L’activité industrielle de l’Allemagne depuis la dernière guerre



L’ACTIVITÉ INDUSTRIELLE DE L’ALLEMAGNE
DEPUIS LA DERNIÈRE GUERRE

L’Allemagne est-elle menacée d’une crise industrielle ? La question peut être posée devant les difficultés qui, depuis quelques mois, pèsent lourdement sur l’économie générale du Reich. Il devient difficile de fermer les yeux à l’évidence : si puissante qu’elle soit, l’industrie allemande se trouve actuellement dans une situation délicate, et l’on a le droit de se demander si sa prospérité touche à sa fin ou, au contraire, si elle autorise encore un optimisme délibéré.

Pour découvrir les causes des dangers qui s’annoncent, et en mesurer l’étendue, il faut se donner la peine de suivre dans son ensemble l’évolution économique du Reich depuis la guerre. À s’en tenir à une période trop limitée, on risque de mal saisir le sens des faits et d’aboutir à des conclusions déformées par des événements accessoires et des fluctuations incessantes.

Ce qui peut faire l’intérêt de cet examen, c’est l’importance essentielle qui doit être accordée à l’industrie allemande, en dehors même de toutes considérations d’ordre commercial.

Pour l’étranger qui aborde l’Allemagne, la situation politique et morale du pays, d’où dépend, plus que de signatures, la consolidation de la paix, semble devoir constituer le souci primordial. Mais, à mesure que son expérience allemande se prolonge, la conviction grandit chez lui que, surtout depuis la guerre, les intérêts économiques sont au premier plan des préoccupations, et que les forces économiques commandent. La politique apparaît déconcertante, avec ses combinaisons multiples, compliquées, souvent contradictoires, faites d’actions et de réactions confuses, qui laissent parfois aux témoins directs le sentiment lassant d’un piétinement chaotique et désordonné, d’une perpétuelle imprévisibilité. Surtout depuis la guerre, pour beaucoup d’Allemands « la politique n’est rien du tout », selon la phrase de Proudhon. — Rien du tout, sinon un scénario plus ou moins décoratif qui cache les faits les plus intéressants : les faits économiques. Elle ne garde qu’une place secondaire, la production absorbant le meilleur des énergies.

Même en repoussant l’étroitesse du matérialisme historique, et en proclamant que le fait politique prime souvent tous les ordres de faits, on ne peut pas oublier que l’Allemagne, rénovée par l’expansion industrielle, est la patrie de Karl Marx. C’est un État « économique » beaucoup plus que « politique ». La révolution de novembre 1918, qui a emporté le prestige impérial, a donné du relief à cette vérité. Si la politique influe sur l’économique, l’économique la détermine, Il fait le fond, la nature même du pays ; la vie des partis n’y est à beaucoup d’égards que la manifestation de l’action industrielle ; les problèmes du travail y jouent un rôle plus important que les idéologies politiques. Réduisant encore la place laissée à l’individu, l’évolution contemporaine a accentué la domination des lois matérielles, parfois à l’écart du « royaume de l’âme », dont rêvait Walther Rathenau, et que, d’ailleurs, sa pensée fort pratique ne séparait pas de la production moderne.

Les autres aspects du Reich peuvent se modifier rapidement selon les événements ; il y a des chances pour que l’organisation industrielle reste longtemps le trait dominant et essentiel de la vie nationale en Allemagne. Parmi tant de tendances contradictoires et de pressions hostiles qui se sont exercées sur le Reich, c’est là quelque chose de stable, de solide, une réalité ferme, presque immuable.

I. — De la guerre à la stabilisation

À l’issue de la guerre, le dénuement était terrible dans le pays, le manque de marchandises général. La population, privée de tout depuis plusieurs années, se rua aux achats. L’appareil industriel, exploité pendant quatre ans avec intensité, par un effort ininterrompu, devait être renouvelé ou réparé. La demande était grande, les stocks épuisés. L’application stricte de la journée de huit heures, proclamée par la révolution de novembre 1918, permit d’occuper immédiatement les soldats démobilisés. Ils trouvèrent facilement du travail, sauf dans la période de troubles politiques et sociaux, nouveau Sturm und Drang, qui, au début de 1919, suit la révolution.

Puis la baisse du mark assure à l’industrie les illusions de la prospérité. La détresse financière seconde l’effort de l’industrie durant la période d’inflation monétaire. La puissance d’achat du mark est sensiblement plus élevée en Allemagne qu’à l’étranger. Cette différence constitue une prime à l’exportation, qui favorise de nombreuses entreprises. Le niveau des prix à l’intérieur de l’Allemagne est tellement inférieur aux prix pratiqués sur les autres marchés que l’étranger ne peut faire concurrence à l’industrie allemande en Allemagne et que les exportations allemandes surmontent au dehors des obstacles redoutables. Tirant profit de la misère de son change, le Reich réussit à reconstituer son commerce extérieur, Peu à peu les produits allemands reconquièrent méthodiquement les marchés du monde d’où la guerre les avait exclus.

Toutefois, ces possibilités d’exportation, qui reposent en fin de compte sur les difficiles conditions d’existence du peuple allemand, s’atténuent à mesure que l’étranger, inquiet, oppose aux exportations allemandes des barrières, sous la forme de taxes douanières surtout, ou que les prix allemands se rapprochent des prix du marché mondial ; il est vrai qu’une nouvelle chute monétaire vient tout à coup rendre à l’industrie allemande un essor nouveau, qui dure jusqu’au moment où les prix allemands s’adaptent presque aux prix extérieurs ; il reprend après un temps de malaise.

La dépréciation du mark, qui, par secousses, ranime l’activité de l’industrie allemande, exerce à la longue une action funeste sur la vie économique. Tant qu’elle reste modérée, sans confiner à la catastrophe, elle stimule la production allemande, mais imprime à son développement un caractère malsain et fiévreux. Elle réduit considérablement les bénéfices que l’Allemagne tire du commerce extérieur : apparences brillantes, mais vides. On vend à l’étranger trop bon marché et on paie trop cher les importations. Réalisés pour une bonne part en marks-papier, les bénéfices représentent une valeur beaucoup plus faible que ceux d’avant-guerre, de chiffre nominal moins élevé, mais en marks-or.

L’industrie allemande est jetée, elle aussi, dans la grande crise financière où se débat l’Allemagne. Les entreprises sont exposées au danger d’un rapide épuisement et à la perte de leur « substance ». L’élévation du prix des matières premières, la hausse des frais généraux absorbent jusqu’à les anéantir les capitaux de nombreuses entreprises. L’abus des immobilisations accentue encore l’insuffisance des fonds de roulement. Un immense besoin de crédit se fait sentir. Les banques n’y peuvent faire face avec les fonds dont elles disposent, d’autant plus que l’afflux des capitaux dans leurs caisses diminue. Elles ne veulent pas d’ailleurs s’exposer à ne retrouver, du fait de la dépréciation du mark, qu’une fraction des sommes prêtées. La pénurie de crédit est si grande qu’on ne passe plus de contrat sans demander des versements préalables. Elle paralyse les progrès techniques, restreint la production, se traduit par le refus de commandes qui s’offrent et par une certaine parcimonie dans l’achat des matières premières ou des produits fabriqués.

