La Bataille d’Inkerman

LA
BATAILLE D’INKERMAN

I. — Letters from Head-Quarters, etc., by an officer of the staff ; London 1857. — II. — Der Feldzug in der Krimm, bearbeitet von Anitschkof, etc. ; Berlin 1857.

I.



Il semble que tout soit dit maintenant sur la guerre de Crimée, et qu’une relation de la bataille d’Inkerman ne puisse rien apprendre de nouveau. Nous n’avons pas à revenir en effet sur l’ensemble des opérations militaires qui se rattachent au siège de Sébastopol ; mais il n’en est pas de même de la bataille d’Inkerman, objet de versions contradictoires qui font encore aujourd’hui de cette grande action militaire un problème historique difficile à résoudre. La version anglaise seule nous a été connue pendant longtemps. On se souvient de l’impression que laissèrent en France les premières nouvelles de cet événement : la victoire remportée par les alliés nous semblait surtout glorieuse pour les armes des Anglais, qui, réduits à une poignée d’hommes, avaient, disait-on, supporté seuls tout l’effort des Russes. L’imagination était vivement frappée de l’inégalité de cette lutte et des circonstances dramatiques qui l’avaient signalée, s’il fallait en croire les relations publiées par le Times et le Morning-Herald, les lettres des officiers anglais, celles même de Français enthousiastes qui, sans y prendre autrement garde, se faisaient en tout leur écho.

Suivant ces récits, les alliés se disposaient à donner un assaut décisif, quand le 5 novembre 1854, à la pointe du jour, les Anglais s’étaient vus brusquement attaqués par une immense armée russe amenée en poste des bords du Danube. Une brume épaisse avait permis à l’ennemi d’arriver jusque dans le camp sans être aperçu; mais cette audacieuse surprise n’avait pu déconcerter le sang-froid britannique. Quelques instans avaient suffi aux Anglais pour se rallier, et bientôt ils avaient arrêté les progrès d’un ennemi dix fois supérieur en nombre. Leurs faibles bataillons disparaissaient au milieu des colonnes profondes qui les enveloppaient de tous côtés; ils avaient néanmoins, pendant six heures d’un combat acharné, repoussé les attaques des Russes. Ceux-ci avaient fini par se lasser, le désordre s’était mis dans leurs rangs. Les Anglais avaient alors pris l’offensive, et, soutenus par un détachement de l’armée française arrivé à la fin de l’action, les avaient précipités dans la vallée de la Tchernaïa, l’ennemi s’était retiré par le pont d’Inkerman dans une indicible confusion, et l’on avait vu les jeunes grands-ducs, venus à Sébastopol pour assister à une victoire, fuir à toute bride et fouler aux pieds de leurs chevaux les fantassins accumulés sur le pont. En un mot, la journée d’Inkerman avait été pour les Russes un véritable désastre. Le carnage qu’on en avait fait était effroyable. Ils avaient laissé sur le champ de bataille quinze, vingt, trente mille des leurs. Lord Raglan, répétait-on, n’avait rien vu de pareil à Waterloo. À ces cris de victoire se mêlaient des cris d’indignation contre les soldats russes, qui pendant le combat avaient massacré les blessés anglais. Une lettre des généraux alliés dénonçait au monde civilisé la conduite barbare de ces soldats; leurs officiers eux-mêmes leur en avaient donné l’exemple. Un major russe, pris sur le fait, avait été traduit devant une commission militaire, jugé, condamné; il allait être pendu.

Rien ne manquait, on le voit, à la mise en scène de ce drame où la France laissait évidemment à l’Angleterre tous les honneurs du triomphe. Le doute ne semblait pas permis; les récits des journaux s’accordant de tous points avec le rapport de lord Raglan, il fallait bien s’incliner devant le nom du général en chef de l’armée anglaise. Depuis lors, la lumière s’est faite en partie, et maintenant, si l’on vient à relire ce rapport, qui est demeuré le document principal sur la bataille d’Inkerman, on ne laisse pas d’en ressentir quelque surprise. Il semble en effet que la victoire soit uniquement due à l’inébranlable fermeté des troupes anglaises. Le moment décisif où les Français arrivèrent sur le champ de bataille et repoussèrent les Russes n’est pas même mentionné. Lord Raglan, après avoir indiqué les premières positions de son armée et rappelé brièvement le mouvement de sir George Cathcart sur la gauche des Russes, arrive sans transition au dénoûment, qu’il nous décrit en ces termes : « La bataille continua ainsi, sans se ralentir et sans résultat définitif, jusqu’à l’après-midi, l’ennemi mettant en batterie non-seulement toutes ses pièces de campagne, mais encore celles de la place et ses canons de marine. Au milieu du jour, les Russes commencèrent à fléchir. Bientôt après, quoique le feu ne cessât pas, la retraite devint générale, et l’on vit des masses profondes se diriger vers le pont d’Inkerman. » Il est bien question dans le cours du récit de deux bataillons amenés par le général Bosquet. Lord Raglan se loue en termes généraux de leur concours, « s’en référant d’ailleurs, nous dit-il, aux rapports des généraux ses alliés. » Il semble toutefois que, s’il parle des Français, ce soit de sa part une affaire de pure courtoisie, à peu près de même que nous avons vu plus tard le général Pélissier remercier Sefer-Pacha et ses Turcs de l’appui qu’ils lui avaient prêté à la bataille de Tractir. La relation se termine par ces mots d’une jactance singulière : « J’ai tout lieu de croire que le chiffre des troupes russes ne pouvait pas être inférieur à 60,000 hommes. La perte de l’ennemi a été excessive; l’on estime que les Russes ont laissé sur le champ de bataille près de 5,000 morts, et que leur perte intégrale en tués, blessés et prisonniers, n’a pas été moindre de 15,000 hommes. Votre grâce (la relation est adressée au duc de Newcastle) sera étonnée d’apprendre que le chiffre des troupes anglaises engagées ne dépassait que de peu 8,000 hommes. »

Nous ne savons si sa grâce s’étonna d’une telle affirmation, mais le Moniteur ne s’en étonna point. Il voulut bien nous expliquer que les Anglais avaient ainsi combattu 1 contre 7, et plus tard, à la fin de l’action, au moins 1 contre A. Quelques jours après, il en vint même à gourmander lord Raglan de sa modération, disant qu’il avait eu la gloire de vaincre, non pas 60,000 Russes, mais 70,000, et même plus encore. De leur côté, nos généraux, en rendant compte de la bataille, évitèrent avec soin toute allusion qui pût froisser l’amour-propre des Anglais; ils firent bien quelques réserves[1], mais avec la discrétion commandée par les circonstances. Personne en France du reste n’y accorda la moindre attention; l’on se piquait d’oublier les vieilles rivalités nationales, et de savoir rendre justice à la valeur de nos alliés. Il demeura donc constant pour tous qu’une poignée d’Anglais avait vaincu à Inkerman une innombrable armée russe. C’est encore là le thème consacré, si bien que, de deux ponts construits à Paris depuis cette époque, l’un s’appelle le pont de l’Alma, et l’autre ne s’appelle pas le pont d’Inkerman. Mais, Napoléon l’a dit, « les bulletins ne sont pas l’histoire. » Ces mots ne sont point jetés par lui au hasard; il en développe le sens dans une longue lettre adressée à son frère, le roi Joseph. Pour lui, les bulletins sont une arme de guerre. « Tout est moral à la guerre, dit-il, le moral et l’opinion sont plus de la moitié de la réalité. » Dans ses bulletins, un général s’attachera donc, par-dessus tout, à inspirer confiance à ses troupes, à intimider celles de l’ennemi; il exagérera ses forces, ses succès; toutes ses expressions seront destinées à frapper les esprits et calculées en conséquence. Puis, revenant à la pensée de l’histoire, toujours présente à sa grande âme, Napoléon en fait la part d’un seul trait. «Constamment, dans ma campagne d’Italie, où j’avais une poignée d’hommes, j’ai exagéré mes forces. Cela a servi mes projets, et n’a pas nui à ma gloire... Les militaires de sens, ceux qui jugent en connaissance de cause, font peu d’attention aux proclamations, aux ordres du jour[2]. »

