L’instruction publique dans la République Argentine
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
DANS LA RÉPUBLIQUE ARGENTINE
On a parlé avec tant de faveur en France dans ces derniers temps de la République Argentine et en particulier de ses progrès scolaires, qu’aussitôt après avoir reçu le dernier rapport présenté au Congrès National par le ministre de l’instruction publique, j’ai cru que les lecteurs de la Revue pédagogique accueilleraient, avec la bienveillance habituelle aux Français, quelques renseignements nouveaux sur l’état de l’éducation dans un pays qui semble appelé par ses richesses naturelles, par l’étendue de son territoire, aussi bien que par ses institutions libérales, à réaliser au sud du Grand Continent découvert par Colomb les mêmes merveilles que tout le monde admire dans les États-Unis de l’Amérique du Nord.
Ce qui suffirait déjà à donner quelque vraisemblance à cette espérance, c’est le courant d’immigration qui s’y dirige, et qui a atteint, l’an dernier, le chiffre énorme de trois cent mille personnes. Souhaitons en tous cas que notre supposition devienne une réalité : car alors il restera prouvé que la race latine, qui peuple déjà et continue à peupler presque exclusivement cette immense et fertile contrée, est aussi capable de mener à bonne fin la pratique du self-governement que la race anglo-saxonne, bien que la première ait été élevée à l’école de l’absolutisme et de l’Inquisition, tandis que la seconde a grandi dans les principes de la liberté de conscience, qui est la source de toutes les libertés.
Sans me faire illusion sur les difficultés d’accomplissement d’un pareil rêve, je crois que si, aux facilités matérielles d’existence dont on jouit actuellement à un si haut degré dans la République Argentine, on parvient à joindre un bon système d’éducation, — et par là je n’entends pas seulement l’éducation qui tend à former des êtres robustes, des esprits vigoureux et des caractères forts, mais encore celle qui développe les aptitudes techniques de tous les individus, — je crois, dis-je, et j’espère que les destinées de mon pays brilleront d’un plus vif éclat encore que le flambeau de liberté, de richesse et de science allumé par le grand peuple des États-Unis au nord du Continent américain et dont le rayonnement éclaire le monde. Je dis plus : peut-être même verra-t-on l’étoile resplendissante du Nord pâlir devant l’éclat de la Croix du Sud. Alors il sera démontré que les pôles sur lesquels tourne le monde moral sont l’intelligence et le sentiment, ce qui est le « problème auguste » dont parle le poète argentin.
Ce qui est dès à présent certain, c’est que, au sud du continent américain, on voit se former et se développer rapidement un peuple nouveau, au sein duquel viennent se niveler, s’amalgamer des races et des croyances, différentes de celles qui prédominent au nord du même continent ; et c’est là pour tous les penseurs de la terre, et surtout pour ceux de race latine, un champ fécond de méditation et d’étude.
Tels sont les motifs qui m’ont décidé à écrire cet article, motifs auxquels s’ajoute la bienveillance que nous a déjà témoignée la Revue pédagogique, qui, à propos de l’Exposition des écoles de Buenos-Aires et des belles photographies de ses bâtiments scolaires exhibées au pavillon du Champ de Mars, a bien voulu entretenir ses lecteurs de nos progrès. Je désire que sa lecture assure de nouvelles sympathies à un pays qui ne marchande pas les sacrifices aux œuvres d’instruction.
Et, avant tout, quelques mots d’histoire.
Ce qu’on appelle aujourd’hui la République Argentine, aussi bien que le reste de l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale, à l’exception du Brésil, est resté sous le joug de l’Espagne jusqu’aux premières années de ce siècle. Quelque temps après avoir proclamé son indépendance, la République tomba sous une tyrannie brutale qui se prolongea pendant une vingtaine d’années. Ce ne fut qu’en 1853, après la chute du dictateur Rosas, qu’elle parvint à se donner la constitution libérale qui la régit actuellement, avec les réformes partielles qui y ont été apportées en 1860.
