Éditions Édouard Garand (61p. 15-19).

VII

LA SINGULIÈRE AVENTURE DE FLANDRIN


Flandrin Pinchot, le soir d’avant, était arrivé à l’auberge de la Coupe d’Or harassé et rompu par son voyage de trois jours. Cela se comprend, il avait si peu l’habitude du cheval et de la selle. L’eau-de-vie, le vin et le souper énorme qu’il avait pris à son arrivée, avaient pour un moment refait sa vigueur coutumière. Mais ce bien-être n’avait été que passager. Le lit lui fut un amollissement, ou peut-être mieux un durcissement, de telle sorte qu’au matin, alors que le coq pérorait avec prétention parmi les volailles de l’aubergiste, Flandrin se réveilla roide comme une barre de fer.

— Allons ! sang-de-bœuf ! maugréa-t-il, me voilà figé comme dindon sur la neige. Eh bien ! tant pis, je paillasse encore jusqu’à ce que la vie me revienne… bonsoir !

Il se rendormit avec un large sourire de bien-aise. Car le lit était bon avec sa senteur de paille fraîche et ses couvertures de laine bleue. C’était un vrai nid de bourgeois. Et Flandrin, en se rendormant, avait dû penser que l’auberge était un endroit excellent pour vivre comme dans la soie. Il se trouva si bien, qu’il ronfla durant deux autres heures.

Des coups de manche à balai dans sa porte le réveillèrent en sursaut.

— Voyons ! cria-t-il d’une voix enrouée, est-ce la manière de réveiller les honnêtes voyageurs ? Qui veut enfoncer ma porte ?

— Il est neuf heures, monsieur le voyageur, répondit une voix fraîche de jeune fille… il faut se trémousser !

— Ah ! bien, l’on m’en dira tant… Tant pis pour qui s’en offensera, moi je me trémousse une heure encore dans ce lit, et gare à qui va revenir me déranger avant cette heure expirée !

Ces paroles n’eurent pas de réplique. Les paupières plus lourdes qu’à son premier réveil et les membres tout engourdis encore, Flandrin se rendormit de la plus belle façon.

Il va sans dire qu’il ne put suivre la durée du temps… De nouveaux coups de balai dans sa porte le tirèrent brusquement du sommeil.

— Ah ! ça, encore ? fit-il avec humeur. Est-il vrai qu’on ne peut pas dormir son saoûl dans ce bouge ?

— Il est onze heures… dit la même voix de jeune fille.

Cette fois, Flandrin vit sa porte s’ouvrir.

Dans l’entrebâillement Flandrin vit paraître un beau brin de fille, de vingt ans au plus, avec une jolie tête blonde et un visage rougeaud et riant.

— Voyons, monsieur le dormeur, dit-elle, va-t-il falloir, pour vous faire trémousser, vous tirer de ce lit par les pieds ?

— Je crois bien qu’il va falloir, belle enfant. Ah ! le trélingage que je me sens de tous côtés !… Quoi ! tu ris ? Eh bien ! cours en faire autant… quarante lieues à califourchon !

— Baste ! n’est-ce que cela ?

— Hein ! tu dis…

— J’en ferais soixante.

— Sang-de-bœuf ! belle fille, tu dois être bien bâtie !

— Dame ! on a de la vigueur.

— Et de la jeunesse surtout, ma fille. Tiens ! viens me tirer par les pieds… Au fait, pourquoi pas te le dire ? j’aime de suite ton menton fosselé, ta bouche et tes yeux…

— Ensuite, mon gentilhomme ?

— Pas gentilhomme… capitaine ! Oui, Capitaine… Qu’est-ce que ça peut bien nous ficher la gentilhommerie ? Ensuite, dis-tu ? Tiens ! ces bras blancs et veloutés que je te vois… J’y mordrais comme en du bon pain. Viens me tirer…

La servante se mit à rire.

— Attendez, monsieur le capitaine, je vais vous tirer comme vous le voulez… mais à coups de balai.

Et se donnant de suite une figure colère, elle entra tout à fait et fit mine de courir au lit en levant son balai.

Flandrin la pensa sérieuse. Pour éviter un ou deux horions qui auraient bien pu entamer la peau de son visage, il ramena rapidement ses couvertures sur sa tête et cria :

— Au moins, belle fille, ne va pas frapper ni trop dur ni trop longtemps !

