La Banque de France et les Banques départementales

LA
BANQUE DE FRANCE
ET
LES BANQUES DÉPARTEMENTALES

S’il y a quelquefois de l’inconvénient à trop discuter, il y en a encore plus à ne pas discuter assez. On commence à s’en apercevoir un peu tard à propos de la loi qui a prorogé le privilège de la Banque de France jusqu’en 1897. Le corps législatif l’a votée dans une demi-séance, à la fin de la session de 1857, bien qu’elle aliénât pour trente ans un des droits les plus importans de l’état, et les questions vitales qu’elle soulevait ont été à peine abordées. On peut affirmer que le corps législatif ferait un peu plus de difficulté aujourd’hui. Un incident inattendu a réveillé tout à coup les problèmes endormis par quinze ans de silence, et, bien qu’il ne soit plus temps de les résoudre législativement, il n’est plus possible de les oublier. Quelques-unes de ces questions délicates ont été discutées dans la Revue en pleine connaissance de cause[1]. Je partage la plupart des opinions de M. Victor Bonnet, et je n’entreprendrai pas de redire ce qu’il a très bien dit; mais je diffère avec lui sur un point qui me paraît des plus importans : je veux parler de la question de savoir si, dans un grand pays comme la France, plusieurs banques valent mieux qu’une. Je l’examinerai en dehors de toute préoccupation relative à la Banque de Savoie proprement dite, la difficulté soulevée par cet incident ayant eu pour effet de réveiller la discussion générale.

Je suis de ceux qui pensent que plusieurs banques rendraient plus de services qu’une seule, et, pour bien marquer dès le début le point en litige, je n’entends pas parler de banques libres, établies et régies à volonté par le premier venu, mais d’un nombre restreint de banques publiques, constituées et réglementées par la loi, embrassant dans leurs opérations un rayon déterminé, telles enfin qu’elles étaient sorties de la loi de l’an XI et qu’elles ont existé jusqu’en 184S, sauf les modifications dont l’expérience a démontré la nécessité, et que le temps aurait à coup sûr introduites dans leur mécanisme. Quel devrait en être le nombre ? Une enquête ouverte dans toute la France pourrait seule répondre. Les uns demanderaient une banque par département, les autres en voudraient seulement une par ressort de cour d’appel ou vingt-huit en tout; d’autres en admettraient moins encore, huit ou dix par exemple, desservant chacune dix ou douze départemens, et instituant autour d’elles des succursales dans le rayon qui leur serait assigné. Ce dernier système me parait le meilleur, du moins pour le moment. Au sortir d’un monopole rigoureux, ce qui se rapproche le plus de l’unité mérite la préférence, pour éviter les changemens trop brusques.

Ce qui est certain dans tous les cas, c’est qu’une banque unique peut difficilement suffire, dans un pays de 54 millions d’hectares et de 37 millions d’habitans, à une œuvre aussi immense, aussi compliquée, avec le progrès croissant des affaires, que l’entreprise générale des escomptes, des émissions et des comptes courans sur toute la surface du territoire. La Banque de France n’a encore pu réaliser qu’une bien petite part de son gigantesque programme : elle n’a fondé hors de Paris que cinquante-trois comptoirs ou succursales, et, hors de ces cinquante-trois places, tout le reste pâtit[2]. Même dans les villes qui possèdent des comptoirs, le commerce local se plaint d’être sacrifié au centre. L’extrême centralisation du crédit ne peut produire, suivant un mot bien connu, que l’apoplexie au centre et la paralysie aux extrémités. Que dis-je? le centre lui-même souffre de ce monopole absolu, en ce sens que les ressources de la banque unique, au lieu de se concentrer sur Paris et les environs, se dispersent d’un bout de la France à l’autre. De toutes parts, des réclamations s’élèvent; le faisceau mal lié se dissout, et, pour avoir voulu être partout à la fois, on finit par ne plus suffire nulle part.

La Banque de France a fait en 1863 pour 5 milliards 688 millions d’escomptes. C’est un beau chiffre, mais qui aurait pu être doublé, si tous les besoins légitimes avaient reçu satisfaction. Les escomptes de Paris y figurent pour les trois septièmes (2 milliards 455 millions), ceux des départemens pour quatre septièmes (3 milliards 233 millions). Peut-on croire de bonne foi que ce soit la proportion naturelle? Si riche que soit la ville de Paris, il est bien difficile d’admettre qu’elle fasse à elle seule presque autant d’affaires que tout le reste de la France. En réalité, les trois quarts du territoire manquent des facilités que donne au commerce la proximité d’une banque. Cinquante départemens seulement possèdent des succursales, car le département du Nord en a trois et celui de la Seine-Inférieure deux. Trente-six départemens, non compris ceux de la Savoie et de la Haute-Savoie, en sont privés[3]. La loi de 1857 impose à la Banque l’obligation d’ouvrir une succursale par département. On voit combien elle est loin de compte, et au train dont elle y va, il lui faudrait plus de vingt ans encore pour remplir son engagement. On se tromperait d’ailleurs en croyant qu’une succursale dessert tout le département où elle se trouve. Son action s’arrête au contraire dans un rayon très étroit, et il est plus facile d’y escompter du papier sur Paris ou sur une autre succursale que sur les petites villes voisines. Ce n’est déjà plus assez qu’un comptoir par département, il en faudrait un dans les principaux chefs-lieux d’arrondissement, et le moment approche où chaque arrondissement réclamera le sien. La France se divise en 373 arrondissemens. Quand un petit pays comme l’Ecosse, qui n’a pas le dixième de notre population, alimente 460 comptoirs ou un par 8,000 habitans, ce n’est pas une prétention bien exorbitante que d’en demander pour la France 373 ou un pour 100,000 habitans. Alors seulement l’organisation du crédit embrassera l’ensemble du territoire; jusque-là on ne fera rien que de partiel et d’incomplet.

