L’Union commerciale entre la France et la Belgique/01



DE
L’UNION COMMERCIALE
ENTRE
LA FRANCE ET LA BELGIQUE.

Au commencement de l’année 1837, la France en avait fini avec les agitations de la guerre civile ; elle reprenait sa liberté d’action au dedans comme au dehors. Les progrès de l’ordre matériel et les réformes de l’ordre moral sollicitaient, avec une force nouvelle, l’attention des chambres et du gouvernement ; mais la nécessité la plus impérieuse, celle qui dominait tous les autres intérêts, était le devoir d’étendre notre influence politique en Europe et de faire cesser, par des alliances sincères et solides, l’isolement dans lequel les traités de Vienne nous avaient enfermés.

Cet isolement se resserrait tous les jours, et les fautes de notre gouvernement n’y contribuaient pas moins que le mauvais vouloir des cabinets étrangers. Le refus d’intervenir en Espagne, refus contre lequel s’était brisé le ministère du 22 février 1836, nous avait aliéné l’Angleterre. L’Espagne, nous croyant indifférens, devenait hostile. La Suisse nous accusait d’avoir porté atteinte à son indépendance dans les misérables intrigues de l’affaire Conseil. Les états secondaires de l’Allemagne nous avaient décidément abandonnés, depuis que l’on s’obstinait à repousser tout commerce d’échange avec eux, notamment sur l’article des bestiaux. La Belgique était mécontente des traités auxquels nous avions concouru, ainsi que de la réduction de tarifs consentie sur les charbons anglais. Pour couronner le tableau, les cours du Nord assistaient à ce spectacle avec la satisfaction très peu déguisée de voir la révolution française s’agiter, en frémissant d’impuissance, dans le cercle de fer dont la sainte-alliance l’avait environnée.

Cependant d’autres états n’avaient pas cessé de s’étendre et de grandir. La Prusse notamment, en se plaçant à la tête des princes allemands pour former une association de douanes, tendait à donner à la confédération germanique la force de cohésion et l’unité qui lui avaient manqué jusque-là. Une véritable révolution s’opérait ainsi dans l’équilibre de l’Europe. Nos adversaires s’étaient fortifiés, pendant que nous nous étions affaiblis. L’état de choses créé par le traité de Vienne était aggravé à notre détriment.

À ce moment, tous les bons esprits en France furent frappés de la possibilité de regagner, par des alliances commerciales, le terrain que nous avaient fait perdre la guerre et la diplomatie. On se demanda si, la France étant prise pour centre d’attraction, il ne pourrait pas se former autour d’elle une fédération de peuples associés par des intérêts communs, et si les influences du Midi ne devraient pas établir entre elles une solidarité qui fît contrepoids à celle qui existe, depuis vingt-cinq ou trente ans, entre les influences du Nord.

Cette conception, qui était déjà en germe dans l’opinion publique, l’auteur de l’écrit qui parut, il y a cinq ans, dans la Revue[1], n’eut qu’à la traduire et à la délimiter. En proposant, sous ce nom l’Union du Midi, une association commerciale entre la France, la Belgique, la Suisse et l’Espagne, il voulait augmenter, par les rapports étroits qui naissent de la liberté des échanges, les affinités qui existent déjà entre les états du continent qui obéissent au système représentatif. Il espérait unir dans une même croisade les intérêts et les idées. C’était la reprise, par les voies pacifiques, du mouvement qui s’était manifesté au monde par les explosions de 1789 et de 1830. Le but restait le même ; il n’y avait de changé que les moyens d’action.

Depuis cinq ans, cette pensée a fait un chemin rapide ; elle est aujourd’hui populaire, et, pour ainsi dire, à l’état de lieu-commun. La presse quotidienne s’en est emparée ; divers économistes en ont proposé des variantes[2]. L’opinion publique, qui ne s’attache guère qu’à ce qui est immédiatement réalisable, a mis à l’ordre du jour l’union de douanes entre la France et la Belgique, premier jalon d’une plus vaste association. Il semble donc que ce plan soit arrivé à son point de maturité, et que l’exécution puisse commencer.

Un autre symptôme d’opportunité se manifeste dans la résistance de certains intérêts qui avaient joui jusqu’à présent, à la faveur des tarifs, d’un monopole à peu près absolu du marché intérieur. Ces intérêts se coalisent, assiégent les hôtels des ministres, et prennent, jusque dans les conseils généraux de l’agriculture et des manufactures, un langage tantôt lamentable et tantôt menaçant. Il faut bien que nos manufacturiers croient à un changement inévitable et prochain dans notre situation économique, puisqu’ils font de tels efforts pour dominer la volonté des pouvoirs publics.

En 1834, les alarmes de celles de nos industries que protège la prohibition ou un droit prohibitif, n’étaient éveillées que par la concurrence de l’Angleterre. Dans l’enquête à laquelle procédait alors le gouvernement français, le nom de la Belgique fut à peine prononcé, et un seul manufacturier, un fabricant de draps, depuis ministre, M. Cunin-Gridaine, parut redouter sérieusement les produits similaires de ce pays. Aujourd’hui, nos grands industriels, rassurés du côté de l’Angleterre par les conséquences d’un dissentiment national, tournent toutes leurs batteries contre la Belgique. Si le gouvernement cède à cette pression des intérêts privilégiés, c’en est fait de notre avenir commercial. La rupture des négociations entamées avec la Belgique signifiera qu’il n’y a plus de traité ni d’alliance de commerce possible entre la France et les états placés dans son rayon.