La belle enfant éclata du plus beau des rires et reprit le chemin de la porte, mais non sans dire :

— Là ! monsieur le capitaine, faut être raisonnable. Voyez cette chambre en désordre par votre faute… il faut la faire, puis balayer, puis épousseter. Ah ! vous ne savez peut-être pas qu’un certain personnage vous attend en bas ?

— Ah ! ah ! tu as dit un personnage… et un personnage en noir ? Tu as raison, il faut que je me remue. Eh bien ! à tantôt, belle fille, je te conterai un brin d’amour.

La servante s’était retirée.

Flandrin, pas trop bien remis de sa fatigue de la route, s’étira, bâilla, rebâilla et bien à regret quitta le lit si bon.

L’auberge était bourdonnante de vie. En bas, conversations animées, rires de femmes et d’hommes, appels, ordres, et, par-dessus tout, pour Flandrin et pour bien d’autres, la musique agréable des cuisines. Et dans la cour de l’auberge, cris, jurons quelquefois, roulement de charrettes, hennissements joyeux, coups de fouet claquant…

— Allons ! se dit Flandrin avec contentement, je croyais venir en une ville morte et sombre, mais tout me paraît déborder de vie. Et voyez ce soleil qui étincelle dans cette fenêtre…

Il ouvrit toute grande la fenêtre. Il se pencha au dehors et regarda avec avidité. D’abord, sous ses yeux, la cour des écuries où quatre ou cinq garçons pansaient des chevaux. Levant ensuite les yeux, il vit le soleil haut dans un grand ciel bleu pâle. Puis il ne put voir que des maisons aux toits pointus, des clochers aux flèches élancées… mais plus loin une verdure magnifique qui s’élevait vers le ciel : la pente du Mont-Royal.

Flandrin ne s’attarda pas à examiner ce qui pouvait frapper sa vue, il était pressé. Quelqu’un l’attendait dans la salle commune, et, comme il le pensait, ce devait être cet inconnu habillé tout de noir qui lui avait confié une mission dont il ignorait le premier détail. Il fit rapidement sa toilette, ceignit la rapière et descendit majestueusement. Dans les cuisines qu’il dut traverser, il fut salué par l’aubergiste. Les marmitons s’inclinèrent, les filles lui décochèrent un regard d’admiration. Flandrin, comme bien on pense, n’était pas fâché de se voir ainsi remarqué et salué. Mais il faut dire aussi que l’aubergiste l’avait reçu avec un « Bonjour, monsieur le Capitaine », qui avait, naturellement fait dresser les oreilles des serviteurs.

Flandrin trouva la salle commune remplie de clients : là on buvait, parlait plus haut souvent que nécessaire, jouait aux cartes ou aux dés. Plus loin, Flandrin découvrit une haute porte en arcade donnant sur une salle de billard. Là, des jeunes et belles femmes richement parées et en longues robes à falbalas jouaient au billard ou devisaient en riant par groupes. Au billard de jeunes bourgeois ou gentilshommes accompagnaient les femmes. À voir tout ce monde si gai, à voir surtout ces jeunes et belles femmes, Flandrin se sentit devenir tout joyeux. Pourtant, une ombre fugitive vint en son esprit obscurcir toute l’éclatante lumière qui semblait jaillir de lui-même : ce fut le souvenir de sa femme qui l’avait abandonné. Ah ! comme il aurait été plus heureux d’apparaître en ce beau monde avec sa femme à son bras !… Hélas ! c’était sa faute : il avait été l’unique artisan de ses chagrins et de ses infortunes.

Le cruel souvenir qui avait étreint son cœur se dissipa vivement, car Flandrin venait d’apercevoir l’homme qui l’avait fait venir en Ville-Marie, Il le revit tout vêtu de noir et la figure sombre. L’homme était dans un coin reculé et seul à une table sur laquelle était posée une carafe de vin. Flandrin marcha vivement vers lui. Mais avant qu’il n’eût prononcé une parole, l’inconnu l’invitait à s’asseoir et lui disait à voix basse :

— Ici, capitaine, il importe d’être très méfiant et sur ses gardes. Il faut toujours parler à voix basse. Retenez bien ce que je vous dis. Je vais vous laisser vous reposer aujourd’hui, et demain je vous donnerai des instructions précises. Pourtant, je vous demanderai une seule chose maintenant, c’est de surveiller cet homme… voyez, celui qui porte un justaucorps de satin vert et qui joue au billard avec cette jeune fille à cheveux roux…

Flandrin plongea un regard aigu dans la salle du billard et vit de suite l’homme en satin vert. Il le regarda attentivement, mais il ne parut pas faire cas de la jeune fille à cheveux roux. Une fois qu’il eut bien regardé l’homme en question, il répondit :

— C’est bien, monsieur, je le reconnaîtrai et le surveillerai.