Il suffit de 4 à 5 millions d’escomptes par an pour payer les frais d’un comptoir; la Banque de France en donne elle-même la preuve, puisque sa succursale de Bastia n’a fait en 1863 que 4,682, 000 fr. d’escomptes et celle de Châteauroux 4,388,000. Ces deux succursales paient leurs frais et donnent un léger bénéfice. Il y a en France bien peu d’arrondissemens qui ne puissent fournir, sinon peut-être immédiatement, du moins à bref délai, 5 millions d’escomptes par an. La Banque nous le prouve encore, car nous voyons la succursale de Saint-Lô, située dans une ville de 8 à 10,000 âmes, faire pour plus de 22 millions d’escomptes. La plupart des succursales existantes sont placées dans des chefs-lieux de département; mais il en est, comme celles de Bayonne et de Châlon-sur-Saône, dans des chefs-lieux d’arrondissement, et même, comme celles de Flers et d’Annonay, dans de simples chefs-lieux de canton. Hors des grandes places commerciales, on ne comprend pas toujours les motifs qui ont décidé les choix. On voit des villes de 10 à 15,000 âmes avoir des comptoirs, quand des villes de 20,000, 30,000, 40,000 âmes n’en ont pas. Pourquoi un comptoir à Laval, par exemple, quand on en refuse à Roubaix, à Cherbourg, à Boulogne, à Bourges, à Béziers, à Castres, à Dieppe, à Abbeville, à Montluçon, et à tant d’autres places non moins importantes ?

La multiplicité des comptoirs devient d’autant plus nécessaire qu’ils n’auraient pas seulement pour effet d’étendre le crédit commercial, mais de fonder le crédit agricole. On parle beaucoup depuis quelques années du crédit agricole. Il ne se répand pourtant pas. Pourquoi? Parce que nos cultivateurs n’ont pas à leur portée les moyens d’escompter leur papier à de bonnes conditions. Les petites succursales seraient les véritables instrumens du crédit agricole. Quand chaque arrondissement aura son comptoir, il arrivera partout ce qui arrive à Saint-Lô, dont le comptoir est principalement alimenté par les herbagers. Ici, c’est le bétail qui fournit la matière première des escomptes; ailleurs, ce sera le blé ou le vin, la laine ou la soie, suivant l’infinie diversité des cultures.

Voit-on maintenant la banque unique entreprenant de diriger ces 373 succursales ou seulement les 90 qui lui sont imposées par la loi! Il ne s’agira bientôt plus de 5 milliards d’escomptes, mais du double, du triple, car le mouvement des affaires va en s’accélérant. Avec la meilleure volonté du monde, un seul établissement peut-il prétendre à tout prévoir et à tout faire, de manière à mettre partout les ressources au niveau des besoins? Même dans l’état actuel, l’impossibilité devient chaque jour manifeste. N’est-il pas regrettable que quand la Banque a de grandes demandes à satisfaire à Paris, elle réduise ses escomptes à Marseille, à Bordeaux, à Lyon, qui n’en peuvent mais? Ne voyons-nous pas ce phénomène singulier que, si elle se croit forcée de hausser son escompte à Paris, elle le hausse par ce seul fait dans toutes ses succursales? Parce qu’il y a crise à Paris, faut-il de toute nécessité que l’escompte monte aussitôt à Bayonne, à Nice, à Agen, à Bastia? Dans une ville de 120,000 habitans, à Toulouse, la Banque a imaginé récemment de n’admettre à l’escompte que trois jours par semaine. La chambre de commerce a réclamé, et la Banque a cédé de mauvaise grâce. Cet exemple n’est pas le seul. Qu’on interroge les chambres de commerce, on verra ce qu’elles répondront.

Un des signes les plus frappans de cette impossibilité matérielle est ce qui arrive pour les encaisses. C’est déjà une entreprise difficile que de maintenir dans une seule caisse le numéraire suffisant pour acquitter tous les billets qui peuvent se présenter. La difficulté centuple quand il faut se tenir prêt sur tous les points à la fois. La Banque n’a pas seulement une caisse, elle en a cinquante-quatre dispersées aux deux bouts du territoire, et elle devrait en avoir beaucoup plus. De là des inquiétudes continuelles et d’interminables embarras. De ce centre unique, il faut sans fin ni trêve veiller à l’état de ces cinquante-quatre caisses, diriger à tout moment des espèces sur celles qui en manquent, en retirer de celles qui en ont trop, et après bien des ordres télégraphiques donnés dans tous les sens on est toujours exposé à l’affront de voir un créancier inattendu frapper à une caisse vide. Ici les succursales prennent leur revanche, ce sont elles qui épuisent la caisse centrale. Le quart seulement de l’argent monnayé reste à Paris, les succursales en absorbent les trois quarts, de sorte que c’est le point où circulent le plus de billets et où il se fait le plus d’affaires qui conserve le moins d’espèces : nouvelle et bizarre conséquence du monopole.

Le seul moyen d’alléger ce fardeau est de le partager. Ce qu’une banque ne peut faire, plusieurs pourraient l’accomplir. Rien de plus facile que de diviser la France en huit ou dix régions ayant chacune leur banque-mère. Dès ce moment, tout devient possible. Moins nombreuses et moins éloignées, les succursales de chaque banque présenteraient moins de difficultés, et leur réseau s’étendrait beaucoup plus vite. A raison de vingt nouveaux comptoirs par an ou deux en moyenne par chaque région, il faudrait encore seize ans pour en fonder un par arrondissement en commençant par les plus riches; dans un temps où tout marche si vite, serait-ce y mettre trop de précipitation ?

La Banque de France ne perdrait pas autant qu’on pourrait croire à cette nouvelle organisation; elle n’y laisserait qu’une chimère impraticable en s’affranchissant d’une effrayante responsabilité. Elle conserverait dans le partage des régions la ville de Paris et les départemens les plus riches de France. Son rayon s’étendrait sur neuf millions d’habitans, tandis que le rayon des banques locales n’en comprendrait en moyenne que le tiers. Cette part suffirait pour qu’elle fit bientôt autant d’affaires qu’aujourd’hui. Elle n’aurait plus, il est vrai, ses grandes succursales de Lyon, de Marseille, de Bordeaux, de Nantes, de Toulouse; mais elle pourrait conserver celles de Lille, du Havre, de Rouen, de Saint-Quentin, de Valenciennes, qui n’ont pas beaucoup moins d’importance ; elle se délivrerait de quarante succursales lointaines et peu actives qui lui donnent plus de soucis que de profits, en les remplaçant par des villes plus rapprochées. Croit-on que Versailles, Chartres, Évreux, Beauvais, Laon, Alençon, Melun, Fontainebleau, Meaux, Étampes, Soissons, Lisieux Compiègne, Yvetot, Louviers, Pontoise, Corbeil, ne pourraient pas alimenter un comptoir tout aussi bien qu’Agen ou Châteauroux? Je ne prétends pas rechercher ici jusqu’à quel point les termes de la loi de 1857 donnent à la Banque le privilège unique et exclusif dont elle se prétend investie[4]. Je reconnais sans difficulté que, si elle n’a pas pour elle le texte de la loi, elle a l’usage, la possession, le sous-entendu : elle peut invoquer le principe error communis facit jus; mais le moment n’est peut-être pas éloigné où elle y renoncera d’elle-même. C’est dans trois ans, en 1867, que le gouvernement pourra exiger d’elle une succursale par département. Elle aura alors à examiner, dans son propre intérêt, si les charges du monopole n’excèdent pas les avantages. Rien n’empêche que ses actionnaires soient appelés, à titre de compensation, à verser en tout ou en partie le capital des banques nouvelles, ce qui facilitera peut-être une transaction.