On doit reconnaître que les circonstances extérieures favorisent jusqu’à un certain point la réaction que les industries coalisées entreprennent, à la dernière heure, contre le mouvement des esprits. En dehors de la France, le monde se fait prohibitif. La manie de l’industrie manufacturière et du système protecteur qui en accompagne les débuts semble gagner aujourd’hui tous les peuples. La Russie, qui avait dans ses laines, dans ses blés et dans ses bois d’inépuisables moyens d’échange, convertit les grains en eaux-de-vie, élève des filatures, se met à tisser la laine et la soie, et, pour donner une prime à ses manufactures naissantes, renforce les prohibitions déjà écrites dans son absurde tarif. Les États-Unis, qui approvisionnaient l’Europe de coton et de tabac, et qui étaient, comme la Russie, une immense manufacture de matières premières, viennent de décréter, dans l’intérêt des ateliers et des usines de la Nouvelle-Angleterre, un tarif qui élève les droits de douane à la limite moyenne de 30 pour 100. En Allemagne pareillement, l’intérêt manufacturier a prévalu sur l’intérêt agricole, en attirant à lui les capitaux et en faisant restreindre par les tarifs de douane le mouvement des importations. Tout récemment, le congrès de l’union allemande, réuni à Stuttgard, vient, à l’instigation de la Prusse, d’augmenter de plus de 60 pour 100 les droits établis sur les étoffes de laine et sur les mélanges de laine et coton importés de l’étranger. L’Angleterre enfin, tout en exposant, par une tentative hardie, ses produits manufacturés à la libre concurrence, persiste à couvrir son agriculture, base de son aristocratie, d’une protection qui ferme les ports du royaume-uni aux blés de la mer Noire, de la Baltique et des États-Unis. La France elle-même, en rehaussant le tarif des lins et des toiles par l’ordonnance du 28 juin 1842, a donné un encouragement positif aux partisans et aux protégés du système industriel introduit chez nous dans les plus mauvais jours de la restauration.

Ce sont là de puissans renforts, il faut l’avouer, pour les prétentions de ces industries qui, disposant de la majorité dans les deux chambres ainsi que dans le corps électoral, y combattent, avec toute l’âpreté de l’égoïsme, pour le maintien d’une législation qui opprime le pays. Et si les hommes d’état, trop peu nombreux, qui sont d’avis d’ouvrir quelques brèches dans la triple enceinte de la prohibition, n’invoquaient aujourd’hui d’autres argumens que ceux que la science économique fournit, on ne doit pas se dissimuler qu’ils échoueraient encore, comme ils échouent depuis dix ans, devant le concert des industries féodalement constituées. Celles-ci vaincraient sans peine la rhétorique d’un ministre, puisqu’elles sont parvenues à étouffer les cris de détresse poussés dans nos départemens méridionaux par les producteurs de vins et de spiritueux, à qui notre système commercial interdit les débouchés extérieurs.

Il n’y a que la nécessité politique qui puisse faire violence à un ordre de choses aussi compacte, et amener la réforme de nos tarifs. Les progrès de la raison publique sont d’un faible secours pour lutter contre des intérêts fortement organisés ; nous l’avons suffisamment éprouvé. Mais lorsque la sécurité, la puissance ou l’avenir du pays est engagé dans une combinaison qui doit avoir pour effet d’abaisser les barrières de douanes, alors les résistances s’affaiblissent ; il n’y a plus que les mauvais citoyens qui puissent persister dans leur opposition.

La nécessité qui existe pour la France de former des associations commerciales avec les états voisins est plus évidente et plus impérieuse que jamais. L’union allemande, après s’être étendue jusqu’au duché de Brunswick, et après avoir décidé, ou peu s’en faut, l’accession du Hanovre, englobant déjà tout l’espace compris entre le lac de Constance et la Baltique, entre les frontières de la France et les frontières actuelles de la Russie, empiète maintenant sur le terrain de nos alliances, nous donne des inquiétudes sur la fidélité de la Belgique et de la Suisse, et se fait faire, par le gouvernement belge ainsi que par une minorité des cantons, des avances que la Prusse tout au moins ne se propose pas de dédaigner long-temps.

La première conséquence de l’association prussienne a été la prépondérance acquise au nord de l’Allemagne sur le midi, à l’intérêt manufacturier sur l’intérêt agricole, aux tendances réactionnaires sur les idées libérales, à l’influence de Berlin sur l’influence de Paris. L’unité allemande, ce rêve d’un patriotisme extatique, a pris corps entre les mains et au profit de la Prusse. C’est sous la forme de la domination prussienne que cette pensée se présente aux populations. La suprématie de la Prusse s’est substituée, dans la confédération germanique, à celle de l’Autriche, qui s’est rejetée sur l’Italie. La Prusse a donné, aux états que l’association comprend, son système de douanes et son unité monétaire ; elle les fait entrer en partage de ses revenus, négocie pour eux avec l’Europe, leur ouvre un accès à la mer, et leur communique l’ambition remuante dont elle est animée : en un mot, elle leur a donné ses passions avec ses intérêts, et l’Allemagne n’est plus pour la Prusse qu’un instrument.