— Comme vous voyez, reprit le policier aux gages de François Perrot, vous aurez peu à faire pour aujourd’hui, capitaine. Je vous laisse donc avec cette carafe de vin que vous boirez à ma santé.

Le lieutenant de police s’en alla vers les cuisines. Satisfait et content, Flandrin se vida une large rasade qu’il se mit à siroter tout en faisant l’inspection de la salle commune. Comme il n’aimait pas à boire seul, il cherchait une figure connue. Non, personne… Toutes les physionomies rassemblées là étaient étrangères. Bah ! que lui importait ? Quand on ne peut boire avec d’autres, on boit seul… surtout lorsque le vin est tiré et qu’il est bon. Il avait du moins le plaisir de lorgner les jolies servantes qui allaient çà et là par la salle d’un pied mignon et léger. Il eut encore le plus grand plaisir de remarquer l’une de ces jolies servantes, et celle-ci assez souvent lui lançait un coup d’œil oblique et doux. Flandrin aurait voulu lui faire un petit sourire, mais toujours le coup d’œil de la belle fille était trop fugace. Une fois, pourtant, il arriva qu’elle regarda tout à fait Flandrin en plein dans les yeux, et cette fois Flandrin put lui sourire. Elle répondit par le plus beau des sourires de femme.

— Allons ! pensa Flandrin, ça va bien !

Il en était à sa troisième rasade de vin, lorsqu’il vit revenir des cuisines le lieutenant de police dont il ignorait, comme nous le savons, le nom et la qualité.

— Il faudra pourtant que je sache son nom… se dit Flandrin.

Broussol passa non loin de lui, mais sans paraître le voir, et gagna la salle de billard. Flandrin le suivit du coin de l’œil. Au billard, la partie engagée depuis une demi-heure peut-être venait de finir par des éclats de rire, des applaudissements des spectateurs ou spectatrices et des heurts de queues et de billes. Mais déjà une nouvelle partie s’organisait, et à sa plus grande surprise Flandrin vit « son homme » entrer dans le tournoi avec pour partenaire la jeune fille à cheveux roux. Elle était belle et fort élégante cette fille, et Flandrin l’examina pour la première fois. S’il ne la connaissait pas, il lui découvrait une certaine ressemblance. Oui, cette jeune fille lui rappelait l’image de son ancienne amante la belle et blonde Lucie. Flandrin aurait bien voulu suivre la partie, même de loin comme il était ; mais voilà que le personnage en justaucorps de satin vert, qui avait cédé sa place au lieutenant de police, oui, voilà que cet homme sortait de la salle de billard et venait à Flandrin avec à ses lèvres un sourire fort ambigu. L’inconnu s’approcha, s’assit sans façon à la table de Flandrin, cligna de l’œil et murmura :

— Voyez-vous, mon ami, cet homme en justaucorps de velours noir qui joue au billard avec cette jeune fille à cheveux roux et parée de soie verte ? Eh bien ! je vous demande de surveiller cet homme et de me tenir au courant. Voici, pour commencer, vingt-cinq livres…

L’homme mit dans la main de Flandrin ébahi quelques écus d’or et s’en alla. La minute d’après il avait quitté l’auberge.

Flandrin restait tout perplexe et indécis. Allait-il suivre le personnage en vert et l’épier, ou bien demeurer et se borner à surveiller le personnage en noir ?

Il était loin d’avoir pris même l’ombre d’une résolution, qu’il vit venir à lui la jolie servante avec qui il avait échangé un sourire. Elle approchait souriante, mais son sourire, au gré de Flandrin, paraissait avoir quelque chose de mystérieux.

Elle fit mine d’essuyer la table du coin de son tablier, puis s’étant penchée vers notre ami, elle chuchota :

— Vous êtes bien, n’est-ce pas, le capitaine Flandrin ?

Dans sa surprise Flandrin ne put trouver un seul mot à dire.