A partir de cette époque, jusqu’en 1880, date de la dernière guerre civile, dont le résultat fut la fédéralisation de la ville de Buenos-Aires, érigée en capitale de la République, on a vu se succéder trois périodes présidentielles, de six années chacune, celle du général Mitre, celle de Sarmiento et celle du docteur Avellaneda. Ensuite sont venus le général Roca, et le docteur Juarez, qui est le président actuel et dont les pouvoirs cesseront en 1892.
Tous ces présidents ont suivi la tradition glorieuse du premier citoyen qui fut élevé à ce poste d’honneur, avant l’époque où la tyrannie brutale de Rosas vint s’abattre sur un peuple qui, malheureusement, n’avait pu acquérir la préparation nécessaire à la pratique de la liberté, je veux dire Bernardino Rivadavia, disciple des révolutionnaires français de 1789 et l’un des plus éminents hommes d’État de l’Amérique latine ; tous se sont spécialement préoccupés d’imprimer une impulsion puissante à l’instruction publique ; mais ils ont surtout donné leurs soins à l’instruction secondaire et à l’instruction supérieure. Quant à l’organisation de l’instruction primaire, qui est cependant la plus importante, elle ne date chez nous que de 1870.
En agissant de la sorte, non seulement tous ces présidents continuaient l’exemple glorieux de celui qui avait fait pénétrer la science moderne dans les écoles de théologie fondées par l’Espagne, qui avait donné à la femme une participation importante à l’œuvre de l’enseignement primaire, et qui avait employé au service de ces réformes scolaires les richesses considérables accumulées par les soi-disant apôtres d’une religion de désintéressement et de charité, richesses qui ne procuraient aucun bénéfice à la société ; mais encore ils ont obéi à une prescription constitutionnelle. En effet, la loi fondamentale prescrit au congrès national d’édicter l’ensemble des plans d’instruction générale et universitaire, et recommande spécialement aux provinces le soin de l’instruction primaire, ce qui évidemment signifie, dans l’esprit de nos institutions libérales, que l’action de ces deux facteurs, la nation et la province, doit être concordante, comme elle l’est actuellement.
Mais, soit tribut payé à la routine, soit mauvaise interprétation de la constitution, la vérité est que, en matière d’instruction primaire, à part les progrès réalisés dans deux ou trois provinces sur quatorze dont se compose la nation, le pays était plongé, il y a vingt ans, dans les ténèbres de l’ignorance, comme il fut démontré par le premier recensement général de la population fait en 1869.
Heureusement, à cette époque, la présidence de la république était occupée par un homme qui était passé maître dans les choses de l’éducation. Sarmiento, après avoir visité la France et l’Espagne, avait poussé ses voyages jusque dans la patrie d’Horace Mann, C’est lui qui, reprenant une idée de Mann, prononça au moment où il prenait possession de la magistrature suprême ces paroles mémorables : « Un homme peut être éloquent, connaître à fond l’histoire, la diplomatie et la jurisprudence ; il n’en faut pas davantage ailleurs pour aspirer au rang élevé d’homme politique ; mais si son langage et ses efforts ne tendent pas à l’éducation du peuple, il n’est pas, il ne peut pas être un homme d’État américain ! » Et Sarmiento réalisa ce programme.
En effet, c’est lui qui a fait voter une loi accordant des subsides aux provinces pour pousser au développement de l’instruction primaire ; c’est lui qui a fondé les bibliothèques populaires ; c’est lui qui a réformé les plans et les programmes d’études ; c’est lui qui a créé de nouveaux établissements d’éducation, entre autres les écoles normales ; c’est lui, enfin, qui a déterminé un véritable mouvement gouvernemental en faveur de l’instruction publique, dont le rapport du ministre Posse nous présente aujourd’hui les résultats les plus remarquables.
