L’opinion publique sous la constitution de 1852

L’OPINION PUBLIQUE
SOUS
LA CONSTITUTION DE 1852.


I. De la Liberté de la Presse, avec un Appendice contenant les avertissemens, suspensions et suppressions encourus par la presse quotidienne ou périodique depuis 1848 jusqu’à nos jours, par M. Léon Vingtain, 1860. — II. De la Liberté et du Gouvernement, par M. H. Bossolet, 1858. — III. Du Gouvernement représentatif en France, par M. Varnier, 1855. — IV. Essais de Politique et de Littérature, par M. Prevost-Paradol, 1859.

Un journal étranger m’ayant fait l’honneur, il y a plus d’un an, de me demander un travail sur la constitution de 1852, je refusai de faire ce travail en disant que je savais bien quelle liberté m’assurait l’extra-territorialité qui m’était offerte, mais que je sentais encore mieux quelles convenances elle m’imposait. Dans mon pays, je puis considérer avec plus ou moins de bonne humeur les institutions auxquelles j’obéis : au dehors, je me tiens pour obligé à respecter scrupuleusement ma cocarde nationale. « Ne me demandez pas de vous donner mon avis détaillé sur la constitution de 1852. Parlant chez vous, j’en dirais peut-être plus de bien que je n’en pense. J’aime mieux en parler en France. Je me sens moins gêné par la loi que par la bienséance. »

Je veux donc examiner ici avec impartialité la constitution de 1852 et rechercher surtout quelle est la part que cette constitution fait à la liberté de discussion.

Que j’aie le droit d’examiner la constitution, personne, je pense, ne le contestera. Là constitution de 1852 n’a pas décrété sa propre immutabilité ou son infaillibilité : il est dit dans l’article 31 que « le sénat peut proposer des modifications à la constitution. Si la proposition est adoptée par l’empereur, il y est statué par un sénatus-consulte. » L’article 32 ajoute : « Néanmoins sera soumise au suffrage universel toute modification aux bases de la constitution, telles qu’elles ont été posées dans la proclamation du 2 décembre 1851 et adoptées par le peuple français. » Étant réformable, la constitution de 1852 est donc discutable.

Je n’ai point d’ailleurs l’intention de beaucoup insister sur les défauts de la constitution de 1852 ; je veux bien plutôt chercher quel usage le parti libéral peut faire de cette constitution, quelles ressources elle lui donne, quels expédiens elle lui ménage, quelles difficultés elle lui crée, quelle conduite par conséquent elle lui impose ou lui conseille. Je ne suis pas le moins du monde de ceux qui croient que le parti libéral, s’il reprend peu à peu quelque force dans les élections, n’a rien de mieux à faire que de travailler à la destruction de la constitution de 1852. Il est toujours facile en France de défaire une constitution et d’en refaire une autre. Personne n’a plus que nous en Europe l’amour du papier légal et de l’écriture constitutionnelle : nous tenons fabrique de constitutions ; mais nos constitutions durent peu en général, grâce à la mauvaise pratique que nous en faisons. Voici en effet ce qui arrive ordinairement. D’un côté, les partisans de la constitution régnante en exagèrent le principe dominant jusqu’à le rendre insupportable ; d’autre part, les ennemis ne songent qu’à détruire ce principe pour en faire prévaloir un autre. Est-ce le principe de liberté qui domine dans la constitution ? les amis le poussent jusqu’à la licence ; est-ce le principe d’autorité ? on le fait aboutir à l’autocratie. Les institutions en France n’auront quelque stabilité que le jour où, prenant de meilleures habitudes, les partisans de la constitution régnante s’emploieront à en régler et à en modérer l’esprit, et où ses adversaires chercheront de bonne foi quel usage ils peuvent en faire : La conscience n’est pas tenue d’aimer tout ce qu’elle supporte, et l’usage qu’on fait d’une constitution ne veut pas dire qu’on la trouve excellente.

Quand je conseille au parti libéral d’entrer dans la constitution de 1852 et de tâcher de s’y loger, je sais très bien que je ne m’adresse point à l’ancien parti libéral auquel je m’honore d’appartenir : nos habitudes sont prises, et nous sommes trop âgés pour en changer ; mais je ne suis pas de ceux qui croient qu’il ne peut y avoir de parti libéral en France que celui de 1825 ou de 1830. Il y aura, il y a déjà, soyons-en sûrs, un nouveau parti libéral qui a ses idées et ses sentimens, ceux de son temps et non ceux du temps passé. Ce nouveau parti libéral profitera des divers enseignemens que le temps nous a donnés et ne reprendra pas notre vieille consigne, si bonne qu’elle soit. Il se rattachera sans doute à nos deux grandes dates libérales, 1789 et 1830 ; mais il s’y rattachera sans superstition et sans pédanterie : il sera de son temps comme nous avons été du nôtre. N’ayant ni souvenirs ni précédens qui l’engagent, il saura voir mieux que personne quels sont les accès et les facilités de la constitution de 1852. Il s’en servira sans embarras et sans hypocrisie.

Ceux qui pouvaient penser que je ne voulais parler de la constitution de 1852 que pour en médire à mon aise, ou que je voulais tout au moins aller contre elle jusqu’où la loi me permettait d’aller, ceux-là maintenant doivent comprendre que je veux en parler plus sérieusement et plus sincèrement. Je ne reproche même pas à cette constitution d’être peu libérale, et aux corps de l’état qui l’ont pratiquée jusqu’ici, au sénat et au corps législatif, de ne l’avoir pas rendue plus libérale par la pratique qu’elle ne l’était en principe. Je dois même dire que la constitution de 1852, quoique peu libérale, l’est peut-être encore plus que ne l’est le pays depuis sept ou huit ans, et que si les corps de l’état ne se sont pas servis pour la liberté des moyens qu’ils trouvaient dans la constitution, quelque restreints que fussent ces moyens, ils se sont conformés en cela au tempérament politique du pays. On ne peut pas remuer un pays malgré lui. Supposons par exemple que le corps législatif eût voulu, depuis quatre ou cinq ans, donner à ses discussions une allure plus hardie et plus libérale, qu’il eût voulu, s’il y a des abus, les dénoncer à l’opinion publique, je suis persuadé que cette opinion publique, au lieu de savoir gré au corps législatif de sa bonne intention, n’aurait pas manqué de dire : « Bon ! voilà le retour des agitations parlementaires, voilà l’anarchie qui recommence ! » Il a fallu le régime de silence presque monastique que nous avons eu pour remettre un peu la parole en crédit. Je ne m’en prends donc pas à la constitution du silence ou de l’insignifiance qu’ont gardée pendant plusieurs années le sénat et le corps législatif ; je m’en prends aux sentimens du pays, auxquels les corps délibérans se sont conformés. L’expérience a ramené, je crois, les esprits à une plus juste appréciation des choses. Après avoir compris à l’excès les dangers de la parole, le pays et le gouvernement lui-même ont compris aussi les dangers du silence. C’est donc le moment de rechercher impartialement quels sont, selon la constitution de 1852, les moyens qu’ont les divers corps de l’état d’exprimer et de représenter l’opinion publique.

