L’action du cosmopolitisme contemporain

Bossard (I. Les Précurseurs de Nietzschep. 263-264).


Lœuvre des moralistes français avait consisté en une analyse subtile des mobiles de l’homme. Bien qu’ils eussent songé presque tous à la moralité individuelle, ils la concevaient comme déterminée ou doucement corrompue par des préjugés de sociabilité. Quand venait à éclore un acte d’héroïsme vrai ou de charité désintéressée, ils l’admiraient comme une fleur rare et mystérieuse.

Chamfort élargissait la recherche, jusqu’à y comprendre la moralité sociale qui englobe ou altère la moralité des individus. Mais Stendhal le premier, par l’observation comparée des mœurs de divers peuples, avait cru atteindre à des faits généraux. Préoccupé moins encore de décrire la présente petitesse des hommes que de retrouver les sources de la grandeur humaine et les moyens de la faire revivre, il trace dans ses écrits une Histoire de l’énergie, mère des arts, des fortes pensées, et de toutes les grandes nouveautés dans l’ordre de l’action.

L’enquête de Stendhal restait à l’état d’aperçus disjoints. Elle portait sur la France, l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne. Pour l’Italie seule elle remontait au passé. L’archéologie de Rome, les chroniques et l’art de la Renaissance, la musique italienne, Stendhal en avait une expérience de connaisseur cultivé et intelligent. Burckhardt, s’inspirant de lui, apporte à cette exploration une méthode. Il étend l’enquête stendhalienne à tout le passé grec, à toute l’histoire byzantine, et, partout, jusque dans la Renaissance italienne, retrouve les résultats de Stendhal. Mais ces résultats, il les recueille dans une histoire de la civilisation, qui à la fois les coordonne et les explique. Nietzsche, en écoutant Burckhardt, se prépare à mieux comprendre et à continuer Stendhal.

Emerson apporte une autre synthèse. Son suffrage va à de rares Latins, Montaigne ou Napoléon ; et pour le reste, il est tout acquis au romantisme allemand. Il n’a pas l’âpreté de Fichte ou de Schopenhauer, mais la douceur de Novalis ; son scepticisme même liquéfie les idées pour les fondre dans une vie spirituelle où flottent des formes pâles d’idées platoniciennes.

Emerson est cosmopolite surtout par la qualité humaine de sa pensée. Il a voyagé beaucoup en Europe, et de tous ses voyages croit n’avoir rapporté rien qui reste. À quoi bon courir de l’Italie à la Grèce, et de la Grèce à l’Égypte et à l’Orient ? Ce qui a fait la grandeur de ces pays pour lesquels nous désertons le nôtre, c’est que les hommes y sont restés à leur place et y ont accompli leur tâche. Il n’y a pas d’orgueil chez lui à vouloir ignorer ces autres hommes qui nous ressemblent si fort : ce qui parle en Emerson, c’est la certitude de l’Éternel présent en tous ces hommes. Il s’écrierait comme Vigny, méditant un poème à faire sur les voyages :

Voyager, dites-vous ? Que signifie le voyage ? Quelle terre serait assez nouvelle à ma pensée pour l’étonner ?... Quelle contrée attirerait mes regards au point de les détourner du ciel, et le ciel n’est-il pas partout ? Assieds-toi, lève la tête au ciel, regarde et pense[1].

Est-ce là le maître qu’il faut au « Voyageur et à son Ombre » ? Ou bien ce voyageur ne cherche-t-il pas aussi du regard les cieux où se lèvent les étoiles éternelles ? La libre sagesse puritaine d’Emerson, attachée à quelques hauts idéals platoniciens, a fasciné Nietzsche. Ce sera un problème de savoir si elle l’entrave ou si elle l’affranchit.


  1. A. De Vigny, Poèmes à faire.