L’Avenir de la civilisation

Nouvelle Librairie nationale (p. --19).


L’AVENIR DE LA CIVILISATION



Si l’on vous demandait quel est le mot abstrait qui a été le plus souvent prononcé depuis la guerre, pour lequel seriez-vous disposé à parier ? Serait-ce le droit ? Serait-ce la justice ? Serait-ce la démocratie ? Ce serait sans doute un de ces trois mots-là, à moins que ce ne fût celui de civilisation. Et, tous ces mots, nous entendons très bien ce qu’ils veulent dire. Seulement, quand il s’agit d’en donner le sens exact, d’en apporter une définition précise, c’est alors que commence l’embarras.

Qu’est-ce que la civilisation ? Nous croyons tous le savoir. Mais ce que tout le monde peut constater, c’est que les meilleurs dictionnaires ne le savent pas. Ouvrez celui de Littré qui est l’incomparable trésor de la langue française. Vous y trouverez que la définition est bien vague. Elle est même inexistante, à la vérité.

Littré dit, en effet : « Civilisation : action de civiliser. » Cela ne nous avance pas beaucoup. Il dit encore : « état de ce qui est civilisé, c’est-à-dire… » Attention, Littré va expliquer : « ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences. » Très bien. Mais nous tombons là dans une définition particulière du mot. C’est en ce sens que l’on dit la civilisation grecque, romaine, égyptienne, chinoise, etc. On a pu écrire des livres sur les civilisations nègres, qui ne sont pas méprisables, et sur les civilisations préhistoriques. Mais la civilisation par un grand C, la civilisation en soi ? Nous en revenons à la décourageante définition de Littré : « État de ce qui est civilisé. » Et si nous cherchons le sens du verbe civiliser nous trouvons : rendre civil, c’est-à-dire courtois, et polir les mœurs, c’est-à-dire donner la civilisation. Le dictionnaire tourne en rond. Littré donne sa langue aux chats.

Il y a mieux. Si le verbe civiliser se trouve déjà avec la signification que nous lui prêtons chez les bons auteurs du dix-huitième siècle, le substantif civilisation ne se rencontre que chez les économistes de l’époque qui a précédé immédiatement la Révolution. Littré cite un exemple pris chez Turgot. Littré, qui avait dépouillé toute notre littérature, n’a pas pu remonter plus loin. Ainsi le mot civilisation n’a pas plus d’un siècle et demi d’existence. Il n’a fini par entrer dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835, il y a moins de cent ans. Et comme, avant cette date, la société française était tout de même arrivée à un certain raffinement, on devrait conclure que Racine et Molière ont fait de la civilisation sans le savoir.

L’antiquité, dont nous vivons encore, n’avait pas non plus de terme pour rendre ce que nous entendons par civilisation. Si l’on donnait ce mot-là à traduire dans un thème latin, le jeune élève serait bien embarrassé. J’ai demandé à l’un de nos meilleurs latinistes de me dire comment il s’y prendrait. « Il y a, me fut-il répondu, le mot humanitas qui veut dire plutôt culture de l’esprit, bonne éducation, bonnes manières, politesse : de là viennent nos « humanités ». Il y a aussi le mot cultus qui veut dire éducation et mœurs. Ce n’est pas suffisant. Si je cherche dans les classiques, je trouve que Cicéron, pour dire approximativement ce que nous pouvons entendre par la civilisation opposée à la barbarie, a dû se servir de trois mots : cultus humanus civilisque, c’est-à dire : des mœurs douces et policées. » Ainsi, Quicherat et la Sorbonne en sont témoins : Rome, pas plus que le grand siècle, n’a su ce que c’était que la civilisation.

On pardonnera tout ce pédantisme. Mais la vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au dix-neuvième siècle sous l’influence d’idées nouvelles. Les découvertes scientifiques, le développement de l’industrie, du commerce, de la prospérité et du bien-être avaient créé une sorte d’enthousiasme et même de prophétisme. La conception du progrès indéfini, apparue dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, concourut à convaincre l’espèce humaine qu’elle était entrée dans une ère nouvelle, celle de la civilisation absolue.

C’est à un prodigieux utopiste, bien oublié aujourd’hui, Fourier, que l’on doit d’appeler la période contemporaine celle de la civilisation et de confondre la civilisation avec l’âge moderne. Fourier était un homme qui ne doutait de rien. C’est lui qui avait inventé d’éteindre la dette d’Angleterre en six mois avec les œufs de poule, combinaison qui n’était pas beaucoup plus chimérique que celle de certains hommes d’affaires d’aujourd’hui qui proposent de reconstruire l’Europe avec le concours des bolcheviks.