I.

N’avons-nous pas, diront quelques personnes, la liberté de la presse, qui suffit à l’expression de l’opinion publique ? — Je me souviens qu’un vieil ami des philosophes du XVIIIe siècle me disait un jour que le meilleur système de gouvernement était une monarchie très forte avec une presse très libre. L’excellent homme prenait pour un système de gouvernement la contradiction qu’il avait vue dans sa jeunesse, avant 89, quand la monarchie était presque absolue, et que tout le monde écrivait ou parlait contre le gouvernement. La royauté était tempérée par les pamphlets, et la liberté à son tour était tempérée par les lettres de cachet. Tout cela allait ensemble, disait mon philosophe. — Mais combien de temps, lui répondais-je, cela alla-t-il ? Il n’y a pas là, encore un coup, de système de gouvernement ; il y a une bataille entre deux adversaires, dont l’un finit par tuer l’autre. La liberté de la presse est une liberté qui ne peut pas vivre seule. C’est là son mérite. Elle défend toutes les autres libertés, mais il faut que les autres libertés la défendent aussi, il faut qu’elles la soutiennent et la contiennent, — les deux choses à la fois. On a voulu souvent établir une sorte de rivalité entre la tribune et la presse, et faire croire à l’une qu’elle gagnait tout ce que perdait l’autre. Cette rivalité n’existe pas, tout au contraire. Là où la tribune est quasi muette, la presse est presque nécessairement insignifiante, et là où la presse est faible et timide, la tribune est ordinairement sans force. Qu’est-ce que la parole de la tribune, si elle n’a pas l’écho des journaux ? Quelle autorité peut avoir un journal, s’il n’a pas derrière lui pour le soutenir et le contenir un parti dans le pays et dans les corps de l’état ?

M. Léon Vingtain, dans son excellent livre sur la liberté de la presse, a très bien compris cette sympathie entre la presse et toutes les autres libertés publiques. Il suppose d’un côté une presse dont la liberté est solennellement reconnue par la loi, qui n’est point soumise à la censure, qui enfin, à ne prendre que la lettre de la loi, est complètement indépendante ; mais cette liberté de la presse n’a derrière elle ou au-dessus d’elle aucune autre liberté, ni la liberté de la tribune, ni la liberté de conscience, ni la liberté d’association, ni la liberté électorale ; elle est solitaire et tout à fait à part, comme saint Siméon Stylite sur sa colonne. Assurément, s’il plaît au gouvernement absolu de respecter scrupuleusement cette presse sans appui et sans limite, ce sera un grand miracle ; mais quand a-t-on jamais vu ce miracle ? Il faudrait que le gouvernement fût tout entier composé de saints disposés à révérer la presse comme les pénitens révèrent la discipline qu’ils se donnent ou qu’ils reçoivent ; il faudrait, autre miracle, que la presse aussi fût tout entière composée de saints disposés à ne jamais abuser de la toute-puissance. Cet heureux accord de la sainteté des administrateurs et de l’humilité des journalistes serait le paradis sur la terre. Nous ne pouvons guère l’espérer. Au lieu de cela, la lutte entre un pouvoir sans frein et une presse sans appui, voilà ce que nous montre l’histoire, et dans cette lutte la presse succombe inévitablement après quelques violences impuissantes.

D’un autre côté, M. Vingtain prend une presse soumise à la censure, mais ayant tout près d’elle des assemblées libres qui contrôlent la marche du gouvernement ; la liberté de la tribune, la liberté des élections sont partout pratiquées et organisées. La presse seule n’est pas libre. Eh bien ! il lui vient alors de la liberté de tous les corps de l’état une liberté plus grande, plus sûre, plus durable que celle que, dans l’autre supposition, elle tenait seule de la loi, et qu’elle prétendait exercer seule. Ce parallèle judicieux, qui témoigne dans M. Vingtain d’un grand sens politique, fait voir combien il est impossible à la liberté de la presse de vivre seule. Elle sert à toutes les autres libertés ; mais seule, elle ne peut pas se suffire à elle-même. Elle ressemble en cela à l’esprit lui-même, dont on a dit qu’il servait à tout et ne suffisait à rien.

Je n’ai parlé jusqu’ici que de la liberté de la presse en général, montrant qu’elle ne peut exprimer l’opinion publique que lorsqu’elle n’est pas seule à l’exprimer. Que serait-ce si je parlais de la condition particulière de la presse dans notre pays ? Ici je sens fort bien jusqu’à quel point je dois être timoré et réservé ; je plaide pro domo mea, je plaide devant un tribunal qui ne m’est pas favorable, et notez bien que par ce mot je désigne moins encore l’administration que le public. Il viendra peut-être un moment où le public accusera la presse d’avoir été faible et timide. Si la presse en ce moment était passionnée, elle ne rencontrerait pas seulement les punitions de la loi, elle rencontrerait l’indifférence publique ; elle serait martyre dans le vide, ou même on s’amuserait de ses doléances. Nous nous garderons donc bien de lui parler de nos souffrances ou de nos gênes. Il n’y a qu’entre malades, aux eaux, qu’on parle volontiers de ses maladies, et que nous écoutons celles du prochain pour avoir le droit de lui raconter les nôtres. Comme le public ne souffre pas, il ne comprendrait pas que nous lui disions que nous ne sommes pas sur des roses.

Je suis sincèrement persuadé que l’empereur veut la liberté de la discussion ; il la veut décente et sérieuse, mais il la veut et il l’a mise dans la constitution. Il a déclaré qu’il était responsable devant le peuple français, par conséquent discutable, Qu’est-il arrivé cependant quand le droit d’avertissement aux journaux était exercé par les préfets seulement ? Nous trouvons, dans le recueil que M. Vingtain a fait de tous les avertissemens que la presse a reçus depuis huit ans, qu’il y a des préfets qui érigent en principe « que le chef de l’état doit rester en dehors de tous débats, et qu’il n’est pas permis d’invoquer comme élément de discussion ses opinions vraies ou supposées[1]. » Un autre préfet avertit un journal parce que les réflexions qu’il a faites « renferment contre l’autorité départementale une menace d’appel devant une puissance désignée sous le titre vague d’autorité supérieure, et qui ne peut être que la personne même du chef de l’état, qu’un sentiment de respect et de haute convenance devait empêcher de mettre en cause[2]. » Il est évident que les considérans préfectoraux que je viens de citer ne s’accordent pas avec l’article 5 de la constitution de 1852 et la proclamation du 14 janvier 1852. Cette proclamation en effet disait « qu’écrire en tête d’une charte que le chef du gouvernement est irresponsable, c’est mentir au sentiment public, c’est vouloir établir une fiction qui s’est trois fois évanouie au bruit des révolutions. La constitution actuelle proclame au contraire que le chef que vous avez élu est responsable devant vous. » Ainsi, tandis que la constitution déclare que le chef du gouvernement est responsable et par conséquent discutable, les préfets ressuscitent contre la presse la vieille doctrine de l’irresponsabilité royale. Je ne suis pas étonné que l’administration centrale, voyant les écarts de ses préfets, leur ait enlevé l’exercice spontané du droit d’avertir la presse. Les avertissemens ne sont plus donnés maintenant dans les départemens qu’avec l’approbation du ministre de l’intérieur. Cette mesure est utile à tout le monde : à la presse, qui est frappée de plus haut, mais moins souvent ; aux préfets, qui risquent moins de se compromettre par des considérans irréfléchis.

