L’Université de Montpellier

L’Université de Montpellier
Revue des Deux Mondes3e période, tome 100 (p. 137-166).
L'UNIVERSITE DE MONTPELLIER


I

Nous venons de fêter, il y a un mois, le sixième centenaire de l’université de Montpellier. A dire le vrai, la date n’était pas parfaitement exacte : nous étions en retard d’un an, puisque la bulle du pape Nicolas IV, qui l’a instituée, est de 1289 ; mais l’an dernier appartenait à l’Exposition universelle, il a fallu remettre la cérémonie à cette année.

C’était la première fois que la France célébrait un anniversaire de cette sorte, et nous n’étions pas sans quelque inquiétude sur le succès de l’entreprise. Savions-nous d’abord si les étrangers, que nous avions appelés à participer à la fête, répondraient à notre convocation ! Pouvait-on espérer qu’une ville éloignée, dont l’ancienne réputation avait un peu pâli depuis un siècle, aurait sur eux assez d’attrait pour les faire venir de la mer du Nord et de la Baltique jusqu’aux bords de la Méditerranée ? Et les habitans même du pays, étions-nous sûrs qu’ils prendraient beaucoup d’intérêt à ces souvenirs lointains qu’on voulait glorifier devant eux ? Les gens d’Upsal, de Heidelberg, de Leyde savent parfaitement ce qu’est leur université ; ils la voient, elle est vivante sous leurs yeux. Aucun d’eux ne peut ignorer ce qu’elle ajoute de renommée à leur ville, ce qu’elle lui procure de bien-être ; ils sont fiers d’elle, et sa gloire est leur gloire. Rien de pareil n’existe chez nous ; il y a un siècle que les anciennes traditions ont été interrompues. Depuis la révolution française, les universités ne sont plus qu’un nom, et ce nom laisse indifférens ceux qui ne savent pas l’histoire du passé. On pouvait donc craindre que la foule eût grand’peine à s’associer à des solennités dont elle comprenait mal la signification.

Heureusement ces craintes étaient vaines. Les étrangers sont arrivés en très grand nombre. Quarante-cinq universités ont envoyé leurs professeurs et leurs étudians. On est venu non-seulement des pays voisins, de la Suisse, de l’Italie, du Portugal, mais de l’Angleterre, de l’Ecosse, de l’Irlande, de la Belgique, de la Hollande, du Danemark, de la Suédé, de la Norvège, de la Russie, de la Grèce. Il y avait des délégués des écoles du Caire, et, ce qui est plus surprenant, des maîtres et des élèves des universités d’Amérique. Enfin, l’Allemagne avait tenu non-seulement à prendre part à ces fêtes françaises, mais à y bien paraître. Elle avait délégué quelques-uns de ses professeurs les plus savans. L’université de Berlin, pour ne parler que d’elle, s’était fait représenter par M. Helmholtz, et l’illustre physicien a pu voir, à la manière dont il était accueilli, que sa renommée n’était pas moindre à l’étranger que chez lui.

Quant aux gens du pays, s’ils avaient un peu oublié leurs vieilles écoles, cette affluence de visiteurs aurait suffi pour leur rafraîchir la mémoire. On l’a bien vu à l’attitude de la foule, lorsque le long cortège des professeurs et des étudians a parcouru les rues de la ville. A chaque délégation différente, c’étaient des explosions de cris et des applaudissemens qui ne finissaient pas. On nous a même dit que la célébration du centenaire avait produit un résultat auquel on ne pouvait guère s’attendre. Personne n’ignore à quel point les rivalités politiques et religieuses sont ardentes parmi les populations du midi ; il n’y a pas de petit village qui n’en soit coupé en deux. A Montpellier, toutes ces divisions ont paru s’effacer un moment. La ville a semblé s’unir dans une joie et une fierté communes ; le souvenir d’un glorieux passé a fait taire, au moins pour quelques jours, les préoccupations mesquines du présent.

La fête a donc été très brillante. On avait eu l’heureuse idée de la placer dans un cadre qui en relevait singulièrement l’éclat. Sous ce climat heureux, on peut compter sur le beau temps. Au lieu de s’enfermer dans quelque édifice fait pour d’autres usages, et qui aurait pu manquer de commodité ou de convenance, on s’était hardiment décidé à se mettre en plein air. Les préparatifs n’avaient pas coûté beaucoup de peine. Sur la promenade du Peyrou, l’une des plus belles assurément qui se trouvent dans nos villes de province, un immense vélum était tendu et des sièges rangés ; la nature s’était chargée du reste. La vue dont on jouit du Peyrou est merveilleuse. Si ce vaste espace, balayé par tous les vents, ne permettait guère aux orateurs de se faire entendre, le plaisir des yeux remplaçait celui des oreilles. Le président de la république, de la place qu’il occupait, au centre de l’assistance, pouvait voir, à sa droite, la mer étinceler des rayons du soleil couchant, et, à sa gauche, se dresser le pic Saint-Loup et les premières montagnes des Cévennes. Ajoutons que l’assemblée formait elle-même un très agréable spectacle. Les habits noirs, ce fléau des cérémonies officielles, y étaient rares. A côté de l’uniforme des officiers, des administrateurs, des magistrats, on y voyait à peu près tous les costumes universitaires du monde, des toques de toutes les façons, des robes de toutes les couleurs. Quoique la température fût brûlante, la brise de mer rafraîchissait l’atmosphère, en sorte qu’après les fatigues de la journée la séance solennelle semblait être un véritable repos. On a eu soin pourtant de ne pas mettre la patience de l’auditoire à une trop rude épreuve. L’exemple de Bologne avait porté ses fruits ; on se souvenait de cette mortelle séance de six heures, dans la cour de l’archiginnasio, sous un ciel de feu, où l’on avait entendu sans désemparer vingt-six discours en toutes langues. L’université de Montpellier fut beaucoup plus discrète. L’orateur qu’elle avait chargé de résumer son histoire, M. Maurice Croiset, se contenta d’en présenter les grandes lignes, et le fit avec infiniment de tact et d’esprit. Après quelques mots du recteur, et un discours important du ministre de l’instruction publique, le délégué de Bologne, M. Gaudenzi, prit la parole au nom des universités étrangères ; puis, on entendit le représentant de l’Institut et celui des facultés françaises ; enfin les étudians de tous les pays vinrent incliner leurs bannières devant le président de la république, et tout fut fini. La cérémonie n’avait pas duré tout à fait deux heures.

Je viens de parler des étudians, ils ont été, comme à Bologne, la joie de la fête. La foule ne se lassait pas de regarder ceux d’Oxford ou de Cambridge, avec leur grande mante noire et leur petit bonnet carré, ceux de Berne ou de Zurich, avec leurs bottes molles, leurs pantalons blancs, leurs jaquettes de velours, leurs longues écharpes multicolores. A chaque costume nouveau, c’était un réveil de curiosité et d’applaudissemens ; mais on était surtout ravi de voir quelle franche cordialité régnait entre ces jeunes gens, qui s’entendaient par le cœur plus encore que par le langage. On sait que ces sociétés d’étudians, si fréquentes à l’étranger, sont une nouveauté pour nous ; il y a quelques années à peine qu’elles commencent à se fonder autour de nos facultés. C’est le signe évident du réveil de l’esprit universitaire : l’union des maîtres, qui constitue véritablement l’université, se complète par celle des élèves. La preuve que ces associations répondent à un besoin réel, qu’à peine nées elles ne manquent pas d’importance, et qu’on leur croit de l’avenir, c’est qu’elles ont déjà leurs flatteurs, et que la politique rôde autour d’elles pour y pénétrer. Celle de Paris, qui naturellement est la plus connue de toutes et fait le plus de bruit, aura probablement à lutter contre quelques conditions défavorables ; plus elle s’étendra, plus il lui sera difficile de continuer à vivre comme elle est. Les étudians sont trop nombreux dans la grande ville ; on ne voit pas comment une intimité étroite pourrait exister entre dix ou douze mille jeunes gens, qui sont étrangers les uns aux autres par leurs études, leur origine, leurs relations, leurs habitudes, et il est vraisemblable qu’un jour ou l’autre ils seront amenés à se fractionner en plusieurs sociétés distinctes. L’union est plus aisée en province : on s’y connaît mieux, on appartient d’ordinaire aux mêmes régions, on vit plus près les uns des autres, et en même temps qu’il y est plus facile de se grouper ensemble, on en sent mieux la nécessité qu’à Paris, parce que les distractions y sont plus rares. Les étudians de Montpellier ont pris goût à la vie commune, et, comme partout, ils ont cherché d’abord à se faire un domicile qui leur appartînt. Ils ne sont pas plus riches qu’ailleurs, mais ils ont eu la bonne chance de trouver un entrepreneur confiant qui leur bâtit, sur l’esplanade, une demeure charmante, qu’ils paieront plus tard, quand ils pourront. La maison est déjà au premier étage ; lorsqu’elle sera finie, ils pourront se vanter d’être les étudians les mieux logés de France. En attendant, ils ne s’occupent pas seulement de droit et de médecine, de mathématiques ou de latin ; en vrais enfans du midi, ils cultivent aussi les arts. Les musiciens sont parmi eux en assez grand nombre pour qu’ils aient pu former un orchestre et un chœur. A la représentation de gala, qui fut offerte au président de la république, on les vit remplacer un moment les artistes du théâtre à leur pupitre ; un des leurs prit le bâton du chef d’orchestre, tandis que les autres, groupés sur la scène autour de leur drapeau, entonnaient vaillamment un hymne que M. de Bornier avait écrit pour eux et dont la musique était de M. Paladilhe[1]. Il est inutile de dire que le succès fut très vif ; et je suppose que, comme il y avait, dans l’assistance, beaucoup d’amis de l’antiquité, plusieurs d’entre eux durent se souvenir que, chez les Athéniens, la musique était une des parties importantes de l’éducation des éphèbes.