La civilisation, c’était donc le degré de développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au dix-neuvième siècle. Ce terme, compris par tous, bien qu’il ne fût défini par personne, embrassait à la fois le progrès matériel et le progrès moral, l’un portant l’autre, l’un uni à l’autre, inséparables tous deux. La civilisation, c’était en somme l’Europe elle-même, c’était un brevet que se décernait le monde européen.

On eût beaucoup étonné nos grands-pères si on leur eût dit qu’un schisme éclaterait un jour dans la civilisation européenne et que la civilisation occidentale s’opposerait à la kultur germanique. À ce moment et sous le coup de la guerre, le mot de civilisation prit une nouvelle actualité et une nouvelle acception. Il représentait l’antithèse de la barbarie. C’était le moment où, en Angleterre, on n’appelait jamais les Allemands autrement que les Huns. Aujourd’hui on invite les Huns à collaborer à la reconstruction d’une Europe qu’ils ont démolie de fond en comble. C’est sans doute ce qu’on appelle avoir de la suite dans les idées.

Un Russe très spirituel disait pendant la guerre : « Nous autres, Russes, nous ne comprenons pas très bien ce que vous appelez la guerre de civilisation. La civilisation, elle nous est venue en grande partie par l’Allemagne. » Il voulait parler en effet de la civilisation industrielle et, bien avant lui, un autre Russe, Herzen, avait déjà dit : « Chez nous, tout est allemand, les horlogers, les pharmaciens, les sages-femmes et les impératrices. » L’Allemagne représentait certainement le plus haut degré de ce qu’elle appelait avec orgueil l’organisation, c’est-à-dire une forme gigantesque du machinisme étendu jusqu’au monde politique et moral.

L’organisation allemande, la kultur, c’était sans doute une monstruosité de la civilisation. Cet enfant monstrueux et imprévu était pourtant le fils de sa mère. Et quand on voit ce que l’Allemagne avait fait de la civilisation, on peut se demander ce qu’elle fera, par exemple, de la démocratie.

En tout cas, c’est un abus formidable des moyens que la civilisation a mis aux mains des hommes qui a poussé l’Allemagne à porter à la civilisation elle-même le coup terrible qui l’a ébranlée. Cet abus même, voisin de l’absurdité, destinait l’Allemagne à la défaite, car elle était fatalement poussée à organiser l’Europe et le monde sur son modèle. Pendant la guerre quand on disait à M. Alfred Capus qui était invinciblement optimiste : « Oui, mais les Allemands sont bien forts », il répondait par cet apologue : « Je vois de savants ingénieurs et d’incomparables techniciens qui construisent une machine colossale dont l’aspect inspire de l’admiration et de la terreur. Je demande à quoi elle doit servir et l’on me dit qu’elle doit servir à monter dans la lune. Alors je hausse les épaules et j’attends la fin. »

Les Allemands ne sont pas montés dans la lune. Mais s’ils avaient détaché un gros morceau de notre satellite et s’ils l’avaient fait tomber sur la terre, ils n’y auraient pas produit beaucoup plus de ravages qu’en déclarant la guerre au monde au mois d’août 1914. Ce jour-là, un stupide excès dans une certaine forme de la civilisation a compromis l’avenir de la civilisation. Estimons-nous heureux s’il ne l’a pas tuée. Car nous avons de sérieuses raisons de trembler pour elle.

À l’époque même où le monde civilisé était le plus orgueilleux et le plus enivré de ses progrès, à l’époque où l’on avait fait du progrès et du perfectionnement sans limites une sorte de dogme, des doutes, des inquiétudes étaient bien venus assiéger quelquefois les philosophes. Se disaient-ils qu’après tout d’autres civilisations avaient disparu, qu’elles avaient jonché la terre de leurs ruines et que notre société s’était péniblement relevée et édifiée sur leurs vestiges ? Mais comment se serait-on arrêté à l’idée que notre civilisation moderne, fondée sur des assises aussi vastes et aussi puissantes, pourrait être à la merci des événements qui ont renversé les civilisations antiques ? Lorsqu’on nous dit que les anciens Égyptiens avaient déterminé, comme l’attestent les mesures symboliques de la grande pyramide, la distance de la terre au soleil, résultat que l’astronomie n’a retrouvé que de nos jours, nous nous consolons par la pensée que la science, en ce temps-là, était comme un secret transmis à un petit nombre d’hommes et qui pouvait périr facilement. Nous nous disons qu’il ne peut pas en être de même aujourd’hui, car la science, universellement répandue, appartient à tous. Au fait, qu’en savons-nous ?