— Tenez ! continua la jeune fille de l’air le plus énigmatique qui fût, regardez bien cet homme…

Flandrin regarda l’homme indiqué.

— Oui… put-il faire enfin. Mais… cet homme… c’est l’aubergiste ?

— Oui bien, capitaine… c’est pourquoi on vous demande de surveiller l’aubergiste !

Sans plus elle s’en alla avec le même sourire.

— Voyons, se dit Flandrin, est-ce que je fais un fou rêve ?

Il suivit d’yeux tout ébaubis la gracieuse silhouette de la servante qu’il vit disparaître dans les cuisines.

Plus perplexe que jamais, Flandrin se demanda comment il pourrait bien surveiller à la fois ces trois personnes : c’est-à-dire le bourgeois en justaucorps de satin vert, lequel il ne savait plus où retrouver, puis le mystérieux inconnu en vêtements noirs et l’aubergiste.

Il se mit donc en train de réfléchir sur ce problème d’une solution qui lui apparaissait de suite très « problématique ». Pinchot se trouvait en face d’une besogne qui eût demandé, pour le moins, un don d’ubiquité (ce qu’il ne possédait pas), et, pour le pire la besogne, en partie, se trouvait payée d’avance. Disons qu’il y avait là pour Flandrin un cas de conscience : car Flandrin, très honnête homme et se faisant un scrupule de conserver intacte sa probité, avait accepté de l’argent pour des services requis qu’il se sentait incapable de rendre. Il est vrai qu’il lui restait la décharge de rendre l’argent… oui, mais où retrouver le bourgeois en satin vert ? Si Flandrin se trouvait embêté, c’était sa faute : quelle affaire avait-il d’accepter de l’argent sans savoir comment il pourrait le gagner ou le rendre ? Il s’était donc engagé en acceptant des écus, et il ne lui restait plus qu’à s’exécuter. Sans doute, s’exécuter… il ne voulait que cela ; mais de quelle façon ? Oui, comment surveiller trois hommes qui ne vivaient pas ensemble ? Imaginatif quand même et avec l’espoir de trouver un biais qui apaiserait sa conscience, Flandrin crut entrevoir un rayon de lumière dans l’embrouillamini où il pataugeait, quand s’approcha l’aubergiste avec le plus large des sourires.

Flandrin, du reste, l’avait vu venir.

Or, voici que l’aimable aubergiste, toujours très souriant, se penche à l’oreille de Flandrin et demande dans un murmure fort suave :

— Comment aimez-vous le vin de ma maison ?

— Excellent…

— Merci. Tenez !… mais c’est entre nous… je vais vous confier une petite besogne… oh ! une petite besogne de rien du tout ! Vous avez remarqué une de mes servantes… cette jeune fille brune, en jupe rouge et chaussée d’escarpins rouges ?

— Comment ? Si je l’ai remarquée ?… Elle m’a même parlé, et, sans vouloir vous offenser, je l’ai même trouvée très jolie et appétissante.

— Oh ! il n’y a pas d’offense qui vaille, pas la moindre. Car vous avez très raison, Monsieur le Capitaine, cette servante a pour elle tous les avantages, que, hélas ! je n’ai plus… Oui, elle a la jeunesse, la beauté et la grâce ! Je vous assure que c’est un bijou de fille ! Ainsi donc, puisqu’elle vous a parlé, vous sauriez, à l’occasion, la reconnaître ?

— Certainement.

— Ça va bien… très bien ! Je suis content de vous, Capitaine… Néanmoins, je vous prierai de n’en souffler mot à personne. Voyez-vous, je désire vous demander de surveiller cette jeune personne qui, par ci par là, ne dédaigne point de faire des siennes. Oui, je vous demande seulement de la surveiller. Comme rétribution de vos services, je vous accorderai le gite et la table, plus le vin et l’eau-de-vie, plus la litière et l’avoine à votre cheval, plus…

— Assez ! assez ! maître aubergiste ! s’écria Flandrin chaviré.

— Alors… c’est compris et entendu ?

— Oui, oui, je surveillerai cette jeune demoiselle en escarpins rouges…

Radieux — ou en ayant tout au moins l’air — l’aubergiste s’était retiré. Il avait laissé notre bon Flandrin étourdi et pas mal hébété.