Ce qui méritait aussi d’être remarqué, c’est que les autorités ecclésiastiques ne s’étaient pas abstenues de paraître à cette fête universitaire. Sur l’estrade, à quelques pas du président, siégeait l’évêque de Montpellier, Mgr de Cabrières ; un peu plus loin, l’archevêque d’Andrinople, un beau vieillard à barbe blanche, et le père Denifle, le savant historien des universités du moyen âge, dans son costume blanc de dominicain. Leur présence a réveillé chez moi d’anciens souvenirs, et je n’ai pu m’empêcher de faire quelques comparaisons. J’ai assisté, en 1877, au quatrième centenaire de l’Université d’Upsal. La cérémonie était célébrée dans la belle cathédrale qui fut bâtie, au XIVe siècle, par un maître maçon de Paris, sur le modèle de Notre-Dame. L’archevêque prit la parole au nom de l’Université, dont il était le promoteur. Il rappela la part importante qu’elle avait prise à l’émancipation du pays et au triomphe de la réforme, que les Suédois regardent comme ayant définitivement établi leur existence nationale. Les prières se mêlaient aux discours académiques. Avant de se séparer, on chanta l’admirable choral de Luther : « Dieu est notre solide forteresse, » que tout le monde entendit debout et la tête inclinée. La fête était donc religieuse autant que patriotique et universitaire. A Bologne, elle fut toute laïque. Sur cette vieille terre papale, couverte d’églises et de couvens, pleine de prêtres et de moines, aucun ecclésiastique ne prit place dans le cortège. L’archevêque avait refusé la basilique de Saint-Pétrone, où l’on voulait faire la cérémonie, et il ne sortit pas de chez lui. Pendant que nous allions du palais de l’Université à l’archiginnasio, nous passions à chaque pas devant des églises rigoureusement fermées, et le pape de bronze, qui surmonte le Ironton de l’hôtel de ville, semblait nous regarder d’un air de colère et de menace. Les choses se sont passées autrement à Montpellier, et l’on s’est tenu dans une situation intermédiaire. L’évêque, qui est un homme d’esprit et de sens, non-seulement n’a pas hésité à paraître dans la fête officielle, mais il a fait sa fête à lui, la veille de l’autre, et il a tenu à lui donner tout l’éclat dont les cérémonies religieuses sont susceptibles. Il a réuni, dans sa cathédrale, les étudians, les professeurs, les autorités, et il a fait, devant eux, un éloge sans réserve de la vieille Université instituée par les papes, et qui, jusqu’en 1790, est restée sous le contrôle des évêques. Puis, après avoir glorifié le passé, il a parlé du présent et de l’avenir. Le sujet était brûlant ; il l’a traité avec une décision et une largeur de vues remarquables. De ses paroles il semblerait résulter que l’Église souhaite que les anciennes luttes finissent, qu’elle est disposée à rendre justice à l’esprit qui anime chez nous l’enseignement supérieur, qu’elle ne lui demande que ce qu’il ne peut pas refuser, le respect des convictions sincères ; qu’elle a médité l’exemple que lui offre l’épiscopat américain, qu’elle est résolue à ne plus se cramponner au passé et à regarder un peu plus vers l’avenir, qu’au lieu de se tenir dans une attitude boudeuse, qui ne mène à rien, elle trouve plus sage d’accepter le monde comme il est et d’en tirer le meilleur parti qu’elle pourra. C’est la paix qu’elle offre, et elle peut le faire avec honneur. Il me semble qu’en somme elle ne sort pas vaincue du combat qu’elle livre depuis quinze ans. Ses congrégations, qu’on avait si bruyamment chassées, se sont reformées, ses collèges ont retrouvé leurs élèves ; les mesures qu’on avait prises contre elle ont tourné à son avantage. On croyait qu’elle ne pourrait pas supporter le droit commun ; il lui réussit mieux que le privilège. Ses instituteurs, qu’on a forcés, avec raison, de subir leurs examens et de conquérir leurs diplômes, sont devenus plus habiles et plus autorisés. Ils ont rajeuni leurs vieilles méthodes et se sont mis au courant des connaissances nouvelles. L’État a donc gagné fort peu de chose à ces luttes étourdiment engagées, soutenues sans suite et sans plan, avec des alternatives maladroites de violence et de faiblesse ; il lui reste à voir s’il ne tirera pas plus de profit d’un régime de paix et de liberté.


II

Après ce souvenir rapide donné aux fêtes de l’Université de Montpellier, il me semble qu’il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots son histoire : ne convient-il pas de montrer qu’elle était digne des honneurs qu’on vient de lui rendre ?

Cette histoire est du reste très facile à faire. Tous les élémens en ont été rassemblés par un savant modeste, d’une érudition aussi sûre qu’étendue, M. Alexandre Germain, qui consacra toute sa vie à étudier le passé de la ville dont il avait fait sa patrie. Après avoir publié successivement l’histoire de la commune et du commerce de Montpellier, il se préparait à nous donner celle de son Université. La mort ne lui a pas permis d’achever son œuvre, mais les nombreux mémoires qu’il a répandus dans divers recueils en contiennent l’essentiel, et, pour la faire bien connaître, il suffit de les résumer.

M. Germain établit d’abord que les écoles de Montpellier sont beaucoup plus anciennes qu’on ne croit, qu’elles étaient importantes et fréquentées bien avant la bulle de Nicolas IV, qui leur donna l’institution canonique. Il est difficile de dire quand elles ont commencé, ou même si elles ont jamais commencé. Peut-être sont-elles la continuation directe de celles qui existaient dans les villes romaines à la fin de l’empire. Désertées, pendant les misères de l’invasion, elles refleurissent dès que le monde respire. Le XIIe siècle est pour elles une époque de merveilleuse renaissance. A ce moment, les royautés modernes se fondent, la papauté établit sa puissance, les communes deviennent indépendantes, les peuples se fréquentent et se connaissent, les intelligences s’ouvrent, partout on éprouve le désir de s’instruire, le besoin de savoir. Montpellier, ville de commerce et d’industrie, hospitalière aux étrangers, placée à mi-chemin de l’Espagne et de l’Italie, près de la mer, à la rencontre de toutes les routes de la civilisation, profita naturellement de ce grand réveil[2]. Les écoles s’y développèrent de bonne heure, et à côté de la grammaire, qu’on avait toujours regardée comme le fondement de l’éducation, on commença d’y enseigner le droit et la médecine.

Nous connaissons exactement de quelle manière et à quelle époque naquit l’école de droit. Un célèbre docteur de Bologne, qu’on appelait Placentin, du nom de son pays d’origine, vint se fixer à Montpellier, on ne sait pourquoi, vers 1160. Il y enseigna à deux reprises et y mourut en 1192. L’école qu’il avait fondée se réclama toujours de son nom, et, jusqu’à la révolution française, sur l’édifice où elle donnait son enseignement, on lut ces mots : Aula Placentinea. Les origines de l’école de médecine sont plus obscures ; en général, on est tenté de croire que, si le droit vint à Montpellier de l’Italie, la médecine lui arriva de l’Espagne. Les Arabes y avaient établi des écoles florissantes, où enseignaient Avicenne et Averroës ; et, comme les rapports étaient fréquens entre l’Espagne et le midi de la France, rien n’empêche que quelque élève de Cordoue, peut-être quelque juif lettré (il y en avait beaucoup à Montpellier et qui luisaient le trafic entre les deux pays) n’y ait apporté les doctrines de ses maîtres. Ce qui est sûr, c’est que la médecine y fleurit de très bonne heure. En 1137, un poète du temps nous apprend, dans de méchans vers rimés à l’hémistiche, qu’il y a d’excellens médecins à Montpellier, qu’ils apprennent à ceux qui se portent bien à conserver leur santé et qu’ils fournissent à ceux qui sont malades le moyen de se guérir :


Hic et doctrina præceptaque de medicina
A medicis dantur, qui rerum vim meditantur,
Sanis cautelnm, læsis, adhibendo medelam.


Il y avait donc plus d’un siècle que les écoles de Montpellier étaient florissantes quand le pape Nicolas IV, par sa bulle du 25 octobre 1289, les unit ensemble pour en former une Université. En le faisant, il voulait sans doute leur être utile ; il songeait au secours qu’elles pourraient se prêter mutuellement et à l’éclat que cette union jetterait sur elles ; mais je crois bien qu’il était encore plus préoccupé de la valeur des grades qu’elles étaient chargées de conférer. Il importait à l’Église que la licence, c’est-à-dire la permission d’enseigner, ne fût pas donnée au hasard. Elle savait bien que la présomption, la légèreté, l’ignorance, conduisent souvent à l’hérésie, et ne voulait laisser monter dans les chaires que des esprits sages et préparés par de solides études. Elle pensait que l’importance des juges assurerait le sérieux des examens, que des corporations puissantes, honorées, auraient le sentiment de leur dignité et le respect d’elles-mêmes, qu’elles seraient moins disposées à céder à de futiles raisons et à des influences étrangères, qu’elles ne voudraient pas avilir des titres dont elles tiraient leur autorité, et ne les accorderaient qu’à ceux qui méritaient de les obtenir.

On voit, par la bulle de Nicolas IV, que l’Université de Montpellier se composait primitivement de trois Facultés : les arts, le droit et la médecine. Il n’est pas question de la théologie. Ce n’est pas que l’étude en fût négligée. A Montpellier, comme partout, on devait la tenir pour la première de toutes les sciences ; mais on l’enseignait dans les couvens, et même on l’y enseignait avec éclat. C’est là que saint Antoine de Padoue expliqua les saintes lettres, et que Raymond Lulle, le grand savant du moyen âge, exposa les principes de la science universelle. Du reste, cette lacune apparente fut comblée en 1421 par le pape Martin V, qui institua la Faculté de théologie et l’annexa plus particulièrement à celle de droit. Dès lors l’Université de Montpellier est complète, plus complète même que celle de Paris, car sa Faculté de droit comprend le droit civil comme le droit canon, tandis qu’à Paris le droit civil n’a été enseigné qu’à partir de 1769 : jusque-là on allait l’apprendre à Orléans. Voilà donc tous les enseignemens définitivement groupés ensemble ; mais leur union est moins intime, moins serrée qu’au premier abord on serait tenté de le croire. Aucune des parties dont l’Université se compose ne consent à s’absorber dans les autres ; chaque Faculté continue à vivre de sa vie propre et conserve son caractère particulier[3]. Aussi convient-il de les étudier séparément, si l’on veut avoir quelque idée de leurs destinées pendant ces six siècles de durée.

