L’eucharistie
Aliment de la Vie Surnaturelle
Librairie Beauchemin.

L’EUCHARISTIE
ALIMENT DE LA VIE SURNATURELLE

DISCOURS


PRONONCÉ À MONTRÉAL LE 10 SEPTEMBRE 1910
AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE
PAR
L’Honorable Juge ROUTHIER

MONTRÉAL
LIBRAIRIE BEAUCHEMIN Limitée
79, rue St-Jacques, 79

1911


L’EUCHARISTIE

ALIMENT DE LA VIE SURNATURELLE


DISCOURS
Prononcé à Montréal le 10 septembre 1910,
au Congrès Eucharistique
PAR
L’Honorable Juge ROUTHIER


Monseigneur le Président,


Le grand spectacle auquel nous assistons depuis quatre jours est une éclatante manifestation de la vitalité de l’Église ; et si la puissance de cette vitalité ne nous étonne pas, nous qui croyons fermement à sa divinité, elle doit bien étonner ceux qui n’y croient pas, et qui depuis des siècles prophétisent sa fin prochaine. Et comment ne seraient-ils pas étonnés ? La guerre qu’ils lui font n’est-elle pas formidable et incessante ? Ses ennemis ne sont-ils pas innombrables et tout-puissants ? Ne se vantent-ils pas constamment de remporter sur elle de nouvelles victoires ?

Comment se fait-il donc que tant d’ennemis, si bien armés et vainqueurs sur tant de champs de batailles, ne réussissent pas à la détruire ? Quel est donc le secret de sa force ?

— Ah ! Messieurs, l’Église n’a pas de secret. Elle est tout l’opposé de la Franc-Maçonnerie ; et dans ces quelques jours glorieux qui lui sont donnés sur la terre du Canada, elle le dévoile à tous, au grand jour, le mystère de sa force. Elle élève dans les airs l’ostensoir radieux qui contient le pain de vie descendu du ciel, et, plus vraiment inspirée que les sibylles antiques, elle dit au monde étonné : « Deus, ecce Deus » mon Dieu, voilà mon Dieu ! C’est lui qui est ma force et ma vie. C’est lui qui perpétue ma vitalité, en me nourrissant de sa chair et de son sang !

Est-il bien vrai, Messieurs, que l’Eucharistie soit un aliment de vie et d’immortalité ? C’est ce que je vais essayer de vous démontrer.

Tout ce qui touche à Dieu est nécessairement mystérieux. Toutes les vérités divines sont plongées dans le mystère, comme l’or et les pierres précieuses sont cachées dans les entrailles de la terre.

Le mineur qui creuse le sol ne voit pas le métal précieux qu’il cherche, mais il croit à sa présence cachée, et il travaille à le découvrir.

Faisons comme lui. Allumons d’abord dans nos âmes la lampe de la foi, si bien symbolisée par la lampe du sanctuaire, pendant la nuit, et fixons nos regards sur le tabernacle qui se dessine mystérieusement dans l’ombre.

Notre faible intelligence ne nous permettra pas d’y voir les rayons du soleil eucharistique, mais peut-être y verrons-nous les lueurs d’aube et les clartés d’aurore qui entourent ce grand mystère d’amour et de vie.


I


Vivre, Messieurs, vivre éternellement, c’est le cri de l’humanité, c’est le cri de la nature tout entière. Regardez-la, étudiez-la, et vous verrez quelle peine elle se donne et quel travail elle s’impose, pour vivre toujours. Mais cette lutte pour la vie serait vaine, si Dieu n’avait pas mis à la disposition des êtres vivants qu’il a créés toutes les variétés d’aliments, qui conviennent à leur nature et au genre de vie qui les distingue les uns des autres. Et rien ne démontre mieux l’immense amour du Créateur pour sa créature que cette merveilleuse distribution d’aliments dans le grand banquet de la vie universelle. Chaque convive y trouve non seulement la nourriture nécessaire à sa vie, mais aussi celle qui convient à son développement et à sa fin.

