L’arriviste/Monsieur le député Larive s’engage à fond

Imprimerie "Le Soleil" (p. 134-147).

IX

AU SERVICE DE SON PAYS

Monsieur le député Larive s’engage à fond


À la séance du lendemain, le député de Bellechasse n’attendit pas que tous ses collègues fussent à leurs sièges et que monsieur l’Orateur eut mis tout son monde à l’ordre, pour faire son entrée remarqué comme la veille. Certes, il songeait depuis bien longtemps à devenir un homme en vue, mais on le regardait tant, et d’une manière si suggestive, depuis son premier vote à la Chambre, qu’il aspirait momentanément à un peu d’ombre. Donc, avant la séance, il était allé furtivement prendre sa place, et quand on arriva à ses côtés, derrière, devant lui, son couvre-chef rabattu sur les yeux comme un vieux routinier, il ne sembla voir personne, si occupé qu’il était à expédier une volumineuse correspondance, pour apprendre sans doute à ses électeurs comment il sait voter avec indépendance.

« Rien n’est pire que des mesures fortes prises par des hommes faibles, » a écrit monsieur De Bonald.

C’est ainsi que la résolution de jouer l’audace hypocrite, prise par cette tête de linotte pour échapper au ridicule, devait entraîner de bien sérieuses conséquences, pour lui d’abord et tout le pays ensuite. Au lieu de laisser voir qu’il a tout simplement commis un impair, il s’obstinera à vouloir donner une apparence sérieuse à son vote. Quand tout est faux dans l’esprit d’un homme, que lui importe d’ajouter un masque à sa physionomie ?

Lorsque la séance eut suffisamment dévoré l’ordre du jour, les journalistes, surtout les journalistes, là-haut dans leur tribune, remarquèrent avec émoi, se signalèrent les uns aux autres, que le premier ministre avait quitté son siège, traversé la salle en saluant profondément monsieur l’Orateur et la masse, pour venir, oh ! mais d’un air tout à fait indifférent, causer un instant avec le voisin d’abord du député de Bellechasse, et se retourner ensuite comme matter of course vers celui-ci, puisqu’il était si nouveau dans la Chambre.

Comme les journalistes ne pourront rien entendre de ce que vous lui direz et le communiquer dare-dare par le télégraphe à leurs feuilles, parlez sans gêne, monsieur le Premier, car monsieur le député de Bellechasse qui a de l’assiette ne trahira rien sur sa figure de ce que vous pourrez lui communiquer à voix basse, et les voisins ne voudront pas écouter.

— « Monsieur Larive, laissez-moi à la fois vous féliciter et vous remercier. Votre vote a surpris bien des gens ; je tiens, moi, à vous en remercier, et vous féliciter en même temps sur votre esprit d’indépendance. Vous m’avez tout de suite donné raison à moi-même et aux autres chefs du parti qui ont décidé de ne pas mettre d’opposition à votre élection. Vous êtes jeune, mais avec ce caractère-là vous arriverez — Sic itur ad astra » !

Monsieur le Premier a des lettres ; il croît avoir posé ainsi le principe qui fait les grands hommes, mais se dit plus intimement peut-être qu’il a devant lui un cas d’arrivisme dont on fait les transfuges.

— « Je suis très honoré, monsieur le premier ministre de vos félicitations et de votre démarche. Je ne vous ferai certainement pas d’opposition factieuse. J’ai en horreur la démagogie et si mon vote a pu surprendre quelqu’un, comme vous dites, celui-là ne loge pas d’où je viens. Personne ne m’empêchera de suivre la ligne de conduite que je me suis tracée ; ceux qui me connaissent n’en seront jamais surpris. »

C’en est assez, n’est-ce pas, pour un colloque aussi public, aussi étrange, aussi osé. Monsieur le premier ministre souriant, obséquieux et satisfait peut-être d’avoir irrémédiablement compromis son homme, se retire ; tandis que Larive, imperturbable, pose à l’orâcle consulté sur la marche de la barque ministérielle pour éviter l’écueil de la non-confiance.

Le vote, c’était déjà énorme, mais que dire de l’ostensible connivence avec le premier ministre qu’il a sauvé du désastre. La conjoncture était si bonne pour renverser ce ministère ! Quand ralliera-t-on de nouveau le vote hostile des industriels et des financiers plus près de leurs intérêts que de ceux du pays ? Car il ne faut pas oublier qu’au dire de Montesquieu, « les financiers soutiennent l’état comme la corde soutient le pendu. »

Et va donc, la sarabande que l’on menait, depuis la veille, au-dehors, dans les conciliabules de partisans, les couloirs du parlement, les bureaux publics, les rues de la ville, à la nouvelle renversante que le député de Bellechasse, à peine en Chambre, était déjà acquis au gouvernement.