Ce jugement de Napoléon, en réduisant à sa valeur l’importance historique des bulletins, laisse le champ libre à nos appréciations. Il nous sera donc permis de dire que le bulletin de lord Raglan se ressent des préoccupations du moment, préoccupations qu’il est aisé de comprendre, si l’on se reporte à la situation où se trouvait ce général le lendemain de la bataille d’Inkerman. Son armée avait été décimée, les gardes avaient perdu les deux tiers de leur monde, des régimens étaient anéantis; sur douze généraux de division et de brigade présens à cette action, sept avaient été tués ou blessés. « Après une telle victoire, avait dit sir de Lacy Evans à lord Raglan devant tout l’état-major, il ne restait plus qu’à se rembarquer. » Ne fût-ce que pour répondre à ce propos imprudent, le général anglais fit donc bien de proclamer que 8,000 de ses soldats avaient pu vaincre 60,000 Russes; mais ce n’est pas une raison pour que maintenant on s’astreigne à suivre pas à pas cette version. Évidemment nous ne saurions faire, avec lord Raglan, une part aussi large à l’armée. anglaise sans refuser par là même à l’armée française la justice qui lui est due. Sans elle, les Anglais étaient perdus à Inkerman, les témoignages des contemporains sont unanimes à le reconnaître; pour nous, le doute ne saurait subsister après les déclarations des Russes, les aveux des Anglais eux-mêmes, tels que nous les trouvons consignés dans deux publications récentes sur la guerre de Crimée. L’une de ces publications est la correspondance d’un officier attaché à l’état-major de lord Raglan, le major Calthorpe[3]. Cet officier, par sa position, s’est trouvé à même de connaître les faits et de recueillir des particularités fort curieuses, surtout en ce qui concerne la personne de lord Raglan, dont il nous cite, à diverses reprises, les idées et les appréciations. Son livre est extrêmement partial, mais cette partialité même a pour nous son mérite : elle nous révèle la physionomie de l’armée anglaise, avec ses préjugés, ses passions, sa haine des Russes, sa jalousie des Français. Pour en donner l’idée en deux mots, nous dirons qu’à la bataille d’Inkerman le major Calthorpe attribue la retraite des Russes au feu de deux pièces de gros calibre amenées de la tranchée par les ordres de lord Raglan, et qu’en revanche il intitule la partie de son récit relative à l’arrivée du général Bosquet : « Panique des troupes françaises.»

Du côté des Russes, nous avons l’ouvrage du capitaine Anitschkof[4], description purement technique des opérations de l’armée russe. L’auteur ne s’y permet ni critiques, ni réflexions; mais son récit clair et méthodique laisse deviner, sous une forme respectueuse pour ses chefs, les fautes qu’ils ont commises pendant le cours de la guerre. Nous y trouvons de plus des états de situation qui doivent généralement être exacts, car les Russes, préoccupés plus que jamais des jugemens de l’Occident, ont affecté cette fois dans leurs publications militaires une extrême sincérité. Il est à remarquer que, pendant toute la durée de cette guerre, ils ont accusé, après chaque affaire, des pertes plus considérables que celles des alliés, même pour l’assaut du 18 juin.

Ces relations permettent de se former une idée nette de la bataille d’Inkerman. La vérité ressort de ces pages, écrites à des points de vue si différens. Il devient évident que lord Raglan, dans son bulletin, ne dit pas tout : la lutte eut ses alternatives de succès et de revers. Les Anglais finirent par céder : au moment où ils allaient se voir arracher la victoire, les Français vinrent rétablir la fortune du combat; mais, reconnaissons-le, ce fut la résistance désespérée des Anglais qui donna aux Français le temps d’arriver sur le terrain au moment décisif. Cette résistance fait le plus grand honneur aux vaillans soldats de l’armée anglaise. Aussi croyons-nous, en disant simplement la vérité, leur rendre une plus éclatante justice qu’en adoptant la version fabuleuse du bulletin de leur général. Nous nous sommes donc borné à fondre les deux relations du major Calthorpe et du capitaine Anitschkof en une seule; nous avons demandé à chacun de ces officiers les dispositions et les mouvemens de l’armée à laquelle il appartenait. Ces dispositions et ces mouvemens trouvant presque toujours leur contre-partie dans ceux de l’armée adverse, nous les avons fidèlement reproduits quand ils s’accordaient; sinon, nous avons pris avec impartialité la version la plus vraisemblable. En suivant cette méthode, la seule qui soit raisonnable pour la description des opérations militaires, et en modifiant le témoignage des Anglais par celui des Russes, nous sommes arrivé à faire la part qui revient aux généraux français, part qu’ils ont déclinée avec courtoisie pour leurs alliés et qu’il est juste maintenant de leur rendre.


II.

Les réticences et les exagérations que nous avons relevées dans les relations anglaises ont répandu sur toute la première partie de la campagne de Crimée une singulière obscurité. Les faits les plus simples font question : ainsi nous en sommes réduits à des conjectures sur la force réelle de l’armée anglaise à cette époque. Le major Calthorpe, dans une de ses lettres, consacre deux pages à justifier le chiffre de 8,000 hommes donné par lord Raglan; mais il se garde de citer les états de situation du mois de novembre, qu’il a eus cependant à sa disposition, si nous en jugeons par les pièces justificatives de son récit, où figurent ceux du mois de mars. Les autres relations ne sont pas moins vagues. Il semble que même dans les publications officielles un voile ait été jeté sur les faits. Ainsi les commissaires chargés des enquêtes connues en Angleterre sous le nom de Crimean Inquiry se sont abstenus de donner ces états, qui eussent été l’indispensable complément de leurs investigations. C’est seulement en 1857 que le parlement, sur la motion du colonel Herbert, a fait imprimer un état des pertes de l’armée anglaise, où se trouve indiqué l’effectif des régimens à l’époque de leur débarquement en Orient. Nous trouvons du moins dans ce document une base d’évaluation. De l’ensemble des renseignemens qu’il nous offre, il résulte que l’armée anglaise, à l’époque dont nous parlons, se composait : 1° de quatre divisions d’infanterie, à six régimens, et d’une division d’infanterie légère, à huit régimens (l’effectif de ces cinq divisions était de 28, 864 hommes, non compris les officiers, ce qui donne une moyenne de 900 hommes par régiment); 2° de deux divisions de cavalerie, à cinq régimens (l’effectif de ces deux divisions était de 2,940); 3° de l’artillerie et du génie, dont nous ne saurions donner exactement le chiffre.

Les pertes occasionnées par les maladies pendant le séjour en Turquie furent peu considérables; le major Calthorpe les évalue à 700 morts et 2,000 malades, laissés dans les hôpitaux. Depuis le débarquement en Crimée, les renseignemens nous manquent; on trouve seulement un point de repère dans un état de rations de viandes fraîches fournies par le commissariat, du 1er novembre au 31 mars[5]. Nous citerons la partie de cet état où se trouve indiquée la force moyenne de l’armée anglaise au mois de novembre 1854 :


Quartier-général 650 hommes.
1re division (duc de Cambridge) 5,511
2e id. (Lacy Evans) 4,389
3e id. (England) 4,847
4e id. (Cathcart) 5,100
Division légère (Brown) 4,385
Artillerie de siège 1,022
Grosse cavalerie 812
Cavalerie légère 740
Artillerie à cheval 400
Troupes dans le voisinage de Balaclava et hôpital général 3,768
Total 31,624 hommes.

Maintenant il faut tenir compte de cette circonstance, que l’état dont nous reproduisons les chiffres comprend les renforts parvenus à l’armée pendant le courant de novembre depuis la bataille : c’étaient les 9e, 62e, 46e et 97e régimens d’infanterie, forts ensemble de 3,012 hommes.