L’union allemande a remédié aussi, dans une certaine mesure, au vice de la position géographique que le congrès de Vienne avait faite au royaume prussien. Les provinces rhénanes se trouvent plus étroitement rattachées à la monarchie de Frédéric-le-Grand, depuis qu’il n’y a plus de barrières commerciales entre le Rhin, l’Elbe et la Sprée. Si l’on n’y prend garde, le provisoire deviendra bientôt définitif, et la position militaire que la Prusse avait été chargée de garder, deviendra le point d’attaque de l’Allemagne tout entière contre nous.

Les neuf années qui viennent de s’écouler depuis l’établissement de l’union ont été employées par la Prusse à se rendre invulnérable, et à établir son ascendant. La politique de ce gouvernement a été la même que celle de Philippe de Macédoine, qui se préparait, en ralliant sous son autorité les républiques de la Grèce, à porter la guerre en Asie. Après le mouvement de concentration, le mouvement d’agression est venu. La Prusse travaille désormais à répandre l’influence germanique au dehors, elle lutte par sa politique industrielle avec l’Angleterre, et par sa politique commerciale avec la France. L’attaque qu’elle dirige contre nous a tous les caractères d’une invasion ; elle cherche à déborder la France par ses ailes, et, tandis qu’elle nous oppose en front la masse de l’union allemande, elle cherche à s’établir, par des traités ou par des associations de commerce, à notre droite en Suisse et à notre gauche en Belgique, à la naissance du Rhône et aux bouches de l’Escaut. Si l’Angleterre s’inquiète des manœuvres de la Prusse, et si le cabinet de Londres ne croit pas pouvoir les contreminer autrement qu’en resserrant son alliance avec l’Autriche, quelle ne doit pas être notre sollicitude, à nous qui pouvons nous trouver atteints dans notre situation politique et non pas seulement dans nos intérêts !

Il est bien temps pour la France d’opposer une digue à cette invasion. Dans l’intérêt de l’Europe comme dans le nôtre, l’association allemande ne doit pas rester sans contrepoids. Il faut constituer aussi l’unité française, et cela ne peut se faire qu’en nous associant plus étroitement, par la lutte commerciale, les peuples que Napoléon avait menés avec nous aux combats.

L’union du midi, qui n’était en 1837 qu’une vue d’avenir, devient ainsi une nécessité présente ; on ne tardera pas à reconnaître qu’il entre dans la mission de la France de l’accomplir, avant que la guerre vienne encore une fois changer le cours de nos destinées.

Jusqu’à cette heure, le gouvernement français ne s’est préoccupé sérieusement que de l’union commerciale de la France avec la Belgique. Les négociations ouvertes entre les deux cabinets, en vue de cette association intime, remontent à l’année 1835 ; depuis, elles n’ont jamais été abandonnées. La France les reprit pendant le ministère du 22 février. Le ministère qui suivit, dans l’espoir de se recommander à l’opinion publique par un acte éclatant, voulut continuer cette œuvre avec plus de vigueur que sa politique extérieure n’en comportait. Un projet de traité fut communiqué au gouvernement belge, ou plutôt au roi Léopold. Ce plan émanait, dit-on, de M. Duchâtel, alors ministre des finances, et tranchait la question de la manière la plus absolue. Point de demi-mesure ni de régime transitoire : l’union commerciale des deux pays était purement et simplement prononcée. Dans les moyens d’exécution, la prépondérance la plus décidée était assurée au système français, et, comme ce projet a pu servir de base aux négociations ultérieures, nous en indiquerons sommairement les principales dispositions

1o Les lignes de douanes belges et françaises, qui existent à la frontière entre les deux royaumes, devaient être entièrement supprimées. Les autres lignes qui, du côté de la Belgique, couvrent les frontières maritimes et séparent ce royaume des pays étrangers, devaient être maintenues et réorganisées pour garder le territoire commun de l’association.

2o Les tarifs qui règlent aujourd’hui en France la perception des droits de douane et de navigation, devaient être promulgués en Belgique pour devenir exécutoires sur les lignes conservées.

3o Les droits d’accise, de timbre, etc., qui frappent les marchandises importées en Belgique, devaient être supprimés et remplacés par notre système d’impôts indirects ; mais les débitans de boissons ne devaient pas être soumis à l’exercice.

4o Les brevets d’invention n’avaient de force que pour celui des deux royaumes qui les avait délivrés. La propriété littéraire était garantie de part et d’autre, et l’on prohibait la réimpression des ouvrages qui n’étaient pas tombés dans le domaine public. Un code uniforme pour les deux royaumes devait protéger cette propriété.

5o Les navires français devaient être traités dans les ports de la Belgique comme les navires belges, et réciproquement. Toutefois, chacun des gouvernemens réservait à ses propres navires le droit exclusif : 1o de faire le cabotage d’un port à l’autre de son territoire ; 2o d’opérer les transports entre la métropole et ses colonies, et vice versa ; 3o de jouir, pour la pêche côtière ou au long cours, des primes ou immunités promises par les lois.

6o L’uniformité des droits d’entrée, de sortie, de transit et de navigation ne devait pas exclure les perceptions locales qui, sans nuire au but commun, résulteraient des nécessités reconnues par la législation de l’un des deux pays, et qui seraient également appliquées aux citoyens ou aux produits de toute l’association.

7o Chacune des parties contractantes se réservait de maintenir dans ses ports l’exécution des traités de navigation et de commerce qu’elle aurait déjà contractés avec des puissances tierces ; mais, pour l’avenir, la France et la Belgique ne devaient contracter que d’un commun accord les traités dont l’effet pouvait être de modifier le produit ou la quotité des droits mis en commun.

