L’Université de Paris sous Philippe-Auguste

L’Université de Paris sous Philippe-Auguste
Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 5-18).

L’UNIVERSITÉ DE PARIS
SOUS PHILIPPE-AUGUSTE[1]


I

Les Universités, c’est-à-dire les corporations privilégiées de maîtres et d’étudiants, se sont constituées au déclin du xiie siècle, à partir du jour où les directeurs de la société ecclésiastique eurent proclamé le double principe de la gratuité et de la liberté du haut enseignement. En 1179, le 3e concile de Latran, présidé par le pape Alexandre III, prenait, dans son 18e décret[2], une décision d’une importance extrême. « Chaque église cathédrale devra entretenir un maître chargé d’instruire gratis les clercs de l’église et les écoliers pauvres » : c’est l’enseignement gratuit au moins pour ceux qui ne peuvent pas payer. « Défense est faite aux personnes qui ont la mission de diriger et de surveiller les écoles (c’est-à-dire aux chanceliers et aux écolâtres), d’exiger des candidats au professorat une rémunération quelconque pour l’octroi de la licence » : c’est la gratuité de la maîtrise. « Défense enfin de refuser la licence à ceux qui l’ont demandée et en sont dignes » : c’est bien, dans un certain sens, la liberté de l’enseignement. Le 11e décret du 4e concile de Latran, tenu par Innocent III, en 1215, reproduit les mêmes prescriptions. Il décide en outre que, dans chaque église d’archevêché ou église métropolitaine, il sera créé un maître en théologie, un theologus, chargé d’apprendre sa science aux prêtres de la province et de surveiller l’exercice du sacerdoce paroissial[3].

Ces deux décrets étaient le signe d’un progrès réel. L’Église qui avait le monopole et la charge de l’instruction publique, essayait, par là, de légitimer le pouvoir considérable dont elle jouissait. La papauté, entre les mains de qui se concentrait l’autorité religieuse, cherchait visiblement à compléter, à unifier et à régulariser l’organisation scolaire qui s’était établie peu à peu, par créations isolées et spontanées, dans beaucoup de diocèses français, pendant le xie et le xiie siècle. Sur ce point capital, la liberté d’ouvrir un cours ou une école, la société du moyen âge obtenait de Rome une sorte d’affranchissement. Et les prescriptions des conciles ne sont pas restées purement théoriques. On a travaillé, presque immédiatement, à les faire passer dans les faits.

Deux ans à peine après que les principes avaient été proclamés au concile de Latran, en 1179, ils recevaient, à Montpellier, une application éclatante. En établissant, par une charte de janvier 1181[4] la liberté du haut enseignement, le seigneur de Montpellier, vassal immédiat de l’évêque, Guilhem VII], agissait, sans aucun doute, d’accord avec l’Église : car beaucoup d’autres documents du même temps prouvent que l’école de Montpellier, comme toutes les écoles de cette époque, était étroitement subordonnée au clergé. Guilhem VIII déclare s’opposer à tout monopole de l’enseignement de la médecine, dans sa ville et dans sa seigneurie. En dépit des instances les plus vives et des offres d’argent les plus séduisantes, precio seu sollicitatione, il n’accordera jamais à personne le privilège exclusif de lire ou de diriger des écoles en matière médicale, in facultale physice discipline. Le considérant est curieux et exprimé avec une clarté parfaite : « Attendu qu’il serait trop criant et trop contraire à la Justice et à la religion, contra fas et pium, d’octroyer à un seul le droit d’enseigner une science aussi excellente. » En conséquence, il autorise tous les particuliers, quels qu’ils soient, omnes homines, et d’où qu’ils viennent, qui voudront tenir école de médecine à Montpellier, à enseigner dans sa ville seigneuriale, avec pleine et entière latitude, nonobstant toute opposition. Et il termine en enjoignant à ses successeurs de ne pas s’écarter de cette ligne de conduite. Déclaration et application de principes aussi absolues que pouvaient le désirer les partisans de la liberté d’enseigner, trop absolues même, puisque le seigneur de Montpellier ne faisait aucune mention des conditions de capacité que la société est en droit d’exiger de ceux qui forment les médecins. Plus tard, l’autorité ecclésiastique sera obligée de réglementer cette concession et de la préciser, en entourant l’enseignement médical des garanties conformes à l’intérêt public.