Nous donnons ces chiffres simplement à titre de renseignement; ils sont encore trop vagues pour que nous osions en tirer une conclusion formelle relativement au nombre des hommes présens sous les armes le jour de la bataille. Nous nous bornerons à formuler une conjecture assez vraisemblable, c’est qu’à cette époque la force des régimens anglais était à peu près celle des bataillons français et russes. L’effectif de ces derniers sur le papier est de 1,000 hommes, mais en réalité il est inférieur à ce chiffre. Notre appréciation à cet égard, fort opposée à l’opinion généralement admise, se fonde sur la relation officielle de la campagne des Russes en Hongrie. Cette relation contient les états de situation de l’armée à l’époque de son entrée en campagne, et la moyenne que nous avons relevée sur ces états est de 7 à 800 hommes par bataillon. On aura une idée suffisamment exacte des trois armées, si l’on ajoute que les forces des alliés en infanterie s’élevaient à quatre-vingts bataillons ou régimens (trente et un régimens anglais et quarante-neuf bataillons français), celles de l’armée russe à cent trois bataillons, appartenant en majeure partie aux 10e, 11e, 12e, 16e et 17e divisions. L’armée russe était supérieure à celle des alliés, surtout en cavalerie et en artillerie. La cavalerie se composait de cinquante-huit escadrons et de vingt-deux sotnies de Cosaques. L’artillerie comptait deux cent quatre-vingt-deux bouches à feu.

Une partie de ces troupes avait fait la campagne du Danube : c’étaient les 10e, 11e et 12e divisions, formant le quatrième corps d’armée aux ordres du général Dannenberg. Pour les amener plus rapidement sur le théâtre de la guerre, le gouvernement russe les avait fait transporter dans les voitures du pays, requises à cet effet sur toute la route. Néanmoins les derniers échelons n’étaient arrivés qu’à la fin d’octobre. Une fois maître de ces renforts, le prince Menchikof se résolut à prendre l’offensive. L’ouvrage du capitaine Anitschkof fait connaître en détail le plan qu’il adopta. Nous en avions déjà quelque idée par le rapport du général Dannenberg. Sur les indications assez vagues de ce général, des gens qui se croient fins en n’admettant jamais que leurs adversaires aient pu dire la vérité se sont empressés de contester la réalité de ce plan, et à plus forte raison des fautes qui en ont compromis le succès. Si nous ne partageons pas cette manière de voir, la raison fort simple en est que les Russes, à notre sens, ne pouvaient s’y prendre autrement qu’ils ne l’ont fait pour attaquer les alliés dans les fortes positions qu’ils occupaient.

La configuration du terrain est bien connue. Par sa forme, le plateau de Sébastopol se rapproche d’un demi-cercle, dont la corde serait la baie au nord; il se termine brusquement, à l’ouest et au sud par les falaises que baigne la mer, à l’est par les pentes abruptes connues sous le nom de monts Sapoun, au pied desquelles s’étendent les vallées de Balaclava et de la Tchernaïa. Une pente générale en sens inverse embrasse toute la surface du plateau, et l’abaisse insensiblement jusqu’à la baie. Le camp des alliés, appuyé aux monts Sapoun, n’était donc accessible que du côté de cette pente, qu’il eût fallu remonter à partir de la baie; du côté de la ville, il était protégé par les travaux du siège et les batteries de gros calibre que les alliés y avaient accumulées. Seulement, il faut le remarquer, les travaux à cette époque s’arrêtaient à la hauteur de la tour Malakof, laissant ainsi inoccupé l’espace compris entre l’embouchure de la Tchernaïa et la baie. C’était là le point vulnérable de la position; les Russes pouvaient y déboucher à la fois de la ville et du pont d’Inkerman. En sortant de Sébastopol par le faubourg de Karabelnaïa, les troupes de la garnison échappaient au feu des batteries anglaises, et venaient sans obstacle donner la main à celles qui occupaient les hauteurs de Mackensie. La tâche de cette dernière portion de l’armée russe était plus compliquée; après avoir passé la Tchernaïa sur le pont d’Inkerman, elle avait à gravir le revers escarpé de la vallée. A la vérité, sur ce point, les hauteurs sont déchirées par des ravins profonds, qui en rendent l’accès moins pénible. De plus, les deux grandes routes qui s’embranchent sur le pont d’Inkerman livrent un passage facile à l’artillerie. L’une de ces routes, la vieille route de poste, se développe sur le flanc d’un ravin Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/387 Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/388 où se trouvent de vastes carrières exploitées pour la construction de la ville, et gagne directement le plateau; l’autre, dite la route des Sapeurs, le contourne en descendant le cours de la Tchernaïa et longeant ensuite les bords de la baie. Grâce à ces facilités, il était possible à une armée de franchir ce mauvais pas sur plusieurs colonnes, considération décisive dans une opération qui demandait avant tout de la célérité. Il n’y avait pas du reste à opter, car plus loin les monts Sapoun n’offrent d’autre accès que celui dont les Russes avaient profité pour tracer la route Woronzof, de Sébastopol à Balaclava, et depuis l’affaire du 25 octobre les Français avaient élevé de ce côté plusieurs batteries bien armées qui ajoutaient à la difficulté d’une attaque sur ce point.

La plus simple prévoyance commandait aux Anglais de se couvrir de même du côté d’Inkerman. Sur les instances de sir de Lacy Evans, lord Raglan s’était décidé à faire commencer deux petits ouvrages, dont l’un coupait à angle droit la vieille route de poste sur le point où elle sort du ravin des Carrières; cet ouvrage était à peine ébauché et n’avait aucune valeur sérieuse. L’autre, un peu plus important, était une redoute élevée sur un contre-fort des monts Sapoun, qui commande à la fois la vallée et le ravin des Carrières. Cette redoute devait être armée de deux pièces Lancastre. Par une incroyable négligence, ces pièces n’étaient pas encore en batterie. La nature rocheuse du terrain n’avait pas permis de creuser profondément le fossé, mais un épaulement formé de sacs-à-terre était suffisant pour abriter les hommes. Le point d’appui que les Anglais y trouvèrent fit jouer à cette redoute un rôle important dans le combat.

Le camp de la 2e division anglaise, formant l’extrême droite, s’étendait en arrière de la batterie sur un mamelon qui domine tout cet espace. Le reste de l’armée, moins la brigade écossaise du général Colin Campbell, campait sur la même ligne, ayant ainsi sa droite aux monts Sapoun et sa gauche au ravin qui, en arrivant à la baie, forme le port de Sébastopol. L’espace compris à gauche, entre le ravin et la mer, était occupé par les 3e et 4e divisions françaises, commandées par le général Forey. En arrière, sur les monts Sapoun, le front tourné vers la vallée de Balaclava, se trouvaient les 1re et 2e divisions françaises, formant le corps d’observation du général Bosquet; un peu plus loin, vers la mer, mais toujours sur le plateau, la 5e division Levaillant, la 1er brigade de la 6e division et la brigade de cavalerie d’Allonville; dans Balaclava et aux environs, la brigade écossaise, la brigade des soldats de marine, la cavalerie anglaise et les Turcs.

L’armée russe était répartie tout autour du plateau : dans Sébastopol, dans le camp de Mackensie, et dans la vallée de Balaclava. Pour elle, la difficulté n’était pas seulement de gravir les hauteurs sous les yeux de l’armée anglaise ; une fois arrivée sur le plateau, elle était exposée de plus à avoir sur les bras tout ou partie des six divisions françaises campées à portée des Anglais. Il fallait donc accabler tout d’abord ceux-ci, et, pour y réussir, empêcher, au moyen de diversions exécutées sur les autres points de la circonférence, les Français de leur venir en aide. Le prince Menchikof se détermina en conséquence à former trois attaques : une principale du côté d’Inkerman, puis deux autres, qui étaient destinées à occuper le corps d’observation du général Bosquet du côté de Balaclava, et celui du général Forey du côté de la mer. L’attaque principale fut confiée au général Dannenberg, qui dut se jeter sur les Anglais avec la majeure partie des forces russes, quarante-neuf bataillons et cent trente-quatre bouches à feu ; le prince Gortchakof II, avec seize bataillons, cinquante-huit escadrons et cent bouches à feu, fut chargé de la diversion dans la vallée de Balaclava ; le général Timofeïef, avec quatre bataillons, de la sortie contre les lignes françaises ; enfin le général Moller, avec le reste de la garnison, fort de vingt-sept bataillons, eut pour instructions, en cas de succès du corps principal, d’attaquer les tranchées des alliés. Six bataillons furent laissés à la ferme Mackensie.