Ce n’est pas que je veuille ici rejeter sur les préfets de provinces tous les maux de la presse. Ils n’ont fait que pratiquer avec plus ou moins d’habileté une loi difficile à manier. J’aurais d’ailleurs bien des choses à dire pour excuser les préfets : le besoin de montrer leur zèle, le désir tout naturel de faire prendre à l’autorité préfectorale sa revanche des affaiblissemens qu’elle avait subis sous l’ancien régime constitutionnel, l’exaltation ou l’enivrement du principe d’autorité. De là, dans le curieux recueil de M. Vingtain, des considérans dont les uns ressemblent quelque peu à des demandes d’avancement, des arrêts rendus au nom de l’histoire en conseil de préfecture, et qui érigent en divinité infaillible et inattaquable la mémoire de Napoléon Ier : il y a tel département où le dix-septième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, avec son mélange de sévérité et d’admiration, n’aurait pas pu être publié[3]. Les préfets sont disposés à croire que la moindre critique « affaiblit le principe d’autorité[4] » ou « laisse percer une hostilité mal déguisée[5]. « Jusqu’où ne va pas la passion de ce principe d’autorité, excellent en spi, mais qu’il ne faut pas que tout le monde puisse appliquer à tout ? Un préfet plein de bonnes intentions croit que certains engrais peuvent être très utiles à l’agriculture : un journal critique cet engrais. Le préfet alors, « considérant que la polémique ouverte dans ce journal au sujet des engrais industriels est de nature à infirmer la valeur et les résultats des mesures de vérification prises par l’administration, qu’elle ne peut porter que l’indécision dans l’esprit des acheteurs et nuire ainsi considérablement à l’agriculture en les détournant d’employer une substance dont les excellens effets, lorsqu’elle est de bonne qualité, ne sont pas contestables, » avertit le journal[6]. Je ne demande pas mieux, quant à moi, que de croire à l’excellence des engrais industriels ; mais amenderont-ils mieux ma terre parce qu’ils sont déclarés inattaquables ?

J’ai cité quelques exemples du recueil de M. Vingtain, pour montrer combien il faut de sagesse et d’habileté pour pratiquer le droit d’avertissement. Si je regarde maintenant ce qu’il faut de circonspection et de bonheur dans les écrivains pour éviter d’encourir les avertissemens, je suis forcé de dire que la loi de la presse n’est pas moins difficile pour ceux qui y obéissent que pour ceux qui l’exécutent.

M. Guizot disait un jour que nous ne savions pas faire usage des libertés qui nous restaient encore. Si la leçon de l’illustre orateur s’adressait au sénat et au corps législatif, elle pouvait être à propos ; mais elle ne pouvait pas s’adresser à la presse. Je puis être tenté de faire usage de ma liberté, quand je sais où elle commence et où elle finit. Quand la limite légale de mon droit n’est pas fixée, quand on me dit de parler comme je veux, à la condition de ne pas déplaire à l’administration, et que l’administration ne me dit pas d’avance ce qui lui déplaît ; quand, pour avoir rencontré son déplaisir, sans avoir pu le prévoir, elle me frappe d’un avertissement, qui, répété deux fois, fait que le journal peut être supprimé du jour au lendemain, comment voulez-vous que j’use de ma liberté ? Réduite à tout craindre, la presse prend volontiers le parti de ne rien dire, heureuse encore quand on ne se plaint pas d’un silence qui est sa seule liberté légale. Mais qu’est-ce qu’un journal qui ne parle pas ? Le journal a été inventé pour parler et non pour se taire. J’ajoute que, quand les journaux ne parlent pas, le public, ne sachant rien, tout le surprend, tout l’inquiète. Les commérages remplacent la discussion. La sécurité des esprits n’y gagne rien ; le silence ajoute à l’anxiété.

Il y a des personnes qui croient que le système des avertissemens est nécessaire au maintien de l’ordre public. De cette manière, dit-on, la presse est prudente et décente. Je n’ai pas cette confiance dans la vertu des avertissemens administratifs. C’est un système qui n’a encore été essayé que dans un sens, c’est-à-dire pendant le calme des esprits. Dans cet état de choses, si un journal est averti pour quelque intempérance de, langage, il ne trouve d’appui nulle part. Le régime des avertissemens se pratique donc sans difficulté. Supposez d’autres circonstances, d’autres dispositions morales et politiques dans les esprits, je ne sais pas comment le droit d’avertissement pourra s’exercer sans inconvénient. Ce ne sera plus en effet un journal qui sera averti, ce sera l’opinion publique qu’aura exprimée le journal. Tout change alors : le journal, sentant qu’il n’est plus isolé devant l’administration, est plus fort et plus hardi. L’administration de son côté, sentant qu’elle n’a plus affaire à quelques écrivains isolés, mais à une partie considérable de l’opinion publique, est plus timide à user de son droit, et elle a raison. Supposez enfin qu’un jour les débats du corps législatif soient vifs et ardens et qu’un journal les commente : l’avertira-t-on ? Lui dira-t-on qu’il est coupable de répéter ce qu’ont dit les membres du corps législatif ? Si le corps législatif a voté l’impression et la distribution d’un discours, si ce discours est reproduit dans un journal en tout ou en partie, ce journal sera-t-il averti ? L’autorisation donnée par le corps législatif sera-t-elle contredite et invalidée par la décision du ministre de l’intérieur ? Le ministre n’ose-t-il pas avertir le corps législatif en avertissant un journal, alors le droit d’avertissement s’affaiblit. Le ministre croit-il devoir user de son droit malgré l’autorisation du corps législatif, alors la lutte commence. Jusqu’à ce que le régime des avertissemens ait été exercé dans un temps critique et en face d’une opinion publique déclarée, je puis dire que l’expérience de l’efficacité de ce régime n’a pas été faite.