En réglant avec un libéralisme qu’il serait profondément injuste de méconnaître, l’exercice du droit d’enseigner, le pouvoir central de l’Église se préoccupait surtout des grandes écoles, ou des studia generalia, expression très employée dans les documents contemporains.

Il faut entendre par « grandes écoles » celles où affluait la jeunesse nationale et même internationale, et où l’on enseignait l’ensemble des sciences alors connues : au premier degré, les arts libéraux, le trivium et le quadrivium, base immuable de l’édifice scolaire, enseignement traditionnel toujours divisé et organisé comme au temps des Carolingiens ; au second degré, les études plus spéciales et de caractère professionnel, la médecine (physica), le droit civil (leges), le droit canonique (decretum) et la théologie (sacra pagina). Étudiants ès arts libéraux ou artistes, médecins, légistes, décrétistes, théologiens, toute cette population des grandes écoles qui poursuivait les carrières sacerdotales et même toutes les professions que nous appelons aujourd’hui « libérales », se pressait de préférence dans certaines villes : Paris, Orléans et Angers au Nord, Toulouse et Montpellier dans le Midi, étaient, au temps de Philippe-Auguste, les cités scolaires par excellence. Mais quelques-uns de ces grands centres d’études générales ont déjà des spécialités qui attirent le Français et l’étranger : à Paris, la dialectique et la théologie ; à Orléans, le droit civil et la rhétorique ; à Montpellier, la médecine. Devant la prospérité croissante de ces écoles, d’autres, comme Chartres et Reims, qui avaient eu, au xie siècle, leur période de gloire, déclinent et s’effacent. Elles tomberont peu à peu au rang de séminaires locaux.

Un trait commun aux grandes écoles est l’internationalisme, non seulement celui des étudiants, mais celui des professeurs. La science étant alors tout ecclésiastique, et l’Église de ce temps, cosmopolite, l’enseignement avait le même caractère. Paris, comme Orléans et Montpellier, fournissait des clercs gradés à toute l’Europe. Beaucoup de maîtres étrangers étaient pourvus de bénéfices, de canonicats et même d’évêchés en France, et vice versa. Les frontières nationales n’existaient pas pour la puissance ecclésiastique qui avait sa tête et son gouvernement à Rome. L’échange des clercs entre les différents pays devenait un fait d’autant plus fréquent que la papauté commençait à disposer à son gré d’un certain nombre de bénéfices, en France comme partout ailleurs, et y plaçait des étrangers. Il suffit de citer, comme exemples, deux notabilités littéraires et religieuses de la fin du xiie siècle. Tandis que l’Anglais, Jean de Salisbury, gouvernait l’évêché de Chartres, le Français, Pierre de Blois, qui demanda toute sa vie, sans pouvoir l’obtenir, un bénéfice dans son pays natal, surtout à Chartres, était chancelier de l’archevêque de Canterbury et mourut archidiacre de Londres.

L’internationalisme de la population scolaire n’étonnait personne, et les pouvoirs publics, même à Paris, n’y trouvèrent pas d’inconvénients graves, au moins pendant le règne de Philippe-Auguste. Son père, Louis VII, avait eu à se plaindre, cependant, des étudiants étrangers. D’après une lettre de Jean de Salisbury, datée de 1168[5], les étudiants allemands auraient témoigné leur hostilité (au moins en paroles), à la France et au roi qui leur donnait l’hospitalité. « Ils font de grandes phrases, écrit-il, et se gonflent de menaces (minis lument). » Il ajoute qu’ils se moquaient de Louis VII « parce qu’il vivait en bourgeois parmi les siens, qu’il n’avait pas l’allure d’un tyran à la mode des barbares, et qu’on ne le voyait pas toujours entouré de gardes, comme quelqu’un qui craint pour sa vie (ut qui timet capiti suo). Le même auteur affirme que le gouvernement français, vers le même temps, expulsa les étudiants étrangers, mais il cite cet incident comme absolument exceptionnel dans cette France hospitalière « la plus aimable et la plus civilisée de toutes les nations, omnium milissima et civilissima nationum ».

Rien de semblable n’eut lieu sous le gouvernement du vainqueur de Bouvines. C’est pourtant de 1180 à 1223 que commença à se produire, dans les principaux centres scolaires, la transformation capitale, grâce à laquelle les collectivités de maîtres et d’étudiants devinrent des corporations puissantes, capables de lutter avec succès contre toutes les forces hostiles à leur développement. Universitas magistrorum et scolarium : sous ce titre apparaît dans la société ecclésiastique un organe nouveau. Il faut s’entendre sur les origines et la véritable nature du « mouvement universitaire ».