Plus retentissant encore fut le tolle du scandale qui s’éleva dans certaine presse du pays, les journaux politiques où se fait et se défait la valeur d’une bonne partie de nos hommes publics. Nous excepterons, cependant, au cours de quelques semaines encore et pour lui laisser le temps de se remettre de sa déconvenue, l’organe du parti avec sa belle campagne en faveur du candidat Larive, « l’homme de principes, l’homme droit, indépendant de fortune », qui lui conservait, en l’emportant à la capitale, une éternelle reconnaissance.

Que dire de tels avatars ?

Comment ne pas rester quelque peu abasourdi au bruit de tels coups de foudre ?

Enfin, un journaliste moderne, un journaliste politique vraiment digne de ce nom, quand la presse et l’imprimerie surtout ne lui appartiennent pas, n’est pas là, croyez-le bien, pour rester longtemps en pâmoison. Heureusement, celui dont nous parlons, lorsque les autres affichèrent comme une primeur et en lettres les plus voyantes « le scandale Larive », eut l’idée presque géniale de tout mettre et de ne rien dire, en reproduisant dans ses colonnes le portrait de son homme, avec cette toute simple légende : M. Félix Larive qui a voté hier avec le gouvernement !

Ce n’est pas beaucoup, mais c’en fut assez !

Oh ! si les hommes publics savaient d’avance à quoi pourront servir leurs portraits laissés par eux chez les journalistes dans un moment de vanité ; ils aimeraient tout autant peut-être leur confier par écrit une confession générale, non-seulement sur leur passé mais encore sur leur avenir.

Ils ne pourront plus parler au courriériste de la presse, ils ne sauraient agir, partir ou arriver, sans que le malencontreux portrait apparaisse dans les journaux pour nous faire voir le monsieur qui a dit ceci, en attendant celui qui aurait bien pu lui répondre cela !

Tant qu’un homme n’est pas mort, quand il s’est déjà montré dans la galerie des contemporains, qu’avons-nous besoin de nous assurer, une fois par semestre, si ses traits sont moins changeants que ses idées ?

Cependant monsieur le député Larive « accorda des entrevues », aux journalistes anglais principalement qui tenaient beaucoup à faire connaître chez leurs gens cet astre nouveau au firmament de Québec.

« — Non monsieur, je n’ai jamais été élu aux frais du parti oppositionniste.

La majorité qui m’a élu comptait un fort appoint de ministériels. J’ai accepté d’être présenté à la Chambre par des adversaires de l’administration, c’est vrai ; mais rien ne m’engage à oublier que je suis avant tout au service de mon pays. Vous me demandez si je me propose de voter de nouveau avec les ministériels ! Je ne saurais prédire ce qu’il arrivera ni devancer les événements. Le vrai mandataire du peuple est là pour étudier les événements et s’en inspirer.

Voilà ma manière ! »

Ces journaux anglais, principalement les ministériels, expliquèrent que le jeune député, économiste très-distingué, avait compris tout de suite l’importance de la question et n’avait pas hésité un seul instant à soutenir de son vote un principe sérieusement pesé par lui depuis longtemps. Il n’y avait qu’à louer la droiture de son jugement de même que la fière indépendance de son caractère.

Par contre, si nous exceptons l’« organe » qui se donnait le temps d’évoluer sans rien briser de ses agrès, ou de changer de rôle sans se souffleter comme un paillasse de cirque forain, il y eut dans la presse française, surtout dans les journaux oppositionnistes non compromis, qui avaient plutôt dénoncé et combattu le saltimbanque de Bellechasse, il y eut, dirons-nous, tout un beau chahut.

Et pendant ces jours d’agitation, que disait donc Guignard de la virevolte de son ancien ami ?

Eugène Guignard se tenait discrètement et sincèrement attristé. S’il n’était pas de ceux qui « l’avaient bien dit », il l’avait probablement pensé, en se remémorant les écarts de manège du jeune coursier que, de sa main ferme, il croyait avoir pendant un temps dompté, et qu’il voyait aujourd’hui si dangereusement emballé.