Parlons d’abord de la Faculté des arts, puisque c’est par elle que commençaient nécessairement les études. On sait qu’elle répondait aux classes supérieures de nos lycées et à nos Facultés de sciences et de lettres. L’élève y arrivait à treize ou quatorze ans, avec des connaissances fort légères ; il savait lire, écrire, et possédait les élémens du latin. Il est probable qu’à Montpellier, comme à Paris, on lui enseignait un peu de grammaire et de rhétorique, et beaucoup de dialectique. Mais toute cette étude devait y être assez superficielle. La Faculté des arts de Montpellier a très peu fait parler d’elle pendant le moyen âge ; elle est si bien éclipsée par la médecine et le droit qu’on se demande s’il ne se passait pas alors quelque chose de ce que nous voyons sous nos yeux. Peut-être les artiens (c’est ainsi qu’on les appelait) avaient-ils peu de goût pour Priscien et pour Donat, pour Aristote et Pierre Lombard, et ne cherchaient-ils, comme nos lycéens d’aujourd’hui, qu’à conquérir le plus vite possible les grades qui leur donnaient l’accès des autres Facultés. C’est seulement à la renaissance, et sous l’influence de la réforme, que la Faculté des arts de Montpellier prit une importance qu’elle n’avait jamais connue. Quand les troubles religieux, qui avaient agité la fin du XVIe siècle, furent calmés, la ville obtint d’Henri IV, fort zélé pour tout ce qui concernait l’instruction, des lettres patentes qui affectaient à l’entretien de ses écoles une partie de l’impôt sur le sel. Il est dit, dans ces lettres, qu’il convient d’instruire la jeunesse « ez arts libéraux et sciences humaines, » et que le vrai fondement de la vertu « consiste en la cognoissance des bonnes lettres par le moien desquelles on parvient à plus haute intelligence, pour après faire service au public, chacun selon sa vocation. » Toutes ces expressions sont à noter ; elles montrent combien, avec le XVIe siècle qui finit, nous sommes loin du moyen âge, et la manière nouvelle dont on entendait alors l’éducation. Les bonnes lettres, les sciences humaines ont pris définitivement le dessus. Tandis que, dans les écoles anciennes, le clergé travaillait surtout à se recruter lui-même, ici c’est la société entière qui cherche à former des gens qui puissent la servir. L’enseignement se sécularise comme la science, et il devient affaire d’État. Pour accomplir le vœu d’Henri IV, Montpellier chercha un maître éminent qui pût ranimer, parmi ses écoliers, le culte des lettres. On fit venir de Genève l’illustre Casaubon, qui fut, à son arrivée, reçu comme un prince. Son enseignement débuta d’une manière très brillante. Il avait annoncé qu’il traiterait d’abord des magistratures romaines, et il nous dit que ce sujet difficile avait attiré autour de sa chaire tous les personnages importans de la ville. C’était un de ces cours comme il s’en fait dans nos Facultés, où se pressent non-seulement les étudians, mais des gens du monde désireux de s’instruire. Par malheur, Casaubon était de nature un peu changeante. Il ne resta que quelques années à Montpellier, et, après lui, le silence se fit de nouveau sur la Faculté des arts.

La Faculté de droit a bien plus d’importance. Elle était dans sa pleine prospérité en 1339, quand le cardinal Bertrand de Deaux fit pour elle, à la demande du pape Benoît XII, un règlement minutieux où l’on voit mieux qu’ailleurs quel était alors le régime des études et la vie des écoliers. A Montpellier, comme partout, l’enseignement se donne sous la surveillance de l’autorité ecclésiastique. Les grades sont conférés au nom de l’évêque ; il décerne et scelle les diplômes ; il confirme la nomination des dignitaires et tous les conflits qui s’élèvent sont portés devant lui. C’est un principe accepté de tous au moyen âge que le pouvoir d’enseigner appartient à l’Eglise, et, précisément parce que tout le monde l’accepte, il ne gêne personne. D’ailleurs l’autorité épiscopale est limitée par les traditions et les privilèges de l’université qu’elle est forcée de respecter. C’est ainsi que la Faculté de droit de Montpellier, sous la tutelle bienveillante de l’évêque, s’administre au fond comme elle veut. Tous les ans, elle nomme un recteur et douze conseillers, et les prend parmi les trois nations (Provençaux, Bourguignons, Catalans) dont elle se compose. Pourvu qu’on soit clerc et qu’on ait plus de vingt-cinq ans, on peut être élu. Une seule exception est faite, et elle paraît fort surprenante. Il est défendu de choisir un docteur, et si le recteur qu’on a nommé arrive au doctorat pendant son année d’exercice, il doit donner sa démission. C’est que l’Université de Montpellier, comme celle de Bologne, est une association d’étudians. L’Université de Paris, au contraire, est une association de maîtres. Il peut donc se faire que le recteur et ses douze assesseurs ne soient pas même licenciés, et l’on voit souvent, dans les processions solennelles, la masse portée devant de simples étudians, qui précèdent les docteurs.

Le doctorat n’en est pas moins une dignité fort importante et très honorée ; comment pourrait-on n’en pas faire grand cas ? Elle coûte tant de peines et de temps ! Nous sommes pressés aujourd’hui, et tout doit se faire vite. Nous n’avons plus l’idée de ces longues vies consacrées entièrement et sans distraction aux sciences les plus austères et en apparence les plus rebutantes. Il semble vraiment qu’au moyen âge le savoir attirait par son aridité même et la peine qu’on éprouvait pour l’acquérir. Depuis qu’il s’est fait plus attrayant, on en est devenu moins avide. Trois ou quatre ans d’études lassent la patience de nos futurs avocats. Il fallait alors neuf ans de travail et une série d’épreuves dont quelques-unes duraient des semaines entières pour être docteur en droit civil ; on mettait douze ans au moins, avec dispenses, pour mériter le doctorat en droit canon. Mais aussi que de joie, quel orgueil, quand on est parvenu à conquérir ce titre envié ! La cérémonie qui le confère est une véritable scène de triomphe, et en porte le nom (actus triumphalis). Le vainqueur est installé dans la chaire, aux sons de la cloche de l’université. Il est embrassé, complimenté, harangué par ses collègues, il reçoit l’investiture par le livre, l’anneau, le bonnet, aux applaudissemens de l’assistance : le voilà devenu un personnage. Le code théodosien contient une loi d’un empereur qui accorde le rang de comte aux maîtres qui ont honorablement enseigné pendant vingt ans. Nos docteurs du moyen âge s’en souviennent, et ils n’hésitent pas à s’attribuer le bénéfice du décret impérial. Dans cette société où l’on n’a de place que par la naissance, ils créent hardiment une noblesse où l’on arrive par le talent et par le travail. Le professeur émérite, quelle que soit son origine, reçoit le titre de « comte en lois. » Quand il meurt, il est porté dans sa bière découvert, avec sa robe rouge par-dessus sa soutane noire, le gantelet aux mains, les bottes à éperons d’or aux pieds, l’épée au côté, ainsi qu’on le fait pour les chevaliers, tandis que ses élèves et ses collègues l’entourent et que toute l’université accompagne son cercueil. Comme son doctorat, ses funérailles sont encore un triomphe.

La Faculté de droit de Montpellier a compté des élèves et des maîtres illustres, parmi lesquels Guillaume de Nogaret, le célèbre chancelier de Philippe le Bel, Guillaume de Grimoard, qui fut pape sous le nom d’Urbain V, et Pierre de Luna, le Benoît XIII de la liste des antipapes. Pétrarque, encore jeune, y passa quatre ans, dont il aima toujours à se souvenir. Plus tard, dans sa vie agitée et voyageuse, il parlait volontiers de cette ville, où il avait été heureux. « Comme on y vivait tranquille, disait-il ! Que de richesses chez les marchands ! Quelle foule d’écoliers ! Quelle abondance de maîtres ! » Mais cette prospérité ne dura pas jusqu’à la fin. On la voit pâlir dès le début du XVe siècle. À ce moment, la France s’est couverte d’universités, qui se nuisent les unes aux autres. Montpellier n’avait pas trop à souffrir de la concurrence d’Orléans, de Poitiers, de Bourges, de Reims, qui étaient trop éloignées pour lui porter un préjudice sérieux ; mais Perpignan, Toulouse, Cahors, Avignon, Orange formaient comme une ceinture autour d’elle et arrêtaient les étudians au passage[4]. Qu’on ajoute à ces causes de ruine la guerre, la famine, la peste, qui désolèrent le pays pendant un siècle, et l’on comprendra comment la pauvre école de droit fut réduite à n’avoir plus que deux professeurs et quelques élèves à peine. « Elle se trouva, nous dit M. Germain, dans un tel état de détresse qu’elle n’eut plus de quoi faire les frais d’une robe neuve à l’usage de ses gradués, et qu’elle fut réduite à emprunter celle de sa rivale, l’école de médecine, qui, pour comble d’humiliation, la lui envoyait quelquefois redemander avant la fin de l’examen. » Quand les temps furent redevenus plus calmes, Henri IV et Louis XIV essayèrent de relever l’enseignement du droit à Montpellier ; mais les élèves en avaient oublié le chemin, et vers la fin du XVIIIe siècle, l’école ne faisait guère en moyenne que huit licenciés par an.


III

C’est surtout l’école de médecine qui a fait la gloire de l’Université de Montpellier. Elle aussi a eu sans doute quelques vicissitudes dans sa longue existence ; comme l’école de droit, elle a connu de mauvais jours, mais elle s’est vite relevée de tous ces accidens de passage, et elle était encore pleine de vie et dans tout son éclat quand la Convention la jeta par terre, comme tout le reste.