Les efforts réunis de tous nos présidents successifs et de leurs puissants auxiliaires, les ministres de l’instruction publique et les gouverneurs des provinces, ont abouti, trente années à peine après la constitution définitive de la nation, à ces brillants résultats : deux universités, seize lycées, trente-quatre écoles normales, quelques instituts spéciaux, de nombreuses écoles primaires dans la capitale, dans les provinces et sur les territoires nationaux, enfin, sur quatre millions d’habitants, deux cent soixante mille élèves recevant l’eau baptismale de la science dans tous ces temples de la vraie religion humaine !
D’accord avec la prescription constitutionnelle que j’ai déjà mentionnée, chaque province établit sa législation scolaire particulière ; la nation, elle, légifère pour le territoire fédéral et les territoires nationaux qui sont placés sous sa dépendance immédiate.
La loi qui règle l’organisation scolaire nationale date de 1884, et on peut dire que c’est d’accord avec elle qu’ont été édictées celles qui régissent toutes les provinces ; de manière que, connaissant celle-ci, on connaît aussi les autres.
Cette loi dispose que l’instruction primaire est obligatoire, gratuite, graduelle et donnée conformément aux préceptes de l’hygiène.
L’obligation des études scolaires s’étend à tous les enfants de six à quatorze ans, et elle peut être accomplie dans les écoles publiques, les écoles privées ou dans la famille. Le programme comprend les mêmes matières, ou à peu près, que celles qu’exige la loi française, à l’exception du travail manuel dont tout le monde parle avec enthousiasme dans la République Argentine, mais que très peu de personnes comprennent bien encore.
L’enseignement qui, jusqu’à l’âge de dix ans, doit être donné de préférence dans des classes mixtes, se divise en six groupes gradués (classes). Outre ces écoles, qu’on appelle écoles primaires graduées, la loi ordonne l’établissement des jardins d’enfants, des cours d’adultes et des écoles ambulantes.
La direction et l’administration générale des écoles primaires, dont tous les frais sont supportés par la nation, est à la charge du Conseil national d’éducation qui siège dans la capitale de la République. Ce Conseil, qui se compose de cinq membres, est presque autonome dans l’exercice de ses fonctions : il nomme directement tous les employés, administre les rentes qui lui appartiennent et vote le budget de ses dépenses, lequel doit être approuvé par le Président de la République.
Les revenus dont le Conseil national dispose d’après la loi sont nombreux. Le budget de l’année dernière a dépassé cinq millions de francs ; quant au budget général de l’instruction primaire, y compris celui de toutes les provinces, il a été presque de vingt millions de francs.
D’après le rapport du ministre Posse, on a compté dans toute la République, pendant la dernière année, 3,227 écoles publiques et privées (2,396 publiques et 831 privées) ; ces écoles ont reçu 254,608 élèves, dont 205,937 appartiennent aux écoles publiques, et 7,332 instituteurs et institutrices.
« Dans ces chiffres, constate le ministre, ne sont pas comprises les écoles normales ni leurs élèves, et, quelque flatteurs que soient ces résultats, ils ne doivent pas encore nous satisfaire : car bien que l’augmentation des écoles, des instituteurs, des élèves soit très considérable, on ne doit pas oublier que l’augmentation de la population d’âge scolaire est très grande aussi. »
Avant 1880, il n’existait pas d’édifices scolaires dans la capitale de la République, et les provinces qui en possédaient étaient en petit nombre. Depuis cette époque et spécialement pendant l’administration du docteur Benjamin Zorrilla, président actuel du Conseil national d’éducation, on a construit un grand nombre de bâtiments il y en a soixante aujourd’hui ; il y en aura cent dans peu de temps. C’est l’œuvre principale de ce citoyen distingué ; et bien que l’exécution n’ait pas été en tous points conforme aux exigences de la pédagogie et de l’hygiène, elle n’en constitue pas moins un progrès considérable. Elle a d’ailleurs été un puissant stimulant pour les provinces, qui se sont empressées de suivre l’exemple de la capitale. En même temps que les bâtiments, on a amélioré aussi le mobilier scolaire, qui, en général, n’était pas en rapport avec la magnificence extérieure des écoles.