Les objections qu’on oppose aux banques multiples sont de deux sortes : l’une porte sur la sécurité, qui serait moindre, dit-on, avec plusieurs banques qu’avec une, l’autre sur les avantages que présente pour la circulation l’unité du billet de banque. Ces objections n’ont quelque valeur qu’autant qu’on affecte de comparer la banque unique avec un nombre illimité d’entreprises libres agissant sans règle et sans mesure. Dès qu’il ne s’agit que d’un petit nombre de compagnies autorisées, tout change de face. On ne peut voir de différence pour la sécurité entre une ou plusieurs banques également constituées par la loi, sinon que plusieurs donnent plus de garanties qu’une seule. Toute banque présente des dangers; diviser les banques, c’est diviser le risque. Tout le monde connaît ce proverbe vulgaire : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Si, pour une cause ou pour une autre, la confiance du public dans la banque unique vient à s’altérer, tout s’arrête à la fois sur l’étendue entière du territoire; la crise est immense et universelle. Dans le système de la pluralité, les fautes commises par une banque ne réagissent sur les autres qu’indirectement; elles peuvent se secourir et se soutenir dans les momens difficiles, et dans le cours ordinaire des choses elles s’instruisent par leurs exemples et se contrôlent par la comparaison. On n’essaiera pas sans doute de prétendre que, dans l’état actuel des affaires, nos premières villes commerciales ne peuvent fournir des hommes en état de diriger une banque aussi bien que les administrateurs, si habiles qu’ils soient, de la Banque de France. Rien n’est d’ailleurs plus facile que de leur imposer par la loi des règles plus sévères et plus efficaces que celles qui président à notre grand établissement de crédit.

La constitution de la Banque de France présente deux vices fondamentaux. L’un est l’immobilisation de son capital, l’autre le droit illimité d’émission sans aucune proportion exigée avec l’encaisse métallique. Le capital versé par les actionnaires est de 182 millions, portés à plus de 200 par les réserves accumulées. De cette somme il ne reste pas un sou dans les caisses de la Banque; 150 millions sont placés en rentes sur l’état, 10 millions en immeubles, 60 millions avancés au trésor public; dans un moment de crise, la réalisation de ces gages serait fort difficile. En même temps l’émission des billets peut s’accroître sans limites, de telle sorte que nous avons vu tout récemment un découvert d’un milliard (800 millions en billets et 200 millions en dépôts exigibles) représenté par un encaisse métallique de moins de 200 millions. De pareils faits sont en opposition ouverte avec tous les principes admis en cette matière : ils peuvent n’avoir pas dans la pratique de grands dangers à cause de la confiance qu’inspire à bon droit l’administration de la Banque; mais une constitution qui offre de pareils défauts ne saurait être donnée comme un modèle. L’organisation des banques départementales pourrait aisément être bien meilleure. Il suffirait de remonter à leur origine pour trouver les exemples à suivre. D’après leurs anciens statuts, la somme de leurs billets en circulation et de leurs autres engagemens exigibles ne devait jamais excéder le triple de leur encaisse métallique. Il va sans dire que leur état de situation devrait être publié tous les mois et même toutes les semaines, et avec les détails nécessaires pour mettre le public au courant de tout ce qu’il doit savoir.

Toute banque qui se trouve près du siège du gouvernement présente des dangers particuliers. L’état a de grands besoins, il use souvent de son autorité pour absorber les ressources à sa portée. Tant qu’a duré le gouvernement de 1830, après la crise des premières années, le trésor public n’a demandé à la Banque aucune avance; après la révolution de 1848, les avances ont commencé. Elles n’ont été d’abord que provisoires: puis le moment est venu où, le trésor ne pouvant pas s’acquitter, il a fallu les consolider, et c’est ainsi que le capital de la Banque, même doublé en 1857, y a passé tout entier. Les banques départementales seraient, il faut l’espérer, un peu plus à l’abri de ces exigences; elles pourraient conserver la plus grande partie de leur capital en numéraire.

Reste le grand cheval de bataille, l’unité du billet de banque. Je ne conteste en aucune façon les avantages de cette unité, bien que je n’admette pas l’assimilation du billet de banque à la monnaie. Le billet de banque n’est une monnaie qu’autant qu’il a cours forcé, et tout le monde repousse le cours forcé. Ce qui est vrai, c’est que le billet de banque, étant plus commode que la monnaie, se substitue avantageusement à elle dans un grand nombre de transactions, et cette substitution rencontre d’autant plus de facilité que le billet de banque est plus généralement connu et accepté; mais il n’est ni impossible ni même difficile de concilier avec la pluralité des banques, sinon l’unité proprement dite, du moins tous les avantages de l’unité. Il suffit que la loi constitutive les oblige à s’ouvrir réciproquement des crédits, à rembourser leurs billets à présentation, à tirer les unes sur les autres, sous la condition expresse de régler leurs comptes tous les mois ou même tous les quinze jours. Un mécanisme analogue existe de temps immémorial en Écosse et y fonctionne parfaitement. On peut ordonner, en outre, conformément à la loi de l’an XI, que les billets se fabriqueront tous dans le même établissement sous la surveillance d’un syndicat, qu’ils auront tous la même apparence extérieure et ne se distingueront les uns des autres que par le nom de la banque et les signatures des administrateurs. Croit-on que, dans ces conditions, ces huit ou dix espèces de billets ne circuleraient pas tout aussi bien qu’une seule? On a parlé de billets émis par le gouvernement et distribués aux banques sous certaines conditions, comme à New-York. Cet expédient résoudrait encore la difficulté, mais il n’est pas nécessaire. L’association suffit.