D’où lui est venue cette heureuse et persistante fortune ? Un professeur illustre du commencement du XVIIe siècle, François Ranchin, imagine, pour l’expliquer, une de ces allégories mythologiques qui étaient fort à la mode de son temps. Il suppose qu’Apollon, le dieu de la médecine, chassé par les barbares du reste du monde, se promenait dans les plaines de la Gaule narbonaise, pour y chercher un lieu favorable où il pût ranimer le culte de son art. L’aspect de la jeune cité sortie des ruines de Maguelone le charma. Il fut séduit par la beauté des édifices, la pureté de l’air, les agrémens du site, la douceur et la politesse des habitans. Il résolut de s’y fixer et d’y établir pour jamais son sanctuaire. « Salut donc, ajoute Ranchin, dans un bel élan d’enthousiasme, salut, ô ville gracieuse et chérie ! salut, séjour préféré d’Apollon, qui répands partout ta lumière et l’éclat de ta gloire ! Tu reçois la visite du Gaulois et du Germain, ainsi que du Sarmate, du Breton et des enfans des deux Hespéries. Que de milliers d’hommes distingués sont sortis de chez toi, qui ont travaillé à protéger la santé publique ! Combien de noms illustres n’as-tu pas consacrés dans le temple de Mémoire ! Que d’autres encore te devront dans l’avenir une réputation immortelle ! »

Voilà la poésie et le rêve ; la réalité est un peu différente. L’école de Montpellier eut à sa naissance une chance heureuse qui lui fut bien plus utile que la protection d’Apollon. Elle fut soutenue, encouragée par les vieux seigneurs du pays ; cette race intelligente des Guilhems, qui fut une des plus puissantes dynasties de nos contrées méridionales, sembla comprendre, par une sorte d’intuition naturelle, qu’on ne peut rien faire de mieux, pour la prospérité d’une école, que de lui donner la liberté. Celle de Montpellier venait de naître quand le comte Guilhem VIII s’engagea solennellement, par un acte officiel, « à ne jamais accorder à personne, malgré toutes les sollicitations et les prières, le privilège exclusif d’enseigner dans la faculté de médecine (ou de physique, comme on disait alors) parce qu’il serait injuste et impie qu’un seul homme possédât le monopole d’une science si excellente. » Ainsi tous ceux qui voudront enseigner, « quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, » en auront le droit, sans qu’on puisse le leur enlever : Qui regere scolus de fisica voluerint, ego plenam facultatem, licentiam et potestatem inde eis stabilitate dono et concedo perpetua. — Qui croirait qu’une charte si libérale soit datée de l’an 1130 ?

L’école de médecine de Montpellier est donc née sous d’heureux auspices ; cette liberté que lui accordait Guilhem VIII, on peut dire qu’elle en a joui presque jusqu’à la fin. Sans doute la bulle de Nicolas IV la plaça, comme les autres facultés, sous l’autorité de l’évêque, mais j’ai montré plus haut que cette autorité fut toujours assez légère. L’évêque institue les maîtres, mais ce n’est pas lui qui les désigne ; il se contente d’approuver le choix qu’on a fait sans lui. Il scelle et signe les diplômes, pour en garantir l’authenticité ; mais d’autres font passer les examens, et, quand l’examen est bon, il ne lui est pas permis de refuser le diplôme. Il surveille l’enseignement, mais de loin, et, parmi tous les documens rassemblés par M. Germain, je ne me souviens pas qu’il y en ait un seul qui nous montre l’évêque inquiétant un professeur sur sa doctrine ou sa façon d’enseigner.

Ce qui servit le plus à maintenir la liberté dans nos vieilles universités, ce qui les distingue surtout des facultés d’aujourd’hui, où le nombre des maîtres est fixe et limité, c’est que tous ceux qui avaient obtenu la licence y pouvaient faire des leçons. De là, une incroyable variété d’enseignement qui corrige en partie ce qu’avaient de sec et d’étroit les matières enseignées. Dans la Faculté des arts, dans le droit, dans la théologie, peu de maîtres le restaient toute leur vie : en général, ils ne faisaient que traverser l’école. Comme ils étaient tous engagés dans les ordres sacrés, dès qu’ils avaient conquis quelque renommée comme professeurs, ils étaient appelés aux plus hautes fonctions ecclésiastiques. Il n’en pouvait pas être tout à fait de même pour la médecine, et l’enseignement n’y conduisait pas aussi directement et aussi vite aux dignités de l’Église. De bonne heure, l’Église avait interdit aux prêtres et aux moines d’exercer l’art de guérir. Elle craignait sans doute qu’une profession aussi spéciale, qui demande de si longues études, et si particulières, ne les détournât de ce qui devait faire leur principale occupation. Il s’ensuivait que les professeurs de médecine n’étaient pas à proprement parler des clercs comme les autres ; mais on avait alors si peu l’idée d’une science laïque qu’ils étaient tenus de vivre cléricalement. C’est seulement en 1452 qu’ils obtinrent le droit de se marier. Ils pouvaient donc, à la rigueur, obtenir des bénéfices, comme leurs collègues du droit ou de la théologie ; il leur arrivait aussi de quitter quelquefois leur chaire pour quelque charge importante, qui les éloignait de l’école. Au moyen âge, les papes tiraient de Montpellier leurs premiers médecins, comme firent plus tard les rois de France. Mais ces bonnes fortunes devaient être assez rares, et, le plus souvent, quand on avait commencé d’enseigner avec succès, on continuait jusqu’à la fin de sa vie. Cependant la condition des professeurs ne différait pas de celle des autres. Pas plus dans la médecine qu’ailleurs, il n’y avait de chaire fixe, d’enseignement réservé à un seul sujet et donné par un seul maître. La charte des vieux Guilhems était respectée à la lettre : qui que ce fût pouvait ouvrir une école et la science n’était le monopole de personne. Charles VIII et Louis XII furent les premiers qui créèrent à Montpellier des « professeurs royaux, » titulaires de leur chaire et stipendiés par l’État. Jusque-là les maîtres n’étant payés que par leurs élèves, chacun enseignait ce qu’il voulait, comme il le voulait. Leur grande affaire était d’avoir le plus d’écoliers possible, pour tirer plus de profit de leurs leçons. Ce qui est plus curieux, c’est que les écoliers aussi, à certains momens, devenaient des maîtres. L’année scolaire se partageait en deux parties : la première, qu’on appelait « le grand ordinaire, » allait de la Saint-Luc, c’est-à-dire du 18 octobre, jusqu’à Pâques ; elle était réservée aux leçons des maîtres. Dans la seconde, les élèves enseignent devant leurs camarades et leurs professeurs : c’est leur stage, et plus d’un annonce dès son début ce qu’il doit devenir un jour. Ainsi élèves et maîtres, tous professent ou, comme on disait alors, tous lisent ; et grâce à cette abondance, et à cette diversité, l’enseignement se renouvelle sans cesse.

Ces vieilles écoles étaient donc plus animées, plus vivantes qu’on ne le suppose quelquefois. Mais la vie ne va pas sans quelques agitations et quelques désordres : c’est le prix dont il faut ordinairement la payer. A Montpellier, comme partout, l’université n’est pas toujours sage. Il s’y produit fréquemment des troubles, quelquefois des scandales. Ce sont d’abord les professeurs qui ne s’aiment guère et ont grand’peine à bien vivre ensemble ; dans les examens, ils s’animent les uns contre les autres au feu de la dispute et finissent souvent par s’injurier. On fut un jour obligé d’en réprimander un qui avait dit à son collègue, devant les écoliers fort réjouis : tu es nebulo ! tu es asinus ! tu es bardotus ! Quelquefois c’est aux écoliers que les maîtres s’en prennent, mais les écoliers ne sont pas sans défense, et ils ont le moyen de mettre leurs professeurs à la raison. Tous les ans ils élisent un chef, le Procurator studiorum, comme on l’appelle, auquel s’adressent les camarades mécontens et qui se charge de leur faire rendre justice. Quand le professeur s’est permis quelque parole inconvenante contre ses élèves, comme, par exemple, de les appeler des ânes, le Procurator exige et obtient des excuses. Il surveille les examens et ne souffre pas qu’un maître « interroge de telle façon, avec paroles si injurieuses et si méprisantes, demandes si précipitables, action si violente et si tumultueuse, qu’il semble proprement vouloir intimider les écoliers et les repousser, en tant que luy est, de tous degréz et honneurs qu’ils pourroient prétendre. « Il tient surtout la main à la régularité des cours, et, si le professeur n’a pas fait, dans l’année, le nombre de leçons exigées[5], il a beau alléguer « une griefve maladie qui l’a contraint de garder le lit, » le Procurator le dénonce à l’assemblée de ses collègues et même s’arroge le droit de retenir ses appointemens.

Tous ces démêlés et d’autres encore, dont il serait trop long de parler, n’allaient pas sans troubler profondément la paix de l’université ; et pourtant, tandis qu’élèves et maîtres se disputaient les uns avec les autres ou entre eux, l’école de médecine n’en était pas moins florissante. Elle avait surtout ce caractère que sa renommée s’étendait très loin et qu’elle attirait à elle beaucoup d’étrangers. Il est dit déjà, dans un règlement de 1340, que « de toutes les parties du monde des jeunes gens viennent puiser à cette source de science, s’exilant de leur pays par amour d’elle, se faisant pauvres, de riches qu’ils étaient, et épuisant toutes leurs ressources, ejus amore exsules facti, et de divitibus pauperes, et semet ipsis examinatis. » Un de ces exilés volontaires nous a raconté en grand détail son voyage et son séjour : c’est un récit charmant, et comme rien ne nous fait mieux connaître la vie des étudians à cette époque, je demande la permission d’en citer quelques traits.