Mais il n’y a pas et il ne peut y avoir de bonnes écoles sans professeurs compétents. La première de nos écoles normales a été fondée en 1871 c’est celle de Paraná, la plus ancienne et la plus importante des trente-quatre qui existent aujourd’hui, à raison de deux par province (une de garçons et une de filles), à l’exception pourtant des provinces plus peuplées et plus étendues, Buenos-Aires et Cordoba, qui en comptent, la première cinq et la deuxième trois, plus deux dans la capitale fédérale.
Les écoles normales argentines se divisent en deux catégories : les écoles normales élémentaires ou primaires et les écoles normales supérieures. Les premières sont destinées exclusivement à former des maîtres et des maîtresses pour l’instruction primaire élémentaire ; les secondes ont en outre pour objet de préparer des professeurs pour la surintendance, l’inspection et la direction des écoles primaires et des écoles normales du premier degré. Il n’y a que trois écoles de la dernière catégorie : celles de la capitale fédérale (l’une de garçons et l’autre de filles) et celle de Paraná qui est mixte, c’est-à-dire pour les deux sexes.
Chaque école normale comprend deux institutions : le cours normal ou supérieur, et l’école d’application, qui est destinée : 1° à servir d’école modèle, c’est-à— dire à être si complète dans son organisation, son enseignement et sa discipline, qu’elle soit pour l’élève-maître le modèle le plus digne d’être imité dans toutes ses parties ; 2° à servir d’école pratique, c’est-à-dire à être un champ d’exercices pour l’apprentissage de l’enseignement pour l’élèvemaître ; 3o à servir d’école expérimentale, c’est-à-dire à appliquer les nouveaux procédés, afin d’observer les résultats comme objet d’étude, non seulement pour l’élève-maître, mais aussi pour le professeur.
Le plan d’études antérieurement en vigueur dans les écoles normales exigeait quatre années d’études pour les maîtres et six pour les professeurs. Pour être admis dans l’école, il fallait subir un examen sur la géométrie, la géographie et l’histoire. De plus, on exigeait l’âge de quatorze ans pour les filles et de seize pour les garçons, ainsi qu’un certificat de bonne santé. Les boursiers, c’est-à-dire les élèves qui reçoivent, outre une subvention ( elle est aujourd’hui de cent francs par mois), les livres et les fournitures classiques nécessaires, contractent l’engagement de servir dans une école publique pendant trois ans, ou doivent rembourser, au cas contraire, les sommes reçues.
Le plan actuel, établi en 1888, malgré l’avis contraire de tous les directeurs de ces instituts, limite les études à trois et cinq aunées, respectivement ; mais il exige, pour l’admission, un certificat complet des six années des écoles primaires annexées, ou bien un examen portant sur toutes les matières du plan d’études de ces dernières.
Annexés à différentes écoles normales, fonctionnent quelques jardins d’enfants, lesquels, à l’exception de celui de l’école normale d’institutrices de la capitale, sont dirigés, comme la plupart d’ailleurs des écoles normales de filles et presque toutes les écoles d’application, par des institutrices des États-Unis, qui ont introduit dans notre pays les procédés d’enseignement de Froebel. Le jardin d’enfants annexé à l’école normale de Paraná forme, après cinq années d’études et de pratique, des institutrices normales pour cet enseignement particulier.
Il n’existe pas, dans notre pays, d’institution scolaire qui ait une aussi grande vitalité et qui jouisse d’une confiance plus étendue que les écoles normales. Le peuple argentin comprend que ces écoles sont les centres, les foyers destinés non seulement à maintenir les progrès réalisés dans l’instruction publique, mais encore à les étendre et à les accroître toujours.
Sur ces instituts, le rapport de l’inspecteur général, le docteur Jean A. Garcia (fils), donne les renseignements suivants :
Suivent les cours des écoles normales : 11,235 élèves, dont 1,356 appartiennent aux cours supérieurs, et qui se divisent ainsi :
Écoles de filles : 750 élèves dans le cours supérieur et 5,224 dans l’école d’application ;
Écoles de garçons : 606 élèves dans le cours supérieur et 4,292 dans l’école d’application.