8o La navigation intérieure sur les canaux et les rivières devait être réciproquement libre aux citoyens des deux états, sans qu’ils eussent à payer aucune surtaxe ou droit spécial dont les régnicoles seraient affranchis.

9o Le monopole de la fabrication et de la vente du tabac, ainsi que la taxe de consommation du sel, étaient mis en commun.

10o Les fils et tissus de coton, autres que français et belges, étaient prohibés.

11o Le produit des recettes communes, par application des tarifs de douane et des monopoles, devait être partagé entre les deux royaumes, proportionnellement à leur population.

12o Il devait être interdit immédiatement aux villes ou communes des deux états de percevoir à titre d’octroi, sur aucune denrée ou marchandise, des taxes plus élevées que les droits de douanes à l’importation ou que les taxes de consommation à l’intérieur.

13o Les poids, mesures et monnaies décimales, selon le système suivi en France, devaient être observés en Belgique.

14o Toutes les dépenses du service des régies, les remises et remboursemens de droits devaient être prélevés sur les recettes brutes de l’association.

15o Les lois et règlemens, qui ont été rendus en France pour assurer le maintien des tarifs ainsi que pour réprimer les tentatives de fraude, devenaient exécutoires en Belgique ; les lois et ordonnances à rendre ultérieurement pour modifier les tarifs et pour changer les règlemens d’application devaient être concertées entre les deux gouvernemens. Mais comme il paraissait impossible que les deux législatures délibérassent séparément sur les mêmes projets, la Belgique déférait à la France le vote définitif. En conséquence, les lois promulguées en France étaient rendues exécutoires en Belgique par le roi des Belges, sauf à saisir la commission mixte des objections et des réserves qui devaient faire l’objet d’un examen ultérieur.

16o Les diverses régies qui, en Belgique, perçoivent les impôts mis en commun par le traité devaient être réunies aux administrations générales de France, chacune selon la nature de ses attributions, et toutes les parties de service, qui seraient maintenues en Belgique à la garde des frontières ou à la perception des taxes mises en commun, devaient relever directement des administrations générales de France, qui les dirigeraient et les surveilleraient.

Les commissions d’emploi délivrées par les administrations générales de France pour la partie belge du territoire commun devaient l’être au nom du roi des Belges, et les titulaires ne pouvaient s’en prévaloir qu’après l’agrément de sa majesté.

17o Tous les receveurs des régies de l’association devenaient comptables du trésor royal de France et justiciables de notre cour des comptes. Les règles établies en France pour autoriser la mise en jugement des fonctionnaires publics devenaient communes aux employés de tous grades dans l’association, et l’application de ces règles ne pouvait avoir lieu que sur l’avis du conseil d’état français.

18o Les instances judiciaires devaient être portées devant les juges de paix de première instance ou d’appel de celui des deux royaumes sur le territoire duquel le litige aurait pris naissance ; mais, pour assurer l’unité de jurisprudence et afin de prévenir tout conflit, le pourvoi devait être porté devant la cour de cassation de France. Chacune des parties contractantes se réservait l’exercice du droit de grace ou de commutation.

19o Pour l’exécution du traité, on formait une commission mixte et permanente de huit membres, dont quatre nommés par le roi des Belges et quatre par le roi des Français. La présidence devait être dévolue successivement, par trimestre et par rang d’âge, à chacun d’eux ; la voix du président était prépondérante en cas de partage. La commission devait connaître 1o des plaintes relatives à l’exécution du traité, 2o de toute demande en modification des tarifs ou règlemens, 3o de la répartition définitive des recettes et dépenses communes, 4o des bases sur lesquelles seraient établis les traitemens, etc.

20o La convention était conclue pour dix années ; mais elle devait rester ensuite en vigueur tant que l’une des parties contractantes n’aurait pas, dix-huit mois à l’avance, notifié qu’elle entend s’en dégager.


À la simple inspection des bases proposées par la France, on comprend que la Belgique ait élevé des objections ; son indépendance n’était pas suffisamment respectée. Ces objections prirent bientôt une forme si âpre et si radicale, qu’il fallut rompre les négociations ; quelques jours plus tard, le ministère du 6 septembre était dissous. Le ministère du 15 avril pencha d’un autre côté, et se vit d’ailleurs absorbé par les luttes parlementaires. Le ministère du 12 mai, n’eut pas le temps de songer à autre chose qu’aux embarras que lui suscitèrent les évènemens de l’Orient. Le ministère du 1er mars avait fait à la Belgique des ouvertures qui pouvaient amener la conclusion de cette grande affaire, lorsque le traité du 15 juillet survint, et sembla pour un temps substituer en Europe les chances de la guerre aux combinaisons qui reposaient sur la durée de la paix.

Le ministère actuel a par deux fois entamé des pourparlers avec le gouvernement belge ; mais il l’a fait jusqu’à présent sans avoir de résolution prise, et comme on tourne autour d’une idée que l’on n’a pas envie de serrer de près. À pareille époque, il y a un an, des commissaires désignés par les deux gouvernemens étaient réunis à Paris. Les commissaires belges avaient pour instructions de ne se prêter à l’union de douanes qu’à la dernière extrémité, mais d’insister pour une large réduction dans les tarifs du côté de la France ; ils déclaraient en même temps que les tarifs de la Belgique étaient trop peu élevés pour que des réductions équivalentes devinssent possibles de leur côté. Les instructions données aux commissaires français étaient encore plus dérisoires. On leur avait dit : « N’admettez l’union de douanes dans aucun cas, et ne faites pour un traité de commerce que d’insignifiantes concessions. » Les négociateurs ayant ainsi les mains liées de part et d’autre, il ne faut pas s’étonner si les négociations furent sans résultat.