Félix Platter était le fils d’un pauvre professeur de Bâle, et son père, qui voulait en faire un médecin, l’envoya, en 1552, étudier à Montpellier. Il partit sur un cheval qu’on lui avait acheté, avec un fort léger bagage, deux chemises et quelques mouchoirs, enveloppés dans de la toile cirée et quatre couronnes d’or cousues dans son pourpoint. Le voyage dura vingt jours et ne fut pas sans dangers. A Montpellier, Platter s’établit chez un pharmacien, maître Catalan. Il ne comprenait pas un mot de français, mais le latin était alors la langue de la science, et, dans une ville d’université, on était sûr de se faire entendre en s’en servant : « Catalan, dit Platter, me parlait latin à sa façon, c’est-à-dire mal ; et quand je lui répondais d’une manière un peu correcte, il en était émerveillé. » Voilà donc le jeune homme à son affaire ; il s’y met avec ardeur, « entendant deux ou trois cours le matin et autant l’après-midi, et comme l’usage veut que chaque studiosus se choisisse un patron, auprès duquel il puisse trouver conseil, il s’attache au docteur Saporta[6]. » Tout en travaillant à la médecine, Platter ne néglige pas les occasions de se divertir. Il célèbre la fête des Rois avec les Allemands, ses compatriotes, qui sont nombreux à l’université, ou chez un de ses maîtres, le professeur Rondelet. Pendant le carnaval, les riches bourgeois donnent des bals, où il se fait inviter. « Après le souper, on dansait aux flambeaux le branle, la gaillarde, la volte, le tire-chaîne. Ces assemblées se prolongeaient jusqu’à l’aube. » Aux jours gras, il se mêle à la bande joyeuse des jeunes gens qui courent la ville en se jetant des oranges. « Certain jour, dit-il, un gentilhomme de nos voisins me pria à un concert nocturne en l’honneur d’une demoiselle : c’est ce qu’on appelle une aubade. A minuit, nous étions devant la maison. Nous commençâmes par battre du tambourin, afin de réveiller les habitans du quartier ; puis les trompettes se firent entendre, ensuite les hautbois, après les hautbois les fifres, après les fifres les violes, enfin trois luths ; le tout dura bien trois quarts d’heure. On nous conduisit chez un pâtissier, où nous fûmes largement traités : nous bûmes du muscat, de l’hypocras, et la nuit se passa à festoyer. » Dans ces réunions galantes, Platter paraît avoir été fort apprécié. Il jouait fort bien du luth et son père lui avait envoyé deux belles peaux teintes en vert, dont il s’était fait un vêtement « qui excitait l’envie des gentilshommes aux assemblées de danse. » Les dames et les demoiselles le trouvaient fort à leur goût. C’étaient toujours « ces friches dames de Montpellier, » dont parle Froissart, qui amusèrent tant Charles VI qu’il resta douze jours entiers dans la ville, « dansant et carolant toute la nuit, faisant banquets et soupers grands et beaux et bien étoffés. » Le bon Platter, qui avait le cœur tendre, n’aurait pas résisté à leurs prévenances s’il n’avait laissé chez lui une fiancée qui l’attendait avec résignation. Il la fit attendre pendant quatre ans, qui furent consacrés à étudier à fond la médecine. Il écoutait les cours de ses professeurs, il disséquait toutes les fois qu’il en avait l’occasion, il s’exerçait à distiller, il aidait son hôte à préparer les médicamens, il recueillait une foule de recettes que lui communiquaient ses maîtres ou ses camarades, il analysait les livres des grands médecins de tous les temps. Ce qui le soutenait dans toutes ses fatigues, c’était la pensée que, de retour à Bâle, il éclipserait tous ses rivaux. On lui disait qu’ils étaient fort arriérés. « La plupart purgeaient avec du séné, de la réglisse et autres recettes absurdes. Quant aux médicamens sérieux, comme ceux qu’on employait à Montpellier, point n’en était question. » Platter se flattait de faire mieux : dans ses rêves d’avenir, il se regardait comme le rénovateur de l’art médical dans son pays. « J’entrevoyais, nous dit-il, la possibilité de surpasser mes futurs collègues et d’introduire plusieurs nouveautés, le clystère, des topiques, enfin une foule de spécifiques excellens ; » et il ajoute : « Grâce à Dieu, c’est aussi ce qui est arrivé. » Enfin, au mois de février 1557, ses études étant terminées, il s’en retourna chez lui, mais, quoiqu’il allât retrouver son père et sa fiancée, il partit fort tristement. « A la pensée que je ne reverrais plus cette bonne ville, nous dit-il, mon cœur s’attendrit et mes yeux se mouillèrent de larmes. »

Quelques années auparavant, Montpellier avait reçu la visite d’un hôte bien plus illustre que le bon Platter. « François Rabelais, du diocèse de Tours, » comme il s’appelle lui-même sur le registre de la faculté, était venu y prendre ses grades. Quoiqu’il n’eût pas encore écrit Gargantua, ce n’était pas un écolier ordinaire. Il jouissait déjà d’une grande réputation de savoir ; aussi lui conféra-t-on le baccalauréat au bout d’un mois, et l’on dit que lorsqu’il monta en chaire, selon l’usage, pour expliquer les Aphorismes d’Hippocrate et l’Art médical de Galien, la foule se pressait à ses leçons. On a tant parlé du séjour de Rabelais à Montpellier qu’il ne me reste plus rien à en dire. Je ferai remarquer seulement qu’il interpréta Hippocrate sur le texte grec et non sur une traduction latine. C’était une nouveauté hardie, et M. Germain, qui a dépouillé tous les registres avec soin, déclare qu’il n’en a pas trouvé d’autre exemple.

Rabelais et Félix Platter nous conduisent jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle. C’est l’époque où commencent les guerres religieuses. À ce moment, tous les fléaux s’abattent à la fois sur la France. L’école de médecine en a cruellement souffert comme l’école de droit. Seulement elle se releva dès que les temps devinrent moins sombres. Avec Henri IV, elle recommence à vivre, mais d’une vie un peu différente. Tout d’abord le nombre des chaires royales est augmenté, ce qui diminue l’importance de l’enseignement libre des licenciés et des docteurs. Ces professeurs privilégiés, que le roi paie, se partagent entre eux la science ; chacun d’eux en prend une portion, dont il fait son domaine, et où bientôt il empêche les autres de pénétrer ; peu à peu, ils feront taire tout le monde autour d’eux et garderont seuls la parole. Naturellement les rois s’attribuent le droit de nommer les premiers possesseurs des chaires qu’ils ont créées ; après eux les places sont mises au concours, ou, comme on disait alors, « données à la dispute. » Ces concours étaient des épreuves très sérieuses, qui se prolongeaient souvent au-delà d’une année. Mais déjà l’autorité se permettait toute sorte d’empiétemens et d’irrégularités. Il lui arrivait de ne pas choisir le candidat que les juges avaient mis au-dessus des autres ou même de disposer sans façon de la chaire avant que la lutte ne fût terminée. La faculté avait beau protester et se plaindre, le roi était le maître, et il fallait bien subir sa volonté. C’est un régime nouveau qui commence pour les universités, comme pour toute la France ; on ne les laisse plus se gouverner comme elles veulent et régler leurs affaires toutes seules. L’impulsion leur vient de plus en plus du pouvoir central. L’évêque continue à en être le chef apparent ; il signe toujours les diplômes, mais la main qui mène tout est ailleurs. Au XVIIe siècle, on remarque chez le premier médecin du roi une velléité de se faire le directeur des écoles de médecine du royaume en même temps que son confesseur tend à devenir une sorte de ministre des cultes.

D’autres changemens, que l’école subit vers la même époque, ne l’altèrent pas seulement dans sa constitution, mais en modifient tout à fait l’esprit. Le moyen âge n’avait connu qu’une façon d’enseigner : le professeur lisait, c’est-à-dire prenait pour base de sa leçon le texte d’un auteur important et se contentait de le commenter après qu’il l’avait lu. Aussi les leçons s’appelaient-elles des lectures, lectiones. Cette méthode était un legs des grammairiens de l’empire, que les maîtres du moyen âge avaient pieusement recueilli. Seulement à la lecture, ils joignaient la dispute qui avait pris chez eux une importance extraordinaire : lire et disputer, on ne faisait pas autre chose dans les écoles, et celles où l’on formait des médecins étaient soumises au même régime que les autres. Quand un élève connaissait Hippocrate et Galien, qu’il était capable d’en commenter le texte en chaire, avec la robe et le bonnet carré, qu’à propos de leurs opinions il avait vaillamment disputé contre ses professeurs ou ses camarades, dans des épreuves solennelles, on croyait qu’il ne lui restait plus rien à apprendre et il était proclamé, suivant le mot de Rabelais, medicus omnibus numeris absolutissimus. Cependant on finit par comprendre que la médecine n’est pas dans les mêmes conditions que la grammaire ou la théologie, que l’étude des textes et la discussion ne suffisent pas pour connaître les maladies et les guérir, qu’il faut y joindre la pratique personnelle et l’observation. D’abord on décida que le bachelier, avant de se présenter à la licence, serait tenu d’exercer son art pendant six mois, hors de la ville, sous la direction d’un médecin expérimenté. Cette pratique parut longtemps suffisante, et nous ne voyons pas qu’on ait rien imaginé de plus jusqu’en 1763, où l’on décide « qu’il sera loisible aux étudians de faire venir à l’université, un jour de chaque semaine, des pauvres malades, que le professeur consultera devant eux, aux fins de leur apprendre à consulter et à connaître les maladies. » Voilà la clinique enfin instituée. L’anatomie est plus ancienne ; mais que de peines elle éprouva pour s’introduire dans les écoles ! l’Eglise lui était contraire, et le pape Boniface VIII menaça un jour d’anathème quiconque se rendrait coupable de mutiler des cadavres. Cependant, dès la fin du XIVe siècle, le duc d’Anjou, lieutenant de Charles V en Languedoc, permit aux médecins de Montpellier de disséquer des suppliciés. Mais les occasions étaient rares ; elles ne se produisaient guère que deux ou trois fois par an et l’on commence, vers le XVe et le XVIe siècle, à trouver que ce n’est pas assez. Ceux qui veulent les rendre plus fréquentes n’hésitent pas à s’en aller la nuit déterrer les morts dans les cimetières. Félix Platter a raconté une de ces équipées, à laquelle il prit part, et qui n’étaient pas sans péril[7]. La chirurgie est venue la dernière et n’a obtenu sa place qu’à grand’peine. Dans les premiers temps, les haines étaient vives entre les chirurgiens-barbiers et les médecins qui affectaient d’avoir pour eux un profond mépris. Les professeurs s’invectivaient volontiers et les élèves prenaient leur part des querelles de leurs maîtres ; cette jeunesse était si animée qu’on ne trouva qu’un moyen d’éviter les conflits : on établit que les cours ne se feraient pas aux mêmes momens et que les étudians ne passeraient pas par les mêmes rues. Les malheureux chirurgiens, pour être sûrs de n’être pas dérangés, durent commencer leurs leçons à quatre heures du matin.

On voit que toutes ces innovations ne se sont pas faites sans peine ; l’école n’allait pas au-devant d’elles, elle les subissait de mauvaise grâce, quand il était impossible de les éviter. Au fond, elle souhaitait rester fidèle à ses traditions. Hippocrate était toujours son dieu. — Olim Cous, nunc Monspeliensis Hippocrates. — Même quand le progrès des temps la forçait à s’éloigner du passé, elle tenait à en conserver les apparences ; elle en gardait fidèlement le costume et le langage. Elle parlait obstinément latin, et l’une des raisons qu’avait la médecine pour mépriser la chirurgie, c’est que cette dernière, qui s’adressait ordinairement à des intelligences moins cultivées, était forcée de s’exprimer en français. Même après 1790, au milieu de ce mouvement qui emportait toute la société vers l’avenir, la vieille université, comme si rien n’était changé, continuait à tenir ses assises dans les formes anciennes et à se servir de la langue du moyen âge. Le dernier procès-verbal qu’elle ait rédigé de la collation des grades commence ainsi : Die vigesima octava mensis nivose anni tertii reipublicœ. Ce mélange du vieux et du neuf, en pleine Terreur, n’est-il pas vraiment grotesque ?