En même temps, la cherté de la vie s’accroît tellement que la puissance de consommation d’une grande partie de la nation est fort réduite. Elle provoque une fermentation générale et douloureuse dans le pays. Tandis que l’ordre économique s’ébranle de plus en plus, la capacité d’absorption que représentait le marché allemand se trouve en partie paralysée. D’ailleurs, loin de répondre aux besoins de la consommation, une bonne part des achats se réduit à une forme de spéculation : « la chasse des valeurs réelles (Sachwerte) — une chasse organisée par des gens convaincus que le prix, déjà si élevé, des marchandises va s’élever encore avec le dollar et soucieux de se mettre à l’abri des conséquences d’une banqueroute en se munissant de « valeurs-or », quelles qu’elles soient. L’activité, qui règne dans beaucoup d’entreprises, ne s’explique souvent que par cette passion d’achat. Au point de vue commercial, elle est intense jusqu’en 1923. Le trafic des grands ports en témoigne ; de même, le nombre insignifiant des chômeurs.

Quoique considérable, la production n’arrive pas encore au niveau de 1913. Si le nombre des individus voués à l’activité économique est supérieur en 1922 à ce qu’il était en 1913, leur rendement utile est moindre ; car le travail a diminué de durée et d’intensité et une activité improductive d’intermédiaires commerciaux est déterminée par la spéculation que provoque la dépréciation monétaire.

Du fait de l’état du change, l’industrie allemande est livrée à des fatalités fantaisistes. L’instabilité politique et sociale, les luttes des partis, les brusques contradictions de la politique intérieure et extérieure renforcent ses angoisses.

Durant l’occupation de la Ruhr, le mark s’avilit avec une vitesse qui s’accélère follement et donne l’impression d’un détraquement universel. Le cours du dollar passe de 4 620 455 marks en août 1923, à 98 860 000 en septembre, 25 260 000 000 en octobre, 2 193 600 000 000 en novembre et 4 200 000 000 000 au début de décembre. La circulation fiduciaire s’élève de 2 000 milliards en janvier 1023, à 43 183 milliards en juillet, 669 000 milliards en août, 28 millions de milliards en septembre, 2 millions et demi de trillions en octobre, plus de 400 millions de trillions en novembre. La valeur-or de ces amas de papier se réduit pratiquement à zéro. Toute la circulation fiduciaire de janvier 1923 ne suffit plus, onze mois plus tard, à l’achat d’une côtelette. Au milieu des orgies de l’inflation, la monnaie ne répond plus aux besoins des transactions courantes. Indéfiniment multipliée, elle devient inutilisable, et le numéraire manque dans un tourbillon de billets. Gouvernement, États, municipalités, sociétés industrielles, organisations agricoles, chambres de commerce sont obligés de créer de nouveaux moyens de paiement.

Plutôt que de recevoir des marks illusoires, beaucoup d’entreprises se refusent, ouvertement ou non, à vendre leurs marchandises, L’agonie du mark-papier bouleverse la vie économique et conduit le pays à une ruine qui apparaît irrésistible. Depuis le printemps de 1923, une sorte de vertige emporte les prix intérieurs pour les adapter aux prix pratiqués sur les marchés extérieurs. Longtemps les premiers restent inférieurs aux seconds. Dans l’été, malgré l’effondrement total du mark, ils finissent par dépasser dans beaucoup d’industries le niveau du marché mondial. Pour établir ses prix, le commerçant ou le fabricant ne considère plus seulement la dépréciation monétaire du jour même ; il escompte celle du lendemain. Le discrédit de la monnaie engendre les folies de la vie chère. Peu à peu, l’économie allemande répudie le mark comme étalon de valeur, et les prix sont fixés en or ou en devises étrangères ; mais ils ne cessent d’être modifiés et élevés, malgré leur prétendue valeur constante.

L’adaptation automatique des salaires à l’indice de cherté de vie entraîne un désordre effroyable. C’est à qui, dans une course effrénée, montera le plus vite : les salaires ou les prix. Dans l’ensemble, l’augmentation des salaires est loin de compenser la dépréciation du mark, et, dans la pratique, les retards apportés aux paiements en réduisent la puissance d’achat. La force d’absorption que représente le marché allemand se trouve paralysée, la vente s’arrête à l’intérieur. En même temps les exportations s’abaissent en d’énormes proportions, car l’étranger n’a plus intérêt à acheter en Allemagne. Les importations cessent faute de devises étrangères. Beaucoup d’établissements sont contraints de réduire leur personnel ou de fermer leurs portes.

Le chômage sévit, frappant des millions de travailleurs. Des territoires occupés, que tourmente la résistance passive, il s’étend rapidement au reste de l’Allemagne avec son cortège d’épouvantables misères. L’avilissement du mark a pour effet d’augmenter la demande sur le marché du travail. Le renchérissement contraint à l’exercice d’un métier jeunes gens, vieillards, femmes, petits rentiers…, nouveaux prolétaires dont le nombre s’élève avec la dépréciation monétaire qui fait rage.

Durant le sombre automne de 1923, qui semble à beaucoup d’Allemands plus dur que la guerre, l’industrie, ralentissant sa marche, semble s’acheminer vers un arrêt presque total ; le Reich glisse dans l’anarchie. Le chaos s’épanouit parmi les convulsions financières et sociales.

Brusquement, tout change d’un coup. L’Allemagne opère un rétablissement vigoureux, rendu possible par le succès de la réforme monétaire. Elle retrouve un budget en équilibre et une monnaie sérieuse. Le 15 novembre 1923, le Rentenmark est institué et, en octobre 1924, une monnaie parfaitement stable, le Reichsmark, est établie.

Tout le monde était d’accord pour reconnaître que l’industrie aurait à traverser une crise très dure en cas de stabilisation monétaire. La dépréciation progressive, puis vertigineuse du mark, a retardé cette épreuve qu’il fallait affronter résolument, ménager même pour revenir à un régime économique normal.