Le général Dannenberg, pour faciliter le débouché de ses troupes, les divisa en deux colonnes à peu près d’égale force. Vingt-neuf bataillons (les régimens de Kolyvan, Tomsk, Katharinbourg, Uglitz, Butir, Susdal, Wladimir) et trente-huit bouches à feu, formant la colonne de droite, furent confiés au général Soïmonof. Cette colonne, étant destinée à attaquer la droite et le centre des Anglais, fut introduite quelques jours à l’avance dans la ville. Vingt autres bataillons (les régimens de Taroutino, Borodino, Okhotsk, Yakoutsk, Selensky) et quatre-vingt-seize bouches à feu, composant la colonne de gauche et la réserve sous les ordres du général Pavlof, demeurèrent en arrière du pont d’Inkerman.

Quant aux détails de l’opération, nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire ici en substance les instructions données à ces deux généraux :


« Les troupes de la colonne de droite, aux ordres du lieutenant-général Soïmonof, se trouveront réunies, à quatre heures du matin, près du bastion N° 1, et se mettront en mouvement, à cinq heures, dans l’ordre suivant : deux compagnies de carabiniers, le 1er  et le 2e bataillon du régiment de Kolyvan, la batterie n° 2 de la 2e brigade d’artillerie, les 3e et 4e bataillons du régiment de Kolyvan, les 3e et 4e bataillons du régiment de Tomsk, la batterie n° 1 de la 16e brigade d’artillerie, le 2e et le 1er  bataillon du régiment de Tomsk, les régimens de Katharinbourg, Uglitz, Butir, Susdal et Wladimir, les batteries n° 4 et 5 de la 17e brigade d’artillerie, deux compagnies de sapeurs, une sotnie du régiment du Don n° 67. Ces troupes graviront les hauteurs à gauche de la pente du Kilen-Balka et se formeront en bataille dans l’ordre suivant : les régimens de Tomsk et de Kolyvan se déploieront ; les deux compagnies de carabiniers couvriront leur front et leur flanc droit, le régiment de Katharinbourg se déploiera en deuxième ligne. Ces trois régimens seront aux ordres du général-major Vilbois ; les quatre derniers régimens, avec leur artillerie légère, formeront la réserve et suivront à distance convenable. La réserve sera aux ordres du général Schabokritsky. La colonne de gauche, sous les ordres du général Pavlof, franchira le pont d’Inkerman à cinq heures du matin dans l’ordre suivant : le régiment d’Okhotsk, deux compagnies de carabiniers, les régimens de Borodino et Taroutino, la batterie légère n° 3 de la 17e brigade d’artillerie, le régiment d’Yakoutsk, la batterie n° 3 de la 17e brigade d’artillerie, le régiment de Selensky, l’artillerie de réserve. Le passage du pont effectué, le régiment d’Okhotsk prendra à droite et suivra la route des Sapeurs. Le régiment de Borodino, avec les deux compagnies de carabiniers, gravira le ravin qui se trouve à droite du pont. Le régiment de Taroutino suivra la vieille route de poste. Ces régimens, arrivés sur la hauteur, feront halte. Les hauteurs une fois occupées, le général Dannenberg prendra le commandement en chef des deux colonnes. »


Au moment d’engager l’action, les régimens de Kolyvan, Tomsk et Katharinbourg, de la colonne de droite, et les régimens de Taroutino et Borodino, de la colonne de gauche, devaient donc se déployer sur l’espace compris entre les pentes qui forment le revers de la vallée de la Tchernaïa et les tranchées anglaises. Cet espace, d’environ trois kilomètres, est coupé en écharpe par le Kilen-Balka, ravin profondément encaissé, qui prend naissance au sommet du plateau et va se jeter dans la grande baie, près du faubourg de Karabelnaïa, où il forme la petite baie du Carénage. Dans cet ordre de bataille, les deux colonnes étaient séparées par le ravin. L’instruction particulière n° 1521 envoyée au général Soïmonof l’avant-veille de la bataille indiquait aussi clairement que possible la position que devait occuper ce général. « Vous tiendrez votre réserve, y est-il dit, en arrière de votre aile droite dès que votre aile gauche sera complètement appuyée au Kilen-Balka. » Les dispositions générales étaient conçues, on a pu le voir, dans le même esprit.


III.

Le moment était donc venu pour les Russes de tenter de nouveau la fortune des armes. Les troupes étaient pleines d’ardeur ; elles avaient enfin retrouvé cette confiance en elles-mêmes qui semble leur avoir fait défaut le jour de la bataille de l’Alma. « A cette époque, nous dit un témoin oculaire[6], les soldats étaient intimidés par tout ce qu’ils avaient entendu dire des armes nouvelles inventées en Occident et de leurs effets destructeurs; mais leur moral depuis lors s’était relevé. Le succès de la défense de Sébastopol, la défaite récente de la cavalerie anglaise à Balaclava, avaient fait succéder au découragement un sentiment de patriotique enthousiasme que la nouvelle de l’arrivée des jeunes grands-ducs Michel et Nicolas portait à son comble. Dans la ville et dans le camp, les soldats, au milieu des libations habituelles de l’eau-de-vie nationale, ne parlaient que de livrer enfin bataille et d’affranchir le sol de la Russie de la présence des étrangers. Les cérémonies religieuses, les bénédictions de troupes, alternaient avec les revues et les manœuvres. » De même que, la veille de la bataille de la Moskova, l’image de saint Serge était portée dans le camp de Kutusof par le clergé de Moscou, — une image de la Vierge, envoyée par l’impératrice, était exposée sur les remparts de Sébastopol à la vénération de l’armée. Le caractère national n’avait pas changé depuis 1812; deux mots ont toujours fait vibrer le cœur du soldat russe : Dieu et le tsar!

Matériellement, la condition du soldat, son armement, son équipement, étaient les mêmes que dans le reste de l’Europe. Grâce aux soins incessans de l’empereur Nicolas, l’armée russe s’était assimilé tous les perfectionnemens de la civilisation occidentale. Son artillerie était magnifique; en ce qui touche la précision du tir et la rapidité des manœuvres, elle approchait de la perfection. Dans l’infanterie, le soldat, soumis à une discipline sévère, était rompu au service; mais les cadres étaient insuffisans. La toute-puissance de l’empereur n’avait pu amener cette diffusion des lumières qui permet de recruter dans toutes les classes d’une nation l’état-major de son armée; les sujets propres au commandement manquaient. Aussi voyait-on à chaque affaire les régimens désorganisés par leurs pertes en officiers. Rappelons enfin que ces troupes n’avaient pas l’habitude de la guerre. Il ne se trouvait plus, pour donner l’exemple, de ces vieux soldats de Souvarof, qui dans les haltes demeuraient appuyés sur leurs armes, disant avec orgueil : Les soldats de Souvarof n’ont pas besoin de repos !

Dans le camp des alliés, personne ne s’attendait à voir les Russes prendre l’offensive. Telles étaient encore les illusions, que, la veille même de la bataille d’Inkerman, les généraux s’étaient décidés à brusquer la prise de la ville par une attaque de vive force. On voit qu’ils en étaient revenus à leur idée première d’un simple coup de main sur Sébastopol. Les différentes phases de cette idée sont curieuses à suivre dans les lettres du major Calthorpe. — Arrivés au Belbek, nous dit-il, les généraux alliés ne savaient encore s’ils devaient attaquer le côté nord ou le côté sud de la ville. Le côté sud sembla d’abord plus facile à enlever; puis, à la vue des deux tours et du mur crénelé qui le couvraient, ils tombèrent d’accord qu’il fallait avant tout éteindre le feu de ces ouvrages. Ce devait être l’affaire de trois ou quatre jours; mais chaque jour ajoutait aux difficultés de l’entreprise. Les Russes, de leur côté, poussaient avec rapidité les travaux de la défense; du camp, on voyait les habitans, les femmes même, venir en aide aux soldats. Enfin le 17 octobre les batteries de siège avaient ouvert leur feu, et il fut bientôt évident qu’elles ne parviendraient pas à éteindre celui des Russes. Les généraux alors s’étaient décidés à donner l’assaut. Il fallait en finir; l’hiver approchait.

Si les Français, formés par les guerres d’Afrique, ne souffraient pas encore de l’inclémence de la saison, il n’en était pas de même des Anglais, qui, par un concours singulier de circonstances, enduraient des privations exceptionnelles. Lord Raglan, convaincu qu’il suffirait de se présenter devant Sébastopol pour y entrer, avait donné l’ordre de laisser à bord des vaisseaux tous les bagages, et jusqu’aux sacs des soldats. De même, les chefs de corps, pour alléger la marche, avaient fait jeter en route les marmites des régimens. Il en résultait que le soldat était réduit à se nourrir de viande à demi grillée sur des charbons. Ses habits étaient en lambeaux, les bagages, les sacs, n’ayant pu lui être rendus dans la confusion du débarquement. Or le soldat anglais est au feu le modèle du soldat, mais il est habitué à des ménagemens infinis. Obligé de tout faire par lui-même, harassé de fatigue, mourant de faim, dénué de vêtemens, d’abris, il tombait exténué sur la route de Balaclava, ou périssait dans le camp, de misère et de maladie[7]. Cependant, disons-le à son honneur, nous le verrons, au moment du combat, retrouver toute son énergie et soutenir son renom de valeur dans l’une des plus fâcheuses conditions où armée anglaise se soit trouvée.

La veille du jour fixé pour la bataille, le temps était devenu affreux; des torrens de pluie n’avaient cessé de tomber pendant toute la nuit du 4 au 5 novembre. Vers l’aube, ces averses avaient fait place à une pluie fine accompagnée d’une brume épaisse. A quatre heures du matin, les troupes de la garnison prirent position en silence dans le faubourg Karabelnaïa. Quand à cinq heures elles se mirent en mouvement, l’obscurité était telle qu’on ne distinguait rien à quelques pas devant soi. Par un jeu de la fortune, cette obscurité, qui semblait favoriser le dessein des Russes, fut la cause première de leur perte. Elle amena dans la marche de la colonne, dès les premiers pas, une erreur de direction qui compromit tout le plan du prince Menchikof. Ainsi que nous l’avons dit, le général Soïmonof, chargé d’attaquer le centre et la gauche des Anglais, devait prendre sur la gauche du Kilen-Balka. Tout à l’inverse, il prit sur la droite. Une fois engagé de ce côté, il suivit la direction du ravin, et vint donner ainsi sur la droite des Anglais. On voit dès l’abord les conséquences que devait entraîner cette erreur de direction, erreur qui est restée inexpliquée par suite de la mort du général Soïmonof, mais due, selon toute probabilité, à l’extrême obscurité.

La pluie glacée de la nuit avait transi les hommes des postes avancés des Anglais. Quelques-uns entendirent bien un bruit sourd du côté de Sébastopol; mais les chefs de poste l’attribuèrent à la marche de convois dirigés sur la ville et n’en tinrent pas compte, vers cinq heures et demie, un piquet d’une quarantaine d’hommes, apercevant confusément au milieu du brouillard une masse qui s’approchait, crut avoir affaire à quelque parti égaré. S’étant avancés d’une centaine de pas pour reconnaître l’ennemi, les Anglais se trouvèrent tout à coup en face de l’avant-garde de Soïmonof. Leur surprise fut telle qu’ils mirent bas les armes sans tirer un coup de fusil. Deux ou trois seulement s’échappèrent et vinrent donner l’alarme. Le général Codrington, qui visitait les avant-postes, fut bientôt mis au fait de ce qui se passait. Il courut en informer le général Brown; la division légère et la 2e division prirent les armes en un instant.

Les postes avancés des troupes anglaises, qui se retiraient lentement, échangeaient un feu de plus en plus vif avec les carabiniers jetés en avant des colonnes russes. Déjà le canon du prince Gortchakof retentissait dans la vallée de Balaclava. Lord Raglan monta à cheval, et se rendit en toute hâte à l’extrême droite de son camp, où l’action s’engageait chaudement. Le général Bosquet y arrivait presque en même temps. Bien qu’il fût lui-même attaqué du côté de Balaclava, son instinct militaire lui faisait deviner que les coups décisifs se porteraient du côté d’Inkerman. Ses premières dispositions une fois prises, il était venu offrir ses services aux Anglais. Le duc de Cambridge et le général Brown le rencontrèrent près du Moulin-à-Vent. Ges généraux n’étaient pas encore détrompés sur le danger de leur situation; ils refusèrent poliment le secours que leur offrait le général Bosquet, disant qu’ils se suffiraient bien à eux-mêmes. Celui-ci insista néanmoins pour leur laisser deux bataillons d’infanterie, quatre compagnies de chasseurs à pied et deux batteries d’artillerie à cheval qu’amenait le général Bourbaki. Il fut convenu que ces troupes observeraient simplement la pente des monts Sapoun, en arrière de l’extrême droite. Cependant l’armée anglaise prenait position sur les hauteurs en avant du camp : la 2e division, déployée le long du ravin des Carrières, depuis la batterie des Sacs-à-Terre jusqu’à la naissance de ce ravin; à la gauche de cette division, mais formant avec elle un angle, la division légère, déployée de même et couverte par une des branches du Kilen-Balka. La brigade des gardes, quelques instans après, vint se placer en arrière de la 2e division. Le reste des troupes était encore en marche, et fort éloigné. Ainsi dans ce premier moment six régimens de la 2e division, huit de la division légère et trois des gardes, en tout dix-sept régimens, prirent seuls part à l’action. La position qu’avait prise l’armée anglaise était bien choisie. Elle avait ses ailes appuyées aux pentes inacessibles de la vallée du Kilen-Balka, son front en partie couvert par des ravins qui descendent à droite et à gauche, et formait un demi-cercle, dont les feux convergeaient sur le défilé par où l’armée russe devait déboucher.

Il était près de sept heures lorsque les colonnes russes arrivèrent à la portée du feu des Anglais; la colonne de Soïmonof longeait le Kilen-Balka, le régiment de Borodino gravissait le ravin en face du pont d’Inkerman, et le régiment de Taroutino suivait, dans le ravin des Carrières, la vieille route de poste. Par suite du faux mouvement de Soïmonof, ces colonnes vinrent s’encombrer sur le plateau compris entre la vallée et le Kilen-Balka. Ce plateau n’a guère plus d’un kilomètre de large. Aussi les Russes se virent-ils dans l’impossibilité de se déployer conformément aux instructions du général Dannenberg. Exposés de tous côtés au feu redoutable des Anglais, armés de carabines Minié, ils durent engager l’action ployés en colonnes serrées. A la droite, le long du Kilen-Balka, se trouvaient ainsi massés les régimens de Tomsk et de Kolyvan, ayant en réserve le régiment de Katharinbourg; à la gauche, les régimens de Borodino et Taroutino. L’artillerie occupa une butte appelée par les Anglais la butte des Cosaques, d’où l’on dominait tout le champ de bataille, et prit position sur deux lignes appuyées à droite et à gauche par les régimens de Butir et d’Uglitz. Beaucoup plus loin en arrière, le long du Kilen-Balka, les régimens de Susdal et de Wladimir demeurèrent en réserve. L’artillerie russe ouvrit alors un feu dont pendant toute la durée du combat la vivacité ne se ralentit pas un instant. Protégées par ce feu terrible, les colonnes russes marchèrent sur la ligne anglaise. Vingt bataillons russes allaient ainsi aborder dix-sept régimens de forces à peu près égales. La difficulté de se frayer un passage à travers les broussailles qui couvraient tout le sol environnant rompit bientôt les rangs des Russes. Il était impossible aux hommes de marcher avec ensemble, et, une fois séparés, de se rallier dans ces halliers hauts de trois à six pieds. La nature du terrain fit ainsi de cette première période de la bataille d’Inkerman une longue et sanglante mêlée où des masses en désordre venaient se heurter, avançaient, reculaient, puis revenaient à la charge avec un acharnement extraordinaire. Une brume épaisse obscurcissait l’atmosphère, l’artillerie tirait le plus souvent au hasard, les généraux avaient de la peine à distinguer ce qui se passait, même quand un souffle d’air soulevait les flots de fumée appesantis sur le champ de bataille.