Et si nous avions le temps d’étudier les lois de l’alimentation dans les deux règnes des êtres vivants sur la terre, nous pourrions vous les montrer communiant ensemble à la table de la nature, et se nourrissant mutuellement les uns les autres, par le sacrifice de leur propre vie.

Jetons seulement un coup d’œil sur la plante.

Elle cherche d’abord sa nourriture dans la terre où elle est née pour former son corps. C’est la vie inférieure, ténébreuse, toute matérielle. Mais voici qu’elle sort de terre, qu’elle s’élève, qu’elle s’élance comme nous, vers la lumière, vers le soleil, vers le ciel. On croirait qu’elle entre, comme nous, dans la vie intellectuelle, car elle va faire de l’art, supérieur aux œuvres des plus grands artistes, pour remplir sa fin, qui est d’orner la création.

Alors les sucs que ses racines puisent dans le sol ne suffisent plus à son alimentation ; car son être a grandi ; elle aspire à un idéal de beauté qu’elle réalise dans ses fleurs, et même à une vie future, qu’elle atteindra en produisant des semences et des rejetons.

Elle se nourrit alors par la tête, par les branches, par les feuilles, qui absorbent à la fois les gaz répandus dans l’air, la chaleur et la lumière qui rayonnent du soleil, et les ondées vivifiantes qui lui viennent du ciel. Elle a besoin, comme nous, d’une nourriture céleste, et elle la recherche avec plus de zèle que nous.

Mais, remarquez-le bien, le sol qui lui a donné la vie, continue de lui donner en nourriture son corps et sa substance. Symbole très frappant de l’Eucharistie !

Toute la nature vivante pourrait nous offrir des leçons du même genre, si nous avions le temps d’en étudier les phénomènes. Mais c’est la vie de l’homme qui doit absorber toute notre attention.


II


Comme la plante et comme la plupart des animaux sans raison, il est d’abord contenu dans un germe, au sein mystérieux de la nature. Il y prend vie, il s’y développe, et dans une réelle communion, il s’y nourrit de la substance même de l’être qui lui a donné la vie. Nouveau symbole du miracle eucharistique.

Puis il paraît au jour, et pendant quelque temps encore il se nourrit de la chair de celle qui l’a enfanté. C’est le corps seulement qui se développe dans la beauté de sa forme et dans l’harmonie de ses proportions.

Mais voici qu’une vie nouvelle apparaît en lui, qui le distingue de la plante et de l’animal sans raison, et qui l’élève bien au-dessus d’eux.

C’est le phénomène le plus admirable de la croissance humaine. Car alors l’être humain, dont le Créateur est trinité, manifeste en lui-même trois vies distinctes et différentes : la vie du corps, la vie intellectuelle ou de l’esprit, et la vie surnaturelle de l’âme.

C’est la gradation ascensionnelle de la vie dans l’échelle des êtres créés, et qui place l’homme au sommet, au-dessus de tous les autres.

Or, ces trois vies ne subsistent pas toutes seules ; il faut les nourrir toutes les trois, avec des aliments appropriés à leur nature. Et ne me dites pas que la vie surnaturelle et la vie intellectuelle sont une seule et même vie. Non, elles sont deux vies différentes de l’âme, aussi différentes l’une de l’autre que la vie du corps diffère de celle de l’esprit. Cela est facile à démontrer. Voyez ce pauvre malade qui, au point de vue de la vie corporelle, n’est plus qu’un cadavre. Il va mourir dans une heure, ont déclaré les hommes de l’art. Et cependant son intelligence est aussi vivace, aussi brillante que jamais. Il parle, et ses paroles sont des oracles et des éclairs de génie.

Sans doute, cette vie intellectuelle qui brille de tant d’éclat, va finir avec la vie du corps ; mais cela ne prouve que leur union intime. Elles n’en sont pas moins distinctes et différentes par nature. Et de même que la vie intellectuelle peut subsister dans toute sa vigueur, alors que la vie corporelle va s’éteindre, de même la vie intellectuelle peut être complètement éteinte dans un individu qui jouit d’une santé corporelle parfaite. Allez dans un asile d’aliénés, et vous en verrez de nombreux spécimens.