Au sortir des excès de l’inflation, la période d’assainissement a failli, dans certains cas, devenir critique. L’arrêt de la dépréciation monétaire fixe les prix à des taux qui dépassent souvent le niveau mondial et provoque de graves difficultés de débouchés ; il fait momentanément diminuer le volume des exportations, malgré un dumping avoué ou proclamé comme une dure nécessité par les industriels. Il atteint les entreprises qui s’étaient multipliées à l’excès pendant l’inflation : à la fin de 1924, on comptait 17 074 sociétés par actions, au lieu de 5 486 avant la guerre, 79 257 sociétés à responsabilité limitée, au lieu de 26 790.

Les possibilités de production ne correspondent pas aux possibilités de vente, réduites par l’excès même des moyens de production. L’industrie n’est plus secondée par le manque général de marchandises, comme à l’issue de la guerre et par la misère du change, comme durant l’inflation, quand chacun achetait des « biens réels ». Les acheteurs, attendant une baisse des prix, font grève et leur puissance d’achat est médiocre, Aussitôt après la stabilisation, la population allemande, accoutumée à payer des trillions, a procédé durant quelques semaines au maximum d’achats, parce qu’elle ne se rendait pas compte de la valeur effective de la monnaie nouvelle ; mais les besoins du marché intérieur, découragé par l’énormité des prix, ont été vite satisfaits.

Quoique en diminution régulière depuis le début de 1924, le chômage reste inquiétant : en avril 1924, il est encore plus considérable qu’il ne l’a jamais été de janvier 1919 à août 1923.

Le commerce et l’industrie doivent faire front contre la ruine. Ils ont à reconstituer leurs fonds de roulement. Durant l’inflation, les entreprises les ont immobilisés, afin d’échapper à la dépréciation monétaire, en agrandissant leurs installations et en se réfugiant dans les « valeurs réelles ». Les crédits bancaires deviennent très coûteux. Même les entreprises les plus solides se trouvent dans l’embarras, et non pas seulement les exploitations médiocres nées de la guerre ou de l’inflation, et ayant subsisté grâce à ce régime qui leur assurait un fonctionnement sans risques.

Pour triompher de tant de difficultés, l’industrie s’acharne à réduire ses frais de production aux dépens de la main-d’œuvre : par l’augmentation de la durée du travail et la compression des salaires. L’effondrement du mark a vidé les caisses des syndicats ; l’importance du chômage rend les salariés conscients de leur faiblesse et impuissants en face des exigences patronales. Au nom des nécessités de la production industrielle, le patronat exploite sans ménagement les avantages que lui assure cette situation.

Après la promulgation de l’Ordonnance du 21 décembre 1923, qui autorise de nombreuses dérogations au principe, théoriquement maintenu, de la journée de huit heures, les ouvriers acceptent un peu partout de travailler plus longtemps. Tout en continuant de représenter la durée légale du travail, la journée de huit heures devient l’exception. Dans bien des cas, la modicité des salaires permet de faire accepter aux employés un travail supplémentaire en échange d’un accroissement souvent minime de la paye.

Les plus conciliants des chefs d’entreprise n’admettaient pas que les salaires-or de 1924 pussent être supérieurs à ceux de 1914. Ils se refusaient absolument à tenir compte de la dépréciation de l’or, qui amenait des représentants de syndicats ouvriers à réclamer une augmentation de 50 p. 100 sur la paye d’avant-guerre. Inférieurs même nominalement aux chiffres d’avant-guerre, les salaires ne pèsent pas alors sur l’industrie dans la même proportion qu’autrefois. Ils restent faibles par rapport au prix de la vie. Toutefois la situation des classes laborieuses s’est sensiblement améliorée depuis la stabilisation monétaire qui a fortement accru la véritable valeur de la paye ; quand le prix de toute denrée s’élevait en même temps que le mark s’effondrait, l’argent que recevait l’ouvrier deux ou trois fois par semaine se dépréciait, avant qu’il eût pu être converti en Sachwerte.

Au lendemain de l’ébranlement qu’ont entraîné la guerre et l’inflation, l’Allemagne dispose de forces productives considérables et de richesses immobilières accrues : ports et canaux développés, chemins de fer et postes munis des installations les plus modernes, puissant outillage adapté à une production qui pourrait être supérieure à celle d’avant-guerre. Mais la production industrielle et le pouvoir d’achat ont tous deux diminué ; l’activité économique est faible. Cette période de dépression persiste jusqu’à la fin de 1925.

II. — La « rationalisation »

L’année, qui achève le premier quart du xxe siècle, marque une étape décisive dans le développement économique de l’Allemagne. Après les lendemains de la guerre et de la révolution, après les troubles extraordinaires de l’inflation, après le profond désastre où l’occupation de la Ruhr a plongé l’industrie, après la crise qui a suivi la stabilisation monétaire, une période de temps est révolue en 1925, et une nouvelle phase s’ouvre alors, avec un état industriel où tendent peu à peu à se rétablir l’équilibre, le retour au prix normal des choses, un rapport raisonnable de l’intérêt au capital et du salaire au travail. La vie économique revient à un rythme régulier.

Les entreprises sentent la nécessité de réformer leurs méthodes et de se réorganiser sur une base scientifique. Une propagande ardente et ingénieuse est menée pour la modernisation de l’industrie. On dénonce le mauvais fonctionnement de son appareil productif trop compliqué et trop coûteux, les excès de son bureaucratisme, son ignorance des méthodes qui permettraient de diminuer le coût de la production. On l’accuse, souvent non sans injustice, d’avoir négligé les perfectionnements techniques pendant les années de dépréciation monétaire, d’avoir « sommeillé sur le canapé de l’inflation », en s’efforçant moins de développer la fabrication en série ou de renouveler les machines que d’agrandir les usines.

Le principe de la « rationalisation », qui domine dès lors le développement économique en Allemagne, donne aux groupements industriels une autre physionomie. Las de l’exploitation extensive des années d’inflation, le Reich entreprend systématiquement d’améliorer l’outillage industriel et de dissoudre les organismes déficitaires qui ne répondent plus aux besoins. Sous la pression des difficultés économiques, beaucoup d’entreprises coûteuses sont liquidées ou absorbées par d’autres. Avec une énergie farouche, les houillères de la Ruhr renvoient les deux cinquièmes de leur personnel. Non seulement les établissements industriels perfectionnent leurs installations techniques, leurs conditions d’exploitation, mais ils établissent la production sur de tout autres fondements. Inspirées de ces tendances, de larges concentrations s’opèrent pour une répartition judicieuse des fabrications : fusion des entreprises sidérurgiques rhénanes-westphaliennes, fondation de l’Union des Forges et Fonderies de Haute-Silésie, formation du trust de l’acier de l’Allemagne Centrale, trust de l’industrie chimique…

Les efforts considérables entrepris dans cette voie ne s’arrêtent pas aux frontières. Des perspectives nouvelles s’ouvrent. En bien des cas la rationalisation semble devoir se confondre avec un commencement d’internationalisation véritable. L’accord sur le cartel de l’acier est signé à Bruxelles le 30 septembre 1926 par les métallurgies d’Allemagne, de Belgique, de France, du Luxembourg et de la Sarre ; il répartit entre elles la production atteinte durant le premier trimestre de 1926 et fixe le pourcentage des participations pour la production supplémentaire, L’accord sur la potasse est conclu le 29 décembre 1926 entre le Kalisyndikat et la représentation qualifiée de la production française ; la France et l’Allemagne s’interdisent réciproquement toute exportation à destination des territoires de leur souveraineté ; les conditions de répartition des ventes à l’exportation sont fixées.