Monsieur le premier ministre du Canada est un homme qui se connaît en homme. Il n’est pas arrivé au poste qu’il occupe sans avoir acquis, par un long exercice, la grande dextérité du doigté qui lui permet, au besoin, d’attraper sans effort tous les demi-tons entre les caractères. Il n’ira plus causer avec Larive, au milieu d’une séance, sous les yeux des représentants du pays, sous les yeux beaucoup plus à craindre des journalistes. Il l’attendra, à son bureau, après l’y avoir mandé spécialement, l’avoir perfidement attiré par ses attentions, ses prévenances cauteleuses, dans les lacs de sa politique. Pour notre député arriviste, cet appel offre d’autant plus d’attirance, que désormais ses vaisseaux sont bien flambés, que la critique de ses actes se fait de plus en plus acerbe et le dédain pour lui devient plus injurieux dans les rangs de l’opposition.

Eugène Guignard avait signalé aux électeurs de Bellechasse, quelques mois auparavant, les nuages inquiétants qui s’amoncelaient à l’horizon politique du Canada. Et monsieur le premier ministre qui gouverne la barque de l’État n’est pas là pour ignorer ces troublants pronostics. Déjà le baromètre a considérablement baissé dans l’atmosphère du conseil des ministres. Maintenant l’orage est prêt à éclater.

C’était à l’époque où l’on sortait encore des gouvernements poussé par la force des convictions et non pas seulement — par les épaules.

Or dans ses confidences, le député français Larive apprend du chef de l’état, qu’une crise ministérielle est imminente. Un groupe bruyant de députés injustes, ignorants de notre histoire autant que fanatiques, est sur le point de faire prendre à cet homme trop faible l’une de ces mesures fortes, dont monsieur de Bonald nous a dit qu’il n’y a rien de pire. Il est acculé à la tentative de supprimer l’usage de la langue française au parlement fédéral. On lui impose la très-dangereuse corvée de soumettre à l’approbation des deux Chambres une résolution priant l’autorité impériale d’apporter cet amendement à notre loi organique, connue chez les exotiques et les indigènes sous le nom de l’acte de l’Amérique britannique du Nord. Du reste, on n’est pas très sûr de l’acquiescement du pouvoir impérial à cette très-importante et même très-dangereuse modification de la constitution canadienne, si toute la race canadienne française s’y oppose et fait bloc. Mais ce que le premier ministre sait déjà à n’en pouvoir douter, c’est que les ministres actuels de langue française, représentant la province de Québec dans son cabinet, lui remettront leurs portefeuilles à la première proposition sérieuse d’un semblable projet. Pour parer à cet embarras, il a d’ores et déjà usé de quelques précautions. Il y a dans le camp ministériel une couple de députés, l’un de la grande métropole commerciale, portant un nom français avec du sang celtique, l’autre élu dans un comté à la majorité française des cantons de l’est, bien que de race irlandaise, qui ne refuseront pas de représenter la province française dans un remaniement de ministère. Il s’inquiète maintenant de s’assurer le concours du troisième, d’un représentant de la région de Québec, qui s’offre inopinément dans la girouette de Bellechasse.

À cette proposition inattendue, Larive est resté un instant tout interdit sous l’empire de deux impressions fort différentes. Serait-il possible qu’avant sa trentième année, ses aspirations, ses agissements, ses efforts l’aient déjà porté si haut ? Ou bien, aux yeux de ses amis, de ses électeurs, de sa conscience, doit-il se laisser choir si bas ?

Trahir encore, trahir toujours !

N’a-t-il pas déjà pour arriver semé la trahison un peu partout sur sa marche ascensionnelle ? N’était-ce pas trahir un peu, ce qu’il a fait, lui, de l’amour, de l’amitié, de la reconnaissance, de la foi électorale, de l’intérêt économique de sa province, en lui frustré celui-là par accident d’abord et par ostentation ensuite ?

Va-t-il encore renier sa race ?

Ah ! s’il ne regardait qu’au dedans de lui-même, peut-être y trouverait-il un reste de générosité primitive qui le retiendrait sur le bord de cet abîme ; mais il y a là derrière et devant lui ces envieux, que fait la vogue ; ces critiques qui l’affermissent souvent au lieu de la détruire, toutes ces têtes enfin sur lesquelles il a pris l’habitude de marcher pour arriver à ses fins.

Quand tant d’autres sentiments ont été chez lui méconnus, maîtrisés, asservis, pourquoi faut-il que le sentiment d’orgueil ait plutôt été favorisé de ces rigueurs ?

Aussi, ne craignez rien, monsieur le premier ministre ! Si vous lui laissez seulement quelque temps pour réprimer les premières nausées toutes naturelles qui l’offusqueront, mais ce n’est pas sûr, vous pourrez l’un de ces jours prochains compter sur la responsabilité ministérielle de l’honorable Félix Larive.