L’Union commerciale entre la France et la Belgique/02



DE
L’UNION COMMERCIALE
ENTRE
LA FRANCE ET LA BELGIQUE.[1]

Les adversaires de l’union ont cherché à intéresser à leur résistance notre commerce maritime. On a dit que nos ports de mer avaient tout à craindre de la concurrence des ports belges, qui leur disputeraient avec avantage, après la suppression des douanes, leur rayon d’approvisionnement ; que nous exposions dans la lutte dix ou douze de nos départemens les plus riches, les plus industrieux et les plus peuplés, tandis que la Belgique ne mettait pour enjeu que la valeur de quatre départemens ; qu’Anvers était plus près de Lille que le Havre ; que le rayon d’activité des ports s’étendait en raison de la facilité de leurs communications avec l’intérieur, et que la Belgique avait un grand avantage sous ce rapport, possédant un excellent système de navigation et un réseau de chemins de fer presque complet.

Nous ne contestons aucun de ces avantages naturels ou acquis, mais il nous paraît que l’on s’en exagère la portée. Les ports d’Anvers et d’Ostende se rattachent en effet au double système de canaux et de chemins de fer qui pénètre toutes les parties du territoire belge, et qui converge vers la France par plusieurs directions. Le port d’Anvers communique avec la mer par un fleuve magnifique, accessible aux bâtimens du plus fort tonnage, et il peut contenir des vaisseaux de guerre dans ses immenses bassins. Il est encore vrai que nos ports de mer, Dunkerque et Calais exceptés, n’ont pour débouchés que des fleuves encore à l’état de nature, tels que la Seine et la Somme, que des bâtimens sans profondeur peuvent seuls remonter. Mais la facilité des communications avec l’intérieur ne suffit pas pour décider la supériorité d’un port sur un autre ; tout dépend de l’importance et de l’étendue des marchés de consommation qu’il est destiné à approvisionner.

Il n’y a sur l’Océan que quatre ou cinq grands centres d’importation, Londres, Liverpool, le Havre, Rotterdam et Hambourg. Bristol était assurément mieux placé que Liverpool dans la mer d’Irlande pour devenir le grand marché des cotons américains ; néanmoins Liverpool a dû l’emporter parce qu’il avait derrière lui Manchester, Leeds, Birmingham et Coventry. De même Southampton et Douvres se trouvaient plus près que Londres sur la route des denrées coloniales qui pénètrent dans la Manche ; cependant Londres, étant un marché de 1,500,000 consommateurs, a dû attirer le commerce des deux Indes dans les replis de la Tamise, et le caserner dans ses innombrables docks. Enfin, il semblait naturel que Dunkerque, qui est d’ailleurs un port fréquenté et qui communique avec Lille, Valenciennes, Arras, Cambrai et Saint-Quentin par un excellent système de canaux, approvisionnât de denrées coloniales les départemens du Nord, de l’Aisne, du Pas-de-Calais et de la Somme. Eh bien ! c’est sur le marché du Havre que Lille, Amiens, Roubaix et Saint-Quentin, vont acheter les cotons mis en œuvre par leurs manufactures. Malgré les frais considérables attachés au transport d’une marchandise, qui emprunte habituellement la voie de terre pour passer du port de débarquement aux ateliers de l’intérieur, les fabricans de ces villes industrieuses trouvent de l’économie à s’adresser directement au principal marché d’importation.

Le commerce suit dans sa marche une tendance visible à la concentration. À l’intérieur, les capitales finissent par annuler tous les petits centres d’approvisionnement situés dans un rayon de quatre-vingts à cent lieues, et les produits se vendent souvent à meilleur compte, dans ces entrepôts universels, qu’au siége même de la fabrication. Il en est de même à la frontière maritime. Là aussi, les grands marchés détruisent les petits par l’économie qu’entraîne toujours l’accumulation des marchandises et des capitaux. Ainsi, nous avons encore plusieurs ports d’armement, mais nous n’aurons bientôt plus qu’un seul port de commerce sur l’Océan, et un autre sur la Méditerranée ; déjà le Havre et Marseille représentent à eux seuls environ 60 pour 100 de notre mouvement commercial sur la frontière de mer.

Veut-on une preuve plus directe de l’influence qu’exercent sur les approvisionnemens les grands marchés d’importation ? La Belgique elle-même nous la fournira. Elle tire, en effet, des entrepôts d’Europe une grande partie des denrées coloniales qu’elle consomme et des cotons qu’elle emploie. En 1839, sur une valeur de 24 millions de fr. en cafés, la France en avait fourni pour 686,000 fr., les villes anséatiques pour 453,000 ; les Pays-Bas pour 9 millions, et l’Angleterre pour près de 3 millions. Même résultat pour les sucres. Sur 18 millions environ, la France en avait vendu pour 851,000 fr., les villes anséatiques pour 825,000, les Pays-Bas pour 1,741,000, et l’Angleterre pour près de 5 millions. Dans l’approvisionnement de la Belgique en coton, la proportion des provenances directes diminue encore. Sur une valeur de 8 millions, les Belges en ont importé de France 535,749 fr., des Pays-Bas 309,794 fr., et d’Angleterre 4,359,240 fr. ; les provenances directes des États-Unis, de l’Égypte, du Brésil et d’Haïti ne figurent dans ce compte que pour 2,600,000 fr. environ.

Ainsi, malgré l’éloignement où est le port du Havre des principaux centres de consommation en Belgique, les Belges y ont acheté pour plus de 2 millions de denrées coloniales. En 1838, les cotons seuls exportés en Belgique représentaient une valeur de 1,185,119 francs. Ce fait nous paraît trancher le débat. Il prouve que, dans le cas où les barrières de douanes seraient supprimées, nos ports de mer, loin d’avoir à redouter la concurrence des ports belges, auraient la chance de concourir, dans une plus forte proportion, à l’approvisionnement de la Belgique, et de supplanter, en partie du moins, Liverpool, Hambourg et Rotterdam. Cet avenir ne peut qu’agrandir ses perspectives, lorsque le Havre va se trouver uni, par un chemin de fer continu, à Paris, à Lille, à Valenciennes, à Gand, à Bruxelles, à Liége et à Anvers.

À d’autres égards, l’union commerciale pourrait favoriser le développement de notre navigation maritime. Les deux nations ne se réservant que le cabotage et le privilége de la pêche soit côtière soit de long cours, les navires français n’auraient plus à supporter, dans les ports de la Belgique, ni les navires belges dans les ports de la France, la surtaxe de pavillon qui frappe la navigation étrangère. Cette réciprocité serait particulièrement à l’avantage de la France, qui possède un matériel considérable et de nombreux matelots, pendant que la Belgique compte à peine 160 bâtimens. Nous porterions en Belgique nos sels, nos sucres, ainsi que d’autres produits encombrans, et, par suite, le tonnage de la navigation française s’accroîtrait. Nos colonies, qui se plaignent d’être surchargées d’une production exubérante, auraient un débouché de plus. Nous pourrions prendre en un mot, vis-à-vis de la Belgique industrielle, ce rôle de facteur dont la Hollande et l’Angleterre se sont emparées. Si quelque chose nous étonne, c’est que le commerce du Havre ne se porte pas, avec empressement, au-devant de ces nouvelles et brillantes destinées.

Au point de vue des voies intérieures de communication, la France est nécessaire à la Belgique, et la Belgique est le complément de la France. Le réseau des chemins de fer belges a fait du port d’Anvers le point de contact de la France avec la Hollande, et de Liége le lieu d’échange pour les relations avec l’Allemagne du nord. Lorsque le chemin de fer de Lille et de Valenciennes à Calais sera exécuté, ce port de mer, grace à la position qu’il occupe sur la Manche, attirera les voyageurs qui vont de la Belgique et de l’Allemagne méridionale en Angleterre ; il sera également fréquenté par les voyageurs de l’Angleterre, soit qu’ils se dirigent vers la Seine, soit qu’ils aillent vers le Rhin. Ostende ne lui fera pas concurrence, car, en ce moment et malgré l’avantage de son chemin de fer, le port belge ne reçoit pas d’outre-Manche plus de 10,000 voyageurs par an.

Du côté de la Belgique, la France est admirablement disposée pour le transit des hommes et des marchandises. C’est de nos montagnes que descendent les fleuves qui arrosent la Belgique, et qui la fécondent par leurs alluvions. Ils y pénètrent par trois bassins, ouverts tous les trois du sud au nord, direction que la navigation artificielle a également suivie. Tous les canaux de la Belgique convergent vers le bassin de l’Escaut ou vers celui de la Sambre ; celui de la Meuse ne possède qu’une navigation fluviale que l’on pourrait améliorer à peu de frais. Mais du nord au sud, de Gand, d’Anvers, de Bruxelles et de Liége, en remontant vers la France, par les belles lignes qui aboutissent au canal de Saint-Quentin et au canal de la Sambre à l’Oise, les marchandises belges peuvent aborder facilement notre territoire, tandis que les lignes de navigation qui courent de l’ouest à l’est s’arrêtent, par une extrémité, à Louvain, et par l’autre à Charleroy. Du côté de l’Allemagne, la solution de continuité des voies navigables en Belgique, entre le bassin du Rhin et celui de l’Escaut inférieur, est d’au moins trente-cinq lieues.

Lorsque notre canal de la Marne au Rhin sera terminé, la vallée de la Meuse, jusqu’à la rencontre du canal, pourra servir aux communications de la Belgique avec le Rhin supérieur, c’est-à-dire avec la Haute-Allemagne et avec la Suisse ; ce sera la voie la plus courte et la plus économique pour les transports. Le canal de l’Aisne à la Marne, continué jusqu’à la Saône, joindra les ports d’Anvers, d’Ostende et de Dunkerque à Lyon et à Marseille, la mer du Nord à la Méditerranée. Ainsi sera complété un système de navigation auquel rien ne peut se comparer en Europe, et le transit sera définitivement fixé sur le territoire francais.

On a supposé qu’au moyen du chemin de fer qui va lier la province de Liége aux états rhénans, Anvers disputerait au Havre le transit des provenances transatlantiques qui se dirigent vers l’Allemagne. La question a peu d’importance en soi, comme le prouvent les chiffres suivans. En 1840, le mouvement du transit entre Bâle et le Havre a été de 108,942 quintaux métriques ; entre le Havre et Strasbourg, il n’a été que de 4,686 quintaux. Un mouvement commercial qui roule sur 4 à 500 tonneaux ne vaut pas la peine d’être discuté.