Et lui, Flandrin, se disait :

— Est-il vrai que je sois destiné à devenir fou et à mourir un imbécile ? Ne serait-il pas plus vrai de penser que je suis encore dans mon lit en train de faire le plus prodigieux des rêves ? Ou, encore, cette maison ne serait-elle pas l’antre des énigmes et des mystères ? Et, sang-de-bœuf ! va-t-il en venir encore d’autres ?… Bon ! voyons encore…

Oui, Flandrin voyait revenir du billard son inconnu en habit noir, c’est-à-dire le lieutenant de police.

Celui-ci affichait une figure plus grave et plus sombre. Flandrin s’émut sans trop savoir pourquoi ; on aurait pensé qu’il était sous l’attente d’une catastrophe. À la vérité, cet homme, qu’il ne connaissait pas et qui, par surcroît, lui paraissait porter le masque d’un revenant ou d’un spectre, lui faisait peur à la fin.

Broussol s’assit à la table de Flandrin, jeta à ce dernier un regard sévère, puis proféra rudement :

— Hé quoi ! Capitaine, n’avez-vous pas surveillé l’homme que je vous ai dit ?

Flandrin s’emporta malgré lui.

— Sang-de-bœuf ! votre homme, monsieur, ne le savez-vous pas ? il est parti ! Et, maintenant, sais-je seulement où il reste ?

— Il fallait le suivre ! rétorqua durement le policier.

Flandrin, avec son sang échauffé par de copieuses libations de vin, allait répliquer vivement… quand il demeura béant. Oui, béant… car du fond des cuisines survenait un cri de femme… et non un cri de joie, loin de là : c’était un cri de détresse. On aurait pu même, à la rigueur, penser que ce cri venait d’une femme qu’une main barbare quelconque égorgeait. Aussi bien, toute la salle avait bondi ou d’effroi ou de stupeur, et Flandrin en fut doublement impressionné. Il avait d’ailleurs, le premier, sursauté sur son siège, puis s’était levé comme pour s’apprêter à faire face à un danger. Et puis, ce cri de femme… oui, est-ce que Flandrin n’y avait pas reconnu le son d’une voix mélodieuse… la voix de cette jeune et jolie servante en escarpins rouges ?…

Non, décidément, il n’en fallait pas davantage à Flandrin Pinchot.

— Sang-de-bœuf ! cria-t-il d’une voix retentissante, qui égorge-t-on par là ?

Et il s’élança vers les cuisines… il s’élança la rapière au poing. Il enjamba, pour ainsi dire, la salle commune, et arriva comme un bolide au cénacle des marmitons. Et quel air terrible il vous a ! Il fait peur. De même qu’en la salle on s’est vivement et prudemment écarté sur son passage, aux cuisines on fait nettement place. Les marmitons se sont jetés et aplatis dans les coins ou sous les tables ; l’aubergiste, pour plus de sûreté, s’est engouffré au fond d’une immense huche. On pense que cet homme armé d’une effroyable rapière va tout massacrer. Pourtant Flandrin se moque pas mal de la valetaille effarouchée… il cherche la femme qui a crié… celle qu’on a égorgée et son égorgeur. Oh ! gare à celui-là ! Mais Flandrin n’aperçoit nul égorgeur et nulle femme égorgée… Pourtant… Eh bien ! oui, là, dans l’escalier encaissé de bois blanc qui va en haut, n’a-t-il pas aperçu une jambe de femme que termine un escarpin rouge ? Cela vient justement de disparaître dans l’escalier.

Sans faire ni une ni deux, Flandrin court à l’escalier. Là-haut, il voit disparaître, cette fois, deux jambes de femme et deux escarpins rouges. C’en est assez : il a reconnu la jolie servante qui lui a demandé de surveiller l’aubergiste.

Flandrin monte, il enjambe trois marches à la fois. Malgré toute la vélocité qu’il y a mise, notre ami arrive trop tard : il ne voit plus rien. Seulement, il a entendu une porte se fermer avec une violence extraordinaire, et il croit savoir quelle porte a fait ce fracas. Il y va en deux sauts. Ah ! mais, diable ! c’est la porte de sa chambre !… N’importe ! il tente de l’ouvrir : la porte résiste. Voyons ! un coup d’épaule… la porte craque et s’ouvre. Flandrin est dans sa chambre. Oui, mais il ne s’y trouve pas seul… quel tableau dans la lumière du soleil qui entre en flots dorés par la fenêtre ouverte ! Une belle jeune femme, aux cheveux d’or, lui sourit ; elle est là debout et elle paraît l’attendre.