Les défenseurs du billet unique distinguent entre les opérations des banques. Ils réclament pour une seule le droit d’émission, et font bon marché du reste. « Si l’émission n’est pas libre, disent-ils, le dépôt et l’escompte le sont. Faites autant de banques de dépôt et d’escompte que vous voudrez, vous en avez le droit, mais à condition que vous n’émettrez pas de billets de banque. » Cette thèse n’est pas sérieuse. Qui ne sait que, dans l’état actuel de nos habitudes, une banque locale, privée du droit d’émission, ne peut s’établir qu’avec beaucoup de peine et n’agir qu’avec des moyens insuffisans? Qu’en Angleterre et en Amérique des banques puissent se soutenir avec la seule ressource des comptes courans, ce n’est pas une raison pour qu’il en soit de même en France, hors de Paris et de quatre ou cinq grandes places de commerce. Nous voyons que, même en Angleterre et en Amérique, les banques réunissent presque toujours la ressource des émissions à celle des comptes courans, et certainement l’usage du chèque n’aurait pas pris tant de développement, si le droit d’émission ne l’avait précédé. Si la Banque de France n’avait que ses comptes courans, elle ne ferait pas le cinquième de ses affaires; son immense émission fait toute sa puissance. Les petits banquiers de nos petites villes n’offrent aucune garantie, ils le prouvent tous les jours par le nombre de leurs faillites. Rien ne limite le prix qu’ils mettent à leurs services, et le bruit public les accuse souvent de profits usuraires. C’est précisément pour débarrasser le commerce de ces secours équivoques qu’on réclame des banques autorisées et réglées par la loi. Un jour viendra peut-être où le droit d’émission sera moins exigé, mais pour le moment c’est la condition nécessaire de tout développement sérieux.

On se sert quelquefois, à l’appui de la banque unique, de l’exemple des lois rendues en Angleterre, en 1844 et 1845, sur la proposition de sir Robert Peel, pour réglementer l’industrie des banques. Cet exemple ne dit pas ce qu’on veut lui faire dire, il dit même le contraire. Il prouve que les Anglais ont senti la nécessité de mettre des limites aux émissions, qui étaient auparavant tout à fait arbitraires; mais la pluralité des banques n’entraîne nullement l’émission illimitée. C’est la Banque de France qui jouit de ce droit excessif, et l’exemple des lois de sir Robert Peel tourne directement contre elle. Il est vrai que cet homme d’état s’est montré peu favorable à l’extrême multiplicité des banques anglaises et qu’il a manifesté le désir d’en réduire le nombre; mais ce nombre, quel était-il? Dans un pays grand comme le quart de la France, il y avait et il y a encore plus de deux cents banques ayant le droit d’émission, sans compter les succursales ou branches. On comprend sans peine que, devant une pareille diversité, sir Robert Peel ait reculé. A-t-il supprimé une seule banque? Pas une seule. Il s’est borné à empêcher qu’on n’en créât de nouvelles. Si la France avait autant de banques d’émission que l’Angleterre proportionnellement à sa surface, elle en aurait mille. Nous n’en demandons pas tant.

Après l’Angleterre, on cite la Belgique. La Belgique est, comme étendue, le dix-huitième de la France, et le huitième comme population. C’est à peu près l’équivalent de ce que serait une de nos régions. Une seule banque d’émission y suffit, sans qu’on puisse en rien conclure. Il est seulement à remarquer que, dans ce petit pays, la banque centrale a 27 succursales; si nous en avions autant, nous en aurions plus de 500. Voilà encore un exemple assez mal choisi. L’Allemagne vit sous le régime des banques multiples, sans que la circulation en souffre sensiblement. Il faut aller en Autriche et en Russie pour retrouver le principe de la banque unique appliqué à de grands empires, et nous n’avons pas l’habitude d’aller chercher de ce côté-là les modèles à suivre en fait d’administration financière.

Quand même la pluralité des banques n’aurait pas pour effet de faire baisser le taux de l’intérêt, elle rendrait déjà d’assez grands services en généralisant l’usage du crédit. Aurait-elle aussi une influence favorable sur le taux de l’intérêt? Il est permis de l’espérer. M. Victor Bonnet a très bien montré les illusions qui ont cours sur les effets du papier-monnaie. On sait maintenant que le billet de banque n’a pas le pouvoir magique de créer les capitaux; c’est purement et simplement la substitution d’une créance à une autre, une promesse de payer rédigée sous une nouvelle forme qui la rend d’une circulation plus facile. Cette transformation doit avoir des limites qu’il ne faut pas dépasser. D’un autre côté, M. Clément Juglar a démontré, dans un livre couronné par l’Académie des Sciences morales et politiques, que les crises commerciales obéissent à des lois qui les rendent en quelque sorte périodiques. La science économique enseigne depuis longtemps que toute action péremptoire sur le taux de l’intérêt est impuissante et nuisible, et que si les capitaux deviennent rares, il faut se résigner à les payer cher. Ce sont là des vérités incontestables; mais, tout en écartant les promesses et les espérances chimériques, n’y a-t-il absolument rien à faire pour travailler, dans la mesure du possible, à la baisse de l’intérêt et à l’adoucissement des crises? Si la Banque de France, au lieu d’embrasser les quatre-vingt-neuf départemens, concentrait les ressources dont elle dispose sur Paris et la région environnante, la verrions-nous aussi souvent porter le taux de ses escomptes au-delà de 4 ou 5 pour 100? Les opérations des autres banques contribueraient-elles, en augmentant les moyens de crédit, à maintenir l’intérêt le plus bas possible? Telles sont les questions qu’il n’est pas interdit d’examiner, et dont la solution peut parfaitement se concilier avec les principes généraux rappelés par M. Victor Bonnet.

Sans prétendre que l’émission puisse jamais être indéfinie, on peut affirmer que, dans l’état actuel de la France, la somme des billets en circulation peut s’accroître d’une quantité inconnue, mais qui arrive probablement à 2 ou 300 millions, à la seule condition qu’ils soient représentés par de suffisantes réserves métalliques. Or, bien qu’illimitée en droit, l’émission de la Banque de France a évidemment atteint et même dépassé son maximum, tant que ses conditions d’existence n’auront pas changé. Elle-même travaille à se réduire, et elle a bien raison. De 864 millions au mois de janvier 1863, sa circulation est descendue à 746 millions au mois de mars 1864. Faut-il en conclure que de nouvelles banques, en versant un nouveau capital, ne pourraient pas constituer de nouvelles réserves métalliques, et par conséquent justifier de nouvelles émissions? Il y a un mot dont on fait aujourd’hui un grand usage, un de ces mots commodes qui ont l’air de rendre compte de tout, celui de crise monétaire. La France est sans comparaison le pays de l’Europe qui possède le plus d’or et d’argent; elle en a à elle seule autant que tout le reste de l’Europe ensemble. D’où vient cependant que la Banque de France en manque à tout moment? Il n’est pas impossible que l’exportation du numéraire y soit pour quelque chose; mais il se peut aussi que la constitution de la Banque y soit pour beaucoup plus. Nous ne le saurons exactement que quand nous pourrons lui comparer d’autres banques qui auront leur capital libre et réalisé en argent. Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son. L’exportation du numéraire, telle du moins que l’a constatée la douane, n’a pas atteint en 1863 100 millions, c’est-à-dire le soixantième de notre capital métallique, qui ne doit pas être au-dessous de 6 milliards[5]. Voilà une bien petite cause pour produire de si grands effets.