Cette population scolaire est élevée par un personnel enseignant composé de 879 professeurs. On dépense dans toutes les écoles normales plus de 5 millions de francs par an.
Les plus peuplées de ces écoles sont celle d’instituteurs de Paraná et celle d’institutrices de Concepcion, province d’Entre-Rios. La première compte 830 élèves, garçons et filles, dont 150 au cours supérieur ; la seconde compte 820 élèves, dont 70 au cours supérieur. La première fonctionne dans une ville de 30,000 habitants ; la seconde dans une ville de 10,000 habitants.
J’ai dit précédemment que la République Argentine possède seize lycées (collèges nationaux, comme nous les appelons). L’un d’eux est établi dans la capitale fédérale, Buenos-Aires, et les autres dans chacune des différentes capitales des provinces. Le ministre Posse dans son rapport démontre la nécessité de créer au moins un autre collège national à Buenos-Aires, ville très étendue puisqu’elle a déjà cinq cent mille habitants.
Ces établissements d’enseignement secondaire dépendent directement du gouvernement national. Le ministre de l’instruction publique fait les plans et les programmes d’études, les règlements généraux et intérieurs, nomme les professeurs et les autres fonctionnaires, et le congrès national établit annuellement le budget général des dépenses.
En faisant une étude comparative des différents plans d’études établis pour ces établissements, on remarque au premier abord que tous font une part égale aux matières scientifiques et aux matières littéraires, ce qui prouve que le véritable but de l’enseignement donné dans ces collèges n’est pas seulement la préparation aux carrières supérieures spéciales, mais une éducation générale qui, d’après les paroles du docteur Avellaneda, « répand l’enseignement dans le peuple en rendant chaque citoyen capable de prétendre à toutes les conditions sociales, de sorte que l’on puisse rencontrer à chaque instant des hommes aptes à remplir leurs devoirs dans les différentes phases de la vie sociale et pratique. »
Dans les six années d’études prescrites par le plan actuel, édicté en 1888, on a l’obligation d’enseigner les matières suivantes : langues nationale, française, anglaise ou allemande, langue Jatine (que personne ne sait enseigner et que personne n’apprend chez nous !) ; histoire et géographie argentines et générales ; arithmétique, algèbre, géométrie et notions de trigonométrie, topographie et cosmographie ; physique, chimie, histoire naturelle et hygiène ; littérature espagnole, philosophie et notions de droit et d’économie politique ; dessin, gymnastique et exercices militaires. En sus des matières obligatoires, il y a des cours libres et facullatifs, c’est-à-dire des cours qui ne sont pas compris dans le plan général.
Pour l’admission à ces établissements, on exige des élèves l’âge de douze ans et le certificat de six années d’études dans les écoles primaires. Quand les six années d’études secondaires sont terminées, l’élève peut recevoir le diplôme de bachelier ès sciences et és lettres, qui lui donne le droit d’entrer dans les universités.
Le régime des collèges nationaux, comme celui de toutes les écoles publiques, est l’externat. Il n’existe pas de bourses nationales, et chaque élève acquitte un droit d’inscription et d’examen de 40 fr. par an. Les seize collèges nationaux ont une subvention de près de 3 millions de francs. Le plus coûteux est celui de la capitale fédérale, qui absorbe à lui seul 700,000 fr. sur la subvention totale : il a mille élèves et cent professeurs. L’année précédente il y a eu dans tous les collèges nationaux deux mille sept cents élèves inscrits.
Comme il nous manque encore une école normale supérieure, la majorité des personnes qui enseignent dans nos collèges sont des avocats, des médecins, des ingénieurs, des bacheliers, des professeurs primaires, etc. Parmi eux figurent un grand nombre d’étrangers, spécialement des Français, des Allemands, des Anglais et des Américains du Nord.