La force des choses bien plus que la volonté des hommes a fait faire aux deux gouvernemens un grand pas vers l’union de douanes en déterminant la convention du 16 juillet 1842. La Belgique jouit maintenant d’un tarif différentiel, à l’entrée en France, pour les houilles, pour les fontes, pour les toiles et pour les fils de lin. Pour compléter ce régime de faveur, il ne resterait plus qu’à admettre aussi, par privilége sur les provenances similaires des autres nations, les draps et les fers. Mais alors les produits belges seraient privilégiés en France, tandis que les produits français ne seraient pas privilégiés en Belgique. Le cabinet de Bruxelles a suffisamment prouvé, par la manière dont il a interprété la convention du 16 juillet, qu’il n’entendait pas augmenter, dans une proportion sérieuse la part que nous prenons à l’approvisionnement du pays. Ainsi, l’union existerait à l’avantage à peu près exclusif d’une seule des parties contractantes ; nous en supporterions les charges, et nous n’en recueillerions pas les profits. Évidemment, le régime établi par la convention du 16 juillet ne saurait être envisagé que comme un régime de transition.

Cette logique de la situation finira sans doute par se faire accepter. En ce moment, les négociations se rouvrent. On les entame, de part et d’autre, sans un goût bien prononcé pour la solution, s’il est vrai que le ministère belge ait sollicité des concessions auprès du congrès allemand de Stuttgard, en laissant apercevoir son éloignement pour la France, et que dans le sein du ministère français une majorité peu douteuse se prononce contre le principe ou contre l’opportunité de l’union. Mais il n’en est que plus remarquable de voir la question se poser d’elle-même, pour ainsi dire, et les gouvernemens traînés, malgré eux, à la remorque du vœu national.

Ce vœu se trouve, dit-on, énergiquement représenté dans les hautes régions de la politique par le roi Louis-Philippe et par le roi Léopold. Et peut-être l’impulsion persévérante des deux princes n’est-elle pas étrangère à ces délibérations que leurs gouvernemens reprennent sans cesse, sans vouloir ou sans pouvoir les conduire jusqu’au dénouement. On aurait tort d’en prendre ombrage ; il n’y a là qu’un accident heureux pour la cause de l’association. L’initiative peut venir de ce côté, lorsque la décision et la responsabilité sont ailleurs. Félicitons-nous plutôt de ce que l’intérêt dynastique se confond ici avec l’intérêt commun aux deux peuples, de ce que deux rois, par un phénomène bien rare, s’inspirent de l’esprit et des nécessités de leur temps.

On a vu jusqu’ici par quelles fautes et par quelles faiblesses les cabinets de Paris et de Bruxelles ont retardé, sinon compromis, la conclusion de l’union commerciale. Il reste à se rendre compte des obstacles qu’elle a pu rencontrer en dehors des dispositions propres à chaque gouvernement.

Ces obstacles se réduisent à trois principaux : à l’étranger, la diplomatie avec ses prétentions et avec ses menaces ; en Belgique, les préjugés et les appréhensions politiques ; en France, les alarmes, les clameurs et les intrigues des grandes industries. Il convient d’examiner séparément, et sans se laisser imposer par les apparences, chacune de ces difficultés.

I.

Le traité conclu à Londres le 15 novembre 1831 entre les cinq grandes puissances, et qui constitue définitivement le royaume belge, porte à l’article 7 : « La Belgique, dans les limites indiquées aux articles 1, 2 et 4, formera un état indépendant et perpétuellement neutre ; elle sera tenue d’observer cette neutralité envers tous les autres états. »

Aux termes de l’article 9 de la convention préliminaire signée à Londres le 26 juin 1831, l’obligation était réciproque : « Les cinq puissances, sans vouloir s’immiscer dans le régime intérieur de la Belgique, lui garantissaient cette neutralité perpétuelle, ainsi que l’intégrité et l’inviolabilité de son territoire. »

Cet état perpétuel de neutralité, que les puissances ont imposé à la Belgique et auquel la Belgique a souscrit, interdit-il aux Belges les alliances pacifiques que peut leur commander l’intérêt de leur commerce ou de leur industrie ? Voilà toute la difficulté. Dans l’ordre des précédens diplomatiques comme dans la nature des choses, il nous semble que le droit de la Belgique ne peut pas faire question.

La neutralité est un état de choses constitué en vue de la guerre, et dont les conséquences ne sauraient s’étendre jusqu’aux relations formées en vue de la paix. « La neutralité, dit Vatel, se rapporte uniquement à la guerre ; ceci n’ôte point à un peuple la liberté, dans ses négociations, dans ses liaisons d’amitié et dans son commerce, de se diriger sur le plus grand bien de l’état. Quand cette raison l’engage à des préférences pour des choses dont chacun dispose librement, il ne fait qu’user de son droit. » Vatel va même si loin dans l’opinion qu’il a de la liberté des états neutres, qu’il leur reconnaît la faculté de contracter des alliances défensives, et il cite à ce propos les Suisses, qui fournissaient des troupes à la France sans cesser pour cela de vivre en paix avec le continent européen.

