CHAPITRE XVII


L’enquête royale



Qui n’a pas assisté à l’enquête faite, y a quelques années, par monsieur le juge Cannon, sur l’administration de la chose publique à Montréal, n’a rien vu de sensationnel. Cela valait la meilleure représentation théâtrale, — et cependant on entrait gratis. Dans le décor sévère de la cour d’appel, avec des centaines d’acteurs sur la scène, on donna, pendant plusieurs mois, un spectacle qui fit courir tout-Montréal. C’était une revue à grand succès des pots-de-vin municipaux et on voyait danser les écus des contribuables. Quand le rideau se baissa, à la fin du premier acte, une foule de faiseurs qui croyaient devoir figurer comme acteurs, au second acte, se demandèrent avec angoisse s’ils allaient y passer, eux aussi. Ils firent des efforts si désespérés pour empêcher la continuation de la représentation que le second acte ne fut jamais joué et que le rideau ne se releva pas. — Et c’était peut-être aussi bien.

Les électeurs demandaient à être renseignés sur l’opprobre de leurs représentants — avant de les renvoyer quand même à l’hôtel-de-ville.

Les journaux satisfirent pleinement cette louable curiosité.

Une dizaine de reporters se tinrent rivés à leurs sièges, à la cour d’appel, pendant toute la durée de l’enquête, de sorte que le public put apprendre, en lisant les journaux, combien il en coûtait à un citoyen de Saint-Éloi, les frais de voyage compris, pour devenir pompier à Montréal.

Le défilé des témoins fut long et intéressant, — d’un intérêt tout particulier, comme aurait été, par exemple, celui d’une procession des sept péchés capitaux.

Les comptes rendus des séances, à peine imprimés, étaient télégraphiés dans toutes les principales ville du continent, ce qui ne fut pas sans exciter beaucoup d’émulation entre les divers conseils municipaux et ce qui fut cause qu’on mit à l’essai, dans d’autres municipalités, les méthodes administratives perfectionnées de Montréal.

À preuve, les découvertes du fameux détective Burns, à Détroit et dans d’autres villes américaines.

L’enquête devait être suivie de la publication d’un rapport où le commissaire enquêteur consignerait ses impressions sur ce qu’il avait entendu et distribuerait comme il convenait le blâme et les admonestations.

On a lu ce rapport et on sait mainteant ce qu’il contenait. Ceux qui y étaient désignés — les « nommés », comme on les appela, — demandèrent le secours de ceux qui n’avaient pas été « nommés » et qui auraient pu l’être autant qu’eux. Tous étaient solidaires et tous organisèrent la conspiration du mépris et de la fausse indignation. On feignit de croire que le plus grand coupable, en cette affaire, c’était le magistrat enquêteur, qui avait manqué à toutes les règles de la bienséance en dévoilant tant de turpitudes. On n’épargna pas non plus les pompiers et les policiers, gens de peu et sans éducation, qui étaient venus tout bonnement raconter, comme ça, qu’on leur avait extorqué de l’argent, sous prétexte de leur vendre des positions.

Est-ce que ces choses se répètent, je vous le demande, dans la bonne société ? Fi donc !

Comme on l’a si bien dit, le public aime à être trompé et volé. Il partagea donc l’indignation de ses vertueux échevins, et il a, depuis, réélu quelques uns des plus notoires « boodlers ». Ce en quoi le public, dont le bon sens est proverbial, n’a du reste pas eu complètement tort : un ancien « boodler » n’en vaut-il pas un nouveau ?

Mais à l’époque dont nous parlons, le rapport n’avait pas encore été rendu publique. Sa publication fut plusieurs fois différée, et quand on en annonça définitivement la date, l’impatience du public et l’anxiété des intéressés furent à leur comble.

C’était l’événement du jour ; on ne parlait pas d’autre chose et on s’abordait, dans la rue, en se demandant : « le juge Cannon va-t-il passer condamnation sur ceux des échevins dont il a été question pendant l’enquête ? »

Comme on n’était pas désireux outre mesure, à l’hôtel-de-ville, de donner beaucoup de publicité au rapport, on décida d’en faire imprimer un nombre restreint de copies pour les membres du conseil. Le rapport officiel du juge Cannon, envoyé de Québec au greffier de la cité, fut donc confié à l’imprimeur, avec instruction de n’en pas dévoiler le contenu aux journalistes.

Mais c’était un document trop important pour que les journaux ne tentassent pas de se le procurer. On pouvait corrompre quelque typographe de l’atelier ou il s’imprimait ou bien l’obtenir de Québec, où il y en avait des copies.

Quel moyen mystérieux fut pris, on le saura jamais, — car les journalistes se font un point d’honneur de ne pas trahir ceux qui leur donnent des renseignements, — mais une chose certaine, c’est qu’à huit heures du soir, un vendredi, le journal de Martin était en possession du texte du rapport, apporté par Lachapelle.

La nouvelle, chuchotée de bouche en bouche, fut bientôt connue de toute la rédaction. Lachapelle fut accablé de félicitations, qu’il supporta bravement et sans dire où il avait pris le rapport.

Comme c’était une primeur d’un intérêt extraordinaire, on prit, pour s’en assurer la possession exclusive, des mesures aussi extraordinaires. Défense fut faite aux pressiers de laisser sortir aucune copie du journal, avant le matin. (On imprimait alors le journal du samedi dans la nuit du vendredi.) Pour plus de sûreté, un détective fut posté dans la chambre des presses ; il avait l’ordre de ne pas fermer l’œil de la nuit et de se faire tuer plutôt que de laisser enlever un seul numéro du journal contenant le précieux rapport. Il promit d’être fidèle à cet ordre, et il le fut en effet.

Mais on avait compté sans le journal rival. Le city editor de cette feuille télégraphia à son correspondant de Québec, qui passa une partie de la nuit à empêcher de dormir les paisibles québécois dont il espérait pouvoir obtenir une copie du rapport. C’est en vain qu’il les tint en alerte jusqu’au matin, il ne put se procurer le fameux rapport. Quand la nouvelle de son échec définitive fut apportée à Montréal par le télégraphe, on résolut de recourir aux grands moyens. Des émissaires furent envoyés au journal qui avait le rapport, avec ordre de se le procurer coûte que coûte. Là aussi, échec complet.

Que faire ?

Un journaliste ami du city editor en peine résolut le problème. Il avait besoin lui-même d’un numéro du journal contenant le rapport, car il était correspondant d’un journal de Québec et il voulait en envoyer un résumé à son journal, pour l’édification des québécois qui s’occupaient d’affaires municipales. Il alla tout bonnement se placer à la porte du journal et il attendit la sortie des typographes, qui avaient travaillé toute la nuit.

Ils avaient droit d’avoir un numéro du journal ; et quand ils parurent, vers six heures du matin, chacun avec son journal dans sa poche, il aborda l’un d’eux, qu’il connaissait, et se fit donner le journal.

La gazette rivale s’imprimait dans la matinée du samedi. Les reporters venaient à peine d’arriver et de se mettre au travail, quand le city editor sortit tout à coup du bureau du gérant de la rédaction et leur cria : « pas une ligne de copie de plus. Nous avons le rapport du juge Cannon et nous allons le faire composer. »

En même temps que lui sortait du bureau du gérant de la rédaction le journaliste qui venait d’apporter le rapport. Il avait l’air satisfait d’un homme qui vient de faire une bonne affaire.