Au surplus, la distance entre Anvers et Strasbourg, par Cologne, étant à peu près égale à celle du Havre à Strasbourg[2], il y a ceci à considérer, que le canal de la Marne au Rhin donnera bientôt à la direction française une voie navigable non interrompue du Rhin à l’Océan, et que le chemin de fer de Paris à Strasbourg, soudé au chemin de Paris au Havre, formera une ligne de fer continue entre l’Allemagne et l’Océan, tandis que la direction allemande n’est pas desservie par un canal, comme nous l’avons déjà fait remarquer, et se compose, pour moitié d’un fleuve, pour moitié d’un chemin de fer. Ainsi, en tout état de cause, la direction du Havre à Strasbourg aura, sur celle d’Anvers à Strasbourg par Cologne, le double avantage d’une économie d’argent par la voie de navigation, et d’une économie de temps par le chemin de fer.

Nous venons d’examiner une à une les parties faibles de notre système industriel, et nous pensons avoir démontré que l’union commerciale ne nous ferait acheter ses avantages par le sacrifice d’aucune branche du travail national. Nous voudrions maintenant convaincre ceux de nos manufacturiers qui remplissent l’air de leurs cris, et qui vont, jusque dans le palais du roi, annoncer, à propos de l’accession de la Belgique à nos douanes, la ruine infaillible de leur industrie, qu’ils donnent là un triste et honteux spectacle à l’Europe. Que vont penser de la France les étrangers, qui la savent riche et puissante, qui ont assisté à nos expositions quinquennales, qui ont entendu les fabricans vanter la perfection de leurs produits et l’économie de leurs procédés, et qui verront cependant les mêmes hommes trembler devant la concurrence non pas de l’Angleterre, non pas même de l’Allemagne, mais d’un peuple de quatre millions d’hommes, de la Belgique, qui est une nation agricole bien plus qu’elle n’est un atelier industriel ? Leur dirons-nous qu’après avoir grandi pendant vingt-cinq ans, à l’ombre de la prohibition la plus énergique, notre industrie n’a pas encore atteint l’âge viril ? Laisserons-nous croire que cette nation, qui a porté si haut la gloire de la théorie, est absolument inhabile à la pratique, et que la nature a vainement semé sur notre sol les élémens de la seule puissance que l’on recherche dans la paix ? Eh quoi ! la France a devancé tous les peuples modernes dans les arts chimiques, qui sont la clé de l’industrie ; elle a les premiers ingénieurs du monde, des écoles et des corps savans de qui la lumière émane en Europe, le crédit le mieux assis, l’argent et la main-d’œuvre en abondance, le blé, le vin, la houille, le fer, et tout cela ne nous rassure pas contre la concurrence d’un peuple qui a long-temps partagé notre fortune industrielle aussi bien que notre existence politique, qui a plus de persévérance et d’économie que de génie mécanique, et pour qui la France a toujours fait l’office de moteur !

S’il y eut jamais une analogie frappante, c’est celle que l’on peut établir entre la situation respective de la France et de la Belgique aujourd’hui, et les rapports de la Prusse avec la Saxe en 1833. Au moment où la Saxe dut accéder à l’association, les manufacturiers prussiens, qui allaient se trouver en présence d’un état plus avancé dans les travaux industriels et principalement dans la fabrication des étoffes de coton, exprimèrent d’assez vives craintes. La Prusse passa outre, et elle fit bien. Depuis dix ans que l’union existe, la Prusse est loin d’avoir vu décliner la production de ses manufactures. Pendant les quatre premières années, le nombre des métiers à cotonnades en activité s’est accru de moitié dans le royaume : il était de 31,759 en 1833 ; en 1837, il s’était déjà élevé à 45,013, et il n’a pas cessé d’augmenter depuis. Il ne faudrait pas supposer que cet accroissement se fût opéré aux dépens de la manufacture saxonne, qui a pris au contraire, dès la signature du traité, un notable développement. En 1833, la filature du coton comptait, en Saxe, 320,000 broches, et 370,000 en 1838[3] ; l’industrie du tissage avait suivi la même impulsion. L’activité imprimée aux manufactures de la Prusse et de la Saxe, par le fait de l’association allemande, est due principalement à la suppression de la contrebande. Il n’y a pas une grande témérité à penser que l’union de la France et de la Belgique aurait les mêmes résultats.

IV.

Les mêmes opposans qui estiment la Belgique trop grande, trop forte et trop riche, lorsqu’il s’agit pour eux de soutenir la concurrence de ses produits, la trouvent trop petite, trop faible et trop pauvre, quand il est question de mesurer l’étendue des débouchés qu’elle peut nous ouvrir comme marché de consommation. On dit, en appuyant sur cette différence relative dans les nombres de la population : « La Belgique n’a que quatre millions d’habitans, et la France en a trente-six millions[4]. Le marché que les Belges nous offrent a donc une importance neuf fois moindre que celui dont nous allons les mettre en possession. »

La chambre de commerce de Bordeaux fait remarquer avec raison que l’objection est sans valeur, ou qu’elle s’applique avec la même force à chacun de nos départemens, à chacune de nos anciennes provinces, à l’Alsace, à la Flandre, à la Normandie. « Si le sort des armes ou des arrangemens européens avait joint la Belgique à la France, quelqu’un aurait-il osé dire que l’adjonction de ces riches provinces était un malheur commercial pour notre pays ? Non certes, car il est bien évident que cette conquête d’une population riche, intelligente, laborieuse, aurait été regardée comme une notable augmentation, non-seulement de nos forces matérielles, mais de nos forces financières et industrielles… Sans doute la Belgique n’est pas politiquement française, mais elle le serait commercialement dès que la ligne de douane n’existerait plus. »

L’argument des adversaires de l’union va plus loin qu’ils ne le supposent eux-mêmes. Si une nation ne doit en effet traiter, dans l’intérêt de ses échanges commerciaux, qu’avec les nations qui peuvent lui offrir un marché aussi important que le sien, la France aurait à peine la liberté d’entamer des négociations avec l’Angleterre, toutes les autres puissances de l’Europe et de l’Amérique lui étant inférieures en richesse ou en population, et souvent par l’un et l’autre endroit. Il faudrait repousser, par l’élévation de nos tarifs, les provenances de l’Allemagne, de la Hollande, de la Suisse, du Piémont, de l’Espagne, des États-Unis, du Brésil, de l’Autriche et de la Russie, c’est-à-dire se priver des débouchés les plus larges que nos produits rencontrent au dehors.

On oublie encore que l’association commerciale qui est en question doit comprendre d’autres états que la France et la Belgique. C’est un cercle qui s’élargira progressivement, jusqu’à comprendre nos voisins immédiats à l’est et au midi. La France appelle dès aujourd’hui tous ces peuples à y concourir ; et ceux-ci n’attendent peut-être, pour s’y associer, que d’avoir pu constater, par les heureux effets de l’union entre la France et la Belgique, les avantages qu’ils ont eux-mêmes à en espérer. La population belge n’entrera donc dans l’association que comme l’avant-garde de la Savoie, de la Suisse et de l’Espagne ; les quatre millions de consommateurs qu’elle nous offre en précèdent et en annoncent vingt millions.

Mais quand l’union commerciale ne devrait comprendre que la France et la Belgique, les conséquences de cette mesure, déjà évidentes sous le rapport politique, ne seraient pas à dédaigner sous le rapport des intérêts matériels. Les Belges ne sont pas des consommateurs ordinaires, et s’ils produisent proportionnellement plus que les Français, grace à l’aisance générale qui est répandue dans leur pays, ils consomment aussi beaucoup plus que nous. Sans examiner le produit des impôts indirects dans les deux pays, et pour borner cette comparaison aux valeurs du commerce extérieur, en prenant pour base la somme des importations et des exportations réunies qui se sont élevées, en 1841, pour la France, à 1,564 millions de francs, et pour la Belgique à 365 millions, on trouve que les échanges représentent, pour chaque Français, 44 francs, et pour chaque Belge 91 francs ; la différence, à l’avantage des Belges, est donc d’à peu près 104 pour 100.

Veut-on borner le rapprochement aux échanges qui se font entre la Belgique et la France ? En 1841, les Belges ont reçu et consommé pour 43 millions de produits français, soit environ 11 francs par habitant, tandis que les Français ont reçu et consommé pour 64 millions de produits belges, soit environ 2 francs par individu. Les tableaux publiés par la douane française donnent des chiffres très différens de ceux de la douane belge, savoir : pour nos exportations en Belgique 45 millions, et pour nos importations 90 millions ; mais, sur les 90 millions de marchandises importées en France par la frontière belge, il y a 26 millions de produits étrangers aux deux pays, et qui sont, par rapport à la Belgique, des valeurs de transit. La somme des valeurs échangées grossirait de part et d’autre, si l’on y ajoutait celles que la contrebande introduit. Mais les chiffres officiels suffisent pour montrer qu’il ne faut pas estimer la puissance de consommation de la Belgique par le nombre de ses habitans, et que ces quatre millions d’hommes, dans l’ordre des avantages qu’ils nous apportent, représentent au moins 8 millions. Serrons encore l’objection de plus près. La consommation de la Belgique, naturellement limitée à notre égard par l’infériorité relative de sa population, n’est-elle pas déjà en grande partie alimentée par nous ? La France ne fournit-elle pas aux Belges tout ce qu’elle peut leur fournir ? La Belgique a un tarif de douanes très modéré qui permet de l’inonder de produits étrangers, et la consommation y a été stimulée ainsi par une concurrence effrénée. La levée des barrières de douanes ne sera-t-elle pas sans effet sur le développement de ses relations avec nous ? La France au contraire, fermée jusqu’ici à peu près hermétiquement aux provenances étrangères, par l’exagération de ses tarifs, est une terre vierge sous ce rapport. Si l’on vient à ouvrir les écluses, le commerce belge ne va-t-il pas s’y précipiter comme un torrent ?

Voilà ce qui se dit et ce qui s’écrit. Que répondre, sinon qu’il est sans exemple que la suppression d’un obstacle quelconque entre deux populations n’ait pas augmenté leurs échanges ? Une voie nouvelle de communication, que l’on crée pour rapprocher deux villes, a bientôt multiplié leurs rapports. Un arrondissement rural, à travers lequel on fait passer une route, voit s’accroître immédiatement la valeur des propriétés. Pourquoi cela, si ce n’est parce que l’on produit davantage quand on a la certitude d’un débouché pour ses produits ? Nous augmentons chaque jour en France le nombre et les besoins des consommateurs, en y développant la richesse ; pourquoi n’augmenterions-nous pas en Belgique les cliens de notre production, en supprimant des tarifs qui élevaient le prix de nos produits ?