Les puissances signataires du traité de novembre 1831 l’ont interprété elles-mêmes dans ce sens lorsqu’elles ont décidé, par la convention du 16 décembre 1831, qu’en conséquence de la neutralité garantie à la Belgique, les forteresses élevées contre la France après 1815 devraient être démolies. Elles ont voulu que la Belgique, étant considérée comme un état neutre, fût un pays ouvert. Par là, elles ont limité et défini la portée de cette obligation. Elles ont lié très explicitement la Belgique pour ce qui est de la guerre, et l’ont laissée implicitement libre pour tout ce qui tient à la paix.

Sans doute la France a fait une grande faute, en admettant même dans ces limites les restrictions apportées à l’indépendance d’un peuple voisin. Il était visiblement absurde, quand on déclarait la Belgique libre, de lui refuser toute personnalité, de lui contester le droit qu’a le plus petit état en ce monde de choisir ses alliés et ses ennemis. Il était souverainement imprudent, quand la France renonçait à s’incorporer la Belgique, de concéder qu’une nation, qui est naturellement notre alliée la plus intime, qui a besoin de notre appui, et dont l’indifférence seule serait pour nous une inquiétude, pût être séparée à jamais de notre action. On acceptait ainsi l’impossible, et les évènemens l’ont déjà prouvé. Il a fallu par deux fois, lorsque l’Europe contemplait passivement l’invasion hollandaise, que la France couvrît la Belgique de son armée et pour ainsi dire de son corps. Mais la situation apparente est telle que, si l’on s’en tenait à la lettre des traités, au lieu de gagner à la séparation qui s’est violemment accomplie entre les deux parties de l’ancien royaume des Pays-Bas, nous y aurions perdu la possibilité d’une forte alliance et la liberté de nos mouvemens.

Telle qu’elle est cependant, la neutralité de la Belgique ne doit pas faire obstacle à son union commerciale avec la France. L’association de leurs douanes paraît au contraire le seul moyen de remédier aux conséquences les plus fâcheuses de cette neutralité, sans la violer. En effet, elle rapprocherait, par une étroite alliance d’intérêts, deux nations qui ne peuvent pas rester isolées l’une de l’autre ; et cela sans rendre leur union hostile ni menaçante pour l’être de raison que l’on est convenu d’appeler l’équilibre européen.

Il faut reconnaître que cette association aura nécessairement pour effet de rendre l’influence française prépondérante à Bruxelles, et réciproquement de faire que la voix du gouvernement belge soit plus écoutée à Paris. Mais cela est dans l’ordre naturel des relations politiques, et nous ne voyons pas en quoi la prédilection des deux peuples l’un pour l’autre détruirait, comme l’a prétendu un journal anglais, le Morning-Herald, cette neutralité qui est l’œuvre artificielle de la diplomatie. L’influence est un fait purement moral, sur lequel les traités ne peuvent rien et qui résulte librement du penchant des nations, des affinités politiques, des intérêts communs, des services rendus. Les Prussiens, qui secondèrent en 1831 la marche du prince d’Orange sur Bruxelles, n’ont pas apparemment la prétention de mériter la reconnaissance des Belges au même degré que les Français, à l’approche desquels l’armée du prince d’Orange se retira.

Au surplus, il est trop tard pour réclamer. Le jour où les grandes puissances de l’Europe n’ont pas cru devoir ou pouvoir s’opposer à l’alliance intime que le roi des Belges a contractée avec la famille du roi des Français, ce jour-là elles ont souscrit à l’influence que la France exerce légitimement en Belgique. ; elles ont compris, elles ont admis que les liens pour ainsi dire personnels aux deux pays devaient être cimentés et rendus durables ; l’Europe aurait donc aujourd’hui bien mauvaise grace, après avoir assisté, l’arme au bras, au mariage du roi Léopold avec une princesse de la maison d’Orléans, à se plaindre de ce que, le commerce belge faisant alliance avec le commerce français, la dépendance mutuelle va se resserrer.

En garantissant la neutralité de la Belgique, les puissances signataires du traité de Londres ont renoncé formellement à s’immiscer dans son régime intérieur. C’est ce qu’elles feraient cependant, si elles prétendaient interdire à la Belgique de traiter avec la France de la suppression de leurs douanes intérieures, comme la Prusse a traité dans le même but avec les états allemands. L’établissement, la modification ou même la suppression des tarifs est une prérogative essentielle de la souveraineté. On ne pourrait pas la contester au gouvernement belge sans détruire en même temps cette indépendance que les traités lui ont aussi reconnue. On donnerait raison à cette plainte d’un journal d’Anvers, qui s’écriait : « La neutralité est devenue, pour la Belgique, comme un cordon sanitaire, qui la retranche violemment des autres peuples producteurs et commerçans ! »

L’assimilation que nous établissons entre l’union franco-belge et l’association prussienne, a été combattue par les feuilles qui servent d’organes aux cabinets étrangers. La Gazette d’Augsbourg, entre autres, a présenté cet argument qui est à peine spécieux : « Dans l’Allemagne fédérativement constituée, l’union douanière est une institution nationale intérieure, parce qu’elle n’introduit pas de nouveaux élémens dans la configuration politique de l’Europe ; mais une réunion dans le même sens entre la Belgique et la France et en général toutes les réunions en dehors des nationalités seraient des agrandissemens politiques déguisés sous le nom d’intérêts commerciaux, et par conséquent un véritable escamotage de l’équilibre européen. »