La réorganisation industrielle, inaugurée en 1925, semble vite devoir prendre une ampleur qui peut entraîner la modification complète des conditions générales de la production. L’industrie se reconstitue rapidement. Son relèvement se manifeste à partir de 1926. L’arrêt du travail dans les houillères anglaises y contribue puissamment en procurant à l’Allemagne des débouchés exceptionnels. Par des progrès constants, l’activité économique devient intense et, en 1927, atteint un niveau élevé dans presque toutes les branches de l’industrie. Elle est soutenue par une forte demande de la consommation intérieure, qui profite de l’amélioration du bien-être général.

La production de 1927 se rapproche de celle de 1913, malgré la perte de l’Alsace-Lorraine, de la Sarre et de la Haute-Silésie polonaise ; par mois :

En 1913 : 1 397 000 tonnes de fonte ;

En 1927 : 1 092 000 tonnes de fonte ;

En 1913 : 4 467 000 tonnes d’acier ;

En 1927 : 1 359 000 tonnes d’acier ;

En 1913 : 15 842 000 tonnes de charbon ;

En 1927 : 12 800 000 tonnes de charbon.

Sans la crise de mévente qui sévit pour le charbon, l’extraction houillère serait beaucoup plus forte. Déjà, avec 12 800 000 tonnes, elle dépasse tous les chiffres d’après-guerre :

5 193 000 tonnes en 1923 ;

9 897 000 tonnes en 1924 ;

14 052 000 tonnes en 1925 ;

12 114 000 tonnes en 1926.

En 1927, elle comporte, avec 153 600 000 tonnes au total, 8 300 000 tonnes de plus qu’en 1926, année de la grève anglaise, De même la production du lignite, « un parvenu de la guerre » — 150 806 000 tonnes — continue de progresser : de 1926 à 1927, elle grossit de 11 700 000 tonnes ; celle des briquettes — 34 463 000 tonnes — s’accroît de 2 100 000 tonnes.

La production métallurgique s’élève remarquablement : celle de la fonte, de plus de 36 p. 100 par rapport à 1926 ; celle de l’acier, de près de 32 p. 100 ; celle des laminés, de plus de 25 p. 100. L’essor est général. La production des filatures et des tissages de coton et de lin passe de 90,8 en 1926 à 116,4 en 1927 (100 = production de juillet 1924 à juin 1926). La consommation industrielle d’électricité de 92,2 à 109,4 (100 = 1925). Les ventes de potasse s’élèvent de 91 700 tonnes par mois à 103 300 tonnes (exprimées en potasse pure).

Le trafic des chemins de fer donne des renseignements utiles sur la production, puisqu’il est plus ou moins grand selon que la production générale du pays augmente ou diminue. Les chemins de fer transportent 434 063 000 tonnes en 1927, au lieu de 381 868 000 en 1926 et 373 009 000 en 1925. En 1927, pour la première fois depuis la stabilisation, le tonnage transporté est supérieur à celui de 1913, pour un réseau ramené aux frontières actuelles. L’augmentation est de 8,8 p. 100 dans le nombre de tonnes transportées. Elle est de 2,62 p. 100 pour le nombre de tonnes-kilomètres :

64 887 715 000 en 1927 ;

59 016 334 000 en 1926 ;

55 965 403 000 en 1925.

Le mouvement des ports n’est qu’en rapport indirect avec la production du pays. Toutefois il apporte des indications précieuses sur l’activité nationale.

Les chiffres concernant le tonnage net des navires entrés et sortis dans les ports indiquent un trafic considérable, supérieur à celui de 1913.

Moyenne mensuelle.
  Entrées
 Sorties
1913 
2 649 000 1 986 000
1920 
908 000 705 000
1922 
2 005 000 1 462 000
1924 
2 268 000 1 721 000
1925 
2 447 000 1 910 000
1926 
2 515 000 2 504 000
1927 
3 137 000 2 471 000

Les exportations deviennent plus importantes qu’à aucun moment depuis la stabilisation. D’après les statistiques officielles, elles atteignent en 1927 une valeur de 10,2 milliards de marks (10,8 milliards y compris les livraisons en nature faites au titre du Traité de Versailles), au lieu de 9,8 milliards en 1926, 8,8 milliards en 1925 et 40,1 milliards en 1913.

En 1924, elles ne parvenaient qu’à 65 p. 100 de leur valeur d’avant-guerre ; en 1927, elles la dépassent nominalement. Il convient toutefois de remarquer qu’avec la valeur actuelle de la monnaie, les 10 milliards de 1913 correspondaient environ à 15 milliards et que, pendant les cinq années qui précédèrent la guerre, l’accroissement des exportations fut considérable — 900 millions par an, les importations augmentant dans des proportions plus faibles : 600 millions

Déterminées par l’activité industrielle, qui a besoin de l’étranger pour ses matières premières autres que le charbon, les importations de matières premières grandissent en 1927 ; en moyenne, la valeur des importations de matières premières et produits semi-manufacturés passe de 4,9 milliards en 1926 à 7,2 milliards en 1927. Elles ont le redoutable inconvénient de contribuer à accroître le déficit de la balance commerciale, qui dépasse 4 milliards en 1927, au lieu de 3,6 milliards en 1925, tandis qu’en 1926 et avant la guerre, l’Allemagne était presque arrivée à l’équilibre : le déficit n’était que de 0,7 milliard en 1913 et de 0,2 milliard en 1926[1].

Pour ces chiffres, particulièrement favorables, de 1926, importations réduites et exportations accrues, il faut tenir largement compte des effets du conflit minier britannique (mai-novembre) et des récoltes excellentes de l’année 1925-1926, qui ont apporté à la balance commerciale un allégement précieux.

