VIII

Sam et Rosette


Vous tous crapauds qui m’écoutez
De vos marais jamais ne sortez
Sans quoi vous risquez le triste sort
De ne pas mourir de votre belle mort

(Morale d’une chanson canadienne)


L’an 1916 devait passer comme les autres : joies et peines, plaisirs et souffrances, prospérités et malheurs. C’est la trame ordinaire de la vie, faite d’efforts, d’épreuves, de bonheur, et surtout d’espérance.

Bertha avait compris sa voie. Elle avait compris qu’on ne joue pas avec le feu et sa résolution était ferme. Sa vie désormais serait consacrée au travail et au souvenir de l’absent.

Sam Bachelor avait bien essayé de reprendre la proie qui lui échappait. Il en fut pour ses frais.

À la visite de l’Américain, venu pour veiller, elle refusa de paraître, prétextant indisposition. Le lendemain, elle demanda et obtint facilement la permission d’aller passer une semaine chez son oncle Placide Sanschagrin, à Saint-Prime.

Placide était l’époux de Maria Neuville, sœur de Robert. Il était bien l’homme le plus placide du monde. Jamais homme sur terre n’avait porté un nom plus approprié.

Pour lui, rien ne valait la peine de s’énerver ou de prendre du chagrin.

« Du chagrin, on ne peut pas toujours s’en exempter, disait-il, mais quand on s’appelle Placide Sanschagrin, on ne s’excite pas pour rien et on s’arrange pour avoir aussi peu de chagrin que possible. »

Cette méthode ne lui avait pas trop mal réussi jusqu’alors. Il avait vieilli sans trop d’inquiétude, et avait élevé une petite famille qui ne lui causait pas encore de chagrin. Il se disait content de lui, de sa femme, de ses enfants et surtout de la Providence.

Sa fille aînée, Rose, avait vingt ans. C’était une de ces beautés faites de santé et de vigueur. Ses yeux étaient un peu petits, sa bouche un peu grande, ses lèvres un peu épaisses, mais elle avait un teint si blanc et si rose, une telle apparence de santé vigoureuse, qu’elle était jolie et tournait la tête à bien des gars de Saint Prime et des alentours. Bouffie d’orgueil, remplie de confiance en son mérite et sa beauté, Rose, cependant, dédaignait les habitants et les bûcherons de son entourage.

Son dédain n’était ni affiché ni méprisant. Elle était trop habile pour cela. D’ailleurs son père lui aurait fait la leçon. Alors, elle se montrait polie, avenante envers tous, tout en se disant que grâce à sa beauté, à sa bonne réputation, elle devait pouvoir rencontrer un bon parti.

Parfois, elle se disait qu’après tout ça ne lui aurait servi de rien d’être allée au couvent faire des études supérieures, si en fin de compte, après avoir fait d’elle une demoiselle, ses parents finissaient par la donner à un bûcheron ou à un vacher.

Toute férue de cette idée de sa supériorité corporelle et surtout intellectuelle, Rose restait distante avec les bons travailleurs de son entourage. Elle les considérait comme d’une essence inférieure et attendait sans impatience le prince charmant, citadin bien mis, qui viendrait l’arracher à cette triste vie d’habitant où un triste sort l’avait fait naître

La maman n’était pas absolument étrangère à cette mentalité de sa fille. Lorsqu’au retour du couvent, Rose avait obtenu ses diplômes, la maman avait adopté un dada : « Rose, tu es jolie, nous n’avons rien épargné pour faire de toi une demoiselle, tu devrais être capable de trouver un Monsieur. »

Rosette en tirait conclusion que son mari ne serait ni un cultivateur ni un bucheron. Ce n’était pas Monsieur, cela. Ce qu’elle attendait, c’était un monsieur bien mis, quelqu’un qui porte de beaux habits à la semaine, qui a les mains blanches et exemptes d’ampouilles, et surtout qui ne sent pas la vache. Peu lui importait la manière de vivre ; professionnels, commerçants, chevaliers d’industrie, peu importe. Pour elle, tous ceux qui portent de beaux habits étaient des messieurs.

Bertha Neuville ne goûtait guère les idées extrêmes de sa cousine ; entre les deux jeunes filles, les relations étaient tout simplement cordiales, et rarement elles se visitaient.