Sans doute, le dix-neuvième siècle a eu ses pessimistes qui ont annoncé des catastrophes. C’étaient, en général, des excentriques ou des fantaisistes. Ils ne concevaient guère qu’un drame rapide et brutal. Ils avaient une vision romantique de la fin du monde dans une ruée de barbares, oubliant que l’agonie de l’empire romain avait été longue avec des repos et des transitions.

Quant aux penseurs les plus illustres et qui passaient pour les plus sérieux, quant aux théoriciens du progrès, leur confiance était imperturbable. Tenez : un homme qui avait la foi, c’était Condorcet. Ce philosophe, qui avait eu le tort de faire de la politique, avait dû fuir et se cacher, pendant la Révolution, pour échapper à la guillotine. Il fut d’ailleurs arrêté un jour aux environs de Paris, dans une auberge, s’étant rendu suspect d’aristocratisme pour n’avoir pas su dire de combien d’œufs il voulait son omelette. Il s’empoisonna dans sa prison. C’est au moment où il était traqué par la Terreur que Condorcet écrivit pourtant son Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Et dans quelles hypothèses concevait-il que les progrès de l’esprit humain pourraient être arrêtés ? Dans une seule, celle d’une révolution physique, d’un cataclysme terrestre ou cosmique, hypothèse tellement vague, tellement lointaine qu’elle ne comptait même pas. Comme le guerrier gaulois, Condorcet craignait seulement que le ciel tombât sur nos têtes.

Renan était du même avis. Pour lui, le progrès, c’était la petite tour d’acier qui s’élève sans cesse. On ne pouvait prévoir jusqu’où elle aurait monté dans cent ans, mille ans, cent mille ans, car, jusqu’au refroidissement et à la mort de notre globe, il doit s’écouler des millénaires. Renan se demandait seulement si la science ne finirait pas par rendre la vie si facile que les hommes n’auraient plus rien à faire et perdraient leur activité physique et intellectuelle. Il se demandait si la science n’en arriverait pas à se tuer elle-même. « Parfois, dit un personnage de ses Dialogues philosophiques, je vois la terre dans l’avenir sous forme d’une planète d’idiots se chauffant au soleil dans la sordide oisiveté de l’être qui ne vise qu’à avoir le nécessaire de la vie matérielle. » En somme, Renan appréhendait que le travail ne fût supprimé avec la misère. Il serait rassuré s’il vivait de nos jours. Il verrait que l’humanité n’est pas près d’être dispensée de l’effort et de se chauffer oisivement au soleil.

Cependant toutes les spéculations que l’on a faites sur le progrès indéfini ressemblent aux calculs que l’on fonde sur le placement d’une somme à intérêts composés. Tout le monde sait qu’un sou placé à intérêts composés depuis l’an premier de notre ère formerait une masse d’or plus grosse que notre globe lui-même. Sur le papier, cette progression arithmétique n’est pas contestable. L’hypothèse est pourtant absurde. Ce qui la corrige, c’est qu’un capital est condamné à être détruit un grand nombre de fois dans le cours de dix-neuf siècles.

Il y avait, avant la Révolution française, un philanthrope qui avait fondé un merveilleux système d’assistance à l’humanité : il suffisait d’accumuler les intérêts d’une petite fortune. Au bout de trente ans, on pouvait élever des familles entières. Au bout de cent ans, on pouvait construire une cité modèle. Puis, cela allait très vite, on pouvait abattre toutes les maisons insalubres, exécuter de gigantesques travaux d’utilité publique, si bien qu’après deux ou trois siècles la terre n’eût plus été qu’un immense jardin.

Ce philanthrope avait matérialisé l’idée du progrès indéfini. Il légua une rente de mille livres avec charge de l’appliquer à son système et, en effet, le legs grossit pendant plusieurs années. Puis vinrent la Révolution, les assignats, la faillite. L’exécuteur testamentaire supplia le Directoire de faire une exception pour la rente de mille livres et pour le capital produit, afin de ne pas interrompre la merveilleuse expérience. On ne l’écouta même pas.

Cette histoire, qui est parfaitement vraie, prouve que les choses de ce monde répugnent à l’indéfini et ne s’accommodent pas de l’absurde « de plus en plus ». Rien ne va de plus en plus, ni de moins en moins. C’est tantôt plus et tantôt moins. Les anciens l’avaient déjà dit : il y a des limites à tout. Les hommes d’affaires le savent bien aussi. À la Bourse, une valeur ne monte pas éternellement. La Royal Dutch elle-même a fini par baisser. Réaliser, c’est le grand art.