Les régimens de Tomsk et de Kolyvan, à la droite, eurent d’abord l’avantage; ils franchirent l’épaulement qui coupait la vieille route, et pénétrèrent jusque dans le camp, où ils se maintinrent pendant quelque temps. A la gauche, les régimens de Borodino et de Taroutino descendirent dans le ravin, et gravirent la pente opposée, que dominait la batterie des Sacs-à-Terre. Les Anglais les attendaient au sommet. Suivant la méthode usitée dans les guerres de la Péninsule, ils les accueillirent par une violente décharge, puis fondirent sur eux à la baïonnette. Toutefois l’élan des profondes colonnes ennemies rompit la ligne anglaise, la batterie fut enlevée, et les régimens russes de Borodino et de Taroutino pénétrèrent, comme ceux de Tomsk et de Kolyvan, jusque dans le camp des Anglais. De leur côté, deux bataillons du régiment de Katharinbourg, encombrés derrière le régiment de Tomsk, firent un à-droite, franchirent le Kilen-Balka, et enlevèrent une batterie d’artillerie que lord Raglan avait envoyée à l’appui de la division légère. Le major Townshend, l’ayant portée trop en avant, n’eut pas le temps de la retirer; il fut tué, les pièces enclouées et précipitées dans le ravin. Il était près de huit heures. La 4e division arrivait sur le champ de bataille, et au centre la brigade Bourbaki, amenée en toute hâte, exécutait une charge à la baïonnette. Les gardes firent en même temps un vigoureux effort; toute la ligne suivit le mouvement, repoussa les Russes et vint occuper sa position première le long des ravins. Les Anglais s’étant arrêtés sur ce point, le combat dégénéra en une simple canonnade.

Toutes les forces disponibles des Anglais se trouvaient alors réunies. Lord Raglan avait sous la main vingt-six régimens anglais et deux bataillons français. La brigade des gardes occupait la batterie des Sacs-à-Terre, puis venaient la 1re brigade (Goldie) de la 4e division, les deux bataillons français, la 2e division; en potence sur le Kilen-Balka, la division légère; plus loin encore, tout à fait au-delà du Kilen-Balka, la 2e brigade (George Campbell) de la 3e division. Cette brigade reliait ainsi l’armée anglaise avec les tranchées qu’occupait la 1er brigade (Eyre) de cette 3e division. La 2e brigade (Torrens) de la 4e division, sous les ordres de sir George Cathcart, avait été laissée en réserve à quelque distance de la brigade des gardes.

Les Russes s’étaient arrêtés de l’autre côté des ravins, où ils se reformaient sous la protection de leur artillerie. Le général Soïmonof avait été tué dès le commencement de l’action; le général Vilbois, qui l’avait remplacé dans le commandement, venait d’être blessé; la perte en officiers avait été énorme ; il en était résulté une extrême confusion dans les rangs. Les régimens de Taroutino et de Borodino, qui paraissent s’être conduits mollement, étaient descendus jusque dans les Carrières. Ils ne purent même s’y maintenir, et passèrent la Tchernaïa pour ne plus reparaître de la journée.

Voyant l’inaction des Russes, sir George Cathcart prit sur lui, dit lord Raglan, de descendre dans le ravin des Carrières avec la 2e brigade (Torrens) de sa division, et de longer ainsi la pente des monts Sapoun, pour se jeter sur le flanc gauche des Russes. Pendant qu’il exécutait ce mouvement, les régimens d’Okhotsk, d’Yakutsk, de Selensky, et l’artillerie de réserve, qui avaient fait le long détour de la route des Sapeurs, apparaissaient enfin sur le plateau. Il était facile de voir aux uniformes usés des survenans, à leur visage bronzé, à leur attitude martiale, que ceux-ci étaient de vieux soldats aguerris ; ils étaient pleins d’ardeur et chantaient en chœur l’hymne : « Dieu sauve le tsar ! » Le général Dannenberg courut au-devant de ces régimens, les anima du geste et de la voix, et, à mesure qu’ils arrivaient, les lança sur les Anglais, Okhotsk à la droite, Yakutsk au centre, Selensky à la gauche. Ce dernier régiment se trouva donc couronner les pentes du ravin des Carrières juste au moment où sir George Cathcart, avec sa brigade, arrivait au fond du ravin[8]. Les Russes les accueillent par une décharge si meurtrière qu’elle arrête net leur mouvement. Sir George Cathcart s’efforce de reporter ses soldats en avant, mais le feu des Russes devient si violent qu’il se voit obligé d’y renoncer. Le brigadier Torrens parvient cependant à rallier le 68e régiment, lui fait mettre l’arme au bras et se jette en avant, de sa personne, pour l’entraîner ; à quelques pas de là, il tombe grièvement blessé. La perte de ce chef décourage les soldats, qui tournoient et se remettent à tirailler. Le régiment de Selensky, ayant l’avantage du terrain, les écrase de ses feux réguliers et les rejette en désordre sur les pentes des monts Sapoun. Sir George Cathcart est blessé à mort, abandonné par ses troupes à l’héroïque amitié du colonel Seymour, son adjudant-général, qui se fait tuer à ses côtés. Le régiment de Selensky, ramenant devant lui une multitude en désordre, qu’il poursuit la baïonnette dans les reins, gravit la pente opposée. Au même moment, un boulet abat quatre chevaux d’une batterie française qui avait été amenée sur ce point ; une de ses pièces est prise et enclouée. Les Russes arrivent ainsi sur la batterie des Sacs-à-Terre. Le magnifique régiment de Coldstream, fort de 700 hommes, l’occupait ; il attend les Russes à petite portée, et, par la précision de son feu, arrête pendant longtemps tous leurs efforts. Sur toute la ligne, le combat s’était renouvelé avec la même vivacité. L’artillerie de réserve, remplaçant celle de la colonne de Soïmonof, redoublait la violence de la canonnade. Dans toutes les directions, les boulets labouraient le sol, ricochant à travers les halliers, les tentes du camp, faisant d’affreux ravages parmi les troupes anglaises, surtout parmi celles de la division légère, qui était plus exposée, parce qu’elle formait un angle avec le reste de la ligne. Le général Brown, commandant cette division, les brigadiers Adams et Buller sont blessés; le général d’artillerie Strangways a la jambe emportée par un boulet; le général Canrobert, qui était venu rejoindre lord Raglan, est atteint d’un éclat d’obus. Enfin le brigadier Goldie, commandant la 1re brigade de la 4e division, est blessé à mort. Alors cette brigade plie, laissant ainsi découverte la gauche des gardes. Le régiment d’Yakutsk profite de cette trouée, déborde la batterie des Sacs-à-Terre, et, réunissant ses efforts à ceux du régiment de Selensky, attaque avec fureur les gardes. Les Russes, arrêtés par le fossé et l’épaulement de la redoute, entassaient leurs morts dans le fossé, et s’en faisaient une banquette pour s’aider à franchir cet obstacle. On se battit corps à corps, à bout portant, à coups de baïonnettes, à coups de crosses de fusils. Les pertes furent énormes de part et d’autre. Le colonel Bibikof fut tué, presque tous ses officiers inférieurs étaient gisans à ses côtés. Le tiers du régiment de Coldstream jonchait l’intérieur de la redoute. Le général Bentink, commandant la brigade des gardes, venait d’être emporté, grièvement blessé. La position n’était plus tenable, et les Coldstreams furent obligés d’abandonner la redoute. Ces braves soldats, serrant leurs rangs éclaircis, se retirèrent lentement, faisant toujours face à l’ennemi. Toutes leurs cartouches étaient brûlées. Le duc de Cambridge, désespéré de ce mouvement rétrograde, parcourait à cheval les rangs des gardes, les adjurant de tenir ferme; les soldats lui répondaient en montrant leurs gibernes vides. Il était dix heures et demie, rien n’arrêtait plus les Russes; pour la seconde fois, ils étaient maîtres du camp et des hauteurs qui dominent tout l’espace environnant, a S’ils avaient poursuivi leurs succès, dit le major Calthorpe, le moindre effort leur eût permis de culbuter la ligne anglaise, et le flanc de notre armée une fois tourné, le sort de la journée devenait en vérité douteux. » — « À ce moment, reprend le capitaine Anitschkof, épuisés par les efforts qu’ils venaient de faire, les Russes entendirent, par-dessus le bruit du canon et de la mousqueterie, les sons aigus des clairons français. »