D’autre part. Rosette était habile de ses doigts ; elle savait faire une foule d’ouvrages dits de fantaisie, et cela suffisait pour un prétexte à une visite prolongée.

La vraie raison que son père était seul à connaître, c’est que Bertha voulait fuir les assiduités de Sam Bachelor. Elle avait compté sans la ténacité de l’Américain.

Quand il eut appris que Miss Bertha était chez l’oncle Placide, Sam déclara qu’il avait affaire dans cette région et demanda à Paul Neuville de l’accompagner. Le dimanche après-midi, on vit arriver les deux jeunes gens chez Placide.

Bertha fut loin d’en être enchantée. Les assiduités du bel Américain, sa ténacité de crampon, lui devenaient odieuses. Cependant, elle ne pouvait refuser de paraître sans manquer à la plus élémentaire politesse.

La politesse fut satisfaite ; Sam le fut moins. Dés l’arrivée, il se rendit compte de l’antipathie éprouvée à son égard. Il ne tarda pas à se rendre compte aussi de l’admiration béate de Rosette, pour ses qualités de beau citadin.

Elle était jolie, Rosette ; gaie, pimpante, même un peu provocante. Sans se jeter à la tête des gens, elle savait mettre en œuvre ses moyens de séduction à l’égard de ce visiteur qui pour elle était la personnification du Monsieur.

Aussi quelle différence entre l’attitude réservée de Paul Neuville, le sage habitant, et la désinvolture au moins osée du citadin de New York.

Venu avec l’intention de reprendre Bertha dans ses charmes de séducteur, Sam Bachelor se dit qu’après tout, la cousine, Rose, était encore plus jolie, au moins plus frappante, d’approche plus facile, et que c’était folie de s’obstiner à vouloir cette mijaurée de Bertha, qui évidemment resterait toujours hors de l’atteinte de ses séductions.

« Faute de grives, on prend des merles, » dit le dicton populaire. L’Américain dut se dire que grive pour grive, autant valait prendre la moins prudente, celle qui semblait désireuse d’être prise.

Sam Bachelor était un de ces beaux oisifs, — plaie sociale — semant sur leur passage les ruines de leurs passions et de leurs vices, auxquels ils obéissent en esclaves.

Cette première visite fut suivie d’une autre, puis de plusieurs autres. Bertha restant distante, la maison Neuville fut délaissée pour la maison Sanschagrin.

Rosette était enchantée de son cavalier, qui restait à Roberval on ne savait pas pourquoi. Deux, trois et même quatre fois la semaine, il allait rendre visite à la belle Rosette qui nageait en plein bonheur.

C’était le temps des fêtes ou carnavals. Sam se faisait inviter à toutes les danses, bals, etc.

Ces soirs là, il louait cheval et traîneau et de bonne heure arrivait chez les Sanschagrin. Il causait quelques minutes avec la belle Rosette puis avec Hector Sanschagrin, le frère de Rosette, et bientôt c’était convenu que les trois se rendaient au bal dans la même voiture.

C’était commode, l’Américain fournissait cheval et voiture, Hector en était bien content. Le père et la mère tout fiers de la recherche dont leurs enfants étaient l’objet de la part du bel Américain. Celui-ci se disait qu’après tout la vertu des Canadiennes n’était pas si rigide et que bien des libertés étaient permises.

Quant à Rosette, elle était au comble de ses vœux. La chance était pour elle. Avoir espéré décrocher un citadin ordinaire, s’être fait la résolution d’accepter pour mari n’importe qui venant de la ville, et se voir en train de s’emparer d’un millionnaire américain, intelligent, et beau par dessus le marché. Quelle chance ! Et Rosette ne négligeait rien pour garder son bel oiseau. Elle ne refusait rien. Au beau Sam, elle permettait toutes les privautés, du moment que personne n’en était témoin. Pour elle, il fallait garder son bel Américain à tout prix.

Ah ! si fillette savait que chez ces hommes, il y a plus de la bête de proie que d’autre chose. Si fillettes savaient que pour les individus, genre Sam Bachelor, elles sont tout simplement un jouet joli, dont ils veulent bien s’amuser jusqu’au jour où ils en seront rassasiés. Mais fillette ne sait pas, elle ne peut savoir.

Papa sait lui ce que c’est qu’un homme. Mais ils sont nombreux les papas qui ont une confiance sans limite dans la vertu et la prudence de leur enfant. Ils sont nombreux ceux qui aiment mieux laisser faire, plutôt que de se mettre en travers des plaisirs de leur enfant.