Oh ! mon Dieu ! Flandrin reconnaît brusquement son ancienne amante de Québec… la mystérieuse Lucie ! Est-ce possible ? Flandrin demeure tout ébaubi… Mais si ce n’était que cette femme, si belle qu’elle soit ! Non… il y a là d’autres personnages que Flandrin reconnaît trop bien : deux escogriffes qui lui font face et qui le menacent de rapières non moins terribles que celle qui tremble dans la main de Flandrin.

Et lui, Flandrin, regarde ces deux hommes, puis cette femme… Son regard exprime d’abord la surprise ; mais c’est tôt fait. La colère survient en rafale quand ses yeux se posent à nouveau sur les deux matamores qui ricanent. Il s’écrie :

— Comment ! c’est vous autres encore… et ici en cette auberge et en ma chambre ?

Oui, comme il les reconnaît bien ces deux riboteurs qui l’ont assailli à son départ de Québec, ce sont toujours ces deux louches agents de M. de Frontenac : Polyte et Zéphyr Savoyard. Flandrin, de suite, voit rouge. Mais non plus le rouge des escarpins de la jolie servante, puisque celle-ci n’est pas là. Il voit rouge-sang ! C’est pourquoi, sans réfléchir et poussé par un vieux reste de rancune et, peut-être aussi, par un désir trop ardent de revanche, il se rue contre les deux ribauds. Il va certainement, à voir son élan, les perforer tous deux ou les pourfendre… Mais non ! il n’a pu faire que deux pas : par derrière ont surgi deux bras inconnus qui enserrent son cou à l’écraser, tandis que deux autres bras ont saisi ses jambes. Flandrin échappe sa rapière. Il veut lâcher un terrible « sang-de-bœuf », mais impossible : il se produit au moment même une prodigieuse culbute, et Flandrin s’abat lourdement sur le plancher avec les deux « dogues » (car il lui semble être la proie de deux chiens enragés). Il tombe sur le front et le nez et manque de s’assommer. Dans sa rage il veut rugir : impossible encore. Prestement, Polyte Savoyard lui pose un bâillon sur la bouche. Puis, non moins rapidement Zéphyr lui ligote les bras, après quoi, l’un des inconnus qui l’ont pris par derrière à l’improviste lui lie les jambes et les pieds. De sorte que Flandrin se voit maintenant plus inerte qu’une statue renversée de son piédestal.

Ses ennemis l’ont tourné sur le dos afin qu’il puisse se réjouir la vue de la lumière du soleil, sinon de la beauté féroce de la jeune femme qui le nargue ainsi :

— Cette fois, mon grand Flandrin, sois bien sûr qu’on ne joue point ici la comédie des salles basses de Monsieur de Frontenac ; ici, comme tu vas le voir, on ne sort par où l’on est entré. Ici, la comédie que nous jouons est plaisante, tu vas voir. Nous allons rire, et je compte bien que tu riras avec nous !

Flandrin ne pouvait mouvoir que ses yeux. Que dire à cette belle femme qu’il avait aimée et qui, à présent, le tenait dans un piège fort savamment préparé. Si sa bouche ne peut émettre une parole ou un son, il a du moins ses yeux, et de ses regards sanglants il foudroie cette femme.