On ne conteste pas que l’union commerciale doive accroître en France la demande des produits belges. Or, si les Belges nous vendent davantage, ils achèteront davantage aussi ; ils achèteront, ou d’autres achèteront pour eux[5], car le commerce, on le sait, se compose d’échanges, et l’argent y figure comme signe, non comme valeur. Mais pour ceux qui aiment à toucher les choses du doigt, nous voulons montrer le progrès possible dans le progrès déjà réalisé.

C’est un fait déjà constaté dans ce travail que l’importation des marchandises françaises en Belgique est en voie constante d’accroissement. En huit années, l’augmentation a été de 38 pour 100. Admettons, sans aller plus loin, que l’union commerciale double cette progression ; avant huit ans, nos exportations en Belgique monteraient de 43 millions à 70. L’union accomplie, non-seulement la consommation des produits français de l’autre côté de la frontière étendra son propre terrain, mais elle empiétera aussi sur le terrain des provenances étrangères, étant protégée par les tarifs comme celle des produits nationaux. Ici la marge est belle. L’importation des produits français ne figurant dans l’importation générale de la Belgique que pour 43 millions sur 209, il nous reste à disputer une part dans les approvisionnemens qui excèdent cette somme, et qui représentent une valeur de 165 millions.

En Allemagne, l’effet de l’association prussienne a été de stimuler au même degré l’exportation étrangère et la production indigène[6], et rien ne prouve mieux la grandeur de cette conception. Nous croyons fermement que les conséquences de l’association franco-belge ne seront pas moins fécondes ; mais, en supposant qu’il fallût conquérir, sur les autres nations qui concourent à approvisionner la Belgique, ce que nous devons gagner à l’union commerciale, le résultat serait encore assez beau.

La chambre de commerce de Bordeaux, dans le mémoire auquel nous avons déjà fait allusion, pense que les manufacturiers et commerçans français remplaceraient l’Angleterre pour les tissus fins de coton consommés en Belgique ; la Bohême, pour la cristallerie et la verrerie fine ; l’Angleterre, pour les porcelaines et poteries fines ; les États-Unis, pour les huiles de poisson ; l’Italie et l’Espagne, pour une portion des huiles d’olive. Ces divers articles, en dehors des quantités que la France produit, représentent dans les importations annuelles de la Belgique environ 9 millions de francs.

Les Belges importent en tissus de laine une valeur de 16 millions de francs ; l’Angleterre en fournit pour 10 millions, et la France pour 4 millions et demi. Qui doute que nos tissus légers et nos draps de fantaisie, qui se vendent couramment sur le marché de Londres, supplantent les tissus anglais en Belgique dès qu’ils y seront affranchis des droits d’entrée ? Les fabricans de Reims, dans une lettre qu’ils viennent d’adresser à M. le ministre du commerce, s’expliquent sur ce point avec une franchise à laquelle leur position personnelle donne une grande autorité. « La concurrence de Verviers, dont on s’effraie si fort, disent-ils, trouverait une large et suffisante compensation dans l’écoulement en Belgique des produits variés de chacune de nos fabriques, notamment de nos articles de modes et de nouveautés, auxquels le goût français imprime des formes si diverses et si séduisantes. Ainsi, Reims pour ses napolitaines, ses mérinos, ses flanelles, Saint-Quentin pour ses mousselines, Amiens pour ses escots et ses tamises, Roubaix et Turcoing pour leurs stoffs, leurs lastings et leurs façonnés, Sedan pour sa draperie fine et ses nouveautés en satin, Elbeuf pour ses nouveautés en tout genre, toutes ces villes verraient s’ouvrir ou s’étendre pour elles le marché belge.

L’importation des tissus de soie français en Belgique est d’environ 4 millions et demi. L’Angleterre et la Prusse en importent pour 2 millions. Les Belges ne fabriquent pas de soieries ou les fabriquent mal. Nous avons l’avantage de produire la matière première ; notre habileté dans la mise en œuvre est incontestable ; rien n’empêche donc que le marché belge tout entier ne relève à l’avenir de nos manufactures, et la consommation des soieries ne saurait être en Belgique de moins de 10 millions.

Les modes, les habillemens, la mercerie, la bijouterie, les bronzes, les papiers de tenture, les marchandises en un mot qui sont comprises sous la dénomination générique d’articles de Paris, ne figurent dans les importations belges que pour une somme d’environ 5 millions, dont les quatre cinquièmes sont fournis par la France. La Belgique reçoit donc une bien faible partie des exportations de l’industrie parisienne, qui ne s’élèvent pas en moyenne à moins de 120 millions. La suppression de la ligne de douanes, combinée avec l’ouverture des chemins de fer internationaux, doit accroître la clientelle de Paris en Belgique. Il en sera désormais des villes belges ce qui en est des villes françaises dont les marchands viennent s’approvisionner directement dans notre capitale, et, voulant juger par eux-mêmes de la nouveauté, du goût, de la beauté des produits, n’attendent pas qu’un commis-voyageur les sollicite, ses échantillons à la main.

Les vins donnent lieu à un commerce très variable entre la France et la Belgique. L’importation était de 7 millions et demi en 1838, de 3 millions et demi en 1839, de 4 millions en 1840, et de 5,670,429 francs en 1841. Si elle a pu s’élever à 7,500,000 fr. en 1838, on ne voit pas pourquoi, les échanges augmentant entre les deux pays et l’impôt belge étant ramené au niveau de l’impôt français, la consommation ne monterait pas à 10 ou 12 millions par année. Dans la convention des manufacturiers qui s’est tenue à Paris le 5 novembre, on a prétendu que la Belgique, au temps où elle était française, n’acquittait sur les vins, année commune, qu’un impôt de 2,700,000 francs. Le vin étant calculé sur une valeur moyenne de 50 francs l’hectolitre, les droits perçus alors par le fisc supposeraient encore une consommation de 13 à 14 millions de francs. Ainsi, de l’aveu des adversaires eux-mêmes de l’union, l’effet utile de cette mesure pourrait être d’ouvrir à nos vignobles en Belgique un débouché supplémentaire de 8 à 9 millions de francs. Nous ne portons pas nos vœux au-delà.

Ce ne serait pas un des moindres avantages de l’union commerciale que la suppression en Belgique de l’industrie immorale, et du reste peu lucrative, de la contrefaçon. Les libraires belges s’y ruinent par la concurrence effrénée qu’entraîne toujours une guerre de spéculation, dans laquelle on n’a rien à tirer de son propre fonds ; elle détruit encore plus sûrement le commerce de la librairie française, à qui elle enlève sa clientelle en Europe, en Belgique et en France même : elle nuit à la France, en rendant improductif le travail de ses écrivains ; elle ne fait pas moins de tort à la Belgique, en empêchant le génie littéraire de s’y développer.

Le siége de la contrefaçon est à Bruxelles ; cependant cette industrie s’exerce encore activement à Liége, à Louvain, à Malines, à Gand et à Tournay, où elle porte principalement sur les livres religieux. La contrefaçon n’avait pas pris un grand développement, tant qu’elle n’avait été entreprise que par des libraires isolés ; mais en 1836, les profits de ce commerce éveillèrent l’esprit d’association. Quatre grandes sociétés se formèrent, au capital fictif pour moitié de 8,500,000 fr. ; on y voyait figurer d’anciens ministres, des sénateurs, des présidens de tribunaux, des agens de l’administration, qui trouvaient apparemment que l’argent, quelle qu’en soit la source, ne peut pas sentir mauvais. Ce fut un débordement de piraterie sans exemple. Livres, revues[7], journaux, la contrefaçon belge s’empara de tout aux dépens de la France ; elle envoya ses commis voyageurs en Allemagne, en Angleterre et jusqu’en Russie ; elle paya et corrompit des ouvriers dans nos imprimeries, pour lui livrer des ouvrages qui étaient encore en épreuves, et n’attendit pas même, pour dérober la pensée de nos écrivains, que cette pensée se fût manifestée au public.

M. Briavoine évalue à 2,500,000 fr. par an la somme des ouvrages français réimprimés en Belgique. Plus de la moitié des produits de la contrefaçon trouve à se placer dans le pays ; l’exportation roule sur une valeur d’un million de francs. Cette somme représente un nombre immense de volumes, s’il est vrai, comme l’affirme M. Briavoine, que les éditeurs belges, au moyen des éditions compactes, donnent quelquefois pour 1 fr. 50 cent. ce qui coûte en France 6 à 7 fr. Suivant le même auteur, la contrefaçon ne rapporterait pas de grands profits à la Belgique, car il évalue à 100,000 fr. environ, en le réduisant à sa plus simple expression, le bénéfice annuel que les libraires retirent des ouvrages exportés. En supposant un bénéfice double sur les exemplaires qui se vendent en Belgique, le bilan de la contrefaçon peut se résumer ainsi : quand elle fait gagner 300,000 francs à la Belgique, elle fait perdre à la France 3 millions.

La contrefaçon, à travers les torts qu’on lui reproche, aura cependant rendu quelques services. Elle a créé des consommateurs nouveaux, en Belgique et en Europe, par le bon marché de ses produits ; elle a de plus obligé la librairie française à sortir de la routine et à solliciter le public par le bas prix des éditions autant qu’elle le faisait déjà par leur correction et par leur beauté.

En supprimant la contrefaçon, l’union commerciale rendra aux libraires français le marché européen, qu’approvisionnait presque exclusivement la contrebande belge. La Belgique, en particulier, nous offre aujourd’hui un débouché très important, car nous y exportons déjà, principalement en ouvrages scientifiques, pour une valeur d’un million de francs. Ce commerce s’est progressivement accru plus qu’aucun autre : il a quintuplé en dix ans ; en 1831, il ne s’élevait qu’à 200,000 francs.

On a paru craindre que l’industrie des contrefacteurs, expulsée de la Belgique, ne se réfugiât en Suisse, en Hollande, ou dans les provinces rhénanes. Sans doute il est à souhaiter que le gouvernement français aille au-devant de ce danger, en concluant avec les puissances voisines des traités qui donnent à la propriété littéraire, dans chaque état, de mutuelles garanties ; mais il ne faut pas croire que la contrefaçon puisse s’établir par tout pays sur une grande échelle. Pour alimenter cette industrie, un marché intérieur est nécessaire comme base de consommation, et où trouver ailleurs qu’en Belgique une nation de quatre millions d’hommes qui achète, à elle seule, plus de livres français que tous les autres peuples du continent européen ?