Maman devrait savoir. Elles ont l’expérience de la vie, les mamans. Elles devraient savoir que bien souvent leur vie de ménage a été empoisonnée par des souvenirs et des regrets de jeunesse.

Elles savent ou devraient savoir que bien des duretés, bien des défiances conjugales, sont le fruit de certains écarts de leur temps de carnaval.

Elles savent ou devraient savoir que si certaines choses ne ternissent pas l’honneur, parce que restées secrètes, elles empoisonnent toute une vie de leurs suites.

Papa sait ; maman devrait savoir ; fillette ne sait pas ; et tous se conduisent comme si personne ne savait.

La recherche de l’Américain enchantait Rosette et flattait l’orgueil de Placide. Tante Maria, de son côté, ne manquait pas une occasion de dire : « Faut que jeunesse se passe ! Des cavaliers, j’en ai bien eu ; danser, j’y ai bien été, et je n’y ai jamais pris de mal. » C’est l’éternel raisonnement des mères pour qui la pente mauvaise devient peu dangereuse pour leur enfant, du moment que cela sert à masquer leur erreur personnelle.

Cinq semaines se passèrent ainsi ; le carnaval tirait à sa fin. Sam qui ne se souciait guère de faire carême, annonça son départ.

Retiré dans un coin sombre, il affirmait à Rosette que jamais il ne l’oublierait. Tout le vocabulaire des mots tendres, toute la kyrielle des promesses d’amour, y passa. Puis les beaux jours de janvier 1916 furent un souvenir.

L’Américain avait promis d’écrire, il n’y pensa plus. Repris par les plaisirs de la vie, en ville, il oublia momentanément son aventure du Lac Saint-Jean.

Un jour de juin, faisant la revue des endroits de villégiature, il se rappela Roberval et la jolie Bertha.

Penser à Bertha c’était se dire qu’elle valait mieux que lui. Mais il y avait Rosette. J’aurais dû écrire, se dit-il ; maintenant il est trop tard, je vais y aller.

Quelques jours plus tard, Sam débarquait à Roberval. Pendant deux mois, l’Américain logea chez un cultivateur de Saint-Prime. Il faisait parfois la pêche, mais passait la grosse moitié de son temps chez les Sanschagrin, ou en compagnie des Sanschagrin, fille ou fils.

C’était des visites, à la veillée ou le dimanche après-midi ; des promenades en voiture, même en barque, avec Rosette accompagnée ou non de son frère ou de sa sœur cadette.

Grisée d’amour, la belle Canadienne vivait dans les nuages et les rêves de son imagination. Désirant le tête à tête, elle provoquait au besoin l’isolement seul à seul avec le bel Américain, dont elle attendait les caresses plus ou moins réservées.

Un jour, il lui demanda si elle consentirait à le suivre à New York ?

Depuis longtemps elle attendait et espérait cette demande. Fine diplomate, elle fit attendre sa réponse, semblant se livrer à des réflexions qui depuis longtemps étaient faites.

Son hésitation apparente lui valut une caresse de plus, accompagnée d’une protestation du beau Sam.

— Dites oui, ma Rosette adorée. Je serais le plus heureux des hommes.

Rosette qui depuis longtemps voulait se faire proposer le mariage, fit remarquer que pour une honnête femme il n’y avait qu’une chose possible : suivre son mari.

— C’est bien ainsi que je l’entends. Tu seras ma femme belle et adorée. Parmi mes amis de la haute, à New York, tu seras la plus belle. Enviés de tous, nous vivrons heureux.

Puis ce fut l’annonce du départ. Sam retournait dans sa famille pour y faire les arrangements voulus, en vue du mariage, disait-il. « Parle à tes parents ; dans huit jours, quinze jours tout au plus, je reviendrai et nous nous marierons. »

Oncle Placide et Tante Maria furent singulièrement surpris d’apprendre de Rosette qu’elle désirait se marier avec un Américain protestant.

— Y penses-tu ? disait la maman. Ça n’a pas de bon sens.

Et Rose de répondre :

— Puisqu’il le veut et moi aussi. Il se semble que nous sommes les premiers intéressés.

Placide renchérissait encore :

— Marier un Américain, d’une autre religion ; mais c’est de la folie.