D’abord il va de soi que les éléments constitutifs des Universités existaient bien antérieurement à la formation même de ces corps. L’Université n’est pas seulement créée par le fait matériel, le lien corporatif, l’association de secours mutuels établie entre les maîtres et les étudiants. On doit tenir compte du lien moral, de la communauté de sentiments, d’idées et de méthode scientifique qui unissait une grande partie de la population scolaire. Il est certain que l’école de Paris avait commencé à prendre conscience d’elle-même et de son unité intellectuelle du jour où un professeur, comme Abélard avait su grouper autour de sa chaire la jeunesse de France et d’Europe. En ce sens, l’Université de Paris était faite dès le second tiers du xiie siècle.

À un autre point de vue, la grande association, dite « Université » ne fut, elle-même, qu’une juxtaposition d’associations scolaires d’une étendue plus limitée. Au sein de la corporation générale existaient des corporations particulières : celles qui unissaient les maîtres et les écoliers appartenant à une même spécialité d’études : on les appellera, après le milieu du xiiie siècle, des Facultés ; et celles qui unissaient les maîtres et les écoliers appartenant à un même pays d’origine, les nations. La corporation générale elle-même (à Paris, du moins), paraît avoir été la résultante de deux associations moins vastes : celle des maîtres, et celle des écoliers. La question difficile et obscure entre toutes, est de savoir à quelle époque précise la corporation générale et les corporations particulières se sont formées. Il s’en faut que les travaux approfondis de certains savants, aient réussi à dissiper les obscurités et à percer le mystère. Le P. Denifle, lui même, le maître incontesté de ce domaine, n’a pu arriver qu’à des approximations. C’est que les institutions scolaires, comme tant d’autres institutions du moyen âge, ne se sont pas établies, du jour au lendemain, par la vertu d’un décret législatif, mais par une série de créations successives et de progrès graduels dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir. Certains textes datés nous révèlent pour la première fois l’existence de corps de facultés, de nations, d’université, mais rien ne prouve que leur organisation ne soit pas antérieure de plusieurs années au plus ancien document qui les mentionne.

En France, deux populations scolaires seulement ont été qualifiées Université à l’époque de Philippe-Auguste : celles de Paris et de Montpellier.

À Paris, c’est dans un acte de 1215, émané du cardinal Robert de Courçon[6] qu’on rencontre pour la première fois les mots : Universitas magistrorum et scolarium, et c’est en 1221, dans une bulle du pape Honorius III[7], qu’il est question du sceau que les maîtres et les écoliers parisiens ont fait « récemment » fabriquer à l’usage de leur corporation. Mais beaucoup d’actes antérieurs nous montrent les maîtres et les écoliers agissant comme corps constitué. En tous cas, l’association des professeurs apparaît dans un acte du pape Innocent III, de 1208-1209[8], et celle des écoliers, dans un acte épiscopal de 1207[9]. À coup sûr, aussi, la corporation générale avait déjà son chef ou son directeur (capitale), en 1200, année où elle reçut du roi de France son premier privilège connu[10], car, dans cette charte fameuse, Philippe-Auguste englobe évidemment sous le nom de scolares, tout le personnel de la grande école parisienne, maîtres et étudiants. De même, tout ce qu’on peut dire sur l’origine des Facultés, c’est qu’elles commencent à être mentionnées, avec leurs chefs ou procureurs, à partir de 1219[11]. Quant aux nations, dont il est question pour la première fois, en 19222, le P. Denifle suppose qu’elles ont été constituées après les Facultés et postérieurement à 1215. L’opinion d’un tel érudit est d’un grand poids, mais ce n’est qu’une conjecture. La lumière ici fait défaut : il faut se résigner à ignorer.

La véritable Université de Montpellier, en tant que réunion des diverses Facultés, ne sera officiellement dénommée et constituée qu’en 1289, par une bulle du pape Nicolas IV[12]. Mais la Faculté de médecine, tout au moins, apparaît, comme corps organisé, dès l’année 1220, et elle s’appelle déjà, au sens restreint « Université ». Le statut du cardinal Conrad de Porto, qui l’organise ou en sanctionne l’organisation, est le plus ancien acte constitutif d’une Faculté française. On y voit clairement en quoi consistait le lien primordial établi entre les membres de l’association[13].