Le droit des gens ne reconnaît pas de nationalités idéales ou collectives. Les états de la confédération germanique se sont associés pour leur défense commune ; mais en dedans de cette association, chacun d’eux forme un état parfait, se gouvernant par ses propres lois, ayant sa nationalité et sa souveraineté. La nationalité du Wurtemberg, par exemple, n’est pas celle de la Prusse ; la Saxe est indépendante de la Bavière, et chacun de ces gouvernemens, dans son administration intérieure, ne relève que de lui seul. Nous conviendrons, si l’on veut, que les rapports des états confédérés entre eux, la mise en commun de certains intérêts, et l’identité de langage, ont préparé et facilité leur union commerciale ; mais c’est là une observation de fait, et non une raison de droit.

L’union prussienne n’est point la conséquence nécessaire de la confédération germanique, car plusieurs des états politiquement confédérés restent en dehors de l’association commerciale : nous citerons l’Autriche, le Hanovre, le Brunswick. On sait d’ailleurs que l’union actuelle s’est formée par l’agrégation de deux unions rivales qui avaient leur centre, l’une au nord de l’Allemagne, et l’autre au midi. Enfin la constitution du corps germanique n’interdit à aucun des états que la Prusse a groupés sous son influence, de renoncer à l’union prussienne pour s’associer commercialement à l’Autriche, à la Hollande ou même à la France. Ce qu’un état de l’Allemagne a la liberté de faire, pourquoi la Belgique ne le ferait-elle pas ? Et si la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, n’ont pas craint d’être absorbés par la Prusse en lui donnant le premier rang dans une alliance commerciale, pourquoi verrait-on, dans une semblable association de la Belgique avec la France, un agrandissement de territoire déguisé ?

L’union franco-belge n’est pas populaire en Europe, nous le savons. Il paraît même que l’opposition des puissances s’est manifestée par des notes diplomatiques adressées au cabinet de Bruxelles, sinon au cabinet des Tuileries. Mais cette résistance, si elle existe encore au même degré, a cessé d’être active. Les protestations des journaux anglais et des feuilles allemandes vont s’affaiblissant tous les jours. Quant aux cabinets, ils ont dû comprendre que leur résistance pourrait intéresser le sentiment national en France et en Belgique à la conclusion d’une négociation qui s’est renfermée jusqu’à présent dans le cercle des intérêts matériels. Ils se résignent donc en apparence, n’ayant pas les moyens d’empêcher.

Depuis quelques mois, la partie diplomatique de la question semble avoir perdu de sa gravité. Par un motif ou par un autre, l’Allemagne a provisoirement repoussé, malgré l’appui qu’elles ont reçu du cabinet prussien, les avances qui lui étaient faites par le gouvernement belge. Pour toute concession à la Belgique, le congrès douanier de Stuttgard s’est contenté de ne pas aggraver les droits établis à l’importation des fers. L’association allemande a déclaré par là que, s’il lui répugnait de prendre des mesures qui fussent hostiles à l’industrie belge, elle n’avait ni disposition ni intérêt à un rapprochement plus étroit. Par là aussi, on a signifié à la Belgique qu’elle n’avait plus le choix de ses alliances commerciales, et que la France était désormais son unique port de salut.

Quant à l’Angleterre, nous croyons qu’elle observe avec anxiété le progrès des négociations, moins pour les contrarier que pour stipuler ses intérêts dans la nouvelle combinaison au moment opportun. Le gouvernement britannique ne peut plus avoir d’objections contre l’association commerciale de la France avec la Belgique, si le gouvernement français adoucit en même temps nos tarifs en faveur des produits anglais. Le ministère du 1er mars avait fait marcher de front un traité de commerce avec l’Angleterre, et l’union commerciale avec la Belgique. C’est par une semblable combinaison que l’on aplanira les obstacles qui peuvent venir de ce côté.

L’Angleterre ne doit pas s’attendre à voir les nations qui peuplent le continent européen demeurer perpétuellement isolées les unes des autres. L’union allemande a donné le branle, et dans les autres races civilisées, en dépit des frontières politiques, les intérêts homogènes ne tarderont pas à se grouper. Il est impossible que les peuples de la péninsule italienne ne finissent pas par s’entendre pour supprimer les barrières de douanes qui les rendent étrangers les uns aux autres. L’Espagne s’unira nécessairement, dans les mêmes vues, au Portugal ou à la France. L’Autriche pourra bien s’assimiler tous les états danubiens, depuis la Bavière jusqu’à la Valachie et jusqu’à la Bulgarie. La France, en travaillant à réunir sous sa bannière commerciale les peuples voisins qui gravitent naturellement vers elle, ne fait donc que ce qui se fera tôt ou tard dans tous les grands centres européens ; l’Angleterre doit en prendre son parti.