C’est beaucoup moins par des émissions, comme l’a remarqué M. Victor Bonnet, que par des dépôts en comptes courans que doit désormais s’étendre le crédit. A cet égard encore, la Banque de France a touché sa limite; elle recule au lieu d’avancer. Il y a quelques années, les comptes courans des particuliers atteignaient 300 millions; ils ne sont plus que de 150. Pourquoi? Tout le monde le sait, parce que la Banque ne donne pas d’intérêt. De grands établissemens se sont formés à côté d’elle pour intercepter les capitaux flottans en leur accordant un intérêt. Ces établissemens ne desservent guère que la ville de Paris, et même imparfaitement, car on cherche encore les moyens d’y populariser l’usage du chèque, si répandu en Angleterre et en Amérique. Pour la province, il n’y a rien ou à peu près rien. La province renferme pourtant beaucoup plus que Paris cette multitude de petites épargnes cachées qui formeraient par leur réunion d’immenses capitaux. Rien ne les engage à sortir de leurs retraites. Sur les 150 millions de dépôts que reçoit la Banque, 25 seulement viennent des succursales. C’est un résultat misérable. Des banques locales, en multipliant les comptoirs, mettraient leurs caisses à portée des moindres capitalistes, et, en payant un intérêt, exciteraient les capitaux enfouis à se montrer.

Cette considération est décisive. Je m’étonne qu’elle n’ait pas frappé M. Victor Bonnet. Elle seule devrait amener l’établissement le plus prompt possible d’un comptoir par arrondissement, car si les banques anglaises et américaines reçoivent de si nombreux dépôts, c’est qu’on les trouve partout. Il y a bien en France 700 caisses d’épargne en y comprenant les succursales, pourquoi n’y aurait-il pas 373 comptoirs d’escompte et de dépôt? Les administrateurs des caisses d’épargne ont eu une louable émulation qui a manqué à la Banque; la bienfaisance a été plus ingénieuse et plus active que la spéculation, parce qu’elle a eu plus de liberté.

Plus il est difficile d’échapper aux crises véritables, plus il importe de supprimer les crises factices qui résultent d’une mauvaise organisation. Quand la masse des capitaux circulans se sera accrue, l’intérêt baissera naturellement. Rien n’obligera les banques à avoir toutes à la fois le même taux d’intérêt. Sous ce rapport comme sous tous les autres, on comparera les diverses gestions, et on verra dans quelles circonstances le commerce trouvera sans danger les conditions les plus favorables. Il y a sans doute de nos jours une certaine solidarité entre les grandes places commerciales, mais le lien qui les unit n’est pas tout à fait aussi étroit qu’on le dit. L’expérience prouve que l’escompte peut varier de 2 pour 100 entre la Banque de France et la Banque d’Angleterre; cette différence suffit. Nous voyons la Banque de France admettre à l’escompte les bons du trésor, les bons de la caisse de la boulangerie, les bons de la caisse des travaux publics; nous la voyons faire de grandes avances sur dépôts de rentes et d’autres valeurs. Il se peut que le milieu où elle se trouve lui en fasse une nécessité; les banques départementales ne seraient pas tout à fait dans le même cas : elles pourraient réserver davantage leurs ressources pour l’escompte du papier de commerce, qui est le véritable but de l’institution. La Banque de France tient à ses statuts; qu’elle les conserve, mais qu’elle n’empêche pas les tentatives nouvelles pour élargir le champ du crédit. Avec une banque unique, tout essai prend une telle gravité qu’on doit y renoncer. Avec plusieurs, les expériences deviennent moins formidables.

La fixité du taux de l’escompte n’est pas encore, quoi qu’on en dise, une question résolue, non pour le marché général des capitaux où l’intérêt doit être libre, mais pour un établissement privilégié. La Banque de France a vécu longtemps sous le régime de l’intérêt fixe, et elle ne s’en est pas si mal trouvée. Qu’on élève le taux de l’intérêt quand on apporte au commerce de nouvelles ressources, cela se comprend et se justifie : mieux vaut avoir à 10 pour 100 100,000 francs dont on a besoin que 50,000 à 5 pour 100 seulement; mais ce n’est pas ainsi que procède la Banque de France. Au lieu d’augmenter la somme de ses escomptes en élevant son intérêt, elle la réduit, de sorte que le commerce trouve moins de secours en même temps qu’il les paie plus cher. Une expérience tentée par deux fois en Angleterre montre qu’il ne serait pas impossible de mieux faire. La limitation rigoureuse de l’émission, si nécessaire pour fonder le crédit des banques, pourrait être maintenue en temps ordinaire, et alors le taux de l’escompte n’excéderait pas un maximum déterminé. En temps de crise, le gouvernement pourrait autoriser les banques à augmenter leur émission en élevant le taux de leurs escomptes, à la condition de rentrer le plus tôt possible dans leurs limites régulières, soit pour l’escompte, soit pour l’émission. C’est à peu près ce qui s’est passé en 1847 et 1857, quand le gouvernement anglais a suspendu temporairement l’acte de 1844. De cette façon, la hausse de l’intérêt deviendrait légitime, comme compensation d’un nouveau risque et d’un nouveau service, et au lieu d’une brusque restriction le commerce trouverait plus de ressources au moment où il en a besoin. Ce serait comme un réservoir qui se remplirait en temps ordinaire et qui se viderait en temps de crise. Les combinaisons possibles sont infinies, et nous avons encore beaucoup à apprendre pour le mécanisme du crédit.