Elle est placée d’abord sous une juridiction spéciale, du moins, pour les affaires civiles ; et ce juge spécial est un des professeurs, nommé par l’évêque de Maguelone. Il juge avec le concours de trois autres professeurs (parmi lesquels se trouve le plus ancien en exercice), mais en première instance seulement. On fera appel de ses arrêts à l’évêque, qui d’ailleurs, demeure seul investi de la justice criminelle. À côté de ce juge civil « qui peut être appelé le chancelier de l’Université, cancellarius universitatis scolarium, » il y a place pour une autre prééminence, celle du plus ancien professeur. Celui-ci jouira de privilèges honorifiques : il aura le pouvoir de fixer la date et la durée des vacances scolaires ; on voit poindre ici l’autorité du chef de la Faculté, que les textes postérieurs appelleront le doyen.

La corporation de Montpellier a donc ses chefs et, en partie, sa juridiction propre. Un autre article du statut de 1220 met hors de doute son caractère d’association de secours mutuel contre l’étranger. « Si un maître est attaqué dans sa personne ou dans celle d’un des siens par quelqu’un qui n’est pas de l’école, tous les autres maîtres et écoliers, requis à cet effet, lui apporteront conseil et aide ». Entre les membres du personnel enseignant doivent s’établir des relations de bonne confraternité. « Si un professeur est en litige avec un de ses élèves, au sujet de son salaire ou pour toute autre raison, aucun professeur ne doit sciemment recevoir cet élève, avant que celui-ci ait donné ou promis satisfaction à son ancien maître ». Défense aux professeurs de se faire une concurrence déloyale : « Qu’aucun maître n’attire le disciple d’un autre maître pour le lui enlever, par sollicitation, présent ou quelque autre moyen que ce soit » Une dernière clause prouve, en toute évidence, qu’il s’agit bien d’une espèce de confrérie : « Maîtres et étudiants assisteront tous avec exactitude aux funérailles des membres de l’Université ».

L’Université est une confrérie, composée presque entièrement de clercs ; maîtres et étudiants portent la tonsure ; ils constituent, dans leur ensemble, un organe d’Église. Dire que la fondation des Universités a été l’un des signes caractéristiques d’une émancipation de l’esprit dans le domaine religieux et que le « mouvement universitaire » eut pour objet principal de remplacer par des corporations pénétrées de l’esprit laïque, les écoles cléricales des chapitres et des abbayes, c’est commettre la plus lourde erreur. Les Universités sont des associations d’ecclésiastiques organisées religieusement. Le premier acte émané de l’Université de Paris (1221) est une lettre adressée aux religieux de l’ordre de St-Dominique récemment établis à Paris[14]. Les universitaires demandent aux dominicains de participer, comme confrères, au bénéfice de leurs œuvres spirituelles ; ils sollicitent la faveur d’être enterrés dans leur église on dans leur cloître avec les mêmes honneurs funèbres que ceux qui sont réservés aux membres de la congrégation. Et pour achever de s’édifier sur le caractère tout religieux de ces associations scolaires, il suffit de jeter un coup d’œil sur le sceau de l’Université de Paris, divisé en plusieurs compartiments[15]. Dans la niche d’en haut, la plus large, à la place d’honneur, apparaît la Vierge, Notre-Dame, patronne des universitaires et de l’église où est née la grande école parisienne. À gauche, l’évêque de Paris, tenant sa crosse ; à droite, une sainte entourée du nimbe. Ce sont les personnages importants. Dans les cadres inférieurs plus exigus, se montrent docteurs et écoliers. Le tout est dominé par la croix. Comment cette confrérie vouée à la Vierge, composée de clercs et de religieux, peut-elle personnifier l’élément laïque et l’indépendance de la pensée ?