S’il y a de pareils doutes sur l’efficacité des avertissemens administratifs, s’ils ne sont une garantie que dans les temps paisibles, c’est-à-dire dans les temps où l’administration n’a pas besoin d’armes pour se défendre, n’étant point attaquée, beaucoup de personnes se demandent s’il ne vaudrait pas mieux remettre la presse sous le régime pur et simple de la loi. M. de Chateaubriand, au commencement de la restauration, demandant une loi sur la presse, disait qu’il n’était pas besoin que ce fût une loi indulgente et douce. Qu’elle soit sévère, disait-il, mais que ce soit une loi ! Point d’arbitraire, dût même l’arbitraire être exercé modérément. Que chacun sache quel est son droit et jusqu’où va ce droit : tel est le régime que nous souhaitons pour la presse. Soumettez-la à l’empire des lois et des tribunaux ; que les lois et les magistrats lui soient rigoureux, nous y consentons de grand cœur. Nous aimons mieux une loi dure qu’un arbitraire complaisant. Une fois que la presse aura retrouvé la loi pour règle et pour guide, elle ne sera pas tantôt hardie jusqu’à la licence, parce qu’elle croit s’accorder avec les passions de quelques hommes puissans, tantôt timide jusqu’à l’insignifiance. Étant à la fois soutenue et contenue par la loi, elle rendra à l’opinion publique les services qu’elle peut lui rendre : elle l’informera. — Mais si elle l’égare ? — L’opinion publique ne s’égare-t-elle pas aussi dans le silence ? Nous voyons dans les mémoires de M. Miot que Napoléon, quelque temps après la mort du duc d’Enghien, se plaignait dans le conseil d’état des bruits qui se répandaient dans Paris et de la crédulité inexplicable des Parisiens. Ce qui expliquait cette crédulité, c’était le silence de la presse. Comme les journaux ne disaient rien, on croyait ou on craignait tout. On sait combien l’obscurité aide chez les enfans à la peur. Le silence de la presse fait à certains momens le même effet sur l’imagination publique. Substituer le régime légal et judiciaire au régime administratif, voilà, selon nous, un des moyens les plus efficaces de rendre à la presse quotidienne un peu de la force qu’elle a perdue et dont personne n’a hérité. Cependant, si j’avais à choisir entre ce moyen qui ne concernerait que les journaux et un réveil de l’esprit libéral dans le pays et dans les assemblées délibérantes, je n’hésiterais pas à préférer le réveil de l’opinion publique à l’affranchissement de la presse. Qu’est-ce qu’une presse libre et même violente dans un pays indifférent ? Un bruit de cymbales dans les airs. Ayez au contraire des assemblées délibérantes qui prennent à cœur d’exprimer l’opinion publique et de l’éclairer, la presse, quelque subordonnée que vous la puissiez supposer aux volontés de l’administration, la pressé deviendra libre par le contact de la liberté des assemblées délibérantes.

C’est dans cette pensée que je veux examiner les moyens que le sénat et le corps législatif ont, selon la constitution, de connaître et d’exprimer l’opinion publique.

II.

Le sénat est le corps le plus puissant de l’état et celui auquel la constitution de 1852 a donné le plus d’action. Loin de souhaiter qu’il n’use pas des pouvoirs qui lui ont été confiés, l’empereur, on s’en souvient, s’est plaint, il y a quatre ou cinq ans, que le sénat ne fît point assez usage de ses droits. La constitution en effet veut (article 25) que « le sénat soit le gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. » Elle ne veut probablement pas qu’il les garde comme dans un musée. Le sénat (article 29) « maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement ou dénoncés pour la même cause par les pétitions des citoyens. » Le sénat ne reçoit pas seulement les pétitions des citoyens qui dénoncent des actes inconstitutionnels : il reçoit toutes les pétitions, de quelque genre qu’elles soient ; il en délibère. C’est par les pétitions que le sénat communique avec les citoyens, c’est par là qu’il entend leurs doléances et les transmet, quand il y a lieu, au gouvernement de l’empereur.

Sans doute le sénat a des droits plus importans que celui de recevoir les pétitions, mais il n’en a pas qui lui donne mieux les moyens de connaître l’opinion publique du pays et de l’éclairer par ses discussions. Je sais des publicistes qui, ayant étudié avec soin dans la constitution de 1852 les pouvoirs attribués au sénat, croient que ce corps a tout à la fois trop et trop peu de pouvoir : trop de pouvoir ; songez en effet ce qu’est un corps qui peut s’opposer à la promulgation de toutes les lois (article 26) ; qui règle par des sénatus-consultes, sans le concours du corps législatif, tout ce qui n’a pas été prévu par la constitution et qui est nécessaire à sa marche ; qui prononce sur le sens des articles de la constitution qui donnent lieu à différentes interprétations (article 27) ; qui peut annuler tous les actes qui lui sont dénoncés comme inconstitutionnels (article 29) ; qui prononce sur les mises en état de siège des départemens (article 12) ; qui peut mettre les ministres en accusation (article 13). Investi d’une si grande autorité, le sénat a dû sans doute se prescrire le devoir de tempérer sa force par la modération de son caractère.

En même temps qu’il a trop de pouvoir, le sénat aussi en a trop peu, disent les mêmes publicistes. Il ne peut pas amender les lois, il ne peut que les rejeter ; il n’a aucune autorité sur les finances et sur les impôts ; il serait enfin plus capable, s’il le voulait, de faire une révolution que d’exprimer simplement et fermement l’opinion publique. Tout cela serait vrai, selon moi, si le sénat n’avait pas le droit de recevoir les pétitions des citoyens et d’en délibérer. Par là, ses conseils et ses avis pénètrent dans le gouvernement ; par là, il connaît et fait connaître l’opinion publique ; par là, il échappe à la destinée que semblaient lui imposer quelques publicistes d’être plutôt fait pour porter les grands coups que pour défendre régulièrement et paisiblement la liberté.

C’est seulement depuis quelques mois que se fait sentir cette influence du droit de pétition sur le caractère politique du sénat. Tout le monde y a contribué, le sénat, le public, et le gouvernement plus que personne par la publicité qu’il a donnée aux discussions du sénat.

Le sénat, depuis sa création, recevait des pétitions et il en délibérait ; il y avait même des procès-verbaux qui rendaient compte de ces discussions. J’ai eu occasion de lire plusieurs volumes de cep procès-verbaux, et je les ai lus avec plaisir. Les discussions sont sincères, approfondies, intéressantes : on sent que le sénat prend à cœur ses délibérations, toutes secrètes qu’elles sont ; mais, comme tout cela se passait en famille et à huis clos, le public ne s’en doutait pas et se souciait peu du droit qu’il avait d’adresser des pétitions au sénat. Je veux citer un témoignage curieux de cette insouciance du public.