L’union commerciale de la France avec la Belgique sera un symptôme de plus de la révolution qui s’accomplit dans les rapports des états européens. Ce changement, qui promet de leur être avantageux, tournera-t-il à l’avantage ou au détriment de l’Angleterre ? l’avenir seul nous l’apprendra. Ce qui paraît dès aujourd’hui certain, c’est que les rapports de cette puissance insulaire avec les nations du continent en seront positivement simplifiés ; au lieu d’avoir à négocier avec cinquante potentats grands ou petits, elle traitera avec cinq ou six associations, dont la plupart auront intérêt à lui ouvrir leurs marchés. La politique anglaise a considéré l’union des états allemands comme un fait avantageux en principe à son commerce ; elle n’a réclamé que contre l’exagération des tarifs. Son attitude sera naturellement la même à l’égard des associations que l’on peut déjà pressentir. Le monde politique s’accommode toujours des combinaisons qu’il considère comme des faits accomplis.

II.

La révolution de 1830 a émancipé la Belgique ; mais c’est la conférence de Londres qui l’a constituée. Les Belges ont les qualités qui font les peuples libres, le courage, l’intelligence, l’application au travail ; mais le malheur de leur situation a voulu qu’ils dépendissent, à toutes les époques de leur histoire, du bon ou du mauvais vouloir de la diplomatie, qui les a toujours sacrifiés aux prétendues nécessités de l’équilibre européen[3]. Le royaume de Belgique, tel que l’a délimité le traité des 24 articles, ne peut pas se suffire à lui-même, et il n’a aucune des conditions de la durée. Militairement et commercialement, il est ouvert à toutes les invasions. Sur les neuf provinces qui le composent, sept sont des provinces frontières, et il a plus de deux cents lieues à garder[4] ; d’où il suit que la Belgique ne peut se défendre ni de la guerre ni de la contrebande. « La fraude se commet d’une manière scandaleuse, » s’écrie M. Delahaye dans la chambre des représentans. « Notre position géographique, dit nettement la chambre de commerce de Bruxelles, ne nous permet point de conserver exclusivement notre marché. »

Pour remédier aux défauts géographiques de sa position, les puissances ont décidé que la Belgique serait un état perpétuellement neutre. Politiquement, cette neutralité n’est pas une sauvegarde, et ne dispense pas les Belges, comme on voit, d’entretenir une armée. Au premier conflit qui éclatera en Europe, le territoire compris entre la Meuse et l’Escaut sera nécessairement envahi ; car en cinq ou six marches une armée ennemie peut le traverser. On ne respectera pas plus la Belgique que l’on n’a respecté la Suisse en 1815, et il restera prouvé que c’est une prétention insensée que celle de vouloir régler par des conventions diplomatiques ce qui se pratiquera dans l’état de guerre, dans un régime d’exception qui met la force à la place du droit, et qui a précisément pour effet de suspendre le cours des traités.

La situation de la Belgique n’est pas moins difficile sous le rapport commercial. Placée entre les trois grands centres industriels de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne, si elle veut s’isoler des uns et des autres, il faut qu’elle lutte contre tous les trois par un effort gigantesque, ou qu’elle se résigne à être le champ de bataille où leurs produits viendront se rencontrer. Pour la Belgique réduite à ses propres forces, il n’y a pas d’autre alternative : elle doit être une serre-chaude industrielle ou un entrepôt ; choisir entre les systèmes également absolus de la prohibition ou de la liberté.

Il y a déjà douze ans que la Belgique oscille entre ces deux systèmes, et les essais qu’elle a faits pour élargir son isolement n’ont abouti qu’à démontrer qu’elle s’agitait dans un état contre nature, dont il lui importait de sortir à tout prix. Il demeure évident que la Belgique ne peut pas vivre comme la Hollande, comme les villes anséatiques ni comme la Suisse : car la Hollande a une marine, des colonies et un commerce étendu qui est l’héritage de son ancienne splendeur ; derrière les villes anséatiques est l’Allemagne, qui leur ouvre d’immenses débouchés ; quant à la Suisse, c’est encore moins un entrepôt de marchandises qu’un carrefour ouvert aux voyageurs de tous les pays. Mais vouloir allier l’activité du commerce avec le mouvement de l’industrie, quand on n’a ni marine, ni colonies, ni débouchés naturels sur le continent, c’était se proposer un problème vraiment insoluble ; de là, le malaise, le découragement dans lequel la Belgique est tombée.

De 1833 à 1842, le travail et la richesse n’ont pas cessé d’être en progrès dans les provinces belges. Le mouvement des importations et des exportations réunies s’est élevé de 300 millions de francs à 364 millions, soit d’un cinquième en huit ans, et cependant les embarras du pays restent les mêmes. Les cris de détresse s’élèvent de toutes les provinces. « Je demanderai, dit un député, M. Deschamps, quelle est l’industrie, excepté celle de l’agriculture, qui soit encore debout. » — « Le pays souffre, ajoute M. Dedecker, non depuis quelques mois, mais depuis des années ; il faut qu’il y ait à ces souffrances des causes radicales et permanentes. »

C’est afin de découvrir et de constater ces causes, que la chambre des représentans ordonna une enquête parlementaire en 1840. Dans l’opinion de ceux qui l’avaient proposée, le mal venait, non pas de ce que la Belgique se trouvait politiquement et commercialement séparée du reste de l’Europe, mais bien de ce que le pays manquait de débouchés lointains. « Ce qui nous manque, c’est le commerce, disait M. Devaux. » — « La navigation, ajoutait M. Dumortier, est chez nous à créer[5]. » — « Ce qui reste à faire, concluait M. Deschamps, c’est un large commerce d’exportation vers les pays lointains. » La commission d’enquête se transporta dans les principales villes de la Belgique ; elle interrogea les commerçans, les manufacturiers, les agriculteