, a révélées intactes et telles qu’aux jours les plus glorieux de son histoire. Il est toutefois un aspect de la bataille dont on ne nous parle jamais et dont nous ignorons à peu près tout. Sur le combat, tel qu’il se développe depuis les parallèles de départ, à travers le terrain raviné de trous d’obus où chemine la vague d’assaut, les témoignages abondent, combien émouvants et combien magnifiques ! Mais comment a été préparée, combinée, réglée, coordonnée l’opération ? Et pendant qu’elle se poursuit, qui en surveille l’exécution ? Qui en rectifie les flottements, en précipite ou en arrête la marche ? Qui en est le cerveau et comment fonctionne-t-il ? Là-dessus, on ne nous dit rien. Non du tout pour un motif de réserve et parce qu’il convient de ne pas divulguer et découvrir à l’ennemi les secrets de notre organisation, mais en raison d’un autre principe constamment appliqué au cours de cette guerre, depuis la rédaction des communiqués jusqu’à la confection des récits de bataille officiels. Il consiste à passer sous silence le commandement, de propos délibéré et par système. Le commandement est celui qu’on doit ignorer. Qu’aucun éloge n’égale jamais la bravoure et l’esprit de sacrifice de nos soldats, cela ne fait de doute pour personne. Et nul ne conteste que ce sont les poilus qui gagnent les batailles : mais pourquoi vouloir qu’ils les gagnent tout seuls ?

Notez qu’il n’est rien, je ne dis pas de plus injuste, ni même de plus paradoxal, mais qui soit en contradiction plus flagrante avec le caractère de la guerre moderne. Dans la guerre actuelle, le facteur moral, — mordant des troupes, bravoure individuelle, esprit d’initiative, audace et ténacité, — a gardé toute sa valeur, et il est exact qu’en dernière analyse c’est à lui que revient le gain du combat. Mais, d’autre part, à mesure que cette guerre se faisait plus scientifique et englobait des données plus complexes, un élément devait y jouer un rôle sans cesse grandissant : l’élément intellectuel. Je ne songe pas du tout à reprendre ce thème que les batailles des Turenne et des Napoléon étaient des jeux d’enfants au prix des batailles de maintenant, car je n’en crois rien : le génie des grands capitaines s’adapte aux conditions de la guerre, aussi souvent qu’elles se transforment, et il accomplit à chaque époque, dans les conditions qu’il rencontre, sa besogne géniale. Mais je pense que la partie de calculs et de prévisions s’est développée à proportion que croissaient l’énormité des masses à mouvoir et la puissance des engins. En d’autres termes, le rôle de l’état-major, à tous ses degrés, n’avait jamais été aussi considérable.

Et il n’a jamais été si différent de celui qu’on imagine et que peut-être a-t-il eu, en effet, dans les guerres d’autrefois. Nous avons tous dans les yeux ces rutilants états-majors groupés autour du chef dans les plus fameux tableaux de batailles. L’officier d’état-major est alors, par définition, le brillant cavalier qui porte dans toutes les directions les ordres du général. Les choses ont beaucoup changé, parce que la science a beaucoup marché, qu’elle a singulièrement allongé la portée du tir, et réalisé, entre autres inventions, celle du téléphone. Ni les généraux ni leurs officiers ne paradent plus en grand costume, chamarrés et dorés sur toutes les coutures. Et ce n’est pas du haut d’un monticule dominant le terrain qu’ils assistent à la bataille. Le panache a-t-il diminué ? Ce qui est certain, c’est que la tension cérébrale a augmenté.

Le livre que publie M. Marcel Prévost : D’un poste de Commandement,[1] vient à propos pour nous faire comprendre ce rôle nouveau de l’état-major. M. Marcel Prévost a été admis à séjourner dans un P. C. de C. A. pendant les jours qui ont précédé la bataille de l’Ailette et pendant la bataille elle-même. Il rapporte ce qu’il a vu, avec une simplicité parfaite, sans recherche de l’effet, sans développement de littérature, et plutôt avec une netteté, je dirais presque une sécheresse voulue. C’est le récit de la bataille vue d’un côté d’où on n’a pas coutume de nous la montrer. De là son originalité.

La description du décor tient en quelques lignes, et on conviendra que le plus enragé descripteur s’y fût vainement mis en frais de pittoresque. C’est dans un petit château aux trois quarts démoli : un baraquement construit en planches non rabotées et rondins non écorcés renferme le bureau du général et de son chef d’état-major, la station du téléphone, la salle de la popote. Encore l’endroit peut-il être tenu pour privilégié, recevant par des vasistas la clarté du jour, tandis que la plupart des P. C, condamnés jour et nuit aux lumières artificielles, sont de véritables prisons souterraines. Dans ce cadre, on en croira sur parole M. Marcel Prévost quand il affirme que « rien n’est plus austère que la vie d’un état-major français. » Il ajoute : « Rien n’est plus laborieux… Le travail de bureau, le travail écrit, calculé, dessiné, qui prélude à cette offensive, est quelque chose d’énorme, une chose dont vous n’avez, lecteurs, aucune idée et dont je n’avais moi-même aucune idée avant de la jauger directement, tandis qu’elle s’effectuait sous mes yeux. » Ce travail, pour nous borner à l’essentiel, consiste d’abord dans l’examen du terrain. Chaque unité doit savoir à l’avance quels obstacles elle rencontrera dans sa progression : d’où la nécessité de décrire un à un tous les accidents du terrain, creutes, ravins, marais, villages. D’après les vues photographiques prises par les avions, la carte est sans cesse tenue à jour, marquant les trous suspects, les emplacements de batteries, de façon que l’artillerie puisse les atteindre à coup sûr. Ensuite, il faut savoir quelles troupes on a devant soi. C’est à quoi servent les renseignements fournis par les déserteurs et les prisonniers. Grâce à leurs indications, sévèrement contrôlées, on connaîtra aussi exactement que possible l’ordre de bataille de l’ennemi, ses voies de relève, etc. Bref, l’heure venue de déclencher l’attaque, les troupes se battront sur un terrain connu, contre un ennemi connu. Pour obtenir un tel résultat, on imagine quel labeur il a fallu, combien minutieux et précis jusque dans les moindres détails, où l’erreur la plus légère peut entraîner de terribles conséquences.

L’heure est venue, — l’heure H. du jour J. Le général entouré de son état-major va recevoir les nouvelles qui lui permettront de suivre le cours de l’opération. Ici M. Marcel Prévost me permettra de « recouper » ses renseignements par les miens. D’une lettre écrite au lendemain des plus dures journées de la Bataille de France, je détache ces lignes : « Je reverrai toute ma vie cette petite pièce mal éclairée, vide de tous meubles, avec seulement une grande table sur laquelle est accoudé le général P… à côté de lui, lisant la carte avec lui, les généraux F… et H… appuyé sur la même table un officier écrit ce que, d’accord avec ses deux chefs, dicte le général. Le chef d’état-major, les officiers de liaison de l’armée, du G. Q. G. du G. A. R. sont là qui attendent. Ce silence presque complet, cette impression de tous les nerfs tendus, ce calme voulu, nécessaire ! Pendant trois jours et trois nuits, le jeûne, l’insomnie, l’angoisse refrénée et que rien ne trahit. Et puis cette soirée où, après une lutte farouche de nos troupes, on sent l’ennemi qui avance, la canonnade qui se rapproche, le bombardement de la ville qui commence. Un à un les généraux, les officiers venus en liaison nous quittent avec un serrement de main significatif. Il reste le général P… avec son troisième bureau et quelques secrétaires. La nuit vient. A aucun prix le général ne voudrait quitter la ville : tout lui est prétexte à différer le départ. Cependant le moment arrive où le commandement va lui devenir impossible : il se résigne à partir, le dernier… » Et voilà un aspect de la bataille, à peine moins tragique que l’autre.

Dans l’action dont M. Marcel Prévost a été le témoin, l’enjeu n’avait pas la même valeur décisive : le cœur de la France n’était pas visé. Et pourtant ! La part de l’imprévu est si grande dans toute action, même la plus savamment combinée ! J’admets sans peine que la respiration doit être difficile pendant ce premier quart d’heure, où l’on ne sait rien. Enfin, une première dépêche arrive, tapée sur un papier pelure. Elle est remise au chef d’état-major. Le jour de l’offensive est, par excellence, le jour du chef d’état-major : recevant les bulletins, c’est lui qui les déplie, les absorbe d’un coup d’œil et en rend compte au général. « A partir de la première pelure remise au chef d’état-major, les pelures vont, toute la journée, se succéder. Il y a des moments où elles arrivent par paquets. Elles sont issues de tous les points du secteur où progressent les corps d’attaque, des divers postes de commandement de divisions, de brigades, de régiments… Ainsi un réseau constant de nouvelles relie l’armée en marche à ses propres organes et au commandement. Et pour le général une journée de bataille, ce n’est plus la caracolade sur le front, c’est la réception, l’emmagasinage, l’utilisation immédiate des centaines de renseignements qui affluent à son P. C. » Oui, encore une fois, le pittoresque est moindre : la beauté est aussi grande.

J’entends : la beauté morale. Ce qui a frappé M. Marcel Prévost, fixant son regard de psychologue sur le général Dégoutte, qui de son P. G. dirigeait la bataille, ç’a été cette maîtrise de soi qui est, à vrai dire, la qualité à laquelle on reconnaît un chef. « Qu’il fût ému, assurément ; mais quelle maîtrise sa volonté exerçait sur ses nerfs ! » Songez à la présence d’esprit, à la lucidité et à l’agilité de conception, à la sûreté de décision qu’il faut garder intactes, à tous moments et dans quelles conditions ! Songez aux responsabilités, vraiment affolantes pour qui n’aurait pas un sang-froid à toute éprouve ! Ce calme, c’est la première vertu indispensable à quiconque a sa part, si mince soit-elle, dans le commandement. Et c’est la vertu née de la guerre, créée par l’habitude du danger et par la volonté de vaincre. Admirons-la sans réserve chez nos chefs militaires et chez les officiers qui reflètent leur pensée, et sachons ce que nous lui devons. Nous lui devons qu’après quatre ans d’efforts acharnés et méthodiques, un déploiement de ressources inouïes et une folle dépense de ce qu’il appelle le matériel humain, l’ennemi soit moins avancé qu’il ne l’était après quatre semaines, aux derniers soirs d’août 1914.


RENE DOUMIC.

  1. 1 vol. chez Flammarion.