Au sommet de notre système scolaire, comme chez les autres nations, se trouvent les universités, celle de Buenos-Aires et celle de Cordoba, toutes deux à la charge exclusive du gouvernement national. Le gouvernement de la province de Buenos-Aires vient de promulguer une loi visant la création d’une université à La Plata, capitale de cette province, ville qui n’a que six ans d’existence et qui a déjà une population de cinquante mille habitants ! Les deux universités actuelles comprenaient jusqu’ici trois facultés : faculté de droit et sciences sociales, faculté de médecine et pharmacie, enfin faculté de sciences physiques et mathématiques. On vient de créer la faculté de philosophie et des lettres annexée à l’université de Buenos-Aires. Le temps des études, dans ces différentes facultés, est de cinq années pour la première, de six pour les deux autres, et de quatre pour la dernière. Le nombre d’élèves a été, en 1888, de 594 à l’université de Buenos-Aires, dont 147, 347 et 100, respectivement, dans les trois facultés ; et seulement de 145 (56, 63 et 26,) à celle de Cordoba.
À côté des étudiants inscrits, lesquels sont obligés de suivre journellement les cours, sous peine de déchéance de leur droit d’examen, — il n’est pas toléré plus de trente absences, — des étudiants libres peuvent également assister aux cours et subir des examens. Cette catégorie d’élèves est assez nombreuse, principalement dans les facultés de droit.
Le budget de cette année consacre 2 millions de francs à l’université de Buenos-Aires et un peu moins à celle de Cordoba.
Les universités argentines sont filles de ces célèbres universités espagnoles qui condamnèrent l’entreprise de Colomb ; mais elles ont si bien abandonné les vieilles traditions, qu’elles paraissent bien plutôt avoir conquis les anciennes universités qu’en être les filles. Une preuve évidente de cette vérité se trouve dans ce fait : Mile Cécilia Grierson vient d’obtenir son diplôme de « docteur en médecine » à l’université de Buenos-Aires. Cette jeune fille est la première femme argentine qui, laissant de côté d’anciens et aveugles préjugés, ait obtenu ce titre honorable qui dénote en elle, outre le travail et l’intelligence, un caractère à toute épreuve.
Mlle Grierson qui, avant d’entrer à la faculté, avait obtenu le diplôme d’institutrice à l’école normale de Buenos-Aires, a été chaudement félicitée, dans une lettre charmante, que j’ai le regret de ne pouvoir reproduire ici, par le pédagogue le plus distingué de notre pays, le Dr Francisco A. Berra, dont les ouvrages viennent d’obtenir, à juste titre, une médaille d’or à l’Exposition universelle.
Ce que vient d’accomplir brillamment Mlle Grierson marque, sans aucun doute, une nouvelle ère dans l’évolution sociale du peuple argentin, et servira d’exemple et de stimulant aux autres pays latino-américains.
Tel est l’inventaire succinct de la richesse pédagogique du peuple argentin, richesse dont nous sommes particulièrement redevables à deux grands peuples, la France et l’Amérique du Nord ; car ce sont eux qui nous ont fourni des professeurs, des méthodes et des procédés d’enseignement, des types de mobilier et de matériel scolaires et, ce qui vaut mieux encore, leur esprit et leur enthousiasme pour la noble cause de l’éducation populaire, source féconde du bien-être public et privé.
Les premiers introducteurs des idées prédominantes dans ces deux pays, au commencement et au milieu de ce siècle, ont été, je l’ai dit, nos deux plus illustres hommes d’État : Bernardino Rivadavia, disciple des Français de la Révolution, qui commença en 1820 l’implantation de ses réformes, — et Domingo F. Sarmiento, disciple d’Horace Mann, qui se mit à l’œuvre en 1870, c’est-à-dire un demi-siècle après qu’on avait fait dans la République Argentine le premier pas décisif en faveur de l’éducation du peuple.