Mais il ne dépendait pas de nous de réaliser la vie facile et agréable telle que nous l’avons connue avant 1914, lorsque ne se posaient ni les problèmes de la monnaie, ni ceux de l’habitation, ni ceux du vêtement, ni ceux de la nourriture. Nous étions alors comme Condorcet qui ne s’était jamais occupé de savoir combien d’œufs il fallait dans une omelette. Qui eût alors pensé que les commodités de l’existence disparaîtraient si rapidement, que l’existence elle-même deviendrait un problème ardu ? Nous voulons bien croire encore, par un reste d’habitude, au progrès fatal et nécessaire. Mais l’idée de régression nous hante, comme elle devait hanter les témoins de la décadence de l’empire romain.

Ouvrons une histoire de France, une de celles qui ont été destinées à faire sentir aux Français du dix-neuvième siècle, par la comparaison avec les temps anciens, combien ils étaient heureux de jouir d’un gouvernement moderne et des bienfaits de la science. Ouvrons l’histoire de Michelet qui raconte, à faire frissonner, les horreurs du moyen âge. Je trouve, au moment de la guerre de Cent ans, la description d’une mystérieuse épidémie à laquelle succombaient les jeunes gens et les hommes dans la force de l’âge, et qui, épargnant les vieillards, « frappait la force et l’espoir des générations ». On reconnaît là tous les symptômes de la grippe redoutable que nous nommons grippe espagnole. D’ailleurs Michelet, avec un diagnostic très sûr, ajoute que « la mauvaise nourriture y était pour beaucoup ». C’est ce que nous ont dit aussi nos médecins.

Ailleurs Michelet parle comme d’une abomination d’un certain impôt institué par le roi Philippe VI qui cherchait comme il pouvait à remplir le Trésor vide : « En 1343, la guerre avait forcé Philippe de Valois à demander aux États un droit de quatre deniers par livre sur les marchandises, lequel devait être perçu à chaque vente. Ce n’était pas seulement un impôt, c’était une intolérable vexation, une guerre contre le commerce. Le percepteur campait sur le marché, espionnait marchands et acheteurs, mettait la main à toutes les poches, demandait sa part sur un sou d’herbe. Ce droit, qui n’est autre que l’alcavala espagnol, a tué l’industrie de l’Espagne. » Croyons-en Michelet et l’alcavala, mais aujourd’hui nous connaissons cet impôt, nous l’appelons taxe sur le chiffre d’affaires et nous entendons les plaintes des consommateurs et des commerçants.

Il serait trop facile de multiplier ces exemples. Ah ! comme la civilisation est fragile ! On pourrait dire d’elle ce que disait de la santé un médecin célèbre : « La santé est un état provisoire et qui ne laisse rien présager de bon. » La civilisation tient comme la santé à un équilibre instable. C’est une fleur délicate. Elle dépend de tout un ensemble de conditions. Supprimez quelques-unes de ces conditions elle dépérit, elle recule. Heureux si elle ne disparaît pas !

À cet égard, la Russie nous offre une étonnante leçon de choses. Récemment, un commissaire bolcheviste, Ossinsky, remarquait que la production de la fonte, dans la Russie soviétique, était tombée au même niveau qu’au temps de Pierre le Grand, l’introducteur de la civilisation européenne en Russie, introducteur par la force, car les tsars et les tsarines avaient civilisé la Russie malgré elle. La statistique d’Ossinsky, voilà un petit fait qui en dit très long. Sans doute la production de la fonte ne peut pas être considérée comme l’étalon de la civilisation morale. Mais elle est d’une importance capitale pour une civilisation qui repose pour une très grande part sur l’industrie. Que signifie cette décadence de la métallurgie russe ? Elle signifie que les chemins de fer ne peuvent plus être entretenus, que les transports s’arrêtent, que ni les marchandises, ni les idées, s’il y en a, ne circulent plus, qu’un des progrès les plus sensibles de notre temps est par conséquent aboli, que les régions où la récolte a été mauvaise sont condamnées à la famine, que les populations se replient sur elles-mêmes et, coupées de communications avec le reste du monde, retournent à la barbarie. Ce qu’on sait de la vie actuelle dans les campagnes russes, misère, épidémies, brigandage, cannibalisme même, confirme cette vue. Il a suffi de la désorganisation d’une branche essentielle de l’industrie russe, à la suite de la désorganisation politique de la Russie, pour amener une épouvantable régression matérielle et morale. Car, on l’a remarqué il y a déjà longtemps toute civilisation fait corps. On ne peut détruire une de ses parties sans l’atteindre en entier.