Il est pourtant vrai que l’Université est née d’un effort vers l’indépendance : mais il s’agissait, pour les associations scolaires, d’échapper au pouvoir ecclésiastique local afin de se mettre exclusivement sous la domination du pouvoir général de la chrétienté, c’est-à-dire du pape. L’Université ne cesse pas, comme les grandes écoles de l’âge précédent, d’être une institution religieuse, mais ce n’est plus une institution diocésaine, placée sous la main de l’évêque ou de son chancelier. C’est un instrument de la puissance romaine : elle représente une diminution de l’épiscopat, un progrès du Saint Siège. Ce sont les papes qui ont créé ou développé les corporations universitaires, quand ils ont voulu prendre possession des écoles et du haut enseignement. Et il est aisé de comprendre pourquoi ils l’ont voulu. Aux mains des évêques et des chapitres, des chanceliers et des écolâtres, le droit d’autoriser l’enseignement était considéré et pratiqué comme une source de profits. Dans beaucoup d’évêchés la haute et noble mission du professorat se trouvait assujettie à des formalités gênantes, étroites, ou même à des conditions tyranniques qui en paralysaient et en dénaturaient l’exercice. La vénalité allait de pair avec l’intolérance : on vendait la capacité d’enseigner, « la licence » : on l’accordait ou on la refusait sans règle, au gré des caprices et des intérêts d’un corps de chanoines, d’un dignitaire diocésain. Une réforme s’imposait, et la papauté se chargea de la faire, naturellement à son profit. L’œuvre était délicate, car, tout en favorisant le développement des Universités, les papes étaient tenus de ménager les évêques et de ne pas trop heurter les traditions. Mais on sait comme leur diplomatie s’entendait à gagner du terrain et à toucher le but sans moyens révolutionnaires.

L’histoire des origines des Universités françaises n’est pas autre chose, en ce sens, qu’un épisode d’une évolution beaucoup plus générale : celle qui tendait, depuis le commencement du moyen âge, à établir la monarchie pontificale au-dessus des pouvoirs ecclésiastiques locaux. Il eût été surprenant que, dans le domaine si important de l’instruction publique, la prépondérance de Rome n’eût pas cherché à s’affirmer. Sur ce terrain, il y avait matière à conquête, et la conquête s’est réalisée par l’union étroite de la papauté avec les organismes scolaires. Au point de vue des intérêts supérieurs de l’instruction et de la science, il n’y eut pas lieu de la regretter.

II

Dès le règne de Philippe-Auguste, l’Université de Paris tient une place considérable dans la société française, et elle est un objet d’admiration pour l’Europe entière. À la date de 1169, un roi d’Angleterre avait déjà parlé d’elle comme d’une puissance morale dont l’opinion ou le jugement devait faire loi. En lutte avec l’archevêque Thomas Becket, le fondateur de l’empire des Plantagenets, Henri II, s’était déclaré prêt à accepter l’arbitrage « soit de la cour du roi de France, soit du clergé français ; soit de l’école de Paris »[16]. Au temps où Philippe-Auguste succédait à son père, l’abbé de Bonne-Espérance, Philippe de Harvengt, écrit à plusieurs de ses amis pour les féliciter de pouvoir étudier à Paris, la « cité des lettres ». « Heureuse cité, ajoute-t-il, où les étudiants sont en si grand nombre que leur multitude en vient presque à dépasser celle des habitants laïques »[17].

Dans une lettre qui a dû être écrite un peu avant 1190[18], un clerc champenois, Gui de Basoches, envoie, de Paris même, où il habite, un éloge dithyrambique de la ville royale, attrayante entre toutes. « Le Grand pont est le centre des affaires : il est encombré de marchandises, de marchands et de bateaux. Le Petit pont appartient aux dialecticiens (logicis) qui y passent ou s’y promènent en discutant. Dans l’île (la Cité), à côté du palais des rois qui domine toute la ville, an voit le palais de la philosophie, où l’étude règne seule en souveraine, citadelle de lumière et d’immortalité., Cette île est la demeure éternelle des sept sœurs, les arts libéraux ; c’est là aussi que, par la trompette d’une plus noble éloquence, retentissent les décrets et les lois ; c’est là enfin que bouillonne la source de la science religieuse, d’où s’écoulent les trois ruisseaux limpides dont sont arrosées les prairies de l’intelligence (prata mentium), c’est-à-dire la théologie sous sa triple forme, historique, allégorique et morale ».