Les libraires belges demandent, pour s’interdire la contrefaçon des ouvrages français, qu’on leur achète leurs établissemens. Nous n’avons pas à nous expliquer sur cette prétention, et nous nous bornerons à reproduire les dispositions qui avaient été stipulées, dans le projet de traité de 1837, afin de pourvoir à cette difficulté. On donnait du temps à la librairie belge, au lieu de lui donner de l’argent. Voici le texte de l’article auquel nous faisons allusion :

« Dans les trois mois qui suivront la promulgation du présent traité, les détenteurs en France des ouvrages belges contrefaits et les détenteurs en Belgique des ouvrages contrefaits en Belgique avant la promulgation du présent traité seront tenus de déclarer lesdits ouvrages et d’en faire reconnaître l’existence et le nombre par les agens que les ministres de l’intérieur des deux royaumes auront préposés à cet effet. Chaque volume vérifié sera frappé d’un timbre qui sera détruit le jour même de l’expiration du délai ci-dessus.

« Passé ce délai, toute contrefaçon, quelles que soient son origine et la date de sa fabrication, sera, faute de ce timbre, saisissable, et ses détenteurs seront passibles des peines déterminées par les lois, comme si ladite contrefaçon avait été faite postérieurement à la mise en vigueur du présent traité. »

Une autre conséquence déjà prévue de l’union commerciale est le nivellement des salaires entre les deux pays, soit que le prix de la main-d’œuvre doive augmenter en Belgique, soit qu’il doive diminuer en France. Il ne faudrait pas cependant s’exagérer ce résultat. Nous avons déjà montré que, dans la fabrique de draps et dans quelques autres industries, les salaires étaient au moins égaux à ceux que l’on paie en France. Il reste à établir que la différence, qui existe encore entre la France et la Belgique sous ce rapport, n’est pas due, autant qu’on le suppose, à l’économie que les Belges peuvent obtenir dans le prix des objets de grande consommation.

Les Belges paient généralement le blé 20 à 24 fr. l’hectolitre ; en France, il vaut 16 à 20 fr. À 2 hectolitres par individu, nous avons donc en moyenne un avantage de 8 fr. par tête et par année. Ce bénéfice compense, ou peu s’en faut, la différence de l’impôt, qui revient à 25 fr. 50 cent. par individu en Belgique[8], et en France à 33 cent. environ. La viande est presque aussi chère à Bruxelles qu’à Paris ; elle est sans comparaison plus chère partout en Belgique que dans nos départemens du centre et de l’ouest. Le prix du sel est plus élevé en Belgique qu’en France, car la douane l’évalue brut à 25 cent. par  kil., tandis qu’il vaut à peine la moitié chez nous, dans les départemens producteurs ou voisins des lieux de production. Quant à la différence de l’impôt sur cette denrée, elle représente à peine un avantage de 50 cent. par tête pour les Belges, avantage qui est plus que neutralisé par l’excès de valeur que le sel acquiert dans le transport, quand il faut le tirer d’Angleterre, de France ou de Portugal[9]. Les boissons paient en Belgique, comme on l’a vu plus haut, un impôt qui est au moins l’équivalent de celui que perçoit en France la régie des contributions indirectes. Quant au sucre, la valeur de cette denrée brute est portée en douane à 70 cent. le  kil. en Belgique, et à 65 cent. en France, mais il ne vaut en ce moment au Havre que 60 cent. La différence de l’impôt est d’environ 11 cent. par  kil., ce qui représenterait encore un bénéfice de 6 cent. pour le consommateur belge ; mais on sait que le droit d’accise sur le sucre va être élevé en Belgique un peu au-dessus du droit français. Restera donc un avantage de 5 cent. par  kil. pour la France, où l’on consomme d’ailleurs en moyenne, de plus qu’en Belgique, un  kil. par individu. Nous ne parlons pas de la différence des droits qui pèsent sur le cacao, les Belges en consommant à peine 63,000 kil., pendant que nous en recevons 4 millions de kil. Le seul avantage bien réel que les tarifs de douanes donnent au consommateur belge est la modération du droit établi sur le café. La France en a reçu en 1841 13 millions de kil. qui ont payé au trésor 12 millions et demi de francs, soit près de 1 franc par kil. En 1839, la Belgique a importé 15 millions de kil., qui ont acquitté 1,200,000 fr. de droits, soit 8 cent. par kil. Mais comme chaque Français ne consomme qu’un tiers de kil., tandis que chaque Belge consomme près de 4 kil., il en résulte peu de différence dans la contribution prélevée sur chacun par le fisc dans les deux pays, les Belges payant 32 cent. par tête, et les Français 35 cent.[10]

On voit à quoi se réduit l’inégalité entre les deux peuples pour les objets naturels de consommation, et quelle légère influence cette inégalité doit exercer sur le prix relatif de la main-d’œuvre, qui est principalement déterminé par l’abondance et par la rareté des demandes, et qui dépend entièrement du rapport qui existe entre le chiffre de la population et les moyens de travail. Mais nous irons plus loin, et nous contesterons que le bon marché de la main-d’œuvre soit le principal avantage à considérer dans les élémens de la production. Ce qui importe surtout à l’industrie, c’est de se placer à portée des grands marchés où la consommation vient s’approvisionner. Voilà pourquoi les manufactures s’établissent dans le rayon des capitales ; voilà comment il s’est fait que Paris, étant déjà un centre commercial considérable, est devenu le foyer le plus actif de la fabrication. La main-d’œuvre coûte souvent à Paris le double du prix auquel elle revient dans les départemens ; cependant, malgré ce désavantage, les manufactures parisiennes font une concurrence victorieuse à celles qui ont ailleurs les ouvriers au plus bas prix. Nous en citerons un exemple : pour la filature de la laine peignée, la journée d’une femme se paie à Paris 1 fr. 70 cent., à Reims 1 fr. 25 cent., à Rethel 1 fr. 10 cent., et 90 cent. dans les campagnes des environs. Ainsi, les filatures en province ont sur la filature parisienne, dans le prix de la main-d’œuvre, un bénéfice qui varie, suivant les lieux, depuis 40 jusqu’à 94 pour 100, et pourtant celle-ci voit ses produits plus recherchés et réalise des profits importans.

Si Paris conserve sa prépondérance sur les industries départementales, pourquoi lutterait-il moins facilement avec les manufactures belges ? N’est-ce pas, au contraire, en agrandissant son rayon de consommation, par l’accession de la clientelle belge, que cette ville verra s’accroître encore la supériorité incontestable de son industrie ?

Mais le plus grand bienfait de l’union commerciale sera de rendre libre d’un royaume à l’autre, la circulation des marchandises ainsi que des voyageurs. Par cela seul que l’on ne sera plus arrêté, dans ces relations, par l’inconvénient de subir un contrôle administratif, d’acquitter un impôt, de perdre du temps à la frontière, les communications devront prendre une nouvelle activité. Les rapports de la Belgique avec la France deviendront aussi fréquens que ceux de nos départemens entre eux. Il se passera quelque chose d’analogue à ce que l’on vit en France, lorsque les douanes intérieures, qui existaient de province à province, furent supprimées par un décret de l’assemblée constituante, et les échanges se multiplieront ainsi que les besoins.

À quelques égards, l’union commerciale ne fera qu’aller au devant d’une nécessité prochaine. Le chemin de fer belge a franchi la frontière ; il pénètre sur notre territoire par Lille et par Valenciennes, et avant peu d’années il s’y ramifiera plus loin par les embranchemens qui suivront, l’un la vallée de la Sambre, et l’autre la vallée de la Meuse vers cette vieille France que le pays wallon continue. La France ne résistera pas long-temps à ces avances qui la sollicitent, et nous pousserons tôt ou tard, à la rencontre des chemins belges, des lignes de fer qui les joindront à Paris. Lorsque cela sera fait, et que des convois de quatre à cinq cents personnes, se succédant d’heure en heure avec bagages et marchandises, arriveront à la frontière, où trouvera-t-on l’armée de douaniers qu’il faudrait pour les visiter ? Et quand on la trouverait, est-ce que tant de voyageurs réunis consentiront à couper, par une halte de cinq à six heures, le trajet de Paris à Bruxelles que la vapeur mettra déjà huit heures à franchir ?

La difficulté que nous signalons s’est présentée, quoique dans de moindres proportions, pour l’exploitation des tronçons qui vont, de Lille et de Valenciennes, rejoindre la frontière belge, et il a fallu, pour la résoudre, une convention diplomatique entre les deux gouvernemens. Cette convention fait brèche aux barrières de douanes par plus d’un côté : elle pose le principe de la communauté des intérêts entre les deux peuples ; et elle serait parfaite, si elle pouvait être logique ; mais elle s’arrête précisément sur le seuil de la liberté commerciale, et, de peur de rendre la douane inefficace, elle laisse subsister en grande partie les entraves qui gênent les communications. Ainsi, par l’article 25 de la convention, les habitans du département du Nord et ceux des provinces limitrophes belges sont dispensés de l’obligation de se munir de passeports à l’étranger, pour voyager par les chemins de fer des deux pays. Il leur sera délivré des cartes-passeports que l’on assimile aux passeports à l’intérieur. Voilà donc la Belgique considérée comme une province française, en ce qui touche les mesures de police et la sûreté des personnes ; c’est un premier pas vers l’association.

L’article 38 et les suivans vont beaucoup plus loin : ils stipulent que, de Valenciennes à Mons, et de Lille à Courtray, le chemin de fer sera exploité en commun par l’administration française et par l’administration belge ; que les recettes seront partagées ; que les locomotives pourront renouveler leur approvisionnement en coke et en eau dans les stations belges comme dans les stations françaises, et seront admises des deux côtés de la frontière à se réparer dans les ateliers. Ne semble-t-il pas que les deux administrations dépendent de la même régie, et que pourrait-on faire de mieux, quand l’union serait consommée ?