Encore un coup, le régime de la banque unique est tout récent, il ne date que de 1848. La pluralité était au contraire la législation de la France jusqu’à la révolution de février. Neuf banques locales fonctionnaient au commencement de 1848, à Rouen, à Nantes, à Bordeaux, à Lyon, à Marseille, à Lille, au Havre, à Toulouse et à Orléans. Quelques-unes avaient déjà trente ans de durée, d’autres ne dataient que de dix ou douze ans. On pouvait signaler dans leur constitution plusieurs défauts graves; elles avaient un capital trop faible et un rayon trop restreint, elles ne pouvaient ni instituer de comptoirs ni correspondre entre elles. Ces vices tenaient à l’inexpérience générale en matière de crédit, ils se seraient corrigés avec le temps, car ils commençaient à frapper tous les yeux, et, le privilège de chaque banque n’étant prorogé que pour quinze ou vingt ans, l’occasion se présentait périodiquement d’y introduire les réformes utiles. Telles qu’elles étaient, elles avaient porté leurs escomptes à 850 millions et leurs billets de circulation à 90 millions en 1847.

Il n’est pas inutile de rappeler dans quelles circonstances on les a supprimées. Quand éclata la révolution de février, la Banque de France ne put pas rembourser ses billets, et le gouvernement provisoire décréta le cours forcé le 15 mars. Dix jours après, un second décret donna aussi le cours forcé aux billets des banques locales, mais seulement dam la circonscription du département où chacune avait son siège. Cette mesure irréfléchie amena une situation intolérable. Il en résultait que si l’on avait à recevoir à Rouen et à payer à Paris, on était payé à Rouen en billets de la banque locale, qu’on ne pouvait pas refuser, et qui n’avaient point cours à Paris. Toutes les affaires de place à place s’arrêtèrent. Un cri universel s’éleva. En présence de cette difficulté dont il était lui-même le principal auteur, le gouvernement provisoire trancha la question au lieu de la dénouer, et par un nouveau décret en date du 27 avril il supprima les banques locales et les réunit à la Banque de France.

Ce fut là un acte révolutionnaire, accompli sans examen, sans discussion, sans contrôle, uniquement par le bon plaisir et la science du gouvernement provisoire, sous l’excuse d’une apparente nécessité. Rien n’était plus facile que d’y échapper en décrétant le cours forcé, puisqu’on y était, pour les billets de toutes les banques dans la France entière. L’émission des banques départementales étant strictement limitée, comme celle de la banque centrale, par le décret qui instituait le cours forcé, il n’y avait aucun motif pour favoriser les uns aux dépens des autres. Si dans la crise universelle certains billets présentaient plus de garanties, c’étaient ceux des banques locales, qui n’en avaient émis que pour 90 millions, tandis que la banque centrale en avait pour 350. Les banques essayèrent de se défendre, leur résistance fut vaincue par la situation impossible où les plaçait le décret du 25 mars. Celles de Nantes et de Bordeaux, qui tinrent bon un peu plus que les autres, ne purent retarder leur chute que de quelques jours. L’incontestable lacune que présentait leur constitution n’avait pas de grands inconvéniens tant que leurs billets étaient convertibles en argent. C’est le cours forcé dans un rayon limité qui avait fait tout le mal, et il serait injuste d’attribuer à la nature des choses ce qui n’a été que l’effet d’une volonté arbitraire, intervenant étourdiment au milieu d’une crise violente. Sans aucun doute, si les banques avaient survécu à la tempête, elles auraient porté remède, avec le concours du pouvoir législatif, à ce qui pouvait leur manquer. Le cours forcé même leur aurait servi, comme il a servi à la banque centrale, pour faire connaître et accepter partout leurs billets. On fait beaucoup valoir, à l’honneur de la banque unique, les progrès qu’ont faits depuis 1848 les opérations de crédit. Il est vrai que, de 2 milliards 660 millions en 1847, les escomptes se sont élevés à 5 milliards 688 millions en 1863 : ils ont plus que doublé; mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici d’une période de seize ans, et le cours de ces seize années a vu le plus grand événement économique des temps modernes, qui a donné dans le monde entier une impulsion inouïe au commerce, l’établissement des chemins de fer. Les progrès auraient-ils été plus ou moins rapides avec plusieurs banques qu’avec une? Voilà la véritable question. Il ne paraît pas douteux que si, au lieu de se concentrer dans un seul foyer et de rayonner sur un petit nombre de satellites, le crédit avait pu s’étendre plus également sur toute la surface du territoire, il aurait donné encore plus de résultats. Ce qui le prouve, c’est que les escomptes de la banque centrale n’ont pas tout à fait doublé, tandis que ceux des succursales ont presque triplé. Puisqu’un pareil accroissement a pu se produire dans cinquante-trois succursales, dont plusieurs ne datent que de quelques années, qu’aurait-on pu attendre des banques multiples! De ce que les banques locales n’avaient pas le droit d’établir des comptoirs, il ne faut pas en conclure qu’elles ne l’auraient jamais eu. On voit au contraire poindre le germe des comptoirs bien avant 1848. L’article 7 de la loi de 1842 sur la banque de Rouen portait que les opérations de la banque consisteraient à escompter des lettres de change et autres effets de commerce payables à Rouen, à Paris, au Havre, à Elbeuf, à Darnetal, à Yvetot, à Bolbec, à Fécamp, à Dieppe et à Louviers. Ce n’étaient pas encore des comptoirs, mais peu s’en fallait; il ne s’agissait pas seulement de chefs-lieux d’arrondissement comme Le Havre, Dieppe, Yvetot ou Louviers, mais de chefs-lieux de canton comme Elbeuf, Darnetal, Bolbec et Fécamp.

On peut d’autant mieux juger l’administration des banques locales qu’on peut les comparer aux comptoirs de la Banque de France, qui existaient en même temps. La Banque de France avait dès lors le droit d’établir des comptoirs où elle le jugeait à propos, et elle en avait usé suivant ses convenances. Elle en avait institué quatorze en tout. Les escomptes de ces quatorze comptoirs s’élevaient en 1847 à 479 millions, tandis que ceux des neuf banques départementales atteignaient 850 millions; les uns ne dépassaient guère la moitié des autres. Si la Banque de France n’avait pas, établi plus de comptoirs, c’est qu’elle n’avait pas voulu. Plusieurs villes s’étaient adressées à elle pour en obtenir un, et elle avait refusé. C’est à son défaut qu’on avait eu recours aux banques départementales.