Mais la Russie, avec une industrie ramenée à ce qu’elle était avant les progrès de Pierre le Grand, est bien plus malheureuse, elle est bien plus bas qu’avant Pierre le Grand. Je me rappelle une dame qui, voilà une vingtaine d’années, avait été ruinée par un krach célèbre et qui disait : « C’est terrible. Que vais-je devenir ? Il ne me reste plus que soixante mille francs de rente. » Les nations européennes appauvries par la guerre et les révolutions sont comme cette dame. Elles ont contracté des habitudes, elles se sont créé des besoins. Elles avaient édifié tout un mécanisme très compliqué, très délicat, très dispendieux. Elles avaient un train de maison considérable. Avec des ressources qui suffisaient il y a deux cents ans à leur assurer une vie très supportable, elles se trouvent aujourd’hui dans la détresse. Il y a de grandes villes comme Vienne où l’Université doit fermer ses portes. D’ailleurs, les conditions misérables de la vie en Autriche ne permettent même plus qu’il y ait des étudiants. En France même, il faut s’occuper de la grande pitié des laboratoires, d’une pénurie qui ne compromet pas seulement la recherche scientifique, mais la transmission de la science et la formation des savants.

La réalité que l’on avait oubliée ou méconnue et qui se rappelle à nous cruellement, c’est que la civilisation, non seulement pour se développer mais pour se maintenir, a besoin d’un support matériel. Elle n’est pas en l’air. Elles n’est pas dans les régions idéales. Elle suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour des États organisés, des finances saines et abondantes. En d’autres termes, la civilisation est une plante qui pousse avec des soins. C’est une plante de serre. Elle exige qu’un grand nombre de conditions économiques, sociales et politiques soient remplies. Voilà pourquoi Auguste Comte mettait au premier rang « l’immense question de l’ordre ». Voilà pourquoi il avait pris pour devise « Ordre et progrès », le progrès ne se concevant pas dans l’anarchie et le désordre. Le jour où le fondateur du positivisme était allé proposer aux jésuites une alliance contre les « orages de l’avenir », le Père qui l’avait reçu l’avait pris pour un fou. Dans l’esprit d’Auguste Comte, cette démarche était un symbole. Il recherchait contre l’anarchie le concours de l’Église, la plus grande puissance d’ordre du monde.

Les orages de l’avenir sont venus. La guerre a produit des conséquences que personne n’avait prévues, ceux qui l’ont déclarée encore moins que les autres. De toutes les manières la civilisation a travaillé contre elle-même. Et non pas seulement par les engins de destruction qu’elle a inventés, non pas seulement par les idées qu’elle a répandues et dont l’idée de nationalité reste la plus dangereuse, bien plus explosive que la nitroglycérine. La civilisation avait mis en outre à la disposition des États des forces plus grandes que celles qu’aucun État, aux temps anciens, eût jamais possédées. Et pour mettre ces forces en mouvement, pour les lancer les unes contre les autres, l’électricité a encore joué le rôle d’une fée malfaisante en supprimant entre les peuples l’espace et le temps.

Il y a, dans les Essais d’histoire et de critique d’Albert Sorel, des pages célèbres et toujours actuelles sur la Diplomatie et le progrès. Elles seraient tout entières à relire. Citons au moins ceci :

Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les conflits séculaires des dynasties et des nations. À côté du téléphone qui les met en présence de l’adversaire est celui qui les met en communication avec le serviteur. Un mot lancé entre deux répliques, et les soldats s’apprêtent dans leurs casernes, les locomotives se mettent en pression. À mesure que la dispute s’anime, les armées se précipitent vers les frontières. Les courants de la passion humaine se heurtent comme les courants électriques qui les portent. Dans l’instant où la guerre est déclarée, elle éclate, et des générations humaines sont fauchées avant que l’humanité ait pu savoir pourquoi.

Ces lignes étaient écrites en 1883. Ne croirait-on pas lire la prophétie de ce qui s’est passé en 1914 ? C’est la preuve que, par l’étude de l’histoire, par l’observation et par l’analyse, on peut devenir prophète. Seulement, il faut bien le dire : ce qu’on n’avait pas prophétisé, c’est que la guerre serait aussi longue et qu’elle serait par conséquent aussi destructive. Les économistes et les financiers avaient même annoncé tout le contraire. Selon eux, une grande guerre européenne devait nécessairement être courte parce que les belligérants ne pourraient pas suffire longtemps à d’aussi colossales dépenses. L’argent devait manquer bien avant les hommes. Les économistes n’avaient pas songé que les États modernes jouissaient d’un immense crédit et qu’ils avaient en outre la ressource d’imprimer du papier-monnaie avec cours forcé. Oh ce n’est pas que ce moyen de créer de la richesse soit nouveau. Marco Polo, le voyageur vénitien du treizième siècle, racontait déjà que Gengis Khan, guerrier fameux, l’avait employé. « Ce sont, rapporte Marco Polo, petites cartes qui portent le sceau du grand seigneur ». Ce n’est pas plus difficile que cela. Et Gengis Khan lui-même n’avait rien inventé, car Marco Polo raconte encore qu’un sage chinois avait averti que ce système ne valait rien. « Aux anciens temps, disait le mandarin, les empereurs de Chine avaient déjà commencé à émettre du papier. Il y avait alors un ministre qui gagna beaucoup avec l’émission de ce papier. Mais les choses en vinrent au point que, pour dix mille billets, on pouvait à peine acheter un gâteau de riz. Le peuple souffrit beaucoup et l’État fut ruiné. » Les historiens ont été sévères pour les rois de France qui ont altéré les monnaies. Mais si les écus étaient plus légers, c’étaient encore des écus. Nous nous en contenterions.