Ces clairons annonçaient aux Russes que la diversion du prince Gortchakof avait échoué, et que les Français accouraient sur le champ de bataille. En effet, lord Raglan, inquiet de sa situation, s’était décidé à dépêcher coup sur coup plusieurs officiers chargés de demander secours au général Bosquet. Le général français s’attendait à cette demande; négligeant l’attaque des Russes de son côté, il avait laissé la division Bouat leur tenir tête sur les crêtes des monts Sapoun, et amenait au pas de course deux bataillons, l’un de zouaves, l’autre de tirailleurs algériens, avec une batterie d’artillerie. Il s’était fait suivre d’un autre bataillon de zouaves, de deux bataillons du 50e de ligne sous les ordres du général d’Autemarre, de quatre escadrons de chasseurs d’Afrique, enfin de cinq bataillons formant la brigade du général de Monnet. Réunissant ses deux premiers bataillons à ceux qui étaient engagés depuis le matin sous les ordres du général Bourbaki, il les lança avec vigueur sur sa droite, et, renversant tout sur son passage, pénétra jusqu’à la batterie des Sacs-à-Terre; mais les Anglais étaient hors d’état de suivre ce mouvement. Lord Raglan avait fait coucher à terre une partie de la 2e division et de la division légère, qu’écrasait le feu de l’artillerie ennemie. Le général Bosquet se trouva donc débordé sur la gauche par les colonnes russes, qui continuaient à pousser les Anglais. Pour se dégager, il fit avancer un bataillon de zouaves qui tomba sur le flanc et la queue de ces colonnes; cette brusque attaque arrêta les Russes.

À ce moment apparaissait la colonne d’Autemarre. Ces troupes, cachées jusque-là par le mouvement du terrain, furent accueillies par un feu des plus vifs de l’artillerie russe. La tête de la colonne, étonnée de ce feu, se rejeta en arrière, mais fut vivement ramenée en avant par ses chefs. Bien qu’elle eût dès lors beaucoup à souffrir du feu des Russes, le général Bosquet la maintint sur ce point dangereux; il comptait sur l’effet moral que devait produire la vue de cette réserve, et cet effet fut décisif. Le général Dannenberg, qui, du haut de la butte des Cosaques, dominait au loin tout le champ de bataille, ne pouvait plus douter de l’insuccès de la diversion confiée au prince Gortchakof. Il voyait déjà sur le terrain, ou à portée, douze bataillons français avec de l’artillerie et de la cavalerie. Il pouvait avoir sur les bras toutes les forces disponibles de l’armée française. Bien qu’il lui restât intacts les seize bataillons des régimens de Butir, Uglitz, Susdal et Wladimir, il se décida à donner le signal de la retraite. Dès lors le mouvement rétrograde des Russes se prononça de plus en plus. Le général Bosquet, ayant reformé ses troupes, les porta de nouveau en avant, et balaya toutes les pentes autour de lui. Les Anglais suivirent, mais lentement. Le général Dannenberg, pour se donner le temps de faire filer son artillerie et les troupes harassées, fit donner pour la première fois les régimens de Susdal et de Wladimir. Ces régimens couvrirent avec vigueur les derniers momens de la retraite. Il était une heure après midi. Le temps s’était éclairci. Les colonnes russes redescendaient les unes vers la ville, les autres vers le pont d’Inkerman. Le feu s’éteignait de part et d’autre. Toutes les dix minutes, on voyait sur la butte des Cosaques les artilleurs russes remettre quatre par quatre leurs pièces sur leurs affûts et disparaître. Deux batteries tinrent obstinément jusqu’au bout; les derniers pelotons du régiment de Wladimir s’étant écoulés dans les ravins, les artilleurs de ces deux batteries, après avoir fait une dernière décharge, enlevèrent lestement leurs pièces et redescendirent la butte au galop. Quand un souffle d’air eut dissipé la fumée de cette décharge, toute l’armée russe avait disparu. La bataille d’Inkerman était gagnée.

Les généraux anglais et français, qui considéraient ce spectacle, se félicitèrent de leur victoire. « Lord Raglan, dit le major Calthorpe, proposa à l’instant au général Canrobert de poursuivre les Russes. Ce dernier demanda à lord Raglan s’il pourrait l’appuyer avec l’infanterie anglaise, au moins avec les gardes; mais ceux-ci étaient réduits à une poignée d’hommes. Le reste de l’infanterie avait été engagé jusqu’à sa. dernière réserve et avait cruellement souffert. Sur les instances de lord Raglan, le général Canrobert consentit à envoyer deux bataillons d’infanterie et une batterie d’artillerie occuper le terrain qu’abandonnait l’ennemi. Malheureusement on avait perdu du temps, et les Russes avaient si rapidement exécuté leur retraite, qu’ils avaient déjà franchi la Tchernaïa. La batterie française leur envoya quelques boulets auxquels répondirent les canons des bateaux à vapeur le Wladimir et la Chersonèse, embossés à l’embouchure de la Tchernaïa. Ce fut tout. »

Pendant que le général Dannenberg livrait cette sanglante bataille, que faisait donc le prince Gortchakof? Il est difficile de se l’expliquer. Descendu dans la vallée de Balaclava à cinq heures du matin, il ouvrit un feu d’artillerie assez vif, mais tellement hors de portée que ses projectiles n’arrivaient même pas jusqu’aux Français. Il s’en tint là tout le reste de la journée. On se demande naturellement si telles étaient les instructions données au prince, ou si elles furent mal interprétées par lui. Il n’avait, il est vrai, que seize bataillons à opposer aux vingt bataillons du corps d’observation du général Bosquet, mais il pouvait néanmoins s’engager plus franchement, puisqu’il lui restait en outre cinquante-huit escadrons et une immense artillerie pour couvrir, en cas d’échec, sa retraite dans la plaine de Balaclava. Ce point des opérations de l’armée russe est demeuré fort obscur. Le capitaine Anitschkof passe très légèrement sur toute cette partie et n’en parle qu’avec un redoublement de circonspection. Du reste, quels qu’aient été les motifs du prince Gortchakof, sa conduite reste jugée par celle du général Bosquet. Le général Bosquet ne s’y méprit pas un instant et ne tint nul compte de cette insignifiante canonnade. La sortie confiée au général Timofeief fut menée tout autrement. Ce général, qui trouva quelques mois après une mort glorieuse en défendant le Mamelon-Vert, sortit du bastion n° 6 avec quatre bataillons appuyés de quatre pièces d’artillerie légère, et pénétra vivement dans les tranchées françaises sur les neuf heures du matin. Il les bouleversa, encloua une quinzaine de pièces dans les batteries n° 1, 2 et 3, et se retira sans accident dans la place, entraînant à sa poursuite le général de Lourmel. Ce bouillant officier s’avança trop, sa brigade se trouva compromise et souffrit cruellement du feu de la place; lui-même fut tué. Pour dégager la brigade, le général Forey fut obligé d’envoyer à son secours le général d’Aurelle. Le corps d’armée, pendant tout ce temps, fut tenu sous les armes dans les tranchées. Le but de Timofeief se trouva ainsi atteint.

Pour le général Moller, il n’osa rien tenter avec la garnison sur les lignes anglaises, mais son inaction s’explique : il devait donner la main aux troupes de Soïmonof, chargé d’attaquer le centre et la gauche des Anglais, et qui alla tout à l’inverse donner sur leur extrême droite.

Telles furent, d’après les derniers documens anglais et russes, les opérations des deux armées pendant la journée du 5 novembre.


IV.