Ce témoignage ampoulé de Gui de Basoches est important par son ancienneté même, et parce qu’il indique l’endroit où se trouvaient alors les écoles, ainsi que les trois sortes d’enseignement qu’on y donnait : les arts, le droit canon et civil, et la théologie. Il n’y est pas question de l’enseignement médical, sans doute encore restreint et inaperçu. Mais dès le règne de Philippe-Auguste, la médecine était professée. On en trouve la preuve dans un éloge de l’Université de Paris, celui qu’a laissé l’historien Guillaume le Breton dans le passage de sa chronique relatif à l’année 1210[19]. : « En ce temps-là, les lettres florissaient à Paris. On n’avait jamais vu dans aucun temps et dans aucune partie du monde, à Athènes ou en Égypte, une telle affluence d’étudiants. Ceci ne s’explique pas seulement par l’admirable beauté de Paris, mais par les privilèges spéciaux que le roi Philippe et son père Louis VII avaient conféré aux écoliers. Dans cette nable cité étaient en honneur l’étude du trivium et du quadrivium, celle du droit canon et du droit civil, et aussi la science qui permet de conserver la santé aux corps et de les guérir. Mais la foule se pressait avec un zèle particulier autour des chaires où s’enseignait la sainte Écriture, où se résolvaient les problèmes de la théologie ».

Théologiens, décrétistes, artistes, professeurs et étudiants, composaient cette multitude des scolares Parisienses qui apparaît, au premier rang, dans toutes les solennités du règne de Philippe-Auguste. On les avait vus, en 1191, tenant leur place dans la grande procession que le clergé parisien organisa pour demander au ciel la guérison du prince Louis, l’héritier unique de la couronne[20]. Après lu bataille de Bouvines, en 1214, ils prirent leur large part des réjouissances populaires et prouvèrent leur attachement à la dynastie en festoyant et en dansant sept jours et sept nuits sans s’arrêter[21].

La réputation de l’Université parisienne est si bien établie qu’en 1205, le premier empereur latin de Constantinople, Baudouin de Flandre, supplie le pape de faire tous ses efforts pour décider des maîtres de Paris à venir dans l’empire réformer les études. Innocent III écrit à l’Université (universis magistris et scolaribus Parisiensibus )[22] pour lui montrer combien il serait important que cette Église grecque, réunie enfin, après une longue séparation, à l’Église latine, pût bénéficier de leur zèle et de leurs lumières. Il les invite même à émigrer en masse (plerosque vestrum) vers l’Orient, leur ouvrant, les perspectives les plus alléchantes. La Grèce, à l’entendre, est un vrai paradis, « une terre remplie d’urgent, d’or et de pierres précieuses, où abondent le vin, le blé et l’huile ». Malgré de telles promesses, les docteurs de Paris ne paraissent pas avoir quitté en nombre le Petit pont et la Cité pour aller « lire » sur le Bosphore. Douze ans après, le pape Honorius III leur adresse encore une invitation du même genre[23] ; mais il s’agissait d’aller moins loin, dans le Languedoc, semer la bonne doctrine, sur la terre arrosée du sang des Albigeois.

L’Église est fière de sa grande école, immense séminaire où se fournissent la France et l’Europe. Cependant un certain groupe d’ecclésiastiques, esprits sévères ou chagrins, ne cédait pas à l’enthousiasme général. Voyant surtout les dangers de cette énorme agglomération de clercs dans une capitale, ils dénonçaient l’abus de la science et les périls que courait la foi au milieu de cette jeunesse cosmopolite, ardente à tout savoir et à tout discuter. Entre 1192 et 1203, Étienne de Tournai signale au pape « la maladie qui s’est glissée peu à peu dans le corps universitaire » et deviendra incurable, si l’on ne se hâte pas d’y porter remède[24].

Le premier symptôme du mal, d’après lui, est l’abandon de l’ancienne théologie. Les étudiants n’applaudissent plus que ceux qui leur apportent du nouveau (solis novitatibus applaudant) et les professeurs songent plutôt à se faire de la réclame par ce moyen qu’à rester dans la vraie tradition. « Tous leurs efforts tendent à caresser, à retenir, à séduire leurs auditeurs ». Et le censeur s’élève contre cette dialectique impitoyable qui s’exerce sur les dogmes, sur les mystères les plus sacrés de la religion. « Des bavards en chair et en os (verbosa caro) discutent irrévérencieusement sur l’immatériel, sur l’essence de Dieu, sur l’incarnation du Verbe ! On entend dans les carrefours, des raisonneurs subtils couper la Trinité indivisible ! Autant d’erreurs que de docteurs, autant de scandales que d’auditeurs, autant de blasphèmes que de places publiques ».