Cependant, entre l’inflation en Chine ou en France au temps des assignats, et l’inflation de notre siècle, il y a une différence. Cette différence, c’est qu’en 1914 les États avaient un crédit tellement solide qu’ils ont pu émettre très longtemps et en immense quantité des billets de banque avant qu’il en fallût dix mille pour acheter un gâteau de riz. La confiance publique a permis de créer pour des centaines de milliards de richesse fictive, tandis que des centaines de milliards de richesse réelle se détruisaient, se consommaient, s’évaporaient tous les jours. La merveilleuse organisation financière de notre temps, qui était un des fruits de la civilisation, a contribué peut-être plus qu’autre chose à ruiner la civilisation elle-même, parce que, derrière le voile d’une illusion, elle a servi à anéantir une très grande partie du capital dont la civilisation vit.

Aujourd’hui nous savons encore mieux qu’autrefois que le hideux capital doit être appelé le divin capital. Sans lui, pas de science, ni d’art. Sans lui, pas de ces études désintéressées grâce auxquelles se réalisent toutes les améliorations. Si les études médicales deviennent trop coûteuses, parmi combien de sujets se fera la sélection des chercheurs ? Si tous les médecins sont obligés de gagner leur vie tout de suite, qui restera pour les recherches de laboratoire ? Or, dans la même mesure que le capital, s’affaiblissent les classes moyennes qui sont le plus solide support de la civilisation, parce que c’est d’elles que sortent sans cesse les talents. La civilisation romaine a reculé avec la ruine de la bourgeoisie municipale et elle s’est longtemps réfugiée dans les monastères parce que, dans les temps de pauvreté, les seuls hommes qui puissent se livrer aux travaux de l’esprit, aux travaux qui ne rapportent pas d’argent, sont ceux qui n’ont ni femmes ni enfants, ceux qui sont affranchis des soucis de la vie matérielle, parce qu’ils sont détachés de tous les biens de ce monde.

Et notre siècle a encore découvert que, si la civilisation supposait des richesses stables, elle supposait aussi un ordre politique stable. La guerre a apporté en Europe d’immenses changements. Ce n’est pas seulement la carte qui a été changée, et qui a d’ailleurs repris un aspect semblable à celui qu’elle avait au moyen âge. La renaissance de la Pologne et de la Bohême, que nous appelons sauvagement Tchéco-Slovaquie, c’est un progrès qui est un retour en arrière. Mais ce n’est pas seulement le système européen qui a été bouleversé par les révolutions. C’est l’esprit européen. Dans toute une partie de l’Europe, les monarchies, les cours, l’aristocratie conservaient une certaine communauté d’idées, de langage et de manières ; souvenir du temps où la langue française était celle de Frédéric II. À leur place sont venues des démocraties nationalistes qui ne connaissent qu’elles-mêmes et qui font de l’Europe une tour de Babel. L’Europe a cessé d’être gouvernée par des hommes qui avaient eu invariablement une nurse anglaise et un précepteur français. Ne nous étonnons donc pas qu’on voie disparaître le sens européen et que des barrières se dressent entre les peuples. On ne peut pas demander à des moujiks d’avoir été élevés comme des princes.

A tous les points de vue, il suffit de comparer l’Europe d’aujourd’hui à ce qu’elle était avant la guerre et même à ce qu’elle était il y a cinquante ans, cent ans et plus pour s’apercevoir que la civilisation matérielle a reculé autant que la civilisation morale. Les chemins de fer tendent à devenir en Russie un souvenir archéologique. L’archéologue y aurait bien d’autres surprises. On voyait autrefois dans la grande cour du Kremlin les canons que les Russes avaient pris en 1812 à la Grande Armée. Et l’inscription qui dominait ces trophées était gravée sur le mur dans la langue de l’ennemi, la langue universelle, le français. Elle y est peut-être encore. Les inscriptions bolchevistes sont en russe. De nos jours ont dit « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. » Mais chacun le dit dans sa langue, on ne se comprend pas et l’on s’unit encore moins.