Mais voici le revers de la médaille. De chaque côté, la douane et la police suivent dans leur course ces convois, dans l’organisation desquels s’était signalée la bonne harmonie des deux gouvernemens. Tout convoi est escorté par deux douaniers qui ont même le droit (art. 5) de le faire arrêter sur-le-champ, privilége aussi ridicule que dangereux, quand on songe surtout qu’une locomotive lancée à grande vitesse ne peut être arrêtée qu’à cinq cents mètres de l’endroit où l’on a commencé à serrer le frein. Dans chaque station frontière, des commissaires spéciaux, assistés d’un nombre suffisant d’agens de la force publique, doivent vérifier les cartes et les passeports, en même temps (art. 33) que les employés des douanes visiteront les bagages et les voyageurs. La convention autorise la visite personnelle, que les tribunaux ont déclarée contraire à la loi.

Ce n’est pas tout, le transport des voyageurs et le transport des bagages devront s’effectuer par des voitures distinctes. Les voyageurs venant de l’intérieur ne pourront pas se trouver dans les mêmes voitures que les voyageurs venant de l’étranger. À l’arrivée, les bagages seront transportés des wagons, où ils étaient enfermés sous cadenas, dans des magasins où ils resteront sous clé jusqu’à la reconnaissance des objets et jusqu’à l’acquittement des droits. Enfin, il y aura des heures légales, passé lesquelles les convois ne pourront plus franchir la frontière, ni la vérification avoir lieu dans les bureaux. À moins d’assujétir les voyageurs pendant le trajet à un emprisonnement cellulaire, il était impossible d’entasser dans un règlement plus de sujets d’ennuis et de vexations.

Toutes ces formalités sont la conséquence à peu près obligée de l’existence d’une double ligne de douanes sur la frontière. On poursuit la fraude jusque dans les wagons des chemins de fer, et pour l’atteindre ou pour la prévenir plus sûrement, on ralentit, on arrête la marche des convois. Quoi de plus naturel, la responsabilité du fisc étant donnée ? Si un pareil régime pouvait se maintenir, le public finirait par préférer la voie des routes ordinaires à celle des chemins de fer, où l’économie de temps, qu’il aurait faite dans le trajet, se dissiperait pour lui dans les longues heures de l’attente et de la vérification aux lieux d’arrivée.

Le chemin de fer a contraint la douane à le suivre, il l’a rendue mobile : c’est un premier progrès ou plutôt une première transformation ; mais cela ne suffira plus, le jour où la circulation des personnes et des marchandises aura pris une certaine extension. Il ne fallait pas consentir à souder les chemins belges à nos grandes voies de fer, ou il fallait avoir pris à l’avance la détermination de supprimer les douanes, qui sont incompatibles avec cette vaste exploitation des transports.

Une dernière objection se présente. Lever les barrières commerciales, n’est-ce pas priver le trésor d’une partie essentielle de ses revenus ? Les droits perçus en France, tant à l’entrée qu’à la sortie, sur la frontière belge se sont élevés en 1841 à 10,189,963 francs ; mais il s’en faut que la suppression de cette ligne de douanes doive faire perdre 10 millions au trésor. Cette somme, en effet, ne représente pas un revenu net. Il convient d’en défalquer d’une part les sommes payées en primes à l’exportation, et de l’autre ce que coûte la surveillance à l’état en dépenses de personnel et de matériel. Les primes ont atteint la somme de 680,000 francs, et l’administration des douanes évalue les frais de perception ou de répression sur cette ligne à 3,600,000 fr. Ces deux articles de dépense étant retranchés, il reste encore un revenu net de 5,909,963 francs.

La question est maintenant de savoir si l’on peut retrouver ces 6 millions sous une autre forme, et, pour notre compte, nous n’en doutons pas. La recette que l’on abandonnera par l’abolition des douanes intermédiaires sera amplement compensée par la plus-value qu’acquerront les douanes extérieures. Avec une surveillance plus sérieuse, et le mouvement commercial continuant d’être en progrès, les seuls bureaux de perception établis à la frontière belge, au lieu de 10 millions qu’ils reçoivent, rendront certainement de 15 à 20 millions. N’oublions pas que, par le fait de cette association, la Belgique adoptera le tarif français, qui deviendra lui-même, si l’on modère quelques articles et si l’on remplace les prohibitions par des droits de 20 à 25 pour 100, infiniment plus productif. Or, l’impôt prélevé en France sur les importations et sur les exportations a produit, en 1841, 131 millions. Dans la même proportion, la Belgique aurait dû retirer de ses douanes, pour un mouvement commercial de 365 millions de francs, un revenu brut de 22 millions.

Dans notre ferme conviction, l’union sera également avantageuse au trésor belge et au trésor français. La Belgique verra ses recettes s’accroître, d’un cinquième peut-être, par le monopole des tabacs et par un léger rehaussement dans les droits sur les sucres, sur les sels, ainsi que sur les cafés. Elle sera dispensée de recourir, comme elle paraît vouloir le faire, pour couvrir le déficit de ses finances, à l’expédient ruineux de l’emprunt, ou au remède encore plus violent d’une augmentation de l’impôt direct[11]. La France, en levant les prohibitions, accroîtra le revenu de ses douanes de toutes les quantités sur lesquelles la contrebande s’exerçait. De plus, la circulation des voyageurs se développant entre la France et la Belgique, l’impôt du dixième établi sur le prix des transports produira nécessairement davantage. L’impôt des boissons donnera lieu à des recettes plus considérables, comme il arrive dans toute localité où s’accroît le mouvement du travail ou celui de la circulation. Enfin l’égalité de l’impôt, s’établissant entre les deux peuples, fera cesser une infinité de petites fraudes qui, sans être d’un grand soulagement pour la population, portaient un dommage réel au trésor.

Lorsque l’impôt rendra ainsi tout ce qu’il doit rendre, que les Belges paieront au fisc cinq ou six francs de plus par tête, et les Français un ou deux francs, la somme de l’aisance générale en sera-t-elle diminuée dans l’un ou l’autre pays ? Nous avons entendu faire des rapprochemens très ingénieux peut-être, mais très hypothétiques aussi, dans lesquels on mesurait le bonheur relatif des peuples à la quotité plus ou moins élevée de l’impôt qu’ils étaient tenus d’acquitter. Sans faire ici l’éloge des gros budgets et sans prétendre que l’impôt soit, comme on l’a dit, le meilleur des placemens, il nous paraît que les taxes publiques n’exercent pas une influence aussi directe ni aussi décisive sur le bien-être des nations. La misère ou l’aisance générale dépend de causes très complexes parmi lesquelles le poids de l’impôt ne tient pas la première place. Il y a sans contredit plus de misère en Belgique qu’en France, bien que les Belges prélèvent, sur les produits du travail national, une part un peu moins forte pour défrayer les besoins de l’état. L’aggravation nécessaire qui résultera d’un changement dans l’assiette de leurs contributions leur semblera légère, quand ils verront s’accroître en même temps le travail et les profits du travail. Comment pourraient-ils se plaindre si, pour chaque million additionnel qu’ils verseront dans les caisses publiques, le budget de l’agriculture et de l’industrie en gagne cinq ou six ?

V.

Dans l’union commerciale de la Belgique avec la France, les moyens d’exécution sont la principale difficulté. Cette difficulté, que nous sommes fort éloigné de juger radicale, a paru insoluble à des hommes d’ailleurs très éclairés. Le discours de M. d’Argout (12 janvier 1842) expose cette opinion dans sa forme la plus absolue :

« La perception des droits de douanes, dit le noble pair, ne peut être assurée qu’autant qu’elle sera confiée à des agens français. Cette perception doit être opérée d’après les mêmes règles et les mêmes principes que ceux qui gouvernent le service des douanes sur nos propres frontières ; de là, la nécessité de soumettre exclusivement la direction du service sur les frontières belges à l’administration centrale des douanes françaises.

« La perception des droits de douane donne lieu assez fréquemment à des contestations ; il ne faut pas que des jurisprudences contraires s’établissent en France d’une part et en Belgique de l’autre ; de là, l’obligation de faire prononcer en dernier ressort par des tribunaux français, ou du moins de faire juger les pourvois par notre cour de cassation.

« Nous devons conserver la faculté de modifier nos tarifs selon les circonstances ; ces changemens doivent être simultanés en Belgique et en France ; de là, la nécessité de déposséder la législation belge du droit de prononcer sur ces changemens et de transférer ce droit à la législation française.

« Ces conditions, qui toutes sont indispensables à la sécurité de nos finances, condamneraient le gouvernement belge à l’abandon de son indépendance administrative, de son indépendance judiciaire, et de son indépendance législative. La Belgique consentirait-elle à toutes ces renonciations ? je le désire ; nais il est permis de soupçonner qu’elle éprouvera quelque répugnance, quoique assurément ces renonciations n’aient en elles rien qui puisse blesser le sentiment national. »

L’association commerciale, telle que nous l’entendons, est la mise en commun des droits d’entrée, de sortie, de transit et de navigation, des produits des monopoles attribués à l’état, et du droit de modifier, par des traités ou par des changemens volontaires de tarifs, la condition des intérêts matériels dans l’un et l’autre pays. Une alliance aussi étroite a des conséquences nécessaires qu’il n’est pas permis d’éluder, mais qu’il faut distinguer soigneusement de tout ce qui, n’ayant pas le même caractère de nécessité, peut être laissé sans danger dans le domaine individuel de chacune des deux nations.

Ainsi, le produit des douanes devant former un fonds commun, l’on comprend que la perception de ces droits soit opérée sur toute l’étendue des frontières, belges ou françaises, d’après le même principe et selon les mêmes règles ; mais l’intérêt du service n’exige pas impérieusement que les agens de l’association portent partout la cocarde tricolore, ni qu’ils se recrutent, à l’exclusion des Belges, parmi les aspirans ou surnuméraires français. La perception des droits donne lieu à des contestations et même à des conflits. Si l’on veut réprimer efficacement les délits et prévenir la fraude, il ne faut pas que la jurisprudence qui s’établira en Belgique puisse être contraire à celle qui sera reçue en France ; mais l’unité de jurisprudence n’entraîne pas invinciblement l’unité de juridiction. Enfin, les tarifs de douane n’étant pas immuables et l’association se réservant la faculté de les modifier, cette liberté d’action ne doit pas être entravée par le veto parlementaire ; mais il ne s’ensuit pas rigoureusement l’obligation de déposséder les chambres belges, au profit des chambres françaises, des prérogatives du pouvoir législatif. Les prémisses de M. d’Argout n’autorisent pas, comme on voit, toutes les conclusions qu’il en a tirées.