Rosette répondait avec raison :

— Ce qui est folie, c’est de nous avoir laissé fréquenter ainsi et maintenant de vouloir nous faire séparer sans raison. Fallait le savoir plus vite qu’il était d’une autre religion.

La maman essayait de la corde sentimentale.

— Tu vas nous laisser comme cela pour un pays étranger ?

— Pensez-vous toujours me garder ? Quand vous vous êtes mariés, vous avez laissé vos parents. J’en ferai autant un de ces jours. J’ai la chance de trouver un bon parti, un Monsieur, et vous allez me faire manquer ma chance ; et après ? Il me faudra prendre un habitant, un vacher ! Nenni !

— Un habitant, fit Placide, j’en suis un ; et tâche de ne pas avoir honte de tes parents.

— Je n’ai pas honte de personne, papa ; mais je sais aussi que vous avez fait des sacrifices pour moi. Et tout ça, tout le développement intellectuel que vous m’avez procuré sera inutile, si vous faites de moi une vachère, la femme d’un vacher… Pourquoi m’avoir mise au couvent ? Pourquoi avoir dépensé votre argent ? Si après tout cela, vous m’empêchez de profiter de la chance que j’ai de faire servir tout ce que j’ai appris.

Bref, après de longues discussions, on en vint à une entente. Il y aurait consentement au mariage, à la condition que l’Américain se fasse catholique.

Rosette accepta en se disant que catholique ou non, elle le marierait quand même.

Août mûrissait les moissons blondes ; les foins étaient finis. Partout dans les champs, c’était l’abondance des récoltes, partout l’air pur, la beauté du lac mirant le vert des champs et celui des bois. C’était aussi le ciel bleu moutonné de blanc, mais tout cela ne disait rien à la fille qu’on avait élevé dans le mépris de son entourage. La ville lointaine la fascinait. La vie campagnarde lui faisait horreur. Pauvre enfant, jetée hors de sa voie par une éducation fausse !

Sam resta trois semaines absent. Ce fut aux premiers jours de septembre qu’il reparut, bien décidé à mener les choses rondement. À ses parents, il n’avait pas soufflé un mot de ses projets de mariage.

Dès sa première visite, il reçut de Rosette l’avis que ses parents exigeaient, comme condition à leur consentement, que lui, Sam, se fit catholique.

L’Américain joua le désespoir.

« Mes parents ne consentiront jamais… Maman, je la gagnerais peut-être, mais l’oncle Jim, dont je suis l’héritier… Il me déshériterait, s’il savait que je suis catholique. Ce serait une couple de millions de perdus. Pense un peu, cela en vaut la peine. »

Disons tout de suite que l’oncle Jim n’existait pas. Sam l’avait inventé pour les besoins de la cause.

Rosette pleura, supplia, rien n’y fit. Sam resta inébranlable.

— Nous ne pouvons sacrifier ainsi une fortune. C’est pour ton bien comme pour le mien. Après tout qu’importe que je sois catholique ou non, du moment que nous serons mariés.

Bref, il entortilla tant et si bien son histoire et son raisonnement, que Rosette en vint à la conclusion qu’il voulait. « Aimons nous tant que nous pourrons. Si nos parents s’opposent à notre bonheur, nous passerons outre », disait-il.

Il fut décidé que Sam chercherait un prêtre qui consentirait à les marier sans le consentement des parents de la fille mineure.

Sam ne fit aucune recherche ; il savait à quoi s’en tenir.

À quoi bon chercher un prêtre catholique. Sam ne tenait nullement à être marié, et puis il savait très bien qu’un prêtre catholique pour les marier hors la loi, il n’en trouverait pas.

Aux parents de Rosette, il déclara accepter leurs conditions. Ce qui eut pour effet d’augmenter leur confiance aveugle, et par suite la liberté de Rosette.

Les tête-à-tête se succédaient : Rosette devenait impatiente de se voir mariée une bonne fois.

Enfin les jeunes gens prirent une décision. Ils partiraient sans le dire, et ils finiraient bien par trouver un prêtre pour les marier.

Dans son inexpérience, Rosette croyait qu’avec de l’argent tout s’achète. Elle ne savait pas que personne encore n’a pu acheter un prêtre canadien. Alors, elle croyait le beau Sam qui lui disait qu’en ville les prêtres catholiques sont prêts à tout pour de l’argent.