Eh bien ! la différence n’est pas moins remarquable entre la vie de l’esprit, ou intellectuelle, et la vie surnaturelle de l’âme. La première peut être pleine de vigueur et d’éclat alors que la seconde est éteinte ; et malheureusement, il y a trop d’hommes illustres dont la vie intellectuelle est intense, qui éblouissent l’humanité par leurs discours et leurs écrits, et chez lesquels l’impiété et la corruption ont complètement détruit la vie de l’âme ! Et pourtant c’est la vie supérieure de l’homme, et la plus importante puisque c’est celle qui le rapproche de Dieu. On l’appelle surnaturelle parce qu’elle n’a rien de la nature et parce qu’elle constitue l’homme en grâce et en union avec Dieu.

Eh ! bien, Messieurs, à chacune de ces trois vies qui distinguent l’être humain, il faut une alimentation qui soit appropriée à sa nature et à sa fin. Nous arrêterons-nous à l’alimentation de la vie corporelle ? Non. C’est la vie inférieure qui ne se distingue guère de la vie végétale et de la vie animale. Plaignons seulement les malheureux qui croient que tout l’homme est là, et qui se rabaissent eux-mêmes au rang de la brute.

L’alimentation de la vie intellectuelle serait beaucoup plus digne de notre attention.

Et, si j’en avais le temps, je pourrais vous montrer que la vie intellectuelle elle-même, quand elle veut s’élever au-dessus de l’ordre naturel, est forcément obligée pour se nourrir, de recourir — non pas au pain eucharistique — mais à l’enseignement de Jésus-Christ.

Oui, Messieurs, l’esprit humain par ses seules forces, peut bien planer dans les hauteurs du monde idéal. Mais s’il veut monter plus haut, et pénétrer dans le monde surnaturel pour bien connaître Dieu et les vérités divines, le Verbe de Dieu sera le terme et l’aboutissement nécessaire de ses études.

La parole divine recueillie dans le merveilleux livre des Évangiles deviendra sa nourriture obligée ; car jusqu’à Jésus-Christ les plus brillants représentants de la raison humaine n’ont pu donner à l’homme la vie intellectuelle supérieure et complète qui embrasse l’ordre surnaturel.

Les sages de la Grèce et de Rome, Socrate, Platon, Cicéron et les autres, avaient en vain jeté à tous les échos d’admirables paroles, l’esprit humain se mourait d’inanition, et la vie de l’âme allait s’éteindre quand le Messie parut.

Lui seul put accomplir ce miracle d’enseigner à la fois les ignorants et les savants et de répandre dans le monde, toutes les vérités nécessaires, que les esprits les plus bornés comprennent et que les génies les plus élevés proclament admirables. Et c’est ainsi qu’il a pu donner à l’homme l’aliment nécessaire au perfectionnement de sa vie intellectuelle. C’est ainsi qu’il a pu adresser à tous les chercheurs de bonne foi, cette parole extraordinaire : Je suis la Vérité !


III


Mais il a dit aussi : « Je suis la Vie » ; et par cette parole il n’a voulu désigner ni la vie du corps, ni celle de l’esprit, mais la vie surnaturelle de l’âme.

De même que par son enseignement il voulait satisfaire la soif de vérité qui dévorait l’esprit humain ; de même il a voulu donner à l’âme un aliment qui convînt à sa nature quasi-divine, et qui pût ranimer sa vie surnaturelle alors défaillante.

Quel est cet aliment merveilleux, et comment a-t-il pu le produire ?

En opérant le miracle des miracles que nous allons maintenant étudier.

Approchons-nous religieusement de ce grand mystère ; et voyons d’abord en quoi consiste la vie surnaturelle de l’homme ? Elle consiste à vivre dans l’état de grâce et dans l’union avec Jésus-Christ. Elle consiste à reproduire le type divin d’après lequel l’homme a été fait, et à devenir une image aussi parfaite que possible de son Créateur.

Car, ne l’oublions pas, Messieurs, l’homme est presqu’un Dieu, un peu au-dessous d’Élohim, dit le Roi-Prophète, dans le texte hébreu, ou un peu au-dessous des anges, dit le texte latin : il est même un fils de Dieu.