Grâce surtout à l’afflux de crédits étrangers, le chômage était devenu très faible en 1925 : on ne secourt plus que 173 000 chômeurs en juillet 1925 ; mais il avait regagné du terrain en 1926. En mars 1926, il fallait secourir 1 942 000 chômeurs. Ce chiffre effroyable s’abaisse à 1 121 000 en mars 1927 ; à 340 000 en octobre 1927. Donc, en 1927, plus d’un million d’ouvriers ont retrouvé du travail. Toujours aigu l’hiver, le fléau se fait moins durement sentir au cours de l’hiver 1927-1928 qu’au cours des hivers précédents. Mais, tout en s’atténuant, le chômage demeure l’un des problèmes les plus graves en face desquels l’Allemagne reste placée depuis la stabilisation. Beaucoup d’économistes et d’industriels sont d’avis qu’il sévira de longues années encore. Déjà l’Allemagne d’avant-guerre comptait en moyenne 100 000 et, dans les périodes de dépression économique, 500 000 à 600 000 chômeurs. Or, la main-d’œuvre est beaucoup plus nombreuse qu’autrefois, le nombre des « sans-profession » s’étant considérablement réduit. Robert Friedlaender estime que, par rapport à 1913, l’Allemagne compte en plus 4 ou 5 millions d’Allemands qui doivent chercher à gagner leur vie[2].

III. — La hausse des salaires

L’année 1927 a été pour l’industrie allemande une année d’efforts, de succès, de relèvement ; toutes les statistiques en font foi. Si l’on se refuse à leur attribuer une valeur absolue, on ne peut méconnaître la tendance qu’elles indiquent vers une prospérité générale des affaires. Les progrès de l’essor industriel s’accentuent jusqu’à l’automne de 1927.

À partir de ce moment, l’Institut pour l’étude du mouvement économique (Institut für Konjunkturforschung), les services économiques des grandes banques signalent des menaces sérieuses qui surgissent à l’horizon : le Reich aborde une période difficile. Au printemps de 1928, l’industrie et le commerce se trouvent arrêtés dans leur marche ascendante. Veulent-ils seulement reprendre haleine ? Des symptômes nettement défavorables se dessinent ; une régression marquée se fait sentir dans presque toutes les branches de l’activité. La dépression est manifeste dans l’industrie textile, l’industrie du vêtement, l’industrie de la chaussure. Cette dernière est particulièrement atteinte par la concurrence tchèque. Dans la métallurgie, on note un ralentissement des commandes ; mais, comme l’industrie chimique, elle a réussi à compenser en partie les effets de l’accroissement des salaires par des mesures de rationalisation dont tire profit l’exportation[3].

Il est difficile de calculer avec précision le retentissement du fléchissement industriel sur l’économie générale de l’Allemagne. Elle ne semble pas évoluer vers une crise décisive et immédiatement périlleuse ; elle peut encore s’acheminer vers un relèvement progressif et lent. Mais, malgré la résistance tenace qu’opposent les forces de production, elle peut aussi s’approcher d’une nouvelle période de dépression, succédant à une période de prospérité.

Le malaise grandissant dépend surtout de l’exagération des prix de produits industriels, résultant elle-même de la hausse des salaires.

Les salaires, fixés au lendemain de l’inflation monétaire, étaient médiocres. De ce fait, l’industrie allemande se trouvait privilégiée par rapport à la plupart des entreprises étrangères ; un avantage considérable lui était assuré à cet égard. Des rajustements étaient inévitables. Dès le printemps de 1924, en même temps que le chômage diminue et que la stabilisation monétaire rend financièrement quelques forces aux organisations syndicales, la pression ouvrière fait augmenter les salaires. Ils s’élèvent lentement, quoique dans des proportions assez fortes, en 1924 et au début de 1925, puis marquent un temps d’arrêt. Les arbitres officiels, qui sont les maîtres des salaires, doivent alors constater souvent que l’industrie, aux prises avec de sérieuses difficultés, ne peut supporter de nouvelles charges.

La hausse reprend au début de 1927, elle devient plus rapide grâce à l’activité générale des affaires. Les premières majorations sont destinées à compenser la hausse progressive des loyers ; car, par un état de choses qui n’est pas propre à l’Allemagne, la stabilisation monétaire a été effectuée avant le règlement de la question des loyers. À mesure que leur prix, longtemps dérisoire, devient normal, le coût de la vie augmente.

De nouvelles augmentations se produisent. Il était certes naturel de supposer que la main-d’œuvre participerait ainsi à l’accroissement de la production, de même qu’aux économies résultant de la réorganisation industrielle entreprise depuis 1925.

Les hausses de salaires ont souvent des effets bienfaisants pour l’économie générale. Relevant le niveau de l’existence, elles semblent devoir renforcer le marché intérieur et sa puissance d’absorption, stimuler dans les masses populaires la demande de marchandises. L’industrie allemande ne peut assurément se passer d’un marché intérieur, capable d’absorber et d’acheter ses produits. Elle ne pourrait vivre avec les seules exportations, — avant la guerre, les exportations allemandes n’ont jamais dépassé sensiblement 10 p. 100 à 20 p. 100 de l’ensemble de la production, et on aurait tort de s’imaginer qu’un assainissement de l’économie générale puisse consister simplement en une compression des salaires, destinée à accroître au maximum les possibilités d’exportation. Il est nécessaire, pour la production, que l’ensemble des salariés jouissent, dans le marché intérieur, d’une puissance d’achat normale.

Mais, pour que l’augmentation des salaires ait une valeur incontestable pour la collectivité, il importe que cette augmentation soit prélevée progressivement sur l’abaissement des prix de revient, sans provoquer une hausse des prix et du coût de la vie. De l’abaissement des prix de revient, dépend l’assainissement de la production.

Or, la hausse des salaires en Allemagne se traduit par un relèvement immédiat des prix, qui frappe les consommateurs, et, en fait, annule presque l’effet social de salaires plus élevés. Accordant une augmentation de la paye à son personnel, l’industrie minière et métallurgique en reporte la charge sur le consommateur — manus manum lavat — en relevant les prix du charbon, du fer, de l’acier. Les prix du charbon rhénan-westphalien s’élèvent d’environ 13 p. 100 dans les régions où ne s’exerce pas la concurrence étrangère d’autres bassins houillers. Les prix de l’acier montent de 7 p. 100, ceux du fer en barres de 5 p. 100, ceux de la tôle de 8 p. 100. Les prix du ciment s’élèvent. Suivant l’exemple des postes qui, dès août 1927, ont relevé les tarifs postaux pour le trafic intérieur, les chemins de fer augmentent leurs tarifs en octobre 1928. L’ascension des prix est plus forte encore pour les produits finis que pour les matières premières et les demi-produits : ce qui semble prouver le rôle de la hausse des salaires et des charges sociales dans l’élévation des prix.

Les conséquences de cette situation sont graves : le coût de la vie augmente, et le consommateur ne tire aucun avantage des profits que pouvait lui apporter l’œuvre pénible de la rationalisation. Les prix conditionnent l’avenir des exportations, le meilleur prix de revient finit toujours et partout par l’emporter ; la hausse compromet la capacité d’exportation et les progrès réalisés laborieusement par le commerce extérieur ; elle diminue, pour l’industrie allemande, la faculté de concurrencer la production étrangère.