Cette journée coûta aux Russes 9,000 hommes tués ou blessés. Leurs évaluations, à cet égard, se trouvant parfaitement d’accord avec celles du général Canrobert, nous croyons devoir les adopter[9]. Du côté des alliés, les pertes ne furent que de 4,000 hommes. Toutefois l’exactitude de ce chiffre est contestée par le major Calthorpe, et de fait il est difficile de s’expliquer une telle disproportion. Les conditions dans lesquelles les deux armées en vinrent aux prises furent à peu près égales. La défaite des Russes, il faut le reconnaître, ne fut pas une déroute; ils se retirèrent en bon ordre, ne laissèrent aux mains des vainqueurs ni canons ni prisonniers. Or, pour nous servir des expressions de Napoléon, « la grande différence entre les pertes des vainqueurs et celles des vaincus n’existe surtout que par les prisonniers... Les pertes occasionnées par le feu sont égales de part et d’autre[10]. » Du reste, cette question, qui eut son intérêt dans le moment, n’en a plus aujourd’hui. La suite l’a prouvé : la victoire remportée par les alliés à Inkerman n’eut qu’une influence négative sur les événemens. Si les Russes avaient échoué dans leur projet de jeter les alliés à la mer, ils étaient parvenus à sauver leur armée. Vaincus, mais non désorganisés, ils restaient maîtres, comme par le passé, des hauteurs de la ferme Mackensie. Pour compléter l’investissement et faire tomber ainsi d’un seul choc les défenses de la ville, il eût fallu leur enlever ces hauteurs, qui sont la clé de la position : or cette entreprise était condamnée par son analogie même avec celle que les Russes venaient de tenter si malencontreusement. De part et d’autre, l’impression générale était qu’on ne pouvait plus songer à jouer d’un seul coup la partie sur un champ de bataille. Il fallait donc se résigner aux lenteurs d’un siège entrepris dans des conditions telles que l’épuisement des forces de l’une ou l’autre armée devait seul en amener la fin.

Si nous considérons maintenant les opérations des deux armées exclusivement au point de vue de la tactique, nous ne saurions méconnaître que le fait dominant, du côté des Russes, fut cet enchaînement de fautes qui annula complétement une moitié de leurs forces. Ces fautes, de nature diverse, se rattachent néanmoins à une même cause, et nous les retrouvons toutes en germe dans la combinaison que le prince Menchikof adopta pour attaquer les alliés. Comme on l’a déjà vu, plusieurs corps d’armée, répartis sur une vaste circonférence, ayant ainsi chacun sa base d’opération séparée, devaient, en se soutenant réciproquement, converger tous vers un point donné. Le prince Menchikof n’avait pas le choix entre les combinaisons, mais les inconvéniens d’une semblable opération sont évidens. Le général en chef est obligé d’abandonner à ses lieutenans le commandement de chacun de ses corps d’armée; il ne peut suivre leurs mouvemens ni réparer, par son coup d’œil sur le champ de bataille, les fautes qui viendraient à en compromettre l’ensemble. A défaut d’une direction unique, toute erreur, tout accident, tout retard, expose chacun de ces corps à se faire écraser isolément. On attribue au prince Menchikof un mot qui s’accorde parfaitement avec notre appréciation : « Il n’avait pas, dit-il, des ailes pour être partout à la fois. »

Qu’arriva-t-il en effet? Si nous commençons par la droite des Russes, nous voyons que le général Timofeief exécuta, sans doute avec intelligence et vigueur, la diversion qui lui était confiée, mais le général Moller et ses vingt-sept bataillons, isolés du reste de l’armée par le faux mouvement de Soïmonof, demeurèrent immobiles dans leurs lignes. La supériorité numérique du général Dannenberg se trouva du même coup annulée. Quarante-neuf bataillons et cent trente-quatre bouches à feu vinrent s’accumuler sur un espace d’un quart de lieue ; les colonnes ne purent se déployer ni par conséquent se servir de leur feu ; l’artillerie, faute d’espace, dut prendre position sur deux lignes ; l’encombrement fut tel que plusieurs batteries, se trouvant hors de portée, ne tirèrent pas un coup de canon. Les réserves demeurèrent toute la journée l’arme au bras au fond du défilé. Dans ces conditions, le général Dannenberg ne put engager d’abord que vingt bataillons, puis douze. Néanmoins, après une lutte acharnée, il avait enlevé aux Anglais les ravins qui faisaient la force de leur position. Maître de leur camp et des hauteurs, il n’avait plus d’obstacles à vaincre, et trouvait enfin l’espace nécessaire pour déployer les seize bataillons qui lui restaient en réserve. Il semble qu’à ce moment la situation des Anglais fût la même que celle des Français dans la plaine de Marengo, avant l’arrivée de Desaix ; mais le général Dannenberg ne pouvait s’y méprendre. Si assurée que parût la victoire, elle était toujours subordonnée au succès de la diversion de Gortchakof. Ce dernier élément de la combinaison russe avait aussi échoué. Le prince Gortchakof, avec ses vingt bataillons, ses cinquante-huit escadrons, ses cent bouches à feu, ne sut rien faire. Le général Bosquet ne s’émut pas de ce vaste déploiement de forces ; du coup d’œil qui fait l’homme de guerre, jugeant qu’il n’avait rien à craindre, il arriva sur le champ de bataille. Ce jour-là, il tint glorieusement parole au général Lamoricière, qui, en l’élevant au grade de général, récompensait, disait-il à l’assemblée nationale, ses services passés et ses services à venir.

Les généraux anglais se conduisirent en braves soldats, se firent tuer à la tête de leurs troupes, mais ce fut tout. L’histoire leur demandera un compte sévère de leur imprévoyance. Sir de Lacy Evans seul échappe à ce reproche. Il sut discerner le point vulnérable de la position. Nous avons vu qu’il insista auprès de lord Raglan pour que des ouvrages fussent élevés sur le débouché d’Inkerman, mais ces ouvrages ne furent même pas armés. Enfin l’incurie fut telle que l’armée anglaise surprise se vit à deux doigts de sa perte. Cela dit, rendons justice à la valeur des soldats. Mourant de faim, exténués de fatigue et de misère, surpris, attaqués avec fureur, écrasés par le feu terrible de l’artillerie des Russes, ils soutinrent pendant quatre heures la lutte acharnée que nous venons de décrire, et donnèrent ainsi le temps aux Français d’arriver sur le champ de bataille. Tout le sort de la journée était là. Aussi purent-ils, avec un légitime sentiment d’orgueil, appeler la bataille d’Inkerman la bataille des soldats.


SAINT-PRIEST, duc d’ALMAZAN.

  1. Le général Canrobert évalue l’armée russe à 45,000 hommes au lieu de 60,000, et sa perte à 9,000 hommes au lieu de 15,000. De son côté, le général Bosquet, sans le dire expressément, laisse comprendre que les Anglais étaient hors d’état de le soutenir quand il prit l’offensive, et qu’il se trouva ainsi débordé sur sa gauche.
  2. La forme de cette lettre, datée de Schœnbrunn, 10 octobre 1809, est toute spéciale. Nous en rendons seulement le sens général.
  3. Letters from Head-Quarters, or the Realities of the War in the Crimea, by an officer of the staff, London 1857.
  4. Der Feldzug m der Krimm, bearbeitet von Anitschkof, Hauptmann un Kaiserlich Russischen General Stabe, Berlin 1857.
  5. Enquête de MM. Mac Neil et colonel Tulloch, Appendiæ n° 52.
  6. Unter den doppeln Adler (Sous le double Aigle), journal d’un chirurgien militaire allemand, Berlin 1855.
  7. Ces faits sont signalés dans l’enquête anglaise sur les affaires de Crimée comme une des causes sérieuses des souffrances et des pertes de l’armée britannique.
  8. Une erreur du capitaine Anitschkof rend toute cette partie de sa relation incompréhensible. Nous avons donc suivi la relation anglaise.
  9. Les pertes des Anglais furent de 462 tués, 1,952 blessés, 198 égarés. Il résulte de la proportion entre les tués et les blessés que l’accusation relative au massacre des blessés anglais ne porte que sur des faits isolés, comme il s’en voit malheureusement dans toutes les guerres. Nous ferons remarquer à ce sujet que le procès intenté au major russe n’aboutit à rien; fort embarrassés de la tournure que prenait cette affaire, les Anglais ne songèrent plus qu’à l’assoupir et firent embarquer à petit bruit cet officier pour Malte, où il mourut de ses blessures.
  10. Précis des Guerres de César, p. 152.