Or, l’homme ne peut arriver à ces hautes destinées qu’en vivant sur la terre de la vie surnaturelle, en union avec Dieu. Mais est-il raisonnable qu’une telle vie puisse être alimentée par les produits de la nature ? Évidemment non. À cet être qui est l’image de Dieu, et presque Dieu, il faut un aliment divin. Et qui le produira cet aliment ? Ce ne sera pas l’industrie humaine. Tout le génie humain, uni aux forces de la nature, ne pourra jamais inventer une nourriture surnaturelle et divine.

Aussi est-ce Dieu lui-même qui avait mis à la disposition du premier homme un arbre mystérieux appelé l’arbre de vie, dont le fruit devait le préserver de la mort. Mais vous savez comment Adam préféra manger le fruit défendu et fut condamné à mourir. Chassé du paradis terrestre, il emporta cependant dans son exil la promesse de Dieu qu’un autre arbre de vie, dont le premier n’avait été que la figure, serait un jour planté sur la terre et que son fruit divin offert en sacrifice, rachèterait l’humanité.

Or, c’est un fait historique incontestable que cette promesse, et cette prophétie ont été réalisées, que le véritable arbre de vie a été planté sur le Calvaire, et qu’en vertu de l’institution eucharistique le corps de Jésus-Christ, qui en était le fruit, est devenu pour toujours l’aliment divin de la vie surnaturelle de l’homme.

Mais, direz-vous peut-être, entre le drame de l’Éden et celui du Calvaire, quarante siècles ont passé ; est-ce que pendant cette longue période Dieu a laissé l’homme sans alimentation pour entretenir sa vie surnaturelle et son union avec lui ?

Non, Messieurs, seulement c’était une alimentation symbolique ou figurée. C’était la manducation de la chair des victimes sacrifiées à la divinité.

Nous touchons là, Messieurs, à l’un des phénomènes les plus étonnants et les mieux constatés de l’histoire universelle. Chez tous les peuples qui ont eu une religion et un culte, on a constaté la pratique des sacrifices sanglants, et dans ces sacrifices une partie des victimes qui était la part de la divinité était entièrement brûlée ; mais l’autre partie était mangée par les prêtres et les fidèles. Dieux et fidèles étaient présumés prendre part au même banquet, et s’unir dans la participation au même sacrifice et à la même nourriture. C’était ce qu’on appelait un sacrifice de communion, dit M. Robert Smith, dans un article de l’Encyclopédie Britannique. Selon les croyances antiques, l’homme est parent des dieux, et le sacrifice-communion rétablissait l’alliance entre eux par le sang. (Études de mythologie et d’histoire, par M. Toutain, p. 151.)

Ce culte sacrificiel était-il une invention du génie humain ? Ou avait-il été l’objet de la révélation primitive ?

Il y a toute raison de croire qu’il fut révélé de Dieu lui-même aux hommes, dès l’origine, puisque l’histoire des sacrifices commence avec les fils d’Adam, et qu’Abel voit ses offrandes agréées de Dieu. Elle se continue, cette histoire, avec Noé, Melchisédech, Abraham, Jacob et la longue suite de leurs descendants, chez les Juifs.

Il est également vrai au point de vue historique, que ce culte révélé se propagea chez tous les peuples de l’antiquité, et notamment chez les Indiens, les Perses, les Égyptiens, les Grecs et les Romains. Chez les Perses on offrait à la fois au dieu Ormuzd du pain et de la chair et on y buvait après consécration, la sève d’un arbre qu’on appelait « l’arbre de vie, » et qui préservait de la mort.

Quel était le mérite de ces sacrifices ? Il est évident que les plus méritoires étaient ceux qu’on offrait comme symbole du suprême sacrifice qui devait racheter le monde, et dont la victime devait être le Rédempteur futur que tous les peuples attendaient. Or, ne l’oublions pas, il y avait dans ces sacrifices cultuels une manducation réelle de la chair des victimes consacrées à la Divinité, c’est-à-dire une communion symbolique qui entretenait la vie Surnaturelle de l’âme avec Dieu, en même temps qu’un sacrifice qui expiait les péchés.