IV

Le moment était mal choisi pour se montrer si fidèle aux anciens usages. Ce qui ne nous paraît aujourd’hui qu’un ridicule semblait alors un crime. Quand tout le monde avait les yeux tournés devant soi, comment pardonner à ceux qui s’obstinaient à regarder en arrière ? En conservant ces formes vieillies, les universités achevaient d’éloigner d’elles la faveur publique. Tout le monde s’en plaignait depuis longtemps, et, dans la plupart des cahiers qui furent rédigés en 1789, on demande qu’elles soient profondément modifiées. Aussi furent-elles parmi les premières victimes de la révolution qui commençait. Quoiqu’elles n’aient été officiellement supprimées que par la Convention, on peut dire que l’Assemblée nationale les frappa au cœur, quand elle décréta « qu’il serait créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens. » C’était proclamer que cette instruction publique n’existait pas, puisqu’on voulait l’instituer.

L’arrêt était sévère ; peut-on dire qu’il fut injuste ? Je renvoie ceux qui voudraient le savoir à l’excellent livre où M. Liard a étudié l’enseignement supérieur en France depuis 1789[8]. Il a fait une enquête exacte, minutieuse, complète, sur des pièces officielles, il a compulsé les registres et les livres de compte des universités, et ces documens lui ont montré que, lorsqu’on les a détruites, elles étaient presque à moitié mortes, et qu’on n’a guère fait que les achever. Plusieurs d’entre elles n’avaient pas de domicile qui leur appartînt et elles étaient forcées d’accepter l’hospitalité de quelque couvent qui voulait bien les recevoir. Chez les autres, les bâtimens étaient insuffisans et tombaient en ruines. L’université d’Orléans, qui fut longtemps la première de France pour l’étude du droit, possédait, pour tout refuge, « une vaste grange, avec cinq rangées de bancs, et une chaire au milieu. » L’école de médecine de Montpellier, la plus célèbre du royaume, n’avait pas de bibliothèque, et les élèves étaient réduits à louer au bedeau les livres dont ils avaient besoin. A Bordeaux, la bibliothèque de l’école de droit se composait « d’un pupitre en forme d’armoire, qui contenait un Corpus juris. » Passe encore pour les installations misérables ; les maîtres illustres du moyen âge enseignaient souvent dans des salles humides et obscures à des écoliers étendus sur la paille. Mais les professeurs du XVIIIe siècle ne ressemblaient guère à leurs grands devanciers. En général, leur zèle s’était fort relâché. Dans beaucoup de facultés l’enseignement n’existait plus que de nom. Il s’était produit depuis longtemps des scandales inouïs qu’on aurait peine à croire s’ils n’étaient constatés par des actes officiels. « La Faculté de droit canon de Paris n’avait plus qu’un professeur, qui, pour garder tous les revenus, se refusait obstinément à se donner des collègues. Celle de Bordeaux était aussi réduite à un seul maître, qui faisait à lui seul l’office du corps entier et « baillait des lettres de gradués sans voir les candidats, qui ne venaient même plus dans la ville ; » celle de Bourges était devenue le fief d’un beau-père et d’un gendre ; celle d’Orléans laissait vacantes dix ans de suite des places d’agrégés et ne se résignait à y pourvoir que sur « la requête du parlement et les injonctions du chancelier. » Sans doute, l’école de médecine de Montpellier se surveillait davantage ; les études y étaient toujours sérieuses et le travail régulier ; elle comptait parmi ses professeurs des noms très honorables, comme ceux de Broussonnet et de Gouan, et Barthez venait à peine d’y être nommé. Cependant, elle n’était pas elle-même sans reproche. On vient de voir avec quelle lenteur et quelle répugnance elle avait accueilli les découvertes nouvelles et les résistances qu’elle avait opposées aux innovations les plus indispensables. Ce fut le malheur des universités de cette époque, même les plus éclairées, de se tenir enfermées trop rigoureusement chez elles, dans leurs principes et leurs traditions, et de ne pas se mêler assez au mouvement général : elles devraient toujours le diriger ; elles avaient peine à le suivre. « Quel contraste, dit très justement M. Liard, que celui de la science et de l’enseignement au XVIIIe siècle ! c’est une époque où tout se renouvelle et où tout se prépare : le vrai système de l’univers physique est trouvé ; dans les diverses provinces de la nature, même dans les infiniment petits, les lois des phénomènes commencent à être senties, et, chose sans précédent et d’une portée incalculable, l’homme et la société deviennent objets de science. Dans ce mouvement, les universités ne sont pour rien, et ce mouvement n’est presque rien pour elles. Le XVIIIe siècle savant s’est fait en dehors d’elles et sans elles. Non-seulement elles ne contribuent pas à la science par leur activité propre, mais, ce qui est plus grave, elles n’en admettent que difficilement et tardivement les résultats. D’une façon générale, elles ne s’inspirent pas de l’esprit scientifique, elles n’usent pas des méthodes scientifiques. Jamais on ne vit disproportion pareille entre l’état de l’enseignement et celui des connaissances. »

Il faut pourtant faire une réserve. Parmi ces universités, il y en avait une qui présentait un caractère particulier, et à qui l’on pouvait moins faire qu’aux autres le reproche de s’être isolée de la science ; c’était celle de Strasbourg. Elle devait à son heureuse situation et à ses relations fréquentes avec l’Allemagne de ne pas s’être endormie dans la routine. Elle avait profité de tout ce qui s’était fait de bon au-delà du Rhin. C’est ainsi que chez elle, dans la faculté de droit, on ne s’en tenait pas à expliquer les Institutes et à commenter le code théodosien ; on enseignait aussi le droit public et le droit des gens. Quand l’abbé de Périgord, celui qui fut plus tard le prince de Talleyrand, voulut se préparer à la diplomatie et à la politique, il vint y prendre des leçons de Koch. Il n’aurait trouvé un enseignement semblable ni à Paris, ni dans aucune autre université française. De plus, celle de Strasbourg possédait une de ces « facultés de philosophie, » qui ont pris tant d’importance en Allemagne. Elles n’existaient pas non plus en France, et il n’y avait rien qui pût en tenir lieu. On a vu plus haut que, dans les facultés des arts du moyen âge, on apprenait un peu de grammaire et beaucoup de dialectique. La renaissance renversa les proportions et fit le principal de ce qui n’était jusque-là que l’accessoire. En donnant plus d’importance à la grammaire et aux lettres, elle créa véritablement ce que nous appelons l’enseignement secondaire. C’était un grand service qu’elle nous rendait, mais ce service, nous l’avons payé de la destruction, ou du moins de l’affaiblissement de l’enseignement supérieur. Comme les lettres et la grammaire s’enseignaient dans les collèges, il arriva chez nous que ce qui restait de la dialectique, ou, si l’on aime mieux, de la philosophie, ne voulant pas s’en séparer, les y suivit, en sorte que les collèges finirent par renfermer tout ce qui restait de l’ancienne faculté des arts. C’est surtout chez les jésuites que ce changement fut poussé à ses dernières limites. Dans leurs collèges, les études sont terminées par deux ans de philosophie, ce qui peut passer, à la rigueur, pour être un enseignement supérieur aux autres et rappeler les grands souvenirs des disputes dialectiques de l’université de Paris. Mais cet enseignement ne diffère en rien du reste : il se donne à huis-clos et les élèves de la maison y sont seuls admis. A la fin de la première année, ils obtiennent le titre de bachelier ; après la seconde, ils peuvent être maîtres ès arts. Ces grades leur sont conférés à la suite d’une épreuve tout à fait illusoire ou même sans examen, sur un simple certificat de leurs professeurs. Les choses se faisaient autrement en Allemagne. La réforme y avait éveillé et y entretenait le goût de la science. La philosophie y était restée en dehors des gymnases et gardait sa place dans l’université. Autour d’elle s’était formé tout un groupe d’études sérieuses, dont elle était devenue le centre. Ainsi avait pris naissance la Faculté de philosophie qui comprenait la philologie et l’histoire, la connaissance des littératures anciennes, les sciences mathématiques et physiques. C’était un haut enseignement, indispensable aux jeunes gens qui voulaient devenir des professeurs, éminemment utile aux autres, et dont rien ne donnait l’idée dans les universités françaises. Cet enseignement existait à Strasbourg ; il y était donné par des maîtres illustres, les Oberlin, les Brünck, les Schweighœuser, c’est-à-dire par des savans qui faisaient honneur à la France. Mais l’université de Strasbourg était une exception à laquelle on ne prit pas garde ; on la confondit avec les autres et elle fut entraînée dans la ruine commune.

Après avoir détruit, il fallait bien reconstruire. On s’en occupa pendant quatre ans avec beaucoup d’ardeur, mais sans beaucoup de succès. Il faut voir, dans le livre de M. Liard, tous les systèmes qui furent alors imaginés et le récit des débats auxquels ils donnèrent lieu : c’est assurément une des études les plus intéressantes qu’on puisse faire. Les combattans étaient de grands orateurs, des personnages très considérables, un Mirabeau, un Talleyrand, un Condorcet, et l’on demeure confondu qu’au milieu des luttes politiques où chacun d’eux jouait sa vie, ils aient pu trouver assez de calme pour traiter ces graves questions avec le sérieux et la profondeur qu’elles exigent. Cependant on ne parvint pas à s’entendre. C’est qu’aussi on voulait tout refaire à neuf, et que de pareilles entreprises sont très malaisées. D’ailleurs on ne s’accordait pas sur les principes essentiels, et chacun partait d’idées tellement opposées qu’il était difficile de trouver un terrain de conciliation. M. Liard fait remarquer que les assemblées oscillèrent tout le temps entre deux systèmes contraires. Les uns, fidèles à l’exemple des anciennes universités, voulaient qu’on créât de grandes écoles où toutes les matières de l’enseignement supérieur seraient réunies ; les autres préféraient des écoles spéciales où chacune d’elles serait étudiée à part. C’est le dernier système qui, après de longs débats, finit par l’emporter. La Convention allait se séparer ; elle n’avait plus le temps de reprendre la discussion d’un de ces plans immenses, comme en avait fait Talleyrand ou Condorcet, qui contenaient tout l’ensemble des études ; au contraire, il était aisé de s’entendre sur des écoles isolées, dont l’organisation est plus simple, plus facile à saisir, et qui soulèvent moins de questions de principes. Voilà comment il s’est fait qu’au dernier moment et de guerre lasse on se soit décidé pour elles. Je comprends que quelques personnes le regrettent aujourd’hui ; on peut assurément trouver à redire à ces divisions arbitraires qui enferment chaque portion de la science dans un compartiment isolé et l’empêchent de profiter du secours des autres. Cependant quand on songe aux services que l’École polytechnique, l’École normale, l’École des chartes (pour ne parler que d’elles) nous ont rendus depuis près d’un siècle et aux hommes distingués qui en sont sortis, il n’est pas très aisé de voir ce qu’on aurait pu gagner à une organisation différente.