En dépit des élévations de salaires, le marché intérieur se contracte, et, par une sorte de paradoxe, les industries qui dépendent le plus du marché intérieur, — par exemple l’industrie du coton qui ne relève des exportations que pour un dixième environ, — sont plus durement atteintes par la rétraction de la demande que les industries fortement exportatrices, par exemple l’industrie des outils qui exporte presque la moitié de sa production.

Lors des discussions passionnées qui avaient suivi en Allemagne la promulgation du plan Dawes, les adversaires de son acceptation affirmaient que son application compromettrait la politique sociale du Reich et abaisserait le niveau d’existence de la population. Leurs craintes semblent avoir été vaines. Comme élément du prix de revient le montant des salaires représente, dans le coût de la production, une charge croissante, — bien plus lourde que durant l’inflation monétaire, où une hausse nominale de la paye, fixée d’après la valeur du mark à l’intérieur de l’Allemagne, ne compensait pas les effets de l’effondrement de la monnaie. La stabilisation monétaire a accru considérablement la part du salaire dans le prix de revient, et cette part est devenue, dans la plupart des industries, beaucoup plus forte qu’avant la guerre.

Nous nous en tiendrons à cette constatation d’ordre purement économique. ]1 est incontestable qu’au point de vue social l’augmentation des salaires était justifiée dans bien des cas, et nous ne songeons pas à étudier ici, de ce point de vue, les sacrifices consentis au mieux-être des travailleurs, ni à rechercher ce qu’ils représentent par rapport au coût de la vie. Dans les éternelles discussions qui mettent aux prises patrons et ouvriers, il est d’ailleurs presque impossible de reconnaître exactement la valeur réelle des salaires pour la cherté de vie, avec le pouvoir d’achat qu’ils apportent comme mesure du revenu de l’ouvrier et de son bien-être économique.

Nous pourrions nous contenter d’un exemple que nous empruntons à un de nos compatriotes, technicien éminent, excellemment placé pour traiter cette délicate question avec une compétence indiscutable. Dans un magistral rapport adressé le 1er  juin 1928 à la Commission des Réparations[4], M. Gaston Leverve, Commissaire des Chemins de fer allemands, constate qu’à cette date le revenu annuel moyen d’un agent des chemins de fer est de 3 855 marks, au lieu de 2 110 en 1913 ; le traitement actuel équivaudrait donc à 183 p. 100 du traitement d’avant-guerre. Or, une somme de 100 marks avait, avant la guerre, à peu près le même pouvoir d’achat qu’une somme de 150 marks aujourd’hui. Le traitement d’un agent des chemins de fer a donc un pouvoir d’achat qui correspond à 121 p. 100 du traitement d’avant-guerre.

Il convient d’ailleurs de remarquer que, si pour les classes supérieures du personnel l’augmentation des traitements reste sensiblement en dessous de cette moyenne générale, elle la dépasse fortement pour les classes inférieures. Entraînée par une tendance naturelle aux démocraties nouvelles, la politique pratiquée jusqu’en 1920 tendait au nivellement des salaires par la base. Pour les ouvriers travaillant au chemin de fer, le prix de l’heure de travail a doublé. Avant la guerre, elle était payée 42 pf. en moyenne ; elle est rétribuée désormais à raison de 84 pf.. Pour un indice du prix de la vie de 150,7, le salaire d’une heure de travail équivaut, en pouvoir d’achat, à 192,5 p. 100 du salaire de 1913.

On pourrait, il est vrai, objecter qu’avant la guerre les salaires étaient assez bas dans les chemins de fer, en comparaison des autres branches de l’activité allemande ; l’administration utilisait l’absence de droit syndical et les aspirations bureaucratiques d’une partie des agents du chemin de fer, pour maintenir les salaires à un niveau peu élevé. Cette objection n’est pas valable pour les simples ouvriers travaillant au chemin de fer.

Elle l’est encore moins pour les mineurs, puisqu’au contraire leur rémunération se trouvait presque au sommet de la « pyramide des salaires » et marquait un maximum de rétribution du travail. Le piqueur de la Ruhr, qui, en 1913, gagne par jour 6 m. 92, gagne, en 1924, 7,51 ; en 1925, 8,50 ; en 1926, 9,14 ; en 1927. 9,76. Pour l’heure de travail, rétribuée, en mars 1924, 0 m. 60, il reçoit, en mai 1928, 1 m. 03. Le syndicat des houillères d’Essen affirme que, de 1024 à 1928, huit élévations de salaires ont accru de plus d’un milliard de marks les charges imposées aux charbonnages de la Ruhr.

L’Office de statistique constate qu’avec les salaires pratiqués depuis le printemps de 1928 — augmentation de 7 p. 100 environ — les travailleurs du sous-sol ont, par rapport à 1913, un salaire supérieur de 48,4 p. 100 et les travailleurs du jour de 72,9 p. 100.

Établissant une moyenne générale des salaires pour les grandes industries, l’Office de statistique estime que l’heure, payée 77,8 pf. en janvier 1925, l’était 92,5 en janvier 1926, 93,2 en janvier 1927, 101 en janvier 1928, 106,1 en juin 1928, 110,9 en août 1928. Pendant ce temps, l’indice du coût de la vie a suivi l’évolution suivante :

Moyenne 1925 
 139,8
Juillet Avril 1928 
 150,7
Moyenne 1926 
 141,2
Juillet Mai 1928 
 150,6
Moyenne 1927 
 147,6
Juillet Juin 1928 
 151,4
Janvier 1928 
 150,8
Juillet Juillet 1928 
 152,6
JanvierFévrier 1928 
 150,6
Juillet Août 1928 
 153,5
JanvierMars 1928 
 150,6

Ainsi que nous avons eu l’occasion de le signaler, la hausse de l’indice du coût de la vie s’explique en partie par la hausse des loyers, soumis à une stricte réglementation.

Le patronat rend également responsable de la vague de hausse, qui emporte les salaires, l’intervention gouvernementale dans le fonctionnement de la vie économique. Les institutions officielles d’arbitrage s’appliquent à la solution amiable des désaccords entre patrons et ouvriers et, par une conciliation méthodique, veulent empêcher le choc brutal d’intérêts opposés. En général, elles croient équitable d’accorder aux ouvriers une part de ce que demandent leurs syndicats et ainsi, d’après le patronat, encouragent les organisations ouvrières à formuler sans cesse de nouvelles exigences.

Pendant huit ans, depuis le cabinet Fehrenbach-Simons, en 1920, jusqu’à l’avènement du cabinet Hermann Müller, en juin 1928, un prêtre catholique, l’abbé Brauns, Ministre du Travail, a été ainsi le maître presque absolu des conditions du travail de toute l’industrie allemande.

IV. — Résultats et prévisions

Hausse du niveau des prix, baisse du mouvement général des affaires : il y a là une situation évidemment singulière, qui ne peut se prolonger que parce que la dépression économique reste modérée. Les espoirs, sans doute téméraires, conçus avec la rationalisation, n’ont pu être entièrement réalisés[5]. On ne pouvait en attendre un miracle financier. Les mesures de rationalisation ont exigé d’importantes mises de fonds, qui ont coûté cher à une industrie déjà surchargée de dettes. Les capitaux allemands ne lui suffisant pas, elle a eu recours aux capitaux étrangers et les emprunts extérieurs ont été contractés à un taux élevé. Ils restent indispensables pour l’avenir malgré les progrès de l’épargne nationale.

L’industrie allemande continue — c’est là son côté vulnérable — à souffrir du manque de fonds de roulement ; la hausse des salaires absorbe les disponibilités qui se créent et elle empêche la réduction des frais généraux.

Ainsi la réorganisation industrielle n’atteint pas son but essentiel : l’abaissement du coût de la production. Dans une pénétrante étude consacrée à la politique financière de l’Allemagne[6], le professeur M. Bonn se demande amèrement si c’est vraiment un succès de la rationalisation, entreprise avec force capitaux étrangers, que de faire apparaître des élévations de prix dans la métallurgie, — « une industrie qui, après la guerre, a procédé à une première rationalisation grâce aux indemnités reçues de l’État, une industrie qui a tiré profit de l’inflation par l’amortissement de ses dettes et l’établissement de salaires minimes, une industrie qui, grâce à la prohibition d’exportation des ferrailles, a disposé d’avantageuses matières premières, une industrie enfin qui a exercé sur le marché intérieur un monopole à l’aide des cartels et du protectionnisme ».

Pourtant la rationalisation est loin de n’avoir eu que des effets négatifs ; elle est très avancée dans beaucoup d’industries ; son importance économique et technique pour l’Allemagne, et pour l’avenir surtout, est considérable. On aura une idée des progrès accomplis en parcourant une récente publication de la Reichskreditgesellschaft[7] qui a groupé les renseignements fournis à ce sujet par les rapports de soixante-dix grandes sociétés allemandes, dont le bilan annuel global dépasse 37 milliards de marks.

Améliorations matérielles apportées aux exploitations, spécialisation de la production, réorganisation de la vente, accroissement du rendement ouvrier ; dans tous ces domaines, des résultats remarquables ont été obtenus par les principales industries grâce à une action méthodique. Sans doute, le succès n’est pas égal pour toutes les branches de l’activité ; mais partout c’est le même spectacle et aux efforts, qui ne sont pas ménagés, répondent des réalisations favorables, parfois impressionnantes.

Deux exemples vaudront mieux qu’une accumulation de faits et de chiffres. Dans les houillères rhénanes-westphaliennes, le rendement ouvrier a doublé depuis 1922 et dépasse de 20 p. 100 les chiffres de 1913 : 943 kilogrammes par jour en 1913, 550 en 1922, 1 128 en 1928. Dans la métallurgie de la Ruhr, l’ouvrier qui fabriquait par jour 940 kilogrammes de fer en 1913, 622 en 1922, en fabrique 840 en 1925, 1 017 en 1926. Le professeur Julius Hirsch, qui a été secrétaire d’État au Ministère de l’Économie publique de 1919 à 1922, a raison de remarquer que de pareils progrès, en si peu d’années, peuvent faire « l’étonnement du monde »[8].

Ils méritent aussi de donner pleinement confiance dans l’avenir de la production allemande. Elle est animée par un esprit de recherche scientifique qui paraît encore plus ardent qu’autrefois, au moins pour la tension de la volonté et la variété des initiatives. Les illusions elles-mêmes poussent à l’action, les rêves sont accompagnés d’effets. Une œuvre énergique est entreprise notamment pour tirer des matières premières existant à l’intérieur du pays d’autres matières premières qu’on ne pouvait jusqu’alors se procurer qu’à l’étranger. Par sa ténacité, elle suscite pour le pétrole de vives espérances et elle est couronnée de succès pour les produits azotés : dès 1926, la valeur de la fabrication, si récente, d’engrais azotés est estimée à un demi-milliard de marks. Ce mouvement national de libération économique enthousiasme les jeunes gens, qui entendent dans les universités et les écoles techniques déclarer que « le Reich se sauvera par la tête » et que, reprenant le désir suprême de Faust, il doit « tendre en avant dans un constant effort ».

Aussi l’importance de l’industrie apparaît-elle de plus en plus prédominante et l’aspect le plus remarquable de l’Allemagne d’après-guerre est évidemment son développement industriel, ce qu’on peut appeler sa surindustrialisation, qui pousse certains Allemands à être hantés par l’idée de devenir les « Américains de l’Europe ». Depuis 1925, l’ensemble de la production est nettement supérieur à ce qu’il était avant la guerre et, en 1928, on estime que l’appareil dépasse de 40 p. 100 la capacité de 1913[9]. D’après le recensement du 15 juin 1925, il a à son service 12 238 765 individus, soit 41 p. 100 des Allemands qui exercent une profession[10].

L’industrie allemande s’est vite remise des secousses fiévreuses que lui ont infligées une série d’épreuves : la défaite, la révolution, une inflation intolérable. Toujours plus puissante, elle travaille et crée, augmente inlassablement et groupe ses énergies productrices, développe le capital traditionnel que lui valent l’habitude de la discipline, un sens éminent de l’organisation et de l’adaptation aux circonstances, une information économique toujours au courant, enfin l’audace, une audace ingénieuse, que rien ne contente et qui, assurément, ne va pas sans risques tumultueux.

Maurice Baumont.
(Genève.)


NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
1o Statistiques, rapports officiels, périodiques


Toute étude consacrée à l’activité industrielle de l’Allemagne est fondée essentiellement sur les publications statistiques : en premier lieu, le Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich, publication annuelle de l’Office de statistique du Reich ; en second lieu, la revue Wirtschaft und Statistik, publication bi-mensuelle de l’Office de statistique.