Mais évidemment, ces sacrifices expiatoires et ces communions symboliques étaient frappés d’imperfection, et la vie surnaturelle de l’âme humaine dépérissait. C’est pourquoi, le jour vint où Jéhovah fit savoir aux juifs par la voix des prophètes qu’il ne voulait plus de leurs sacrifices, et l’Homme-Dieu apparut montant au Calvaire, et portant sur ses épaules le véritable arbre de vie dont le fruit divin serait l’aliment surnaturel des âmes.

Désormais les sacrifices figuratifs sont finis, et c’est le Fils de Dieu qui sera la victime auguste dont le sang lavera les péchés du monde, et dont le corps sacré donné en nourriture à l’âme humaine lui conservera la vie pour l’éternité. C’est le dernier perfectionnement de l’alimentation surnaturelle. C’est le couronnement de tous les miracles d’amour et de puissance accomplis par Dieu pour le salut de l’homme.


IV


Vous savez comment Jésus-Christ institua cette merveille des merveilles, que l’on appelle Eucharistie ; et vous connaissez ces paroles vraiment extraordinaires que le monde n’avait jamais entendues : « Je suis le pain de vie… je suis le pain vivant descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point… et ce pain que je donnerai, c’est ma chair, livrée pour le salut du monde. »

Les Juifs sont révoltés. Plusieurs disciples mêmes repoussent cette parole comme trop dure.

Et Jésus-Christ reprend : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme, et ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous-mêmes. Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. »

Il est impossible d’employer des paroles plus claires, plus énergiques, plus absolues. C’est une loi que Jésus-Christ va promulguer. Il veut la publier sous toutes les formes possibles. Il se répète, il multiplie les phrases pour dire la même chose, afin qu’il ne puisse pas y avoir ambiguïté ou malentendu.

Et cependant, il paraît craindre encore que l’on ne donne à ses paroles un sens figuré, et il ajoute : « car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage. »

On ne peut plus douter de la réalité de cette alimentation merveilleuse ; mais quelle vie donnera-t-elle ? Ce sera une vie qui ne finira pas. Ce sera une vie surnaturelle, puisqu’elle consistera dans une union intime avec Dieu. « Celui, dit-il encore, qui mange ma chair, et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. » C’est une vie, quasi-divine, ajoutée à la vie naturelle de l’homme, et qui se perpétuera après celle-ci.

Et n’oublions pas, Messieurs, la solennité, de l’institution eucharistique : c’est une institution testamentaire. C’est un legs que Jésus fait à l’humanité quelques heures avant de mourir. Il arrive souvent qu’un grand homme en mourant, lègue son corps à sa ville natale, ou à sa patrie ; mais c’est un corps en pourriture et qui ne sera bientôt plus qu’une vile poussière.

Un don de ce genre serait-il digne d’un Dieu ?

— Évidemment non. En léguant son corps il le fera donc incorruptible et immortel.

Il prend dans ses mains divines du pain, et une coupe de vin, et les présentant à ses apôtres il leur dit : « Ceci » (il ne dit pas ce pain) est mon corps ; « Ceci » (il ne dit pas ce vin) est mon sang… C’est ma chair livrée pour le salut du monde ; mangez-en tous… Et ce que Jésus vient de faire, le sacerdoce nouveau institué par lui, reçoit l’ordre de le faire en mémoire de lui, dans la suite des siècles.

Ainsi s’est faite l’institution eucharistique qui change réellement le pain et le vin en la substance même de Jésus-Christ.


V


Messieurs, ils sont bien malheureux ceux qui, comme nos frères séparés, rejettent cette consolante réalité, pour se contenter d’un vain simulacre ou d’un simple souvenir.

Ils sont en même temps bien illogiques ; car s’ils avaient raison, nous serions moins favorisés sous la Loi Nouvelle que ne l’étaient les Juifs, sous la Loi Ancienne, quand Jéhovah leur donnait la manne en nourriture. En effet, la manne était vraiment un pain qui descendait du ciel, tandis que le pain des hérétiques est un produit de la terre fait de main d’homme.