Elle se met à rire et fait un signe aux quatre hommes qui se penchent sur Flandrin. On le soulève, on le porte à la fenêtre et, là, v’lan ! on le jette « pardessus bord » ! Quelle plongée pour Flandrin. Pour un peu il croirait tomber en enfer ! Il descend avec une vitesse qui lui donne vertige et nausée et va s’abattre sur un tas de fumier jeune et chaud. On dirait qu’on a entassé là exprès ce fumier dans le dessein de lui faire un lit. Flandrin est tout pâmé et tout étourdi ; pourtant il peut voir encore ce qui se fait au-dessus de lui et autour de lui. Il voit un câble pendre de sa fenêtre jusqu’à ce tas de fumier, et par le câble descend son ancienne amante… elle se laisse glisser avec une sûreté et une grâce qui ne manquent pas de faire naître admiration dans le cerveau quelque peu embarrassé de Flandrin. Puis, par le même cable ce sont les quatre hommes qui descendent à leur tour. Flandrin se demande déjà ce qu’on a l’intention de faire de sa personne. Va-t-on l’enterrer sous ce tas de fumier ? Sans doute, mieux vaudrait six pieds de terre que six pieds de fumier… Et Flandrin voudrait bien exposer ses désirs et dernières volontés… Mais, voilà Zéphyr — oui le cruel et barbare Zéphyr — qui, d’un rude coup du pommeau de sa rapière porté au front assomme Flandrin. Lui n’a pu résister à ce coup, et il s’évanouit… s’il ne meurt pas tout à fait…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En bas, la salle était en tumulte. Les figures était pâles, les regards perplexes, et l’on sentait qu’un grand malaise bouleversait tout le monde. Et le malaise s’était aggravé du fait que deux jeunes femmes s’étalent évanouies dans la salle de billard. Quoi ! s’évanouir pour si peu ? Oui, mais le cri poussé par cette femme « qu’on égorgeait » avait été si effrayant…

Dans les cuisines, on n’était pas mieux à l’aise. Les marmitons, craintifs, se tiraient des coins ou de sous les tables, et tous avaient une tête de revenant. À son tour, l’aubergiste se hasarda à sortir de sa huche, et, dans un autre moment, sa mine effarée aurait prêté à rire. Personne, à la vérité, ne songeait à rire.

D’ailleurs il y avait là un personnage grave et sombre et silencieux au point que les marmitons, fort désireux de s’entretenir de l’événement, n’osèrent émettre la moindre parole : ce personnage était Broussol, le lieutenant de police de François Perrot. Le lieutenant de police était silencieux et immobile. Il regardait l’escalier, mais ne paraissait pas décidé de le monter. Avait-il peur ? L’aubergiste le vit, et, sautant hors de sa huche, demanda :

— Ah ! dites-moi, Monsieur, c’est donc le diable que ce Capitaine Flandrin ?

— Peut-être bien ! sourit Broussol. Allons voir là-haut, ajouta-t-il, seulement personne ne devra nous suivre.

La recommandation était bien inutile, car personne ne songeait à s’aventurer à aller voir ce qui pouvait se passer à l’étage supérieur : chacun s’imaginait qu’un drame sanglant s’y déroulait.

L’aubergiste, moins que tout autre, tenait peu à monter ; mais il ne pouvait regimber au nez du Lieutenant de police. Tout tremblant et livide, il donna ordre à ses valets de reprendre la besogne interrompue, et bien à contre-cœur, il suivit Broussol à l’étage supérieur. Il avait dit d’abord :

— Allez d’avant, Monsieur, j’ai pour habitude de laisser mes hôtes distingués passer les premiers.

Le policier sourit encore et monta.

Là-haut, comme on le devine, rien. On fouilla toutes les chambres, celle de Flandrin Pinchot la dernière. Là, Broussol devina en partie ce qui s’était passé : lu fenêtre ouverte et son câble qui y pendait encore était pour lui une quasi-révélation. Broussol regarda dehors, et il vit les laquais d’écurie en train de faire paisiblement leur besogne journalière. Naturellement, Flandrin n’était plus sur son tas de fumier, à moins qu’il ne fût dessous… Et ceux, aussi, qui l’avaient jeté par la fenêtre, n’étaient pas en vue. Donc, le drame était consommé.

— Monsieur, fit remarquer l’aubergiste à Broussol qui paraissait réfléchir devant la fenêtre, c’est bien la première fois qu’une telle aventure se passe en mon auberge. Jamais il n’y a de désordre, jamais de bagarre, car je ne le souffrirais point. Aussi, je vous prierai de ne pas faire à Son Excellence de mauvais rapport sur mon compte.

— Soyez tranquille, Maître Simonneau, répondit Broussol, j’arrangerai la chose sans qu’il vous en cuise un brin.

Les deux hommes, après avoir recomposé leur physionomie respective, descendirent pour annoncer que le Capitaine Flandrin et une servante de l’auberge avaient monté une simple farce. La chose, tout de même, parut louche aux yeux des clients, et la farce, pour eux, avait un double sens qui ne laissait pas de les faire réfléchir ; mais on parut accepter cette solution comme vraie. Chose certaine, on se sentait apaisé : il n’y avait pas eu meurtre. Un quart d’heure après, l’événement mystérieux semblait oublié.