Sam savait bien le contraire ; il savait que notre clergé canadien ne s’achète pas, et que ce qui fait la force morale et le prestige du prêtre chez nous, c’est que personne encore n’a pu l’acheter.

Un matin, Rosette demanda à être conduite chez son oncle Neuville. Ce jour là les chevaux avaient de l’ouvrage, on lui proposa d’attendre que le grain fut rentré. Sans insister, elle accepta de remettre la promenade au lendemain.

Comme par hasard, Sam Bachelor passa en voiture, et en passant dit bonjour au Père Sanschagrin.

— Avez-vous des commissions pour Roberval ? Je m’y en vais.

Jovial, Placide, répondit qu’il avait un paquet à envoyer chez son beau-frère. Arrêtez donc le prendre. C’était convenu entre les deux jeunes gens et tout se passa comme ils avaient prévu. Une demi-heure plus tard, Rosette partait pour toujours du logis paternel. Dans une valise à main, elle emportait diverses choses nécessaires en voyage et quelques petits souvenirs.

Pour la maman, sa fille allait passer quatre jours chez Neuville. Mais les jeunes gens n’y arrêtèrent pas. Ils n’arrêtèrent même pas à l’hôtel de Roberval et continuèrent directement jusqu’à Chambord.

Là, la jeune fille se rendit seule à la gare, pendant que l’Américain retournait à Roberval, où il laissait à l’hôtelier le soin de retourner cheval et voiture à leur propriétaire.

Puis prenant son billet pour Québec, il s’installa pour jusqu’à Chambord, ou sa Rosette l’attendait.

Laisser son pays est toujours un peu triste ; mais la jeune fille se disait que ce n’était que temporaire. Dans une quinzaine nous reviendrons ; nous serons mariés et devant le fait accompli, mes parents ne diront plus rien.

Sam avait voulu qu’elle achetât elle-même son billet pour Québec. « Achetez un billet simple, » avait dit l’Américain, et Rosette avait obéi avec un serrement de cœur.

Mais une fois installée dans un banc en compagnie de ce bel Américain, si empressé, si galant, elle oublia tout : sa foi, sa nationalité, les leçons de droiture et d’honneur reçues dans la maison paternelle et au couvent.

Son pays si beau ; le lac majestueux sur les bords duquel, elle avait passé son enfance. Le lac, miroir merveilleux où se voyaient le vert des champs, des bois et des montagnes. Son village, l’église coquette où elle avait reçu les sacrements de l’Église, où elle avait prié son Dieu avec la ferveur coutumière à ceux de son peuple. Pour la malheureuse perdue d’orgueil et d’ambition, tout cela ne comptait plus.

Pauvre elle ! Elle ne pensait qu’à une chose : elle était aimée, elle aimait. Et celui qu’elle avait pu ainsi conquérir, c’était un Monsieur.

À la ville, au milieu du luxe que procure l’argent, elle vivrait heureuse, loin de ces travaux des champs qu’elle méprisait, et auxquels tant de femmes de cultivateurs sont condamnées.

Grâce à son habileté, elle était délivrée du cauchemar d’avoir à partager la vie de l’un de ces rustres sans éducation et sans savoir. Enfin, elle l’avait le mari idéal, l’homme supérieur.

Il n’était pas son mari, mais peu lui importait. Ce n’était qu’une question de jours, de quelques jours tout au plus ; et puis Sam ne disait-il pas que le oui sacramentel n’était qu’une formalité.

Ce qui compte, c’est la volonté, disait-il. De la volonté. Rosette n’en avait plus.

À quoi bon faire l’histoire de Rosette plus longtemps. Cette histoire, c’est l’histoire banale des filles qui se perdent. C’est l’histoire triste et malheureuse, de toutes celles qui oublient leur devoir.

Rosette était perdue.

Laissons-là à son ivresse, à son bonheur passager.

De sa honte, de son malheur, de sa déchéance, nous ne parlerons que pour dire à ses sœurs, nos fillettes canadiennes : Prenez garde au serpent.

Un jour nous retrouverons Rose Sanschagrin sur le pavé, avec d’autres malheureuses victimes de leur inexpérience, de leur engouement pour ce qui brille, victimes surtout d’une éducation fausse, tendant à faire des filles de mon pays, ce qu’elles ne peuvent et ne doivent pas être.