Rares sont les hommes du dix-neuvième siècle qui ont eu le pressentiment d’une décadence possible et surtout d’une décadence aussi prompte de notre civilisation. En 1863, Sainte-Beuve se demandait ce que serait le sort des hommes et de la pensée un siècle plus tard et il était partagé entre l’espérance et la crainte. Mais il y a eu quelqu’un qui a été franchement pessimiste et qui n’a pas craint d’annoncer des calamités. C’est Henri Heine, qui avait fini par redouter également la révolution et l’Allemagne et qui conseillait aux Français de se méfier du prince royal de Prusse et du docteur Wirth, car il y avait déjà, en ce temps-là, un docteur Wirth en Allemagne. Henri Heine a peint l’avenir, notre présent, sous les couleurs les plus sinistres. Et c’est le prophète d’Israël qui, chez lui, a eu raison. Ce n’est pas lui qui eût cru que l’on pouvait reconstruire par la vertu d’une formule, ni par un coup de baguette magique, ce qui a été détruit. Ce n’est pas lui qui eût cru qu’on guérirait l’Europe en huit jours par le Congrès de Gênes. « Je conseille à nos petits-enfants, disait-il, de venir au monde avec une peau épaisse sur le dos. » C’est une image à prendre à la lettre ; car il faut aux hommes d’aujourd’hui une peau très dure pour ne pas sentir trop douloureusement les pierres du chemin.

Est-ce à dire qu’on doive désespérer de l’avenir de l’Europe et de la civilisation ? On ne doit jamais désespérer. L’histoire nous montre une suite de décadences et de renaissances. Ce qu’elle n’avait peut-être pas encore montré, c’est un monde aussi sûr de lui-même, aussi fier de ses progrès et brisant en aussi peu de temps une machine aussi compliquée qui a peut-être échappé aux mains de ceux qui se flattaient de la conduire. Pour l’humanité, quelle leçon de modestie ! Nous n’avons qu’une crainte : c’est que cette leçon ne soit perdue pour les prétendus reconstructeurs d’aujourd’hui, aussi légers, aussi orgueilleux que les destructeurs d’hier. En mettant tout au mieux, l’Europe emploiera des années à refaire ce qui a été défait en quelques mois. Et ce sera à la condition que l’Occident surveille sans cesse ces plaines de l’est d’où a toujours surgi l’anarchie, non moins barbare que les invasions.

Pour que la civilisation se maintienne au niveau que nous lui avons connu, quelle est la condition essentielle à remplir ? De toute évidence, qu’il y ait au moins autant d’écoles qu’il y en avait naguère : c’est pour avoir fondé, encouragé et visité des écoles que l’empereur Charlemagne est resté un des pères de la civilisation. Et pour qu’il y ait des écoles, des collèges, des universités, que faut-il ? Un budget de l’instruction publique abondant. Si l’État est pauvre, il faudra bien qu’il fasse des économies sur l’enseignement comme sur le reste. Ainsi l’un des progrès dont le monde moderne était le plus fier, l’enseignement universel, deviendrait problématique.

Toutes ces conséquences n’ont pas échappé aux plus pénétrants de nos contemporains. Parmi les hommes qui s’adressent au public, il faut distinguer deux catégories. Il y a ceux qui continuent de parler en disant des choses apprises, qu’ils ne renouvellent pas et qui finissent par n’avoir aucun sens. Ceux-là parlent toujours du progrès nécessaire et indéfini comme si rien ne s’était passé depuis 1914. Et il y a ceux qui regardent, qui observent, qui voient les causes et les effets et qui se demandent si, à l’idée de progrès, il ne faut pas substituer l’idée de régression.

Cette inquiétude, un romancier, M. Pierre Mille, l’a déjà traduite dans un conte philosophique qui contraste singulièrement avec les images du monde futur que l’on donnait couramment autrefois, que M. Anatole France lui-même avait données. On sait encore que M. Guglielmo Ferrero a transposé dans l’histoire ce souci nouveau.

Un des esprits les plus subtils de notre temps, un poète qui est en même temps un mathématicien, M. Paul Valéry, a écrit récemment des pages qui portent dans le domaine de l’esprit les craintes dont les êtres pensants sont assiégés de nos jours. M. Paul Valéry a dit avec une sombre magnificence des choses que d’autres disent d’une manière plus positive :

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées ; avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie. ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

De telles méditations sont salutaires. Elles nous font mieux sentir le prix de ce que nous sommes exposés à perdre et, par conséquent, elles nous inspirent le désir de le garder et nous incitent à l’effort pour le garder. Le pessimisme, cause de découragement pour les uns, est un principe d’action pour les autres. L’histoire vue sous un aspect est une école de scepticisme vue sous un autre aspect, elle enseigne la confiance.