Dans l’association allemande, l’uniformité des droits d’entrée, de transit et de sortie, ainsi que des règlemens applicables à la perception de ces droits, résulte de lois spéciales promulguées souverainement par chacun des états qui la composent, pour exécuter les conventions faites entre leurs délégués. Le pouvoir diplomatique décide, mais l’homologation appartient au pouvoir législatif. Chaque état organise sur son territoire les directions de douanes suivant les principes arrêtés en commun. Il nomme les fonctionnaires qui doivent être chargés de la perception et de la surveillance ; seulement, il est d’usage de choisir des préposés étrangers pour éviter leur connivence avec les populations. On n’a pas songé, et c’est une des lacunes de ce vaste ensemble, à assurer l’uniformité de la jurisprudence et des mesures administratives entre tant d’états divers ; mais, pour obvier là l’absence de toute impulsion unitaire, on a réservé à chaque gouvernement le droit d’envoyer dans les directions des douanes des inspecteurs qui ont le droit de prendre connaissance des affaires relatives à la communauté. Ce contrôle sans réserve est le moyen dont la Prusse s’est servie pour dominer les états de l’association. Elle voit tout dans l’intervalle des réunions annuelles, et, dans la réunion des plénipotentiaires, c’est elle qui fait tout.

Nous ne proposons pas de copier servilement, pour l’union de la France avec la Belgique, le plan de l’organisation allemande. Le gouvernement français apporte dans cette association des intérêts si considérables, qu’il est en droit de demander plus de garanties que la Prusse n’en a obtenu. Ajoutez que notre centralisation administrative a des exigences que l’on ne connaît pas de l’autre côté du Rhin, et auxquelles l’union devra s’accommoder ; mais ces réserves sont parfaitement compatibles avec l’individualité nationale et avec l’indépendance parlementaire de chaque état.

Le projet de M. Duchâtel, en 1837, instituait une commission mixte pour l’exécution du traité. Cette commission, étant permanente et composée d’un petit nombre de membres, présentait une combinaison bien supérieure à celle des réunions annuelles des plénipotentiaires allemands. Nous ne faisons qu’un reproche au plan de 1837, c’est de n’avoir pas étendu les attributions de la commission mixte autant que les circonstances le demandaient.

Dans le projet de M. Duchâtel, la commission se composait de huit membres, quatre français et quatre belges, la présidence avec voix prépondérante devant être successivement déférée à chacun d’eux. Si l’on admet que d’autres puissances accèdent plus tard à l’union franco-belge pour en faire l’Union du Midi, il convient de poser en principe que la France, en raison de sa population, doit toujours avoir dans la commission mixte un nombre de voix au moins égal à celui qu’obtiendront tous ensemble les autres états de l’association. Provisoirement, la commission pourrait être composée de deux Belges et de quatre Français.

La commission mixte, représentant les deux états, doit être armée de toute l’autorité dont le pouvoir exécutif dispose dans chacun d’eux, et comme elle est de plus le lieu commun, le corps intermédiaire placé pour prévenir les chocs et pour adoucir les frottemens, il faut encore qu’elle possède une sorte d’autorité arbitrale et discrétionnelle, que ce soit une magistrature de confiance, à l’image de ces comités administratifs (boards) de la Grande-Bretagne qui délibérent et qui jugent tout ensemble, faisant fonction de conseil et de tribunal à la fois.

La commission doit connaître non-seulement des plaintes relatives à l’exécution du traité, de toute demande ou modification des tarifs ou des règlemens, de la répartition définitive des recettes et des dépenses communes, des bases sur lesquelles seront établis les traitemens, mais encore des attributions de chaque classe de fonctionnaires, de la direction à donner à leurs travaux, et des règles qui doivent présider à leur choix. En outre, elle déterminerait en dernier ressort la jurisprudence à suivre lorsque les tribunaux de la Belgique ne s’accorderaient pas avec ceux de la France, et sa décision n’aurait plus qu’à être homologuée, sous forme de loi, par les chambres des deux pays. Cela dispenserait de soumettre la cour de cassation belge à la cour de cassation française. Quant au pouvoir qui doit accorder ou refuser l’autorisation de poursuivre les fonctionnaires, il n’y aurait aucun inconvénient à déléguer la commission mixte à la place du conseil d’état. On obtiendrait de la sorte l’unité de jurisprudence, sans porter atteinte à l’indépendance des juridictions.

Nous n’apercevons pas davantage la nécessité de déférer aux chambres françaises, en matière de tarifs et de traités de commerce, ce que l’on appelle le vote définitif. Aux termes de la constitution belge, comme selon la charte de 1830, toute convention internationale qui implique une question financière doit être soumise aux chambres sous forme de loi. Léopold, pas plus que Louis-Philippe, n’a le droit de renoncer, pour les représentans de la nation, à une prérogative qui est une partie essentielle de leur autorité et de leur responsabilité. À chaque modification de tarif, il faut donc que le parlement soit consulté. Le moyen de tourner la difficulté consiste à déléguer au pouvoir exécutif le droit, qu’il a déjà dans certaines limites chez nous, de modifier les tarifs par ordonnance en l’absence des chambres, sauf à les saisir de ces modifications dans leur plus prochaine session. Ce droit, la commission mixte l’exercera pleinement sous la responsabilité et avec la signature des deux cabinets. La nécessité et l’habitude apprendront ensuite au pouvoir parlementaire dans l’un et l’autre pays qu’il doit, en pareil cas, ne se considérer que comme une chambre d’enregistrement.

Quant à la question de savoir s’il y aura en Belgique une régie des douanes et une régie des tabacs distinctes de celles qui existent en France, nous pensons que l’intérêt des deux peuples s’accorde ici à conseiller l’unité d’adminiistration. Sans doute, à la rigueur, l’union commerciale serait compatible avec la division du travail administratif, et il suffirait, pour coordonner l’action des douanes en Belgique avec celle des douanes en France, d’une règle commune fortifiée par un contrôle vigilant ; mais le service ne pourrait manquer de souffrir et de perdre, dans les tiraillemens qui se feraient sentir d’un royaume à l’autre, l’énergie nécessaire au recouvrement complet d’un impôt qui doit produire 150 à 160 millions de francs. En outre, l’économie désirable dans les frais de perception et de surveillance dépend absolument de l’unité d’impulsion. Les états-majors nombreux sont la ruine de l’administration, qu’ils surchargent de dépenses inutiles, et dans laquelle ils introduisent, par le conflit de leurs prétentions, toutes les misères de l’anarchie.

Nous conseillons donc d’étendre le rayon d’opération de notre régie des tabacs jusqu’aux frontières de la Belgique, en réservant cependant au gouvernement belge la faculté de créer à Bruxelles, à Gand ou à Liége, une annexe de la manufacture française, un centre local de fabrication. On adopterait une combinaison semblable dans les douanes, pour lesquelles il n’y aurait qu’une seule direction générale, dont le siége serait à Paris. Les employés des douanes et des tabacs, belges ou français, seraient proposés pour la Belgique par la direction générale, dans chaque régie ; mais la nomination appartiendrait au gouvernement du roi Léopold : il va sans dire que l’uniforme serait le même dans l’un et l’autre pays, à cela près que les préposés porteraient la cocarde française en France, et la cocarde belge en Belgique, pour rendre hommage au principe de la nationalité.

Le projet de 1837 stipulait que les receveurs belges seraient comptables du trésor français et justiciables de notre cour des comptes. On peut obtenir les mêmes résultats, sans exiger cette dépendance directe, et sans subordonner aussi ouvertement à notre hiérarchie administrative les sujets d’un gouvernement qui est aussi souverain. Les dépenses de perception ainsi que de surveillance devant être prélevées sur les recettes de l’association, et le revenu net devant se partager entre les associés, au prorata de la population, il paraît naturel et légitime que celui des deux gouvernemens auquel sera déléguée la gestion des intérêts communs, et qui en aura la responsabilité, possède tous les moyens d’action et de répression qui peuvent assurer ou faciliter l’accomplissement de ce devoir ; nais il ne faut pas supprimer, dans ces rapports des subordonnés avec leurs chefs, l’intermédiaire obligé, selon nous, du gouvernement belge. De même qu’en attribuant à la haute administration française le choix du personnel qui devra être employé en Belgique, nous avons réservé au gouvernement belge le droit d’attacher à ces nominations le sceau de son autorité, il nous semble aussi que les agens des douanes et des tabacs en Belgique devront verser leurs recettes dans les caisses belges, adresser à l’administration belge leurs comptes et leurs rapports, et recevoir leur traitement du trésor belge, sauf à l’administration financière de ce pays à transmettre sans délai toutes les pièces aux régies françaises, qui les examineront et en tireront telles conclusions qu’il appartiendra. Quant aux ordres que les directions générales des douanes et des tabacs pourraient avoir à adresser aux comptables et aux préposés belges, le contreseing d’un membre belge de la commission mixte délégué à cet effet les rendra exécutoires sur cette partie du territoire de l’association.

Les Belges n’ont qu’une ligne de douanes, et nous en avons deux ; dans cette zone, qui présente une largeur de cinq lieues, nos douaniers ont le droit de saisir toutes les marchandises qui ne sont pas accompagnées d’expéditions et qui n’ont pas subi l’examen prescrit par la loi. Les préposés ont le droit de visite et de perquisition. Il n’en est pas de même en Belgique, où la faible étendue du territoire n’a pas permis d’établir une zone de douanes, où la marchandise se trouve à l’abri de toute recherche une fois la ligne de douane franchie, et où la législation n’accorde, dans aucun cas, le droit de suite et de saisie à l’intérieur.

M. d’Argout craint que le rétablissement du système français en Belgique ne provoque dans ce pays des répugnances marquées, peut-être même des conflits. Nous ferons d’abord remarquer que la condition première de l’union commerciale étant la substitution de droits plus ou moins élevés aux prohibitions contenues dans le tarif français, le régime de nos douanes se trouvera dégagé de ses formalités les plus incommodes, telles que le droit de poursuite et de saisie en dehors de la zone qui constitue le domaine des douaniers. Il faut considérer encore que le régime nouveau ne se présente pas comme une importation purement française, et que, les Belges devant en retirer le même bénéfice que nous, soit en revenu pour le trésor, soit en protection pour l’industrie, l’administration, loin de redouter leur hostilité, aura le droit de compter sur leur concours. On évoque mal à propos les souvenirs de l’empire. À une époque où les douanes n’étaient instituées que pour empêcher tout commerce extérieur, on conçoit que cette violence faite aux besoins et aux intérêts des populations ait soulevé leur résistance, et que la contrebande soit devenue une guerre organisée. Avec un tarif, dont la nature sera plutôt fiscale que politique, et qui aura pour principal objet de prélever un tribut, la part du trésor, sur chaque article de provenance étrangère, de pareils dangers ne sont nullement à prévoir. En tout cas, ce qui nous rassure, c’est la solidarité que l’union commerciale doit établir entre deux pays, qui n’auront plus qu’un seul et même intérêt.