Ce conservateur exagère ici, sensiblement, pour les besoins de la cause, mais les expressions qu’il emploie sont intéressantes. Elles prouvent, avec d’autres témoignages, que les professeurs de ce temps n’étaient pas logés dans des palais. Il n’y avait même pas toujours de locaux universitaires. Les maîtres faisaient leurs leçons chez eux, devant les élèves assis par terre, ou, en hiver, sur la paille. Comme les maisons étaient petites, ceux qui voulaient un nombreux auditoire ouvraient leur école en plein vent, dans les seuls endroits un peu larges, aux carrefours, et sur les places.

Étienne de Tournai est indigné surtout de ce qui se passe dans l’enseignement des arts libéraux. Il y a des maîtres-ès-arts beaucoup trop jeunes : « ces adolescents bien peignés ont l’impudence d’occuper des chaires magistrales ; il n’ont pas de poil au menton, et les voilà assis à la place des hommes mûrs. Eux aussi, ils écrivent des manuels, des sommes, compilations mal digérées, humectées mais non pas nourries du sel philosophique ». La conclusion du plaignant est que tous ces abus ont besoin d’être corrigés de la main du pape. Cette organisation irrégulière et désordonnée de l’enseignement doit être ramenée à des règles fixes et au respect de la tradition. « Il ne faut pas que les choses divines soient ainsi avilies et livrées en proie au vulgaire. Il ne faut pas qu’on entende, au coin des rues, crier par celui-ci ou par celui-là : voilà le Christ, il est chez moi ! Que la religion ne soit pas jetée en pâture aux chiens et les perles aux pourceaux ».

Beaucoup de prédicateurs contemporains sont du même avis. Alain de Lille compare les universitaires qui subtilisent, sans trêve. sur la dialectique, à des « grenouilles parlantes ». Geoffroi de Troyes traite les grammairiens et leurs écoliers, de bêtes de somme et d’ânes, jumenta sunt vel asini. L’abbé de Saint-Victor, Absalon, attaque ouvertement ceux qui s’occupent d’autre chose que de connaître l’homme et Dieu : « Nos écoliers, gonflés d’une vaine philosophie, sont heureux, quand, à force de subtilités, ils ont abouti à quelques découvertes ! Ne veulent-ils pas connaître la conformation du globe, la vertu des éléments, le commencement et la fin des saisons, la place des étoiles, la nature des animaux, la violence du vent, les buissons, les racines ! voilà le but de leurs études : c’est là qu’ils croient trouver la raison des choses. Mais la cause suprême, fin et principe de tout, ils la regardent en chassieux, sinon en aveugles. Ô vous qui voulez savoir, commencez, non par le ciel, mais par vous-mêmes ; voyez ce que vous êtes, ce que vous devez être et ce que vous serez. À quoi sert de disputer sur les idées de Platon, de lire et de relire le songe de Scipion ? À quoi bon tous ces raisonnements inextricables qui sont de mode et cette fureur de subtiliser où beaucoup ont trouvé leur perte ? ».

C’est la condamnation de la science que prononce l’abbé de Saint-Victor ; heureusement, ce moine prêchait dans le désert et l’esprit humain poursuivait, quand même, sa marche en avant. Beaucoup de clercs, sans être hostiles de parti pris au mouvement scientifique, sans vouloir réduire toute la connaissance et tout l’enseignement à la théologie, faisaient cependant des réserves, dénonçaient certaines tendances et certains faits contraires à l’organisation comme à l’esprit de l’Église.

Dans l’étude des arts libéraux qui composaient le trivium, les maîtres et les étudiants s’engouaient de littérature profane et surtout de poésie latine. Ils abandonnaient tout pour lire des vers latins et pour en faire. Ils versifiaient des chansons, des contes, des odes, des comédies, souvent dans un genre plus que léger, ce qui s’explique par la grossièreté générale des mœurs, et par l’enthousiasme naïf de ces clercs qui, dans l’antiquité, admiraient tout, sans distinction. Nombreux étaient les prélats lettrés qui avaient débuté par des poésies folâtres, imitées d’Ovide ou d’autres poètes érotiques, péchés de jeunesse que l’âge mûr réparait par des productions édifiantes. Les plus sévères critiques, Étienne de Tournai et Pierre de Blois, n’avaient pas, à cet égard, la conscience bien nette. Un frère de Pierre de Blois, Guillaume, qui fut bénédictin et abbé, écrivit une comédie latine, l’Alda, dont la fin ne saurait se traduire en français. Une sorte d’idolâtrie sensuelle du paganisme, voilà à quoi aboutissait, pour beaucoup de clercs, l’étude des humanités. Quant au quadrivium, aux sciences proprement dites, comme elles avaient moins d’attrait par elles-mèmes et ne rapportaient qu’un maigre profit, la masse des étudiants les négligeait ou les délaissait complètement.