Quand au mois de janvier 1859 la France apprit un peu inopinément qu’elle allait avoir la guerre avec l’Autriche, il y eut dans le pays, on s’en souvient, un mouvement visible d’inquiétude. La société moderne, très commerçante et très industrieuse, n’aime pas la guerre. D’où vient donc qu’étant inquiet et alarmé, le parti de la paix n’ait pas songé à adresser ses doléances au sénat sous forme de pétition ? Il le pouvait, car l’article 45 de la constitution, en reconnaissant le droit de pétition, ne l’a ni limité ni circonscrit ; tout le monde peut pétitionner sur toutes choses. Le sénat juge et délibère. Pourquoi donc n’a-t-il pas été adressé de pétitions au sénat pour demander le maintien de la paix ? Est-ce que le pays se défiait de la bonne volonté du sénat ? Est-ce que, sachant l’immense pouvoir qu’il avait reçu, il craignait de le mettre en action ? Non : cela tient uniquement à ce que le pays ignorait naïvement ce que pouvait et ce que voulait le sénat. Il ne s’en défiait pas, il l’oubliait. La nation, et cela est fort naturel, ne connaît que les pouvoirs qu’elle voit agir. Elle connaît l’empereur, parce que le pouvoir impérial agit, et même elle croit qu’il n’y a que ce pouvoir qui agisse. C’est donc vers l’empereur qu’elle tourne toujours ses regards. J’entends dire sans cesse, et je dis moi-même sans cesse : Que veut l’empereur ? que pense l’empereur ? Je ne me suis jamais surpris à dire : Que veut le sénat ? que pense le sénat ? Cet oubli involontaire est un mal pourtant. De cette façon, les corps de l’état s’effacent. La constitution, au lieu d’avoir trois pouvoirs, se réduit à un seul. Nous croyons donc que le pays avait tort, en 1859, d’oublier qu’il y a un sénat qui reçoit des pétitions, qui peut entendre et faire connaître les sentimens publics. Seulement le pays eût pu répondre, si quelqu’un lui eût reproché de ne s’être point adressé au sénat pour exprimer ses vœux en faveur de la paix, le public aurait pu répondre qu’on ne change pas du jour au lendemain les habitudes qu’on a prises ou qu’on nous a laissé prendre depuis plusieurs années. Il ne suffit pas que les corps de l’état soient inscrits dans la constitution pour que le public entre aussitôt en communication avec eux. La sympathie entre les corps publics et le peuple est chose difficile à établir. Il faut pour cela se donner de la peine ; peut-être surtout y faut-il absolument, une condition que je ne trouve pas dans les attributions du sénat : il y faut la publicité. Un corps qui délibère en secret est bientôt un corps oublié, ou bien il faut qu’il se révèle par ses actions. Triste chose pour un corps que d’être obligé tous les jours à de grandes actions ! La publicité quotidienne et régulière a au contraire cet avantage de mettre les corps délibérans en rapport avec le public sans éclat et sans apparat. Les entendant parler tous les jours, le pays s’habitue à les écouter. Il se fait une opinion publique qui va sans cesse du peuple aux corps délibérans, et des corps délibérans au, peuple. La publicité est la vie des assemblées, et de nos jours la publicité, c’est la publication.

J’insiste sur l’insouciance qu’avait le public en 1859 à l’égard du sénat, parce que cette insouciance a cessé. Inquiets de la situation que les suites de la guerre d’Italie faisaient à la papauté, un grand nombre de catholiques français ont réclamé auprès du sénat. Le sujet de ces pétitions était grave et important ; la discussion du sénat a été sérieuse et étendue. Le gouvernement alors, par une décision dont je ne puis que le féliciter, a publié cette discussion dans le Moniteur. Cette publicité a rompu la glace. Le droit de pétition, qui n’avait qu’une existence de droit, est devenu un droit vivant, et les discussions politiques, qui ne se rencontraient plus que dans les journaux et qui s’y rencontraient sous une forme timide et incomplète, ont reparu dans la publicité sous la forme qui leur est le plus propre, sous la forme de délibérations parlementaires.

Le gouvernement avait-il le droit de publier les discussions du sénat malgré l’article 24 de la constitution, qui dit que les séances du sénat ne sont pas publiques ? Le gouvernement n’aurait pas, d’après cet article, le droit d’admettre le public aux séances du sénat ; mais il a le droit de publier les procès-verbaux des discussions du sénat. L’article 41 du règlement intérieur du sénat dit que les procès-verbaux des discussions du sénat sont communiqués au gouvernement ; une fois communiqués, le gouvernement peut les publier, comme il publie les documens de toute sorte qu’il veut porter à la connaissance du public. On peut regretter que le sénat ne soit pas maître de sa publicité, que les procès-verbaux de ses discussions doivent passer par le gouvernement pour arriver au public. Les choses sont ainsi réglées. Ce n’est pas le sénat qui publie ses séances, c’est le gouvernement ; mais cette publicité, toute dépendante qu’elle est, nous paraît bonne pour tout le monde : pour le sénat, à qui elle donne de la vie et dont elle manifeste la présence et l’action ; pour le gouvernement, à qui elle donne l’avantage de mettre en mouvement la constitution de 1852 dans ses divers ressorts et de montrer qu’elle ne se réduit pas à l’autocratie pure, que, loin de là, elle admet aussi la discussion et la délibération parlementaires ; elle est bonne enfin pour le public, qu’elle avertit des moyens qu’il a d’exprimer son opinion et de la faire connaître aux corps de l’état.

On sait que c’est à propos de la pétition des catholiques sur la papauté que le gouvernement a pour la première fois publié les procès-verbaux des discussions du sénat. On a dit que dans cette occasion le gouvernement avait senti le besoin de s’appuyer de l’opinion d’un des corps de l’état pour résister aux réclamations des catholiques : c’est possible ; mais où est le mal ? Et n’est-ce pas une chose excellente que ce soit dans une question toute politique et toute morale que le gouvernement ait introduit la publicité au sénat ? Il a montré par là qu’il comprenait l’utilité de la publicité dans ce qui touche aux questions de conscience. Il faut, dans ces questions, parler à l’opinion publique et tâcher de l’avoir pour soi. On a pu regretter que, dans la discussion engagée au sénat sur la papauté, quelques pieux orateurs se soient trouvés surpris par cette publicité inattendue, et qu’ils n’aient pas répondu à l’attente catholique. Dorénavant cette surprise n’est plus possible. Tout le monde au sénat sait maintenant que le public écoute ce qui s’y dit. Le gouvernement en effet n’a pas borné ses publications à la discussion sur la papauté ; le public non plus n’a pas borné ses pétitions aux réclamations des catholiques : il a pétitionné sur le traité de commerce avec l’Angleterre, sur la fixation des droits spécifiques, sur le chiffre de la protection promise à notre industrie par le traité de commerce ; il a pétitionné sur les congrégations religieuses. Toutes ces pétitions ont été discutées avec chaleur, parfois même avec une vivacité qui semblait se souvenir de nos anciennes institutions parlementaires ; toutes ces discussions ont été publiées, de telle sorte que le droit de pétition s’est accrédité dans le public, et que la publicité des discussions du sénat est devenu un usage. Nous nous félicitons de ce nouveau moyen d’exprimer l’opinion publique introduit dans le sénat, non pas malgré la constitution de 1852, mais en dehors de cette constitution. À Dieu ne plaise que nous voulions discréditer ce parlementarisme imprévu en y applaudissant trop ! nous avons encore de quoi être très modestes dans nos espérances, en les comparant avec nos souvenirs. Nous aimons cependant à penser que nos anciennes mœurs politiques, nos anciennes habitudes de discussion et de publicité ne sont pas entièrement effacées, qu’elles reviennent peu à peu par une sorte de penchant instinctif ; nous aimons tout ce qui peut nous faire croire à l’influence invisible et puissante des institutions que nous avons eues pendant trente ans, et que nous avons peut-être plus abjurées qu’oubliées.