Si l’hostie que le prêtre a consacrée n’était pas réellement le corps de Jésus-Christ, elle serait certainement inférieure à la manne, qui n’était pas un produit de l’industrie humaine. Et alors, l’œuvre de Jésus ne serait pas un perfectionnement de celle de Moïse. Sa parole ne serait qu’une figure de rhétorique, une illusion, et un mensonge. Il nous aurait trompés en disant qu’il nous donnait sa chair à manger et son sang à boire !

Ah ! non, Messieurs, qu’un pareil blasphème n’effleure jamais nos lèvres. Dieu ne peut pas mentir, et toute parole de Jésus est d’une vérité absolue. Or, il n’en a jamais prononcé de plus lumineuses et de plus impératives.

Torturer ces paroles pour leur donner un sens figuré, c’est prêter à Dieu un langage faux et trompeur ; c’est méconnaître la perfection du culte nouveau, qui a succédé au formalisme étroit de la religion mosaïque.

Il me semble qu’il répugne à la raison humaine elle-même, que Dieu ait subi toutes les humiliations de l’Incarnation et toutes les souffrances de la Rédemption pour nous replacer après sa mort sous l’empire des vaines images et des antiques figures.

Nous ne voulons plus d’un Messie figuré, puisqu’il est venu en personne habiter parmi nous. Nous ne voulons plus de nourriture symbolique ou emblématique, puisque Jésus a affirmé qu’il nous a donné sa chair à manger et son sang à boire.

Arrière les figures et les symboles, et prosternons-nous devant la divine et vivante réalité de l’Eucharistie ! C’est le vrai pain de vie !

Nul ne savait mieux que l’Homme-Dieu combien ce viatique est nécessaire à l’âme dans son difficile voyage de la terre au ciel. Les poètes ont souvent comparé la vie humaine à un fleuve ; mais ils ont oublié de nous dire que l’homme ne doit pas descendre ce fleuve, mais le remonter, afin d’arriver à sa source qui est Dieu.

Et ce n’est pas seulement sa destinée de remonter au ciel, c’est un besoin de sa nature qui s’est manifesté dès son origine.

Adam voulait devenir Dieu en mangeant le fruit défendu. Prométhée, Hercule, les Césars de Rome prétendaient être divinisés. Et nous aussi nous aspirons à devenir des dieux dans la vie future.

Or, je vous le demande, qui nous donnera les forces nécessaires pour accomplir cette ascension merveilleuse ? Comment pourrons-nous remonter ce fleuve orageux de la vie dont tous les courants nous entraînent à l’abîme, si nous n’avons pas une vigueur surhumaine, puisée dans une alimentation surhumaine ?

La raison elle-même nous dit que tout aliment qui ne sera pas divin sera insuffisant à qui a l’ambition d’être divinisé. Pour devenir dieu, il faut se nourrir de Dieu.


VI


J’entends les incroyants objecter que tout cela est contre nature. Non, c’est au-dessus de la nature, mais non pas contre nature. Il est dans la nature le besoin de s’incorporer pour ainsi dire l’être que l’on aime passionnément, de s’en nourrir et de le nourrir lui-même de sa chair. La plupart des animaux nourrissent leurs petits de leur substance ; le pélican leur donne son sang à boire ; et la femme en ferait autant pour sauver la vie à son enfant. Croyez-vous que l’amour de Dieu pour l’homme soit moins grand que l’amour maternel ?

L’incroyant dit encore :

Mais comment la chair de Jésus-Christ mangée par l’homme peut-elle produire des effets surnaturels dans son âme qui est immatérielle ? C’est un mystère, sans doute, que je ne puis pas lui expliquer. Mais pourrait-il expliquer lui-même l’effet produit dans son intelligence, par un café noir ou une fine champagne au moment d’un discours à faire ? Non, il ne m’expliquerait pas comment ce breuvage tout matériel lui donne plus d’esprit, plus de verve, et une parole plus facile. Eh ! bien, pourquoi le pain eucharistique ne pourrait-il pas nous donner de la vertu, comme un stimulant vulgaire lui donne de l’esprit ?

Je vais plus loin, et je soutiens que la raison humaine justifie très bien les sacrifices de la Loi Ancienne et celui de la Loi Nouvelle.