D’ailleurs, la création des écoles spéciales n’empêcha pas les anciennes facultés de renaître un peu plus tard. Non-seulement on reconstitua celles de droit et de médecine, dont on vit bien qu’on ne pouvait pas se passer, mais, à l’exemple des facultés de philosophie de l’Allemagne, on imagina de fonder un enseignement supérieur, littéraire et scientifique, sous le titre de facultés des sciences et des lettres. Par malheur, en les créant, on ne leur donna pas le moyen de vivre. On ne leur rendit pas la philosophie, qui resta la propriété des collèges ; et, comme les écoles spéciales continuèrent d’exister à côté d’elles, il leur fut impossible d’avoir des élèves véritables, et elles furent réduites à se contenter d’un auditoire de curieux, quand elles pouvaient se le procurer. C’était une situation fâcheuse, qui les condamnait à ne mener qu’une existence misérable. Je n’ai pas besoin de dire tout ce qu’on a fait, depuis quinze ans, pour y remédier : ceux qui viennent d’assister aux fêtes de Montpellier l’ont vu de leurs yeux ; ils ont pu constater l’élan que l’enseignement supérieur a pris dans les provinces, grâce aux libéralités de l’État et à la munificence des villes. On l’a logé partout dans des bâtimens vastes et commodes qu’on a faits ou refaits pour lui ; on l’a pourvu abondamment de laboratoires, de bibliothèques, de collections de toute sorte ; on a créé des chaires nouvelles qu’on a confiées à de jeunes maîtres dont le zèle et l’ardeur ont renouvelé l’enseignement ; enfin, ce qui est plus important que tout le reste, on a remplacé par des étudians véritables et laborieux ces auditeurs de rencontre qu’un cours sérieux mettait en fuite. De tout ce qu’a tenté la France, depuis ses désastres, pour essayer de les réparer, il n’est rien, je crois, qui lui fasse plus d’honneur et dont elle doive tirer un jour plus de profit.


V

Et maintenant ; que reste-t-il à faire ? — On pense bien qu’à Montpellier, dans cette réunion de professeurs venus de tous les pays, ce sujet était fort débattu. Il est de trop d’importance pour que j’essaie de le traiter ici tout entier en quelques pages ; je n’en veux dire qu’un mot et me borner à l’essentiel.

D’abord, comme il était fort naturel, on parlait beaucoup de la création des universités provinciales. On savait la mesure décidée en principe, et l’on se doutait bien que les fêtes de Montpellier devaient en hâter l’exécution. C’est une question qui n’est pas nouvelle pour les lecteurs de la Revue. Elle a été déjà posée devant eux, il y a quelques années, par M. Bréal[9], et dernièrement M. Liard l’a traitée avec une abondance d’information et une vigueur de raisonnement qui ne laissent rien à désirer[10]. Elle est aujourd’hui résolue ; le ministre de l’instruction publique s’est engagé solennellement à proposer aux chambres un projet sur les universités, et il n’est guère probable que les chambres refusent de l’accepter.

L’affaire est donc faite, ou presque faite. Quels en seront les résultats ? Le public ne l’aperçoit pas du premier coup et je crois bien qu’il n’est pas aisé de le lui faire comprendre. C’est que les effets de l’innovation qu’on prépare sont de ceux qui ne tombent pas sous les yeux, et qui se manifestent moins par des améliorations matérielles que par une sorte de bien-être moral dont le corps entier se ressent. D’ailleurs, ils ne se produiront que lentement et peu à peu, à mesure que les diverses facultés, prenant de plus en plus l’habitude de vivre ensemble, rayonneront les unes sur les autres. Jusque-là, nous ne devons pas nous attendre à des changemens subits et très apparens. La création des conseils généraux des facultés a déjà resserré les liens qui les réunissent ; en sorte qu’un des plus grands bienfaits qui puissent résulter des universités nouvelles a été obtenu en partie, avant même qu’elles n’existent ; de plus, je suis tenté de croire qu’elles possèdent à peu près les libertés qu’on peut aujourd’hui leur accorder. Comme elles n’ont pas, ou presque pas, de fortune particulière, et qu’elles ne vivent que des libéralités de l’État, il est difficile qu’on leur laisse le droit de régler leur budget comme elles l’entendent. Elles participent à la nomination de leurs professeurs en présentant au ministre une liste de noms parmi lesquels il doit choisir. Faut-il aller plus loin et leur permettre de les nommer directement elles-mêmes ? Je ne le pense pas. Les universités d’autrefois sont devenues trop souvent des coteries étroites et fermées, qui ne se recrutaient qu’en famille ; nous devons nous garder d’exposer les nôtres au même péril. Il n’y a pas de pire tyrannie que celle des médiocrités jalouses qui se coalisent pour étouffer une vérité qui les dépasse ou éloigner un talent qui les gêne. Une domination qui vient de loin et de haut vaut mieux, en somme, que celle qui part de bas et s’exerce de près. L’État ne me paraît pas disposé à se laisser dépouiller du gouvernement des facultés et de la surveillance des études ; je crois qu’il a raison et il me semble que les professeurs ne lui demandent pas d’y renoncer. « L’indépendance qu’il s’agit de donner, a dit le ministre, c’est simplement l’indépendance scientifique. » Celle-là, je ne crois pas qu’en ce moment personne songe à la contester. Dans tous les cas, la création des universités provinciales lui sera utile. Là, comme partout, c’est l’union qui fait la force. Quand nos facultés formeront un corps compact et serré, chacune d’elles profitera de l’importance des autres, et toutes ensemble se feront mieux respecter. L’indépendance scientifique comporte non-seulement la liberté des opinions, mais, jusqu’à un certain point, celle des méthodes. En principe, il doit être admis qu’un professeur de faculté doit enseigner, sous le contrôle de l’État, ce qu’il veut, comme il le veut. Par malheur, cette liberté n’existe guère aujourd’hui. Comme la principale occupation des facultés consiste à préparer à la licence et à l’agrégation, et que ces épreuves sont réglées par des programmes que dresse le ministre, il s’ensuit que tous les maîtres sont obligés d’expliquer les mêmes auteurs et de traiter les mêmes questions. C’est une gêne dont ils se plaignent et qu’on fera bien d’alléger. Le conseil général des facultés de Paris a entendu récemment un rapport de M. Lavisse qui signale le mal et en propose quelques remèdes. Je crois qu’il ne sera pas difficile de les appliquer.

Les facultés de droit et de médecine ont cet avantage que leur recrutement est assuré. Il y aura toujours des médecins et des avocats, et ils seront bien obligés d’aller apprendre leur art où on l’enseigne. La situation des facultés de lettres et de sciences est moins bonne. Pour vivre, il leur faut des élèves, et elles vont les prendre d’ordinaire parmi les jeunes gens qui se destinent à enseigner. Mais ce public auquel elles s’adressent est en France plus restreint qu’ailleurs. Une partie des maisons d’éducation où s’élève la jeunesse française appartient au clergé, et en général les professeurs des-collèges ecclésiastiques n’étudient pas chez nous. Il nous reste, il est vrai, les futurs maîtres des établissemens de l’État, mais parmi ceux-là même il en est beaucoup qui n’ont pas les ressources nécessaires pour fréquenter nos facultés. On a eu l’idée, pour leur en fournir les moyens, d’instituer, depuis quelques années, des bourses de licence et d’agrégation. La mesure n’était pas nouvelle, puisqu’on peut la faire remonter jusqu’à l’empereur Alexandre-Sévère : un historien nous dit qu’après avoir créé beaucoup d’écoles il donna des pensions à des enfans pauvres pour les y attirer. C’est aussi aux boursiers que les universités du moyen âge, en particulier celle de Paris, ont dû surtout leur prospérité. De pieux personnages y avaient fondé des collèges, où l’on recevait quelques étudians pour rien, et l’on avait remarqué que ces pauvres écoliers, nourris par charité et qui attendaient tout d’eux-mêmes, étaient d’ordinaire les plus zélés, les plus laborieux de tous, ceux d’où sortaient les maîtres les plus savans, et qui arrivaient aux plus hautes dignités de l’église. Il y a eu des boursiers aussi dans les universités après la renaissance, et précisément M. Germain nous apprend que Louis XV en créa dans l’école de médecine de Montpellier[11]. L’institution, comme on voit, était ancienne, et elle n’avait jamais cessé d’exister ; seulement on lui donna cette fois un caractère plus régulier et plus large. L’État créa d’un coup trois cents boursiers de licence, puis deux cents boursiers d’agrégation. La mesure était heureuse, et c’est d’elle que date le rajeunissement de notre enseignement supérieur. La présence de quelques boursiers dans nos facultés de lettres et de sciences a déterminé vers elles un courant dont tout a profité. Le progrès qui s’est accompli dans ces dix ou douze années ne peut être mis en doute, et, ce qui achève de prouver qu’il n’est contesté de personne, c’est que l’étranger lui-même a repris le chemin de nos écoles que, depuis 1870, il ne connaissait plus. Il nous avait déserté, après nos désastres, pour aller chez nos vainqueurs ; il commence maintenant à nous revenir. D’après les calculs officiels, qui ont été faits cette année même, les écoles de Paris contiennent plus d’un millier d’étudians qui viennent de tous les pays du monde. A l’université de Berlin, on ne compte que 331 étrangers.