Les partisans du monopole se placent sous la protection de Napoléon Ier. Le grand empereur a été en effet le principal et à peu près l’unique auteur de cette idée. Le nom de Banque de France, donné à l’établissement créé en l’an XI, indique assez l’intention de son fondateur. Reste à savoir jusqu’à quel point une telle origine doit être une recommandation au point de vue économique et financier. Il y aurait un rapprochement curieux à faire entre la constitution de la Banque, telle que l’a conçue Napoléon, et celle de la caisse d’escompte fondée en 1776 par Turgot, et qui avait succombé pendant la révolution. Tout l’avantage resterait à l’ancienne caisse d’escompte, telle du moins qu’elle fut sous l’administration de Turgot et de Necker et avant que Calonne y eût touché; mais cette digression historique nous mènerait trop loin. Disons seulement qu’en cette occasion comme en toute autre Napoléon, en rétablissant les institutions de l’ancien régime, écarta ce qu’elles pouvaient avoir de libéral et conserva, en l’exagérant, leur côté centralisateur et despotique. Un reste de l’esprit de liberté fit insérer dans la loi de l’an XI l’article 31, qui posait le principe des banques départementales[6]. Tant que dura l’empire, cet article resta une lettre morte. Sous la restauration, il reprit quelque vie avec le gouvernement constitutionnel ; trois banques départementales furent instituées par ordonnance royale. Après la révolution de juillet, un nouvel élan donna naissance aux six autres.

Même alors, je ne le nie pas, un fort parti poussait à l’absorption des banques : ce parti, qui avait sa racine dans les traditions de la centralisation impériale, rencontrait dans les institutions parlementaires un obstacle tout-puissant. Tous les intérêts avaient alors les moyens de se défendre, et ils en usaient. Créées et dirigées par le commerce local, les banques départementales luttaient avec énergie contre le mauvais vouloir administratif; elles grandissaient à vue d’œil, et l’expérience se prononçait pour elles de plus en plus. A plusieurs reprises, la question avait été agitée dans les chambres; le principe de la pluralité avait toujours prévalu. La loi du 30 juin 1840, en renouvelant le privilège de la Banque de France, avait consacré l’existence des banques départementales en ordonnant qu’elles seraient à l’avenir constituées et prorogées par une loi. En 1842, une loi spéciale avait renouvelé le privilège de la banque de Rouen, et en 1848, au moment où éclata la révolution de février, la chambre des députés délibérait sur un autre projet de loi portant renouvellement du privilège de la banque de Bordeaux. Il n’est donc pas exact de dire, comme on l’insinue quelquefois, que l’absorption fut déjà un fait à moitié consommé en 1848.

Ce qui a permis la confusion, c’est que, dans l’opinion des hommes les plus éclairés, l’organisation des banques ne pouvait pas être laissée dans l’anarchie. On voulait une réglementation sévère. La trop grande multiplicité des banques effrayait à bon droit. On sentait la nécessité de se rapprocher le plus possible de l’unité de circulation ; mais de là à supprimer les banques existantes il y avait loin. Les administrateurs des banques départementales allaient eux-mêmes au-devant d’une modification de leurs statuts. Dans les discussions préliminaires de la loi de 1840, les délégués de huit banques sur neuf avaient demandé qu’elles pussent payer réciproquement leurs billets à ordre et leurs billets au porteur, avec l’obligation d’équilibrer leurs comptes au moins une fois par mois. C’était supprimer le fâcheux isolement dont on devait se faire une arme terrible en 1848. À cette demande si naturelle et si légitime, les banques en ajoutaient d’autres qui auraient été aussi de véritables progrès, comme la faculté d’escompter des effets à deux signatures accompagnées de garanties spéciales, et de servir un faible intérêt aux comptes courans. Le rapporteur de la loi à la chambre des députés, M. Dufaure, ne rejeta pas ces propositions; il les ajourna sans les discuter, par le motif que la loi proposée ne s’occupait que de la Banque de France. Les chambres ne se sentaient pas assez éclairées; elles attendaient du temps de nouvelles lumières.

On invoque quelquefois, en faveur de la banque unique, le rapport que fit alors M. Rossi à la chambre des pairs. Ce rapport ne concluait nullement à l’extinction des banques départementales. « Quoiqu’il convienne au pays, disait en propres termes M. Rossi, de persévérer dam le système des institutions locales, il n’est pas moins vrai qu’il faut tendre, si ce n’est vers l’unité, du moins vers l’uniformité. On peut multiplier les banques, il serait imprudent de multiplier les systèmes. Un jour peut-être tous ces établissemens, ainsi que ceux qui surgiront plus tard, pourront se coordonner entre eux et former, j’oserais presque dire une sorte de système planétaire. » M. Rossi n’admettait pas seulement la conservation des banques existantes, il supposait qu’on pourrait en créer de nouvelles; il demandait seulement qu’elles fussent toutes soumises au même régime, présentant ainsi, suivant sa belle comparaison, cette unité dans la variété qui anime le système du monde.

Mais c’est surtout dans la discussion de février 1848 qu’il faut chercher le dernier mot du gouvernement parlementaire sur cette question. La loi pour le renouvellement de la banque de Bordeaux avait été proposée par M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce. « La demande de la banque de Bordeaux, disait l’exposé des motifs, a été soumise à toutes les formalités d’une longue et attentive instruction. La chambre de commerce, le juge le plus compétent des besoins de cette grande ville maritime, le préfet de la Gironde, le conseil d’état, ont émis des avis favorables au renouvellement de cette banque, et tous les intérêts attendent avec sécurité, mais avec une légitime impatience, le résultat à intervenir. » Voici en quels termes la chambre de commerce avait donné son avis : « La banque de Bordeaux existe depuis vingt-sept ans; elle a traversé des époques bien difficiles, et il est impossible de méconnaître les immenses services qu’elle a rendus au commerce de cette place. Dans toutes les crises commerciales, elle s’est fait un devoir de maintenir les escomptes au taux le plus bas possible (4 pour 100)[7], d’augmenter les facilités des négociations en restant cependant dans les bornes de la prudence, de faire venir à grands frais du numéraire sur la place, afin d’y entretenir la confiance par une abondante circulation d’espèces. Grâce à cette conduite sage et éclairée, la gêne financière est devenue rare dans notre ville, et, pour ne citer qu’un exemple bien près de nous, la crise commerciale qui vient de se faire sentir non-seulement en France, mais à l’étranger, est passée inaperçue sur la place de Bordeaux. » M. Clapier, député de Marseille, rapporteur de la loi, conclut à l’adoption; il examina le système de la banque unique et le combattit. « C’est une pensée, dit-il, qui ne manque ni d’éclat ni de grandeur que celle de constituer en France un vaste établissement de crédit destiné à couvrir de ses rameaux le pays tout entier. Cette pensée flatte à première vue ce goût de centralisation et d’unité dont l’influence a longtemps dominé tous les esprits, et qui, pour n’être plus aujourd’hui aussi exclusif et aussi absolu, n’en forme pas moins le trait distinctif de nos institutions. Cependant, examiné de près, soumis à une rigoureuse analyse, ce système ne réalise pas tous les avantages que pourrait faire supposer un coup d’œil superficiel. Au point de vue politique, il peut n’être pas convenable d’élever à côté du gouvernement une vaste et puissante institution, dont les ramifications et les employés couvrent la France entière, et qui, devenant l’arbitre souverain du crédit, et par le crédit de toutes les fortunes industrielles et commerciales, finirait par acquérir une influence excessive. Au point de vue commercial, les départemens auraient peut-être un juste sujet d’alarmes de voir le sort de leur commerce et de leur industrie lié tout entier à celui d’un seul établissement, à se sentir condamnés à subir la solidarité de ses fautes et le contre-coup de ses embarras. Au point de vue administratif, il n’est pas bon de renforcer le système de centralisation qui enlace tout le pays, dont les exagérations nuisent à la juste répartition du bien-être et du mouvement social, et qui, à force de faire refluer au cœur tout ce que le pays renferme de force et de vie, doit finir par enlever aux extrémités toute vigueur et toute énergie. »