L’association, constituée sur les bases que nous venons d’indiquer, serait déjà beaucoup plus étroite que celle des états qui forment l’union allemande et qui présentent pourtant une solide et redoutable agglomération. Que ceux qui la souhaiteraient plus entière laissent quelque chose à faire au temps. Entre les peuples comme entre les individus, les rapprochemens les plus durables sont ceux qui s’opèrent par degrés, avec la sanction de l’expérience et le ciment de la durée.

Lorsque l’union allemande s’est formée, le tarif des douanes prussiennes a été pris pour maximum des droits à établir dans le tarif de l’association. La Belgique est disposée à reconnaître que le tarif français doit servir de base au tarif qui sera adopté dans l’union commerciale des deux pays. Nous avons déjà fait pressentir, en divers endroits de ce travail, que cela ne nous paraissait juste et possible qu’à condition d’opérer dans notre système de douanes de larges et profonds remaniemens. La France ne peut pas raisonnablement enfermer la Belgique dans le cercle de ses prohibitions, ni recommencer en pleine paix la campagne chimérique du blocus continental. Comment garder sept ou huit cents lieues de frontières, si l’on donne une trop forte prime à la contrebande, soit en exagérant les droits de douane, soit en prohibant certaines provenances de l’étranger ? Comment ne pas soulever moralement l’Europe contre soi, et comment ne pas provoquer des représailles, si l’on fait d’une extension pacifique du commerce français une déclaration de guerre au commerce européen ?

L’association de la France avec la Belgique doit être l’occasion d’une révision générale de nos tarifs. Il faut les purger de toutes les prohibitions qu’ils contiennent, et poser en principe que les droits à écrire dans le tarif commun n’excéderont pas un maximum de 30 pour 100 ; mais nous ne demandons pas que cela se fasse gratuitement ni sans réciprocité de la part des autres peuples commerçans. Si la France sort enfin de l’ornière prohibitive, ses hommes d’état doivent s’efforcer de mettre cette révolution à profit pour ouvrir les débouchés extérieurs aux produits de notre sol et de notre industrie. Donnant, donnant, est l’axiome de la politique autant que la règle des échanges commerciaux.

Dans notre pensée, le traité d’union entre la France et la Belgique a pour corollaires sept ou huit traités de commerce avec l’association allemande, avec l’Angleterre, avec la Sardaigne, avec la Suisse, avec l’Espagne, avec les États-Unis, avec les états de l’Amérique du Sud et avec la Russie. On peut accorder à l’Allemagne, à la Suisse et au Piémont une réduction de 50 pour 100 dans les droits d’entrée établis sur les bestiaux ; à l’Espagne, la diminution du droit qui grève l’importation des laines ; à l’Angleterre, la levée de la prohibition sur divers tissus ; aux États-Unis, la diminution des droits sur les cotons ; au Brésil, la réduction de la surtaxe qui pèse sur les sucres étrangers. En retour, la France obtiendra sans peine des conditions plus favorables pour ses vins, pour ses soieries, pour ses tissus de laine et de coton, ainsi que pour ses articles de mode et de goût. Par cette double combinaison, en même temps que nous augmenterons, de toute l’étendue de la Belgique, le marché français sur le continent, nous aurons abaissé de notre côté les frontières des pays voisins, et nous aurons ouvert encore une fois à notre marine les voies de l’Océan.

Il reste encore un doute à lever. L’union commerciale n’implique-t-elle pas de notre part une renonciation tout au moins prématurée à la réunion politique des deux pays, et n’est-ce pas l’avenir de la France que nous escomptons ? Les Belges luttent péniblement contre les embarras de la situation que l’Europe leur a faite ; est-ce à nous de venir à leur secours, de donner une issue à leur activité, un appui à leur constitution politique, de procurer à cette nationalité un peu factice les moyens de vivre, et de changer en satisfaction leur désespoir ?

On pourrait répondre d’abord que le bienfait est réciproque, et que, si l’union commerciale doit faire vivre les Belges, elle étendra et fortifiera sans contredit en Europe l’influence des Français ; mais il faut ajouter qu’il y aurait quelque chose de puéril et de contraire à la dignité du sentiment national à prendre, pour ainsi dire, les peuples par la famine, et à compter sur le stimulant de leur misère pour les amener ou pour les ramener à nous. Grace au ciel, le nom français est assez grand dans le monde pour nous dispenser de ces petits subterfuges. Il porte avec lui sa puissance d’attraction, cette puissance qui a déjà une fois révolutionné l’Europe ; tant pis pour ceux qui ne l’éprouveraient pas, ou qui, l’éprouvant, tenteraient d’y résister ! La France peut, comme la Reine antique, accorder aux populations voisines le droit de cité ; seulement, elle l’estime à trop haut prix pour l’imposer comme un châtiment ou comme un fardeau.

Dans l’ordre d’idées que nous venons d’indiquer, l’union commerciale a deux sortes d’adversaires : ceux qui regrettent la France de l’empire et qui voudraient planter le drapeau tricolore sur la ligne du Rhin ainsi qu’aux bouches de l’Escaut, et ceux qui, dans l’intérêt mal entendu de notre industrie, se faisant une arme de la réunion contre l’union, déclarent que, ce qu’ils seraient prêts à supporter comme citoyens pour agrandir notre territoire, ils ne l’admettent pas comme producteurs quand il ne s’agit que d’augmenter le nombre de leurs concurrens.

Aux premiers il n’y a rien à dire, sinon que nous n’avons pas le choix en ce moment de la manière de nous associer les Belges, que l’époque où nous vivons n’est pas une période de conquêtes, et que les agrégations d’hommes s’opèrent, dans chaque siècle, par des procédés différens. Les populations, qui unissaient en 1812 leurs sentimens et leurs intérêts politiques, mettent aujourd’hui en commun leurs forces industrielles et leurs intérêts commerciaux. La Prusse a eu la première l’instinct de cette nouvelle situation, qui n’a pas moins servi à son agrandissement que les conquêtes de Frédéric II. Pourquoi la France aurait-elle à se repentir de suivre l’exemple que la Prusse lui a donné ?

Pour ce qui est des industriels qui se résigneraient, à les entendre, à la concurrence des produits belges, dans le cas où la Belgique serait réunie à la France, il suffit de leur répondre que la Belgique nous a déjà été offerte, et qu’ils l’ont refusée en 1831. Voici les paroles prononcées par M. Cunin-Gridaine devant la chambre des députés, le 28 janvier 1831, dans un moment où la réunion de la Belgique à la France était flagrante, et où ce peuple nous demandait un roi :

« Ce n’est pas seulement un roi qu’il faut à la Belgique, c’est à la Hollande et à ses débouchés qu’elle cherche un équivalent. On ne peut nier que la France ne méritât la préférence ; aucune nation ne pouvait offrir un plus vaste marché à cette masse de produits dont les magasins belges sont encombrés. La réunion soudaine eût fait tomber cette ligne de douanes qui, malgré les efforts de la contrebande la plus active, refoule et paralyse entre ses mains tant de richesses manufacturées. Cette belle chance avait aussi allumé la fièvre des spéculations, et déjà d’immenses dépôts de marchandises anglaises s’accumulaient en Belgique pour couvrir notre territoire au jour où la réunion devait avoir lieu.

« Je n’ai pas besoin de vous décrire les effets d’une pareille invasion. Sur la foi des traités qui nous ont séparés de la Belgique, l’industrie française a pris un développement immense ; ses produits dans des branches rivales se sont multipliés. Surprise au moment de sa plus grande activité par une révolution heureuse et nécessaire, mais qui, comme toutes les révolutions, a eu pour premier effet d’inquiéter le crédit et de restreindre la consommation, elle n’a pas perdu courage. Les producteurs ont tout espéré de l’attitude de la France et de la sagesse de son gouvernement. Vous étonnez-vous que le gouvernement n’ait pas voulu tromper tant d’espérances, rendre stériles tant de patriotiques efforts (lisez : « que le gouvernement français ait refusé la Belgique » ) ?

« Admettant encore que le gouvernement condamnât la France, déjà surchargée de ses propres produits, à livrer exclusivement son marché à des produits étrangers…, il reste à savoir ce que deviendrait notre population laborieuse de plusieurs millions d’hommes privés du travail aussi nécessaire à leur existence qu’à la force et à la richesse de l’état. Est-ce par des vues profondes de politique étrangère que nous ferons taire leurs cris de détresse et de famine ? Et qu’aurions-nous à leur répondre, s’ils accusaient de leurs maux cette étonnante révolution qui, opérée par leur courage, devait au moins ne pas augmenter et rendre intolérable leur misère ?

« Était-ce, s’écrieront-ils, pour livrer à l’industrie belge le prix de nos sueurs, pour donner notre pain à des étrangers, que notre sang a coulé dans Paris et qu’il faudra aller le répandre encore sur les bords de l’Escaut ? — Qui de nous voudrait que le gouvernement eût justifié des plaintes si déchirantes ? Eh quoi ! dans l’intérêt de son industrie, on voit la nation belge venir à nous, et on ne conçoit pas que nous refusions cette offre dans l’intérêt de notre industrie ! Félicitons le gouvernement d’avoir compris les vrais besoins du pays, de n’avoir pas voulu aggraver ses souffrances, d’avoir senti que réunir la France et la Belgique, c’était effacer d’un trait de plume cette ligne de douanes, encouragement, garantie et protection de notre industrie ; c’était frapper de mort nos forges de la Flandre, des Ardennes, des Vosges, de la Moselle et de la Champagne ; c’était ruiner nos manufactures de draps ; c’était ruiner nos manufactures de toiles et de cotons ; c’était porter une funeste atteinte à notre agriculture. Quelle compensation aurions-nous trouvée à tant de désastres ? Seraient-ce de nouveaux débouchés ? mais la Belgique, qui a tant de produits à nous vendre, n’aura presque rien à nous acheter ; elle produit comme un peuple de trente millions, et ne consomme que comme un peuple de quatre millions d’ames. Mais la France augmentera son territoire ? eh ! messieurs, qu’est-ce qu’une augmentation de territoire qui n’accroît pas la prospérité d’un état ? C’est une cause d’affaiblissement et non de grandeur. »

Le discours auquel nous avons emprunté ces nombreux extraits est un document historique qui a son importance. Tous les argumens que les manufacturiers opposent aujourd’hui à l’union commerciale, M. Cunin-Gridaine les faisait valoir, il y a douze ans, au nom des mêmes intérêts, contre la réunion politique. La perspective d’agrandir l’empire français par l’accession de cinq ou six provinces riches, industrieuses et peuplées de vaillans hommes, n’avait pas éveillé son patriotisme. Il n’avait vu dans cette adjonction, qui eût mis en pièces les combinaisons hostiles de 1815, que la suppression d’une ligne de douanes qui protégeait son industrie ; il avait félicité le gouvernement de refuser la Belgique qui s’offrait à la France ; il avait invoqué, pour perpétuer la séparation, ces mêmes traités de Vienne qui, venus à la suite de l’invasion, démembrèrent la France ; il avait poussé l’égoïsme jusqu’au délire, en nous signifiant, comme aurait pu le faire quelque diplomate autrichien ou russe en belle humeur, qu’une augmentation de territoire était une cause d’affaiblissement.