Telle est surtout l’histoire du peuple français. Dans ses annales de quatorze siècles, si on commence à la chute de l’empire romain, la France a connu un nombre incroyable de vicissitudes. Non seulement elle n’a réalisé son unité qu’au prix de longues luttes, non seulement elle a failli bien des fois cesser d’exister comme nation, mais encore il y a eu des époques si terribles que les contemporains ont bien cru que tout allait périr. Chaque fois, cependant, les périodes de calamités publiques, d’obscurcissement de l’esprit humain, ont été suivies d’une rapide renaissance, car il serait faux de ne compter dans l’histoire qu’une renaissance. Le moyen âge, si troublé, en a vu au moins deux ou trois.

La grande faculté de la France, une de ses facultés maîtresses, aurait dit Taine, c’est de reconstituer sans cesse une classe moyenne qui, elle-même, engendre toutes les aristocraties. À la base se trouve une race paysanne, ancienne et dure, qui crée constamment de la richesse et qui, par la plus réelle des richesses, celle du sol fécondé par le travail, s’élève constamment. Un vieux proverbe de la noblesse française disait : « Nous venons tous de la charrue. » C’est encore vrai de nos jours pour toutes nos espèces d’aristocratie, y compris celle de l’intelligence. Vingt millions de paysans forment l’humus dont se nourrit sans cesse ce qui fait la France. Vingt millions de paysans qui ont deux passions, celle de l’épargne et celle de l’ordre, sont les garanties de toutes nos renaissances. Quelles que soient nos plaies financières, politiques ou sociales, on peut compter que le paysan français, par son labeur aussi régulier qu’opiniâtre, rétablira l’équilibre et aura raison de tout.

Un penseur du dix-neuvième siècle, Bonald, un de ceux qu’Auguste Comte, avec une tendre familiarité, appelait « les dignes rétrogrades », — Bonald a dit après la Révolution : « La France, premier-né de la civilisation européenne, sera la première à renaître à l’ordre ou à périr. » Dans les convulsions engendrées par la guerre, qui a été une révolution bien plus vaste que l’autre, la France a fait preuve d’une stabilité qui n’a été dépassée nulle part. Renaître à l’ordre ? Bonald, ce jour-là, voyait en noir. Les Français naissent avec l’idée de l’ordre. C’est pourquoi, si la civilisation devait s’éteindre, vaciller ou languir ailleurs, c’est en France, et j’ajouterai dans les pays qui sont les plus voisins de la France et qui lui ressemblent le plus, qu’elle se perpétuerait…

Nous avons commencé en cherchant une définition littérale et pour ainsi dire grammaticale de la civilisation, et nous ne l’avons pas trouvée. Nous finirons en donnant une définition philosophique. Elle est d’un homme dont la pensée, l’action et la vie — pour lui, c’est tout un, — ont des sources qui ne sont ni assez étudiées ni assez comprises. À la base des idées de Charles Maurras, il y a une analyse de tous les principes. Dédaigneux de ses travaux préparatoires, il a semé, il a laissé derrière lui des pages qui, rassemblées, formeraient une somme philosophique. C’est à Charles Maurras que l’on doit la définition la plus profonde et la plus étendue du mot que les dictionnaires renoncent à expliquer. La civilisation, a-t-il dit, c’est l’état social dans lequel l’individu qui vient au monde trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. En d’autres termes, la civilisation est d’abord un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, — tradition c’est transmission, — voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation. Que l’un ou l’autre vienne à manquer, et la civilisation est compromise. Toute grande destruction, toute sédition de l’individu, toute rupture brutale avec le passé sont également funestes pour la civilisation. C’est la leçon que nous devons tirer des conséquences de la guerre. Et c’est ainsi qu’apparaissent le remède et la guérison. L’orgueil du progrès a vécu. L’avenir est aux humbles vertus du travail, de la discipline et de la patience. Comme les fortunes privées, comme les champs ravagés, comme les maisons et les monuments abattus par la guerre, beaucoup de choses que l’on croyait acquises sont à reconstituer. L’humilité : voilà ce qu’enseigne la catastrophe européenne.

Cependant, il est encore des hommes auxquels on donne le nom d’hommes d’État et qui ont imaginé, pour reconstruire l’Europe, de fonder une société anonyme au capital de vingt millions de livres sterling. Qu’il n’y ait plus de Swift ni de Voltaire pour tuer ces graves niaiseries par le rire, c’est le signe que l’esprit humain est tombé bien bas, qu’il est dans un cruel marasme. Autant que la balance du commerce a besoin d’être rétablie, l’esprit humain a besoin d’être relevé. Le jour où nous aurons l’équivalent de Candide et de Gulliver, ce jour-là nous pourrons dire que la civilisation est revenue.

Avril 1922.