L’esprit utilitaire, chez eux, se développait. Pour obtenir une prébende, une prélature, il suffisait, à la rigueur, d’avoir étudié les arts libéraux. Après le quadrivium, on quittait l’école, nanti d’un bénéfice. Ou l’on renonçait à la théologie, ou l’on y revenait plus tard, après une interruption plus ou moins longue, par plaisir, pour échapper à l’ennui de la vie de chanoine ou de curé. L’étudiant qui ne se contentait pas de l’instruction du premier degré, avait le choix entre les différentes matières d’enseignement supérieur, médecine, droit canon, droit civil, théologie ; mais, en homme pratique, il commençait à rechercher la plus lucrative. Avec le droit civil, il pouvait devenir juge et administrateur dans les cours des seigneurs laïques ; avec le droit canon, il était apte aux mêmes fonctions auprès des seigneurs d’Église. La médecine devenait un métier déjà nourrissant. C’était la théologie qui pâtissait de cet esprit nouveau ; mais ceux qui dirigeaient le clergé et voulaient le maintenir dans ses voies traditionnelles, ne pouvaient admettre qu’on la sacrifiât. La théologie, la science par excellence, la fin dernière de l’enseignement tout entier, devait être protégée contre les utilitaires ; et tout fut mis en œuvre, en effet, pour entraver cette tendance fâcheuse et conserver à l’Université de Paris son caractère de centre international des études théologiques. Au commencement du xiiie siècle, un chancelier de Notre-Dame, Prévostin, blâmait sévèrement, dans un sermon, les jeunes clercs qui délaissaient l’Écriture sainte pour se vouer au droit civil. On verra plus tard la papauté interdire les études de droit.

Achille Luchaire,
de l’Institut.
  1. Extrait d’un volume qui paraîtra le 20 janvier à la librairie Chevalier-Marescq, dans la Bibliothèque internationale de l’Enseignement supérieur (N. de la Réd).
  2. Mansi, Ampl. collectio concil., t. XXII, p. 227. Cf. Denifle et Châtelain, Chartularium Universitatis Parisiensis, I (1889), p. 10.
  3. Mansi, ibid., p. 999. Cf. Chart. Univ. Paris., no 22.
  4. Cartulaire de l’Université de Montpellier, t. 1 (1890), p. 179.
  5. Johannis Sarisber. epist., dans Historiens de France, t. XVI, p. 588.
  6. Chartul, Univ. Paris., I, no 20.
  7. Ibid., no 41.
  8. Ibid., no 8.
  9. Ibid., no 6, si le mot scolarium désigne ici simplement les écoliers et non pas l’ensemble des universitaires.
  10. Ibid., no 1.
  11. Denifle, Introductio au Chartul., p. X.
  12. Cartul. de l’Université de Montpellier, no 20.
  13. Ibid., no 2.
  14. Chart. Univ. Paris., no 42.
  15. Le plus ancien exemplaire de ce sceau que nous possédions, est de 1202 (Arch. nat., K, 964). Cf. Douet d’Arcq, Invent. des sceaux des Arch. nat., no 8015. Mais en admettant que le sceau primitif ne fût pas tout à fait semblable, il devait avoir, pour le moins, un caractère tout aussi religieux.
  16. « Aut scolarium Parisiensium. » Lettre de Thomas Becket à l’archevêque de Sens.
  17. Migne, Patrol. lat., t. CCIII, col. 26.
  18. Chartul. Univ. Paris., p. 55.
  19. Edit. Delaborde, p. 230
  20. Rigord, ibid., p. 111, « infinita scholarium et populi concurrente multitudine ».
  21. Guill. le Breton, ibid., p. 297 : « Parisiani vero cives et universa scolarium multitudo incomparabiliter omnibus aliis… ipsi regi obviam procedentes, quanta esset in animo lætitiæ gestis exterioribus declarabant, nec sufficiebat eis de die taliter exsultare, immo de nocte septem noctibus continuis, maxime scolares cum maximo quidem sumptu convivia, choros, tripudia, cantus, indefesse agere non cessabant.  »
  22. Chartul. Univ. Paris., no 3.
  23. Ibid., no 25.
  24. Ibid., p. 41.