Qu’est-ce qui entraîne l’homme au péché ? C’est la chair et le sang. Dès lors, il est raisonnable que la chair et le sang soient sacrifiés, c’est-à-dire offerts en sacrifice d’expiation, pour le péché.

Cela explique comment les sacrifices de la chair et du sang ont été considérés dans tous les cultes et à toutes les époques, comme le seul moyen d’expiation du péché, et d’apaisement de la divinité. Mais ce qui faisait leur mérite auprès de Dieu, c’est que Lui-même avait promis dès l’origine que son Fils sacrifierait sa chair et son sang pour l’expiation des péchés du monde, et que les sacrifices de la chair et du sang des taureaux et des agneaux étaient le symbole et la figure du sacrifice divin.

Or, la Rédemption ne devait pas supprimer le péché de l’homme, parce qu’elle ne devait pas supprimer sa liberté, et conséquemment les sacrifices expiatoires du péché devaient continuer, même après Jésus-Christ, pour appliquer aux âmes le fruit de cette rédemption.

Seulement, ils devaient changer de nature, en devenant infiniment plus parfaits, parce que le culte chrétien est infiniment plus parfait que le culte mosaïque.

Et donc la chair et le sang continuant de pécher, il est juste et raisonnable que la chair et le sang continuent d’expier et de porter à l’homme l’effet du sacrifice qui l’a racheté. Mais quelle chair et quel sang ? La chair et le sang de la seule victime désormais agréable à Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ.

Cependant, le sacrifice de cette chair et de ce sang ne se fera plus d’une manière sanglante comme au Calvaire. Il sera aussi réel, mais par un miracle de Jésus-Christ il s’accomplira sous la forme et les apparences du pain et du vin.

Est-ce que tout cela n’est pas raisonnable et d’une sagesse souveraine ?

Et ce que je viens de dire du sacrifice s’applique à la manducation de la victime sacrifiée, c’est-à-dire à la communion. Elle aussi existait avant Jésus-Christ sous la forme sanglante, et elle continuera d’exister après lui, aussi réellement en substance, mais sous la forme non sanglante de l’Eucharistie.

Et pourquoi doit-elle continuer après Jésus-Christ ? Parce qu’après lui, comme avant lui, elle est l’aliment nécessaire de la vie surnaturelle de l’âme.

Grâce au sacrifice divin perpétuellement renouvelé dans le monde, du sauveur à la fois victime expiatoire et nourriture surnaturelle, des milliers d’âmes vivront, toujours en union avec Dieu, et l’Église, qui est la société de ces âmes, possédera toujours son immortelle vitalité.

S’il était permis de juger les actes divins dans le même langage que les actes humains, je dirais que l’institution eucharistique fut une grande habileté, puisqu’elle permet à Jésus-Christ de vivre au milieu des hommes sans les exposer à commettre un nouveau déicide.

Hélas, s’il revenait sur terre dans sa chair mortelle, les hommes le tueraient encore. Mais sous la forme eucharistique il est avec nous jusqu’à la consommation des siècles, et ses ennemis ne pourront plus le faire mourir. Quand il serait chassé de ses temples, fermés ou démolis, le prêtre l’emportera dans sa mansarde, ou dans sa tente de missionnaire, et lui permettra de vivre avec l’Église son épouse, dans tous les pays du monde et jusqu’à la fin des temps.

Messieurs, pour éclairer la terre et nos terrestres demeures, Dieu a créé deux astres : le soleil qui fait le jour, et la lune qui illumine la nuit. Mais la clarté lunaire n’est qu’un reflet de l’éclat du soleil.

Pour le monde des âmes le Créateur a fait mieux. Dans le grand jour éternel qui suit la mort, c’est le Dieu-Soleil qui éclaire les âmes jouissant de la vie surnaturelle ; et dans cette nuit qui précède la mort, et qui est la vie humaine, c’est Jésus-Hostie qui éclaire nos ténèbres. Mais il n’est-pas un simple reflet de la Divinité ; et, sous les pâles apparences du pain il est aussi Dieu que le Dieu-Soleil de l’Éternité.


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