Des renseignements précis sur le développement de la situation économique sont contenus dans des rapports, souvent volumineux, de caractère plus ou moins officiel : bulletins mensuels, que publie le Ministère du Commerce prussien, d’après les informations des chambres de Commerce ; rapports semestriels que, depuis 1925, l’agent général des paiements de réparations adresse à la Commission des Réparations au sujet de application du plan Dawes ; rapports semestriels de la Reichskreditgesellschaft (Deutschlands wirtschaftliche Entwicklung)…

Parmi les périodiques qui fournissent des informations particulièrement utiles pour l’étude de l’industrie allemande, on se contentera de signaler : le Reichsarbeitsblatt, organe hebdomadaire du Ministère du Travail ; les Vierteljahrshefte zur Konjunkturforschung, publiés depuis 1926 par l’Institut für Konjunkturforschung ; le Magazin der Wirtschaft, qui paraît chaque semaine depuis 1925 ; le Weltwirtschaftliches Archiv, publication trimestrielle de l’Université de Kiel ; le Wirtschaftsdienst, publication hebdomadaire de l’Université de Hambourg ; les mensuels Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik.

2o Ouvrages

a) Pour la période d’inflation monétaire, la bibliographie est particulièrement abondante ; nous mentionnerons simplement quelques ouvrages classés d’après la date de publication :

Sering (M.) : Das Friedensdiktat von Versailles und Deutschlands wirtschaftliche Lage, Berlin, 1920. — Deutschlands wirtschaftliche Lage (Mémoire officiel), Berlin, 1920. — Brauns, Heinrich : Lohnpolitik, München-Gladbach, 1921. — Brauer, Th. : Lohnpolitik in der Nachkriegszeit, Iena, 1922. — M. Berthelot, M. Baumont : L’Allemagne : Lendemains de guerre et de révolution, Paris, 1922. — Lichtenberger, Henri : L’Allemagne d’aujourd’hui dans ses relations avec la France, Paris, 1922. — Beckerath (Herbert von) : Kräfte, Ziele und Gestaltungen in der deutschen Industriewirtschaft, Karlsruhe, 1922. — Mering, Otto von : Erträgnisse deutscher Aktiengesellschaften vor und nach dem Kriege, Berlin, 1923. — Deutschlands Wirtschaftslage unter den Nachwirkungen des Weltkrieges. Berlin, 1923 (Mémoire officiel). — Schultze, Ernst : Not und Verschwendung ; Untersuchungen über das deutsche Wirtschaftsschicksal, Leipzig, 1923. — Deutschlands Wirtschaft, Währung und Finanzen, Berlin, 1924 (Mémoire officiel). — Bücher, Hermann : Finanz und Wirtschaftsentwicklung Deutschlands in den Jahren 1921-25, Berlin, 1925. — Vermeil, Ed. : L’Allemagne contemporaine (1919-1924). Sa structure et son évolution politique, économique et sociale, Paris, 1925. — Lewinsohn, Richard : Histoire de l’inflation ; le déplacement de la richesse en Europe (trad), Paris, 1826. — Giustiani, Gaston : Le commerce et l’industrie devant la dépréciation et la stabilisation monétaire ; l’expérience allemande, Paris, 1927.

b) Pour la période « post-inflationniste », on peut citer :

M. I. C. U. M. : Situation de l’industrie allemande au début de juillet 1924, Düsseldorf, 1924. — Simon, M. F. : Reparation und Wiederaufbau, Berlin, 1925. — Harms, Bernhard : Die Zukunft der deutschen Handelspolitik, Iena, 1925. — Berger, Ernst : Arbeitsmarktpolitik, Berlin, 1926. — Dawson, Ph. : Germany’s Industrial Révival, London, 1926. — Handbuch der deutschen Wirtschaft, 1927 (Der volks- und privat wirtschaftliche Aufbau Deutschlands und seine technischen Grundlagen), Berlin, Leipzig, 1927. — Beckerath, H von : Reparationsagent und deutsche Wirtschaftspolitik, Bonn, 1928. — Die Bedeutung der Rationalisierung für das deutsche Wirtschaftsleben (Publication de la chambre de Commerce de Berlin), Berlin, 1928.

  1. Pour la période d’avant-guerre, ainsi que pour les années 1924-1927, on aboutit au tableau suivant d’importations et d’exportations, en milliards de marks :
      1909
     1910
     1911
     1912
     1913
    
    Importations 
    8,5 8,9 9,7 10,7 10,8
    Exportations 
    6,6 7,5 8,1 90 10,1
    Excédent des importations 
    1,9 1,4 1,6 1,7 0,7
     janvier-juillet
      1923
     1924
     1925
     1926
     1927
     1928
    
    Importations 
    6,2 9,1 12,4 10,8 14,2 8,4
    Exportations 
    6,1 6,6 8,8 9,8 10,2 6,8
    Excédent des importations sur les exportations 
    0,1 2,5 3,6 0,2 4,8 1,6

    Avant de tirer de ce tableau des conclusions définitives, on notera une tendance générale des statistiques allemandes du commerce extérieur à surestimer les importations et à sous-estimer les exportations. Cette tendance, que reconnaissent les services compétents du Reich, ne suffit évidemment pas pour transformer en un excédent des exportations sur les importations la passivité de la balance commerciale. L’Office de statistique est d’avis qu’il convient de réduire la valeur des importations de 5 p. 100 pour 1925, de 3 p. 100 pour 1926, 1927 et 1928, et d’augmenter seulement de 1 et demi p. 100 la valeur des exportations pour cette période. Une loi du 27 mars 1928 prévoit, pour l’établissement de ces statistiques, des réformes de méthode qui doivent assurer à l’avenir plus d’exactitude.

    Pour les chiffres si défavorables de 1923, Il va sans dire qu’ils ne représentent qu’une indication, puisqu’il ne s’agissait alors, avec les fluctuations continuelles des prix et du change, que de marks dépréciés dont la valeur, sans cesse modifiée, devait être calculée encore par l’Office de statistique.

  2. Robert Friedlaender, Chronische Arbeitskrise, Berlin, 1926.
  3. L’Institut pour l’étude du mouvement économique estime que, à la fin de juillet 1928, l’exportation occupait encore 900 000 personnes de plus qu’un an auparavant.
  4. Rapport no 7 du Commissaire des Chemins de fer allemands, Berlin, 1928.
  5. Cf. Bruno Birnbaum : Organisation der Rationalisierung : Amerika-Deutschland, Berlin, 1927.
  6. Befreiungspolitik oder Beleihungspolitik, Berlin, 1928.
  7. Deutschlands wirtschaftliche Entwicklung im ersten Halbjahr 1927, Berlin, 1928.
  8. Die Bedeutung der Rationalisierung für das deutsche Wirtschaftsleben, Berlin, 1928, p. 66.
  9. Axel Schindler, Grundfragen der deutschen Handelspolitik, Berlin, 1928, p. 89.
  10. L’agriculture en comprenant 30,5 p. 100 et le commerce 16,5 p. 100. L’Institut pour l’étude du mouvement économique estime que, deux ans plus tard, le nombre des Allemands qui exercent une profession s’est accru de 2 à 3 p. 100 ; la production s’est élevée de 7 à 8 p. 100.