III

J’ai examiné les moyens qu’avait le sénat, selon la constitution de 1852, de connaître et d’exprimer l’opinion publique, et j’ai noté en passant les changemens que l’usage a introduits. Il me reste à faire le même examen pour le corps législatif.

La part de pouvoir que la constitution a faite au corps législatif est beaucoup plus petite que celle qu’elle a faite au sénat, et le corps législatif n’a pas à craindre, comme le sénat, s’il usait de son pouvoir, de tomber dans la révolution ; mais, quoique ses pouvoirs soient restreints, le corps législatif a cependant un avantage sur le sénat, si nous considérons la communication et les liens entre les corps de l’état et le peuple comme la cause principale de la force des assemblées délibérantes. Le corps législatif émane du peuple, et comme le mandat législatif ne dure que six ans, il y a tous les six ans des élections qui, à défaut de toute autre action politique, avertissent le pays de l’existence du corps législatif. Il tient au pays par son origine ; mais les autres liens entre le pays et lui sont faibles et indirects. Ainsi le corps législatif ne reçoit pas de pétitions ; de plus, quoique les séances soient publiques, la publicité est incomplète et tardive. L’on sait que, d’après l’article 42 de la constitution, le compte-rendu des séances du corps législatif par les journaux ou par tout autre moyen de publication ne consistera que dans la reproduction du procès-verbal dressé à l’issue de la séance par les soins du président du corps législatif. » C’est ici, disons-le franchement, le nœud de la question pour le corps législatif. Si l’article 42 continue à être exécuté littéralement, si l’usage n’y introduit pas quelque amélioration, comme au sénat, la communication entre le corps législatif et la nation n’existe pas assez, ou, n’ayant lieu que tous les six ans dans les élections, et d’une manière toute locale et tout individuelle, elle est sans efficacité. L’opinion publique se forme en dehors du corps législatif ; elle se forme par les bruits de la ville, par les conversations du jour ; elle ne pénètre pas dans le corps législatif, et surtout elle n’est pas réglée et avertie par les discussions du corps le plus populaire de l’état.

La publicité plus ou moins développée, plus ou moins quotidienne, des séances du corps législatif, est une question si importante, qu’il me paraît nécessaire d’examiner de près l’organisation de cette publicité, et les modifications qu’elle pourrait recevoir.

L’article 42 de la constitution a substitué le procès-verbal dressé par les soins du président du corps législatif aux anciens comptes-rendus des journaux. Le décret organique du 31 décembre 1852 détermine la manière dont ce procès-verbal est rédigé. L’article 74 de ce décret dit que « la rédaction des procès-verbaux des séances est placée sous la haute direction du président du corps législatif et confiée à des rédacteurs spéciaux nommés par lui, et qu’il peut révoquer. » L’article 76 ajoute que « les procès-verbaux contiennent les noms des membres qui ont pris la parole et le résumé de leurs opinions[7]. » C’est aussi « le président du corps législatif (article 78) qui règle par un arrêté spécial le mode de communication du procès-verbal aux journaux. » Le pouvoir du président du corps législatif est grand, comme on le voit ; c’est lui qui fait la lumière et qui la distribue ; il donne aux discussions l’allure qu’elles doivent avoir, non pas seulement par la présidence des débats, mais aussi par la rédaction des procès-verbaux ; il détermine la manière dont ces procès-verbaux, rédigés sous sa direction, sont communiqués au public, si bien que le pays ne voit les discussions de ses représentans que sous le jour et dans la perspective que veut le président du corps législatif.

J’aurais ici beau jeu, si j’étais un logicien, à critiquer ce pouvoir considérable, qui n’équivaut à rien moins qu’à faire du président du corps législatif l’arbitre et le régulateur suprême de la discussion officielle dans le pays ; mais je laisse de côté toutes les hypothèses, et je suis persuadé que jamais les procès-verbaux rédigés sous la direction du président du corps législatif ne donneront aux débats de la chambre des députés une expression différente de la vérité. Tel que je le connais, le président actuel ne le voudra jamais. Quels qu’ils soient, ses successeurs ne le pourront pas, quand même ils le voudraient. La vérité est plus forte que tous les pouvoirs officiels. Je ne crains donc pas que le président du corps législatif abuse jamais, contre l’esprit de la chambre, du droit qu’il a de faire rédiger les procès-verbaux. Je dois seulement remarquer, quoique je sois loin de le craindre en ce moment, que, s’il se rencontrait un jour une chambre des députés qui fût animée d’un esprit contraire à celui du gouvernement et un président qui partageât cet esprit de résistance, ou qui y cédât, rien ne serait si facile au président du corps législatif que de donner aux procès-verbaux un accent hostile et menaçant, et de les répandre partout dans le pays à l’aide des journaux qu’il tient dans sa main, puisqu’il a seul le pouvoir de leur communiquer le récit des séances de la chambre des députés. — Hypothèse fort invraisemblable ! dira-t-on. — Je le sais bien ; je ne l’ai faite que pour caractériser le pouvoir du président du corps législatif, devenu pour ainsi dire le grand maître de la publicité.

i Cette direction de la publicité, qui est une machine redoutable, puisqu’elle peut servir également à étouffer et à exciter l’opinion publique, n’a-t-elle pas quelque part un contre-poids dans la constitution ? La chambre des députés et les députés eux-mêmes n’ont-ils pas aussi une publicité qui leur appartienne et qui soit indépendante du contrôle régulateur du président ? Je n’ai trouvé dans la constitution qu’un seul article qui conserve aux députés ce qui était autrefois de droit commun dans les assemblées délibérantes : c’est l’article 79 du décret organique du 31 décembre 1852, qui déclare que « tout membre du corps législatif peut, après en avoir obtenu l’autorisation de l’assemblée, faire imprimer et distribuer à ses frais le discours qu’il a prononcé. » Le droit de chaque député est, comme on le voit, soumis à l’autorisation de l’assemblée, et la liberté d’opinion des minorités, chose qui nous semblait si importante dans nos anciennes assemblées, n’est guère respectée par, cet article ; mais à côté de cet inconvénient il peut y avoir un avantage : c’est que la majorité, en autorisant l’impression des discours, se les approprie jusqu’à un certain point ; elle en fait l’expression de son opinion, et il y a des momens où tel ou tel discours individuel peut devenir par le vote de l’assemblée le manifeste du corps législatif.

On voit d’après cet examen que les, précautions excessives prises contre la publicité des discussions et des discours du corps législatif peuvent quelquefois tourner contre elles-mêmes, et donner à la publicité dirigée par le président ou autorisée par la chambre une efficacité redoutable et contraire aux intentions de la constitution. Chercherons-nous maintenant à prévoir les modifications que l’usage peut introduire dans l’organisation de la publicité du corps législatif ?