Dans le grand nombre d’étrangers qui sont venus chez nous mettre en pratique ces idées, nous trouvons en première ligne des Français, entre autres Larroque, directeur et fondateur en quelque sorte du collège national qui a joui jusqu’à ces derniers temps d’une réputation méritée, le collège qui existe encore à Concepcion de l’Uruguay, dans la province d’Entre-Rios ; — Alexis Peyret, collègue de Larroque et professeur aussi distingué qu’écrivain éminent ; — le philosophe Jacques, collègue de M. Jules Simon et de Saisset, réformateur du Collège national de Buenos-Aires, auteur des premiers plans et programmes d’études mis en vigueur dans ces établissements, et père d’une éducatrice distinguée, Mlle Jacques, qui est elle-même directrice de l’école normale. d’institutrices de Santiago del Estero. Pour le dire en passant, Jacques avait offert, vers 1862, à un des premiers éducateurs de France, celui qui devait être un jour le directeur général de l’enseignement primaire, à M. F. Buisson, un emploi de professeur dans un collège de la République Argentine ; la proposition ne fut pas acceptée, et ce fut un bonheur, car là-bas l’éminent administrateur n’aurait pu accomplir la tâche immense qu’il a, ici, menée à bonne fin avec autant de persévérance que de patriotisme dans l’intérêt de tous les peuples qui sauront s’en inspirer.
Les États-Unis de l’Amérique du Nord nous ont aussi envoyé dès 1870 des professeurs et surtout des institutrices qui nous ont apporté les excellentes méthodes et les procédés pratiques d’enseignement intuitif usités dans ce pays. Il n’y a guère d’école normale argentine à la tête de laquelle on ne trouve une maîtresse de l’Amérique du Nord, et il y en a encore moins qui ne possèdent l’excellent matériel scolaire des États-Unis, en y comprenant, par exemple, le pupitre à une seule place, qui est de règle dans ce pays-là et qui commence à l’être chez nous.
Qu’on n’aille pas croire pour cela que tous nos progrès proviennent exclusivement de France et des États-Unis. Une contrée essentiellement cosmopolite comme la République Argentine doit forcément subir l’influence, bonne ou mauvaise, de tous ceux qui contribuent à la former. En matière d’éducation, c’est heureusement la première qui l’emporte, car les hommes distingués venus du dehors, auxquels nous devons plus particulièrement nos progrès, ont été en général des réformateurs qui se sont trouvés repoussés de leur pays au moment où ils s’y faisaient les apôtres des idées nouvelles.
La République Argentine, comme tant d’autres républiques de l’Amérique latine, a tiré un immense avantage de cette circonstance spéciale, grâce à laquelle les proscrits de la monarchie et de l’Église, en Europe, ont été chez elle les propagateurs les plus fervents de l’idée démocratique et libérale. L’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, l’Italie, l’Espagne elle-même, nous ont fourni, en matière scolaire, un contingent des plus précieux, et continuent à le fournir encore. Peyret, qui est Français, Torres, qui est Espagnol, et Fitz-Simon, qui est Anglais, sont des exemples vivants de ce que je dis.
Mais, je persiste à le dire, c’est à la France et aux États-Unis que nous devons, non seulement nos institutions politiques et sociales, mais encore la part la plus importante de nos progrès scolaires, comme le prouve encore ce fait que les noms des pédagogues les plus distingués de ces deux pays sont aussi connus chez nous que dans leur propre patrie.
Le grand dictionnaire pédagogique de Buisson se trouve dans toutes nos bibliothèques scolaires ; nous étudions la science de l’éducation dans les livres de Compayré, de Marion, de Jules Simon, Gréard, Rousselot, etc., auteurs français, et dans ceux de Wickersham, Johonnot, Baldwin, etc., auteurs américains ; et il n’y a pas une vérité éducationnelle reconnue dans ces deux pays qui n’éveille, en général, un écho sympathique sur la terre argentine.
Un peuple qui a d’aussi bons mentors est destiné, on peut l’affirmer, à conquérir sur le terrain de l’éducation des gloires plus grandes et plus durables que celles qu’il a pu acquérir sur les champs de bataille en luttant pour son indépendance et pour sa liberté.