Tous les manufacturiers qui produisent à l’abri de la prohibition pensent aujourd’hui ce que disait M. Cunin-Gridaine au commencement de 1831. On leur offrirait encore une fois la Belgique qu’ils n’en voudraient pas. La patrie, pour eux, c’est le rayon de leur fabrication, le lieu où ils produisent et le marché où ils vendent. Ils n’admettent pas la concurrence du dehors, et, pour peu que le siècle s’y prêtât, ils proscriraient avec la même rigueur la concurrence du dedans. On les voit se mutiner en ce moment contre l’alliance commerciale de la Belgique ; qu’il soit question demain de l’alliance de l’Angleterre ou de l’Allemagne, et ils ne se déchaîneront pas avec moins de vivacité. Ce n’est pas contre tel ou tel traité de commerce qu’ils protestent, c’est contre tout traité. La liberté des échanges, voilà le système qu’ils repoussent ; ils veulent isoler la France du monde, et la façonner à l’image de l’empire chinois ; ils prétendent changer cette nature des sociétés que le grand Sully exposait déjà sur le seuil du XVIIe siècle, par des paroles qu’il faudrait inscrire au frontispice de la science économique, et les graver en lettres d’or : « Autant qu’il y a de divers climats, régions et contrées, autant semble-t-il que Dieu les aye voulu diversement faire abonder en certaines propriétés, commodités, denrées, matières, arts et métiers spéciaux et particuliers qui ne sont point communs, ou pour le moins de telle beauté aux autres lieux, afin que, pour le trafic et commerce des choses (dont les uns ont abondance et les autres disette), la fréquentation, conversation et société humaine, soient entretenues entre les nations, tant éloignées pussent-elles être les unes des autres. »

Sully a dit vrai : la liberté des échanges n’est pas seulement un principe de la science économique, c’est une conséquence, de l’état social. Elle entretient la fréquentation, la conversation et la société entre les peuples, et l’on ne voit pas pourquoi les gouvernemens, qui font des lois pour prévenir l’importation des marchandises étrangères, n’arrêteraient pas aussi au passage l’importation des idées. Si chaque nation peut se suffire à elle-même et ne doit consommer que ce qu’elle produit dans ses champs ou dans ses ateliers, elle ne ferait que pousser cette théorie jusqu’à sa dernière conséquence, en refusant de se nourrir des pensées qui ont été inventées et qui circulent au dehors, en proscrivant les langues, les livres, les sciences, les littératures et les arts étrangers. Alors tout ce qui ne serait pas nous s’appellerait barbare, comme au temps de la république romaine, et tout étranger serait un ennemi.

On suppose trop communément qu’il n’y a que les peuples faibles qui aient besoin d’alliés et d’appuis. Parce que la France est grande et forte, on croit qu’elle peut vivre seule et se reposer uniquement sur elle-même du soin de ses destinées. Cet isolement volontaire, systématique, absolu, serait sans exemple dans l’histoire. On a toujours vu les états secondaires s’abriter sous la protection des empires puissans, et ceux-ci s’étudier à conserver ou à conquérir une clientelle de peuples gravitant autour d’eux comme des satellites autour d’une planète qui les entraîne dans son mouvement.

La France elle-même n’a jamais eu d’autre politique. Dès le règne de Louis XI, elle avait commencé à s’attacher les Suisses, auxiliaires redoutables à une époque où le canon ne décidait pas encore du sort des batailles. François Ier et Richelieu après lui prirent leur point d’appui en Allemagne, et s’efforcèrent de rallier sous leur patronage les princes protestans. Louis XIV entreprit la longue et périlleuse guerre de la succession, pour avoir dans l’Espagne une succursale de la France, et, comme il l’a dit lui-même, afin qu’il n’y eût plus de Pyrénées.

La convention, obéissant en cela aux mêmes instincts qui avaient poussé la vieille monarchie, sema les républiques autour de nos frontières : la république batave, la république cisalpine, et tant d’autres, sans parler des provinces qu’elle réunit définitivement au territoire français. Napoléon exagéra ce système, et l’affaiblit par conséquent. Non content de posséder directement la Belgique, les provinces rhénanes, la Suisse, la Savoie et la partie septentrionale de l’Italie, il avait placé des rois de sa famille ou de sa façon à Naples, à Madrid, à La Haye, à Cassel. On ne retrouve la pensée traditionnelle de la politique française que dans l’acte par lequel il institue la confédération du Rhin, et s’en déclare le protecteur.

La confédération du Rhin est devenue la confédération germanique ; l’Europe a tourné notre avant-garde contre nous. Dépouillés de la Savoie, des provinces rhénanes et de la Belgique, nous sommes encore supplantés en Espagne par l’Angleterre, et par l’Autriche dans le Piémont. Soit impuissance, soit défaut de sens ou de volonté, notre gouvernement a successivement abandonné depuis 1830 les populations de la Pologne, de l’Italie et de I’Allemagne, qui espéraient en nous. La Belgique s’est offerte en 1831, et, par respect pour les traités de Vienne, elle a été refusée !

L’occasion se présente aujourd’hui de ressaisir le système entier de nos alliances. On peut commencer par la Belgique et finir par l’Espagne. En peu d’années, avec de la vigueur et de la persévérance, on aurait complété le faisceau. La France s’est interdit les conquêtes politiques ; il lui reste les conquêtes commerciales. Que si les hommes qui la conduisent allaient pâlir devant l’étendue et la hauteur de cette entreprise, ce serait, nous le disons avec une conviction profonde, le plus grand malheur qui pût encore lui arriver, car elle cesserait aussitôt d’être le point de mire des peuples, et elle aurait justifié l’arrêt des diplomates coalisés le 15 juillet 1840, qui l’ont condamnée à n’être plus en Europe qu’une puissance de second rang.


Léon Faucher.
  1. Voyez la livraison du 1er  novembre.
  2. Par le chemin de fer et le Rhin, il y a 680 kilom. d’Anvers à Strasbourg, et 688 du Havre à Strasbourg.
  3. Des douanes allemandes par MM. De la Nourais et Bères.
  4. D’après les tableaux du dernier recensement, la population totale du royaume s’élevait, en 1841 à 34,494,875 habitans ; mais on sait que la plupart des administrations communales ont atténué le chiffre réel de leur population.
  5. Dans un travail remarquable sur les négociations commerciales entamées par la France en 1841 avec la Belgique, travail que le Journal des Économistes a publié, M. L. Wolowski cite le préambule d’un édit de Henri II, du 4 février 1557, qui prouve que cette nécessité des échanges entre les peuples était déjà reconnue et proclamée il y a trois siècles. Le voici : « L’on a toujours veu et cogneu par commune expérience que le principal moyen de faire les peuples et sujets des royaumes, pays et provinces, aisez, riches et opulents, a esté et est la liberté du commerce et trafic qu’ils font avec les voisins et les estrangers, auxquels ils vendent, trocquent et eschangent les denrées, marchandises et commoditez, qu’ils leur portent des lieux et pays dont ils sont, pour y en apporter d’autres, qui y défaillent avec or, argent et autres choses utiles, nécessaires et profitables ; dont s’en suit par ce moyen que le prince, le pays et subjets sont ensemble, sont réciproquement accommodez de ce qui leur est nécessaire : autrement il faudroit que les biens et fruicts, croissant ès dits royaumes, pays et provinces, avec les singularitez et manufactures qui s’y font, fussent là mesme usez et consumez par les subjets et habitans d’iceux : auxquels par ce moyen la plupart de leurs dicts fruicts, commoditez et manufactures demeuroient comme inutiles ; et, en ce faisant, le seigneur de la terre, frustré de son attente et espérance de pouvoir profiter de son bien, et les laboureurs et artisans de leur labeur et industrie. »
  6. L’accroissement des importations est démontré par celui du revenu qu’ont produit les douanes de l’association, revenu qui a presque doublé depuis 1834. Voici, d’après le Journal de Francfort, le tableau de cette progression :

    REVENU BRUT. REVENU NET.
    1834. 25,402,515 florins. 21,312,831 florins.
    1835. 29,015,240 24,901,023
    1836. 31,710,022 27,798,219
    1837. 30,970,268 27,054,832
    1838. 35,208,754 31,238,722
    1839. 35,996,601 »
    1840. 37,265,156 33,284,541
    1841. 45,853,787 34,887,500

  7. Il se fait en Belgique deux contrefaçons de la Revue des Deux Mondes, et une de la Revue de Paris, tirées à un nombre considérable, bien que tronquées et falsifiées.
  8. Le budget des recettes pour 1841 est évalué en Belgique à 102,311,401 cent. On s’attend à un déficit de 400,000 cent.
  9. En 1839, la Belgique a importé 34 millions de kilog. de sel, dont 30 millions environ pour la consommation intérieure. La Prusse en avait fourni 2 millions, le Portugal 3 millions et demi, et l’Angleterre près de 29 millions.
  10. Nous ne pensons pas que l’augmentation des droits sur le café porte une atteinte sérieuse en Belgique aux habitudes de la consommation. Dans l’association allemande, la consommation du café n’a pas diminué, malgré un droit de 24 francs 37 cent. par quintal.
  11. Les journaux belges annoncent que le gouvernement va demander pour 1843 une taxe additionnelle de 7 pour 100 sur toutes les contributions.