Je ne nie pas les inconvéniens de l’ancienne publicité parlementaire. Son plus grand vice était d’être partiale et incomplète. Il fallait avoir au moins deux journaux de couleur différente pour savoir ce qu’avait été une discussion, chaque journal ne publiant et ne louant que les discours de son opinion. Les défauts de cette publicité partiale n’existent plus aujourd’hui, parce que la publicité elle-même n’existe plus. La maladie est morte avec le malade. Cependant il dépend, je crois, du corps législatif de rétablir entre lui et le public quelque communication, et cela sans sortir de la constitution, et par le seul effet de sa volonté.

Indiquons d’abord très brièvement les inconvéniens de la publicité actuelle. Les journaux sont tenus de publier tout le procès-verbal d’une discussion ou de n’en rien publier du tout. Dans le premier cas, donnant tout, ils donnent trop et s’exposent à fatiguer leurs lecteurs. Dans le second cas, ne donnant rien, ils empêchent le pays de savoir ce que pense et ce que dit le corps législatif. Ils coupent toute communication entre le public et les députés.

Autre inconvénient : la communication du procès-verbal est lente, la publication plus lente encore. De cette façon, le public lit en juin ce que le corps législatif a discuté en mai. Le retard crée l’indifférence. Il y a l’histoire de deux voyageurs assez taciturnes qui, voyageant pour voir le pays, traversaient une prairie : « Jolie prairie, » dit l’un. La voiture roule et s’enfonce dans une épaisse forêt. « Oui, jolie prairie, » répond l’autre voyageur, qui ne cherchait guère l’à-propos dans la conversation. Avec les retards de la publicité parlementaire, telle qu’elle est aujourd’hui, l’entretien du public avec le corps législatif ressemble un peu à celui de nos deux voyageurs.

Comment hâter la publication pour la rendre intéressante ? comment l’abréger pour la rendre possible ?

Notons d’abord que l’article 42 de la constitution sur les procès-verbaux de l’assemblée a déjà été modifié par l’article 13 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852. Ce sénatus-consulte a pour ainsi dire dédoublé l’article 42 de la constitution. Il a introduit deux sortes de procès-verbaux : un procès-verbal qui ne contient qu’une indication sommaire des opérations de l’assemblée, un compte-rendu de la séance qui contient les noms des membres qui ont pris la parole et le résumé de leurs opinions. C’est ce compte-rendu qui est communiqué aux journaux. Le président du corps législatif règle le mode de cette communication (article 78 du décret organique du 31 décembre 1852).

Ici viennent plusieurs questions : ce compte-rendu ne peut-il pas être rédigé à peu près aussi promptement que l’était le compte-rendu des séances des chambres dans l’ancien Moniteur ? Ce n’est pas là assurément qu’est la difficulté.

Le président du corps législatif pourrait-il autoriser les journaux à ne prendre qu’une partie de la discussion ? La constitution, dans son article 42, n’a voulu interdire aux journaux que le compte-rendu partial et souvent dérisoire qu’ils faisaient eux-mêmes. Elle a voulu que ce compte-rendu fût impartial, et c’est pour cela qu’elle a exigé qu’il se fît à l’aide de la reproduction du procès-verbal officiel. Elle n’a pas dit que cette reproduction devrait être entière et complète : je crois que c’était là son intention ; mais ce n’est pas son expression, et le président du corps législatif, qui règle le mode de communication du compte-rendu aux journaux, peut, s’il le veut, permettre à ces journaux de choisir dans ce compte-rendu les discours qu’ils voudront publier. L’impartialité dans le choix et le nombre des discours prononcés pour ou contre la loi sera une des conditions de la faculté de choisir dans le compte-rendu, et cette condition sera d’autant mieux remplie, qu’elle aura été prescrite par un arbitre tout-puissant. Grâce à cette facilité d’abréger le compte-rendu sans l’altérer, les journaux mettront plus fréquemment le corps législatif en communication avec le public. Tout le monde y gagnera : le public, dont l’opinion se formera d’après la discussion parlementaire ; le corps législatif, qui trouvera dans cette publicité presque quotidienne une activité et une autorité nouvelles ; la constitution elle-même, qui, étant plus visiblement pratiquée, sera mieux comprise ; les journaux enfin, dont les réflexions, se rapportant aux discussions des corps délibérans, auront plus de gravité et plus d’à-propos.

Les comptes-rendus du corps législatif sont très bien faits : il ne leur manque peut-être que d’exprimer les divers mouvemens de l’assemblée, les approbations, les interruptions, les marques d’adhésion. Les comptes-rendus du sénat ont ces mouvemens de séance ; ceux du corps législatif peuvent les avoir, si le président autorise les secrétaires de l’assemblée à noter ces émotions.

Je suis persuadé que l’usage introduira prochainement les très petites innovations que j’indique. Déjà, depuis cette session, les discussions du corps législatif ont plus occupé l’attention publique qu’elles ne faisaient jusqu’ici. C’est donc le moment d’entrer plus hardiment dans la voie de la publicité presque quotidienne.

IV.

Je ne veux pas pousser plus loin cette étude de la constitution de 1852. On voit dans quel esprit je l’ai faite, non pour la critiquer, non pour en montrer les défauts et les imperfections, mais au contraire pour indiquer de quelle manière elle peut être pratiquée et comment la liberté peut s’en servir. Ceux qui jugent cette constitution avec sévérité ou avec mauvaise humeur peuvent dire qu’elle n’a que deux manières d’être pratiquée, par le despotisme ou par la révolution alternativement. J’avoue qu’à la considérer en logicien pur, elle se prête à cette double pratique ; mais la logique ne gouverne pas le monde, et quand même tous les dialecticiens du monde s’efforceraient de me prouver que la constitution de 1852 ne peut être pratiquée libéralement qu’à l’aide de l’inconséquence, je répondrais sans hésiter : Soyons inconséquens, mais soyons libéraux. Que gagnerions-nous à ne pas nous servir de la constitution de 1852 ? que gagnerions-nous même à la voir aboutir un jour à la révolution après avoir traversé le despotisme ? Nous l’avions bien dit ! pourrions-nous alors nous écrier ; mais le plaisir d’avoir prévu le mal ne vaut pas l’avantage de l’éviter.