La discussion commença le 21 février. MM. d’Eichthal et Benoist-d’Azy se prononcèrent pour l’unité, MM. Ducos et Blanqui parlèrent contre. Dans la séance du 23, la chambre vota l’article 1er de la loi qui décidait la question en faveur des banques départementales. La révolution éclata le lendemain, et la discussion en resta là.

Un des orateurs entendus alors, M. Léon Faucher, avait pris une position intermédiaire. Voici comment il s’exprimait dans son discours du 22 février : «L’établissement des banques départementales a rendu de très grands services au pays. Ces banques ont eu le courage de fonder des institutions de crédit dans des villes où les premiers efforts de la Banque de France avaient échoué. Elles ont groupé les forces locales et ont commencé le réveil de l’esprit d’association hors de la capitale. Je crois que nous leur devons une véritable reconnaissance, et, quand je songe aux services passés, je me pénètre plus que jamais de la conviction qu’il y aurait vraiment de l’ingratitude à les détruire. Ce n’est pas leur destruction que je demande, c’est leur transformation. » Dans un autre passage du même discours, il disait encore : « Les comptoirs de la Banque de France n’ont pas de racines dans les localités qu’ils desservent, ils n’y sont pas nés. Ce sont de véritables colonies de la métropole. Ils ne disposent pas de l’influence que pourrait leur apporter le concours puissant du commerce local. C’est ce qui est, je le reconnais sans difficulté, une des principales causes de leur infériorité par rapport à la circulation des banques départementales. » Le système proposé par M. Léon Faucher se rapprochait beaucoup de celui qu’avait indiqué M. Rossi ; il le définissait lui-même la fédération des banques. Confédérer n’est pas supprimer.

Tel est en peu de mots l’historique de la question. On voit de quel côté les faits se prononcent. Il s’agit beaucoup moins aujourd’hui de ce qu’ont été les banques départementales que de ce qu’elles pourraient être, mais il n’était pas sans intérêt d’appeler le passé au secours de l’avenir.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. La Liberté des banques d’émission et le Taux de l’intérêt, par M. Victor Bonnet, livraison du 1er janvier 1864. On comprend que nous appelions, sur un sujet de cette importance, toutes les opinions désintéressées qui peuvent l’éclairer utilement pour le pays.
  2. Voici ces cinquante-trois succursales dans l’ordre de leur importance : Lyon, Marseille, Lille, Bordeaux, Le Havre, Nantes, Rouen, Strasbourg, Saint-Quentin, Mulhouse, Valenciennes, Besançon, Montpellier, Saint-Étienne, Toulouse, Reims, Nîmes, Caen, Angoulême, Avignon, Amiens, Le Mans, Orléans, Toulon, Angers, Clermont, Dijon, Bar-le-Duc, Nancy, Dunkerque, Sedan, Metz, Troyes, Grenoble, Limoges, Tours, La Rochelle, Bayonne, Saint-Lô, Rennes, Arras, Poitiers, Carcassonne, Nice, Nevers, Agen, Laval, Châteauroux, Brest, Bastia, Annonay, Chalon-sur-Saône, Flers.
  3. Ces départemens sont : Ain, Allier, Basses-Alpes. Hautes-Alpes, Ariège, Aveyron, Cantal, Cher, Corrèze, Côtes-du-Nord, Creuse, Dordogne, Drome, Eure, Eure-et-Loir, Gers, Jura, Landes, Loir-et-Cher, Haute-Loire, Lot, Lozère, Haute-Marne, Morbihan, Oise, Hautes-Pyrénées, Pyrénées-Orientales, Haute-Saône, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Deux-Sèvres, Tarn, Tarn-et-Garonne, Vendée, Vosges, Yonne.
  4. L’article 1er de la loi de 1857 est ainsi conçu : « Le privilège conféré à la Banque de France par les lois du 24 germinal an XI, 22 avril 1806 et 30 juin 1840, dont la durée expirait le 30 décembre 1867, est prorogée et ne prendra fin que le 31 décembre 1697. » Quand on se reporte aux lois de germinal an XI et de juin 1840, on trouve que toutes deux, l’une dans son article 31 et l’autre dans son article 8, réservent formellement l’existence des banques départementales.
  5. Exportation des métaux précieux en 1863, 618 millions; importation, 532 millions ; différence, 86 millions. Dans la période de 1848 à 1862, l’importation a excédé l’exportation de plus de 2 milliards, qui ont dû rester en France.
  6. Cet article, qui n’est pas abrogé, est ainsi conçu : « Aucune banque ne pourra se former dans les départemens sans l’autorisation du gouvernement, qui peut leur en accorder le privilège, et les émissions de ses billets ne pourront excéder la somme qu’il aura déterminée. Il ne pourra en être fabriqué ailleurs qu’à Paris. »
  7. La banque de Lyon avait fait mieux, elle avait soutenu ses escomptes à 3 1/2 et même 3 pour 100.