Il y a pourtant, au milieu de cette prospérité, quelques points noirs que nous ne devons pas dissimuler. D’abord tous nos professeurs de facultés se plaignent de la faiblesse toujours croissante des élèves qui leur arrivent tous les ans des lycées. Il est sûr que la décadence des études classiques dans les collèges entraîne des résultats très fâcheux pour nos universités. Si les élèves qui viennent en suivre les cours ne savent pas le latin, il faudra commencer par le leur apprendre, et le professeur, au lieu de leur donner une culture savante, sera bien forcé de leur enseigner le rudiment. On comprend qu’il ne s’y résigne pas volontiers : malheureusement ce mal dont souffrent les universités, il ne leur appartient pas de le guérir. Elles sont solidaires sur ce point de l’enseignement secondaire et s’il ne se relève pas, il leur sera difficile de se soutenir. Voici un autre danger, moins grave peut-être, mais plus prochain. Le nombre des étudians s’étant fort accru dans nos facultés, elles ont naturellement décerné beaucoup plus de grades. Rien n’est plus légitime. Autrefois, dans les bonnes années, on faisait, en France, 60 licenciés es sciences et 80 licenciés es lettres. L’an dernier, il y a eu 300 licenciés es lettres et 360 licenciés es sciences. C’est à peine assez, si l’on songe aux 3,700 étudians qui suivent les leçons de nos professeurs, mais pour les besoins de l’enseignement public, c’est beaucoup trop. Le nombre des places à donner n’est plus en rapport avec celui des gens qui les demandent et qui auraient quelque droit à les obtenir. Il est à craindre, ou bien qu’on se détourne d’études qui ne mènent plus à rien et que la clientèle des facultés diminue, ou que le nombre des licenciés sans emploi n’augmente de plus en plus, et qu’il ne se forme, autour des chaires de nos collèges et de nos lycées, une population de déclassés, comme celle qui, à Paris, assiège les abords des écoles primaires[12]. En attendant qu’on trouve au mal un remède efficace, ce qui ne sera pas aisé, la situation fait un devoir à nos professeurs de ne pas l’accroître et de se montrer plus difficiles que jamais à l’examen des boursiers et à la licence.

Jusqu’ici j’ai raisonné comme si nos facultés de lettres et de sciences n’étaient faites que pour préparer à des examens ; ce n’est là qu’une partie de leur tâche et non pas la plus importante. Peut-être l’a-t-on un peu oublié dans ces dernières années. Quelques professeurs ont clos leur porte au public pour s’enfermer tête-à-tête avec les candidats et ne s’occuper qu’à corriger leurs devoirs et à leur faire expliquer leurs auteurs. Ce zèle intempestif ne doit pas être encouragé. La préoccupation des examens est devenue le fléau de notre enseignement à tous les degrés. On sait ce qu’elle a fait des classes de nos lycées, qui ne sont presque plus que des officines de baccalauréat ; ne laissons pas notre enseignement supérieur devenir uniquement une fabrique de licenciés. Si c’est là que doivent aboutir le travail accompli et l’argent dépensé depuis quinze ans, le résultat sera médiocre. Ce qui fait la force des universités allemandes, c’est que l’examen n’y a aucune importance. L’éducation y est plus large et plus libérale : chacun cherche à former et à meubler son esprit. L’étudiant ne s’y prépare pas seulement pour l’épreuve du lendemain, mais pour toute la vie. Il côtoie toutes les connaissances humaines pour choisir celle qui lui convient le mieux et à laquelle il doit spécialement se consacrer. L’étude qu’il a faite de toutes les autres lui donne une idée générale de la science qui lui servira de guide dans les travaux particuliers qu’il entreprendra plus tard. Dans notre École normale, entre la première et la troisième année, qui sont occupées à préparer la licence et l’agrégation, la seconde a ce caractère qu’aucun examen ne la termine. Chacun y travaille en liberté : le professeur développe à son gré une partie de l’histoire des littératures, l’élève choisit le sujet qu’il préfère et consacre autant de temps qu’il veut à le traiter ; et l’on a remarqué que c’est l’année la plus profitable de toutes, celle où l’originalité des esprits se dégage et dont on garde dans la suite le plus long souvenir. Pour que l’enseignement de nos facultés de lettres et de sciences soit fécond, il faut qu’il s’établisse chez elles quelque chose d’analogue et qu’elles ne se contentent pas d’être ce qu’en avaient fait les jésuites, une rhétorique et une philosophie supérieures.

Ce sont précisément les changemens qu’on annonce et qu’on va réaliser qui leur font, à ce qu’il me semble, un devoir impérieux d’être autre chose : dans l’organisation des universités nouvelles, elles ont un rôle particulier à prendre. Placées à côté des facultés de droit et de médecine qui sont, de leur nature, des écoles professionnelles, il faut bien qu’elles se distinguent d’elles, quand ce ne serait que pour avoir une raison d’exister. Pourquoi, par exemple, les facultés des sciences enseigneraient-elles les mêmes matières que les facultés de médecine, la physique, la chimie, l’histoire naturelle, si ce n’était pas pour les enseigner autrement ? N’est-il pas naturel qu’elles s’occupent moins des applications que de la théorie, qu’elles donnent un caractère plus élevé, plus strictement scientifique à leurs leçons ? De cette façon les deux enseignemens se complètent au lieu de se confondre. L’un donne à l’étudiant les connaissances qui lui sont indispensables pour sa profession, l’autre lui montre discrètement ce quelque chose au-delà qui fait les inventeurs et qu’il est salutaire d’avoir entrevu un moment, même quand on ne doit pas dépasser la ligne commune. Je ne crois pas nécessaire de démontrer que les facultés de lettres peuvent rendre des services du même genre à l’étudiant en droit. Est-il besoin de prouver qu’il lui sera utile, pour pénétrer dans l’intelligence des lois, de connaître à fond la langue dans laquelle elles sont écrites, le temps où elles ont été rédigées, la société pour laquelle on les a faites, c’est-à-dire d’avoir touché à la philologie, à l’épigraphie et à l’histoire ? — Voilà la tâché réservée aux facultés de sciences et de lettres ; et l’on voit bien qu’elles ne pourront l’accomplir que si elles font, dans leur enseignement, une très large place à la science.

Tout ce que je viens de dire, je le crains bien, n’intéressera guère que les gens du métier. Qui sait pourtant ? l’éclat des fêtes de Montpellier et la part que tout le monde y a prise semblent bien indiquer que chez nous les questions qui concernent l’enseignement public ne laissent personne indifférent.


GASTON BOISSIER.

  1. M. de Bornier et M. Paladilhe sont tous deux nés à Montpellier.
  2. Benjamin de Tudela, un juif voyageur, qui courait le monde pour s’enquérir de la situation des gens de sa religion, visita Montpellier en 1173. « C’est une ville, dit-il, très favorable au commerce, où viennent trafiquer en foule chrétiens et sarrasins, où affluent des Arabes du Garb, des marchands de la Lombardie. du royaume de la grande Rome, de toutes les parties de l’Egypte, de la terre d’Israël, de la Grèce, de la Gaule, de l’Espagne, de l’Angleterre, de Gênes, de Pise, et où l’on parle toutes les langues. »
  3. Cela est si vrai qu’à Montpellier les facultés de droit et de médecine ont souvent reçu le nom d’université de droit et d’université de médecine, comme si chacune d’elles se suffisait et formait un corps à elle seule.
  4. Ils y étaient aussi attirés par la facilité des examens. On savait que, dans quelques-unes d’elles, les grades se donnaient, ou plutôt se vendaient, à bas prix. Aussi était-il à la mode de se moquer des « docteurs à la fleur d’orange. »
  5. Par une délibération de 1738, les professeurs s’engagèrent à faire au moins quarante leçons dans l’année.
  6. La famille des Saporta, qui a fourni des professeurs célèbres à l’école de Montpellier, était originaire de Lérida, en Espagne. Le plus ancien d’entre eux fut médecin de Charles VIII et vécut cent six ans. Son frère, qui fut médecin aussi, dépassa, dit-on, cent vingt ans. C’était prouver par leur exemple l’excellence de leur hygiène médicale. Jean Saporta, celui que Platter choisit pour patron, était un fort savant homme, mais un caractère intraitable. Il fut accusé « de s’être vengé par un soufflet » d’un étudiant qui lui adressait une réprimande. Ce fut une grande affaire.
  7. Je ne résiste pas au plaisir de citer le récit de Platter. « La nuit était déjà sombre quand Gallotus nous mena hors de la ville, au monastère des Augustins. Nous y trouvons un moine aventureux, qui s’était déguisé et nous prêta son aide. Nous entrons dans le cloître et nous restons à boire jusqu’à minuit. Puis, bien armés, et observant un profond silence, nous nous rendons au cintre de Saint-Denis. Myconius avait son épée nue, comme les Welches leurs rapières. Nous déterrons le mort en nous aidant de nos mains seulement, car la terre n’avait pas eu le temps de s’affermir. Une fois le cadavre à découvert, nous lui passons une corde, et, tirant de toutes nos forces, nous l’amenons en haut. Après l’avoir enveloppé de nos manteaux, nous le portons sur deux bâtons jusqu’à l’entrée de la ville. Il pouvait être trois heures du matin. Nous déposons notre fardeau dans un coin et frappons au guichet. Un vieux portier se présente en chemise et ouvre. Nous le prions de nous donner à boire, prétextant que nous nous mourons de soif. Pendant qu’il va chercher du vin, trois d’entre nous introduisent le cadavre et s’en vont le porter dans la maison de Gallotus, qui n’était pas fort éloignée. Le portier ne se douta de rien. Quant aux moines de Saint-Denis, ils se virent obligés de garder le cimetière ; et, de leur cloître, ils tiraient des traits d’arbalète sur les étudians qui s’y présentaient. »
  8. Louis Liard. L’enseignement supérieur en France, 1789-1889.
  9. Voyez, dans la Revue du 15 février 1877, l’article sur la Réorganisation de l’enseignement supérieur et les Universités nationales, par M. Michel Bréal.
  10. Voyez la Revue du 15 mai. M. Liard vient de réunir les articles qu’il a donnés à la Revue sous ce titre : Universités et Facultés. J’ai emprunté à cet ouvrage les chiffres que je donne plus loin.
  11. Il est intéressant de voir ce que coûtait un boursier à cette époque. On lui donnait 600 livres par an pour sa subsistance, 50 livres pour les livres et instrumens et 100 livres pour le maître d’anatomie, les opérations et les bandages. Avec cette somme, ils étaient certainement aussi riches que les boursiers d’aujourd’hui.
  12. Si, comme le demande la commission du budget, l’École normale de Cluny est supprimée, les facultés seront amenées à préparer les candidats à l’enseignement spécial, comme elles préparent déjà ceux de l’enseignement classique. Il est bien souhaitable, dans ce cas, que les épreuves soient rendues les mêmes pour tous.