À côté de ceux qui croient qu’il ne faut pas s’occuper de la constitution de 1852, même pour l’améliorer, il y a ceux qui craignent que le désir de l’améliorer ne soit qu’une tentative de la rapprocher par la pratique de la charte de 1814 et de 1830. Essayer de revenir plus ou moins au gouvernement parlementaire ! quelle horreur ! quelle honte ! Je dirais volontiers à ceux qui s’alarment de ce côté : Rassurez-vous ; entre la constitution de 1852 et la charte de 1830, la différence est telle que la pratique la plus intelligente ne pourra jamais l’effacer. Mais un grand orateur et un grand historien a répondu, mieux que je ne pourrais le faire, à ces bruyans improbateurs du gouvernement parlementaire ; M. Guizot dit au commencement du troisième volume de ses mémoires[8] : « Les hommes de sens souriront un jour au souvenir du bruit qui se fait depuis quelque temps autour de ces mots : gouvernement parlementaire, et des mots qu’on met en contraste avec ceux-là. On repousse le gouvernement parlementaire, mais on admet le régime représentatif ! On ne veut pas de la monarchie constitutionnelle telle que nous l’avons vue de 1814 à 1848 ; mais à côté d’un trône on garde une constitution ! On distingue, on explique, on disserte pour bien séparer du gouvernement parlementaire le régime national et libéral, mais très différent, qu’on entend lui donner pour successeur. J’admets ce travail ; je livre le gouvernement parlementaire aux anatomistes politiques qui le tiennent pour mort et qui en font l’autopsie ; mais je demande ce que sera son successeur. Que signifieront cette constitution et cette représentation nationale qui restent en scène ? La nation influera-t-elle efficacement sur ses affaires ? Aura-t-elle pour ses droits, pour ses biens, pour son repos comme pour son honneur, pour tous les intérêts moraux et matériels qui sont la vie des peuples, de réelles et puissantes garanties ? On lui retire le gouvernement parlementaire, soit ; lui donnera-t-on sous d’autres formes un gouvernement libre ? ou bien lui dira-t-on nettement et en face qu’elle doit s’en passer, et que les formes qu’on lui en conserve ne sont que vaines apparences, indigne mensonge et puérile illusion ? »

Voilà la vraie question posée avec une autorité incontestable : il y a une constitution, il y a des corps délibérans, il y a des élections. Tout cela doit-il être ou seulement paraître ? Si cela doit être et vivre, je défie tous les critiques du régime parlementaire d’empêcher que la constitution de 1852 ne se rapproche pas dans la pratique de la forme de gouvernement que nous avons eue pendant trente ans. « Qu’il y ait, continue M. Guizot, des formes et des degrés divers de gouvernement libre, que la répartition des droits et des forces politiques entre le pouvoir et la liberté ne doive pas être toujours et partout la même, cela est évident ; ce sont là des questions de temps, de lieu, de mœurs, d’âge national, de géographie et d’histoire. » Aussi nous ne prétendons pas que nous reviendrons purement et simplement aux institutions que nous avons eues de 1814 à 1848 ; mais à côté des différences fondamentales il y aura des ressemblances inévitables. Une assemblée délibérante a plus ou moins de pouvoirs, mais elle ne peut pas avoir d’autres manières de discuter et de délibérer que celles qui sont en usage de tout temps. On peut empêcher une assemblée de parler ; mais, si on la laisse parler, il faut qu’elle le fasse avec une certaine liberté. Cette liberté, le corps législatif et le sénat l’ont ; c’est à eux d’en user. Tout corps qui discute et qui délibère aime que ses discussions soient connues du public : le sénat, par l’usage qui s’introduit, le corps législatif, par l’article 42 de la constitution, ont le moyen de faire connaître leurs discussions au public ; c’est à eux de rendre ces moyens de communication plus prompts, plus fréquens, plus faciles. La pratique a des expédiens qui se découvriront peu à peu, et ces expédiens seront des retours aux formes, sinon au fond du gouvernement parlementaire. Où sera le mal ? où sera le danger ?

J’ai indiqué les ressemblances inévitables ; faut-il indiquer les différences fondamentales, et que rien ne pourra abolir, sinon un changement dans la constitution ? Je prends une de ces différences. L’article 44 de la constitution dit que les ministres ne peuvent être membres du corps législatif. Je sais quels sont les motifs de cette disposition. On croit que, lorsque les ministres sont membres du corps législatif, le gouvernement se trouve nécessairement dans les chambres. Elles ont la prépondérance, elles font et défont les ministres. M. de Maupeou, quand il fit son coup d’état de 1771 contre les parlemens, s’applaudissait d’avoir retiré la couronne du greffe. La constitution de 1852 a voulu retirer le gouvernement des chambres. Soit ! Les chambres ne discuteront plus contre les ministres : cela peut plaire ou déplaire aux ministres, mais cela n’empêche pas que le gouvernement ne soit forcé de soutenir la discussion dans les chambres. Il la soutient par les conseillers d’état et surtout par le président du conseil d’état, qui a soutenu jusqu’ici les discussions les plus diverses avec beaucoup de talent. Quelles sont les conséquences de cette exclusion des ministres mis en dehors du corps législatif ? Quelles sont les conséquences de l’intervention parlementaire du conseil d’état ? L’expérience ne me semble pas encore avoir prononcé sur ces questions ; mais ce qui est certain jusqu’ici, c’est que la liberté de la discussion parlementaire ne doit pas être plus gênée avec les conseillers d’état qu’avec les ministres.

Ainsi la constitution de 1852, soit que je prenne quelques-unes des différences de principes qu’elle a avec nos anciennes constitutions, soit que je prenne les ressemblances inévitables, ne peut vivre et être pratiquée qu’à la condition de se rapprocher de plus en plus par les formes du régime représentatif ou parlementaire que nous avons eu depuis trente ans. Ce rapprochement est-il bon ? Je le crois. Est-il dans le penchant du temps ? Qui, si le temps est calme, oui, si la paix continue ; et pour hâter ce rapprochement, il faut le concours du gouvernement, des corps délibérans, du public, des partis, et même des plus humbles controversistes politiques.

Tel est le sentiment qui m’a inspiré l’étude qu’on vient de lire.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Avertissement de l’Ami de l’Ordre de Noyon Oise, 6 juin 1852, p. 197.
  2. Avertissement du Progrès du Pas-de-Calais, 10 mai 1852, p. 182.
  3. Avertissement du Spectateur de Dijon, 17 avril 1852, p. 164.
  4. Avertissement du Courrier de Verdun, 28 juillet 1852, p. 216.
  5. Avertissement de la République de Tarbes, 18 août 1852, p. 240.
  6. Avertissement du Journal de l’arrondissement de Loudéac, 29 avril 1854, p. 301.
  7. L’article 13 du sénatus-consulte du 25 décembre 1852 dit que « le compte-rendu prescrit par l’article 42 de la constitution est soumis, avant la publication, à une commission composée du président du corps législatif et des présidons de chaque bureau. En cas de partage d’opinion, la voix du président du corps législatif est prépondérante. »
  8. Ce troisième volume me semble encore supérieur aux deux autres. Le récit y est admirable, et, quant aux portraits, ils ont une expression de vérité sans minutie qui en fait de vrais chefs-d’œuvre. On a dit des grands peintres comme Raphaël et comme Titien qu’ils étaient admirables dans leurs portraits précisément parce qu’ils ne cherchaient pas les mérites particuliers de ce genre. M. Guizot fait ses portraits de la même manière. Il rencontre la vérité des individus en cherchant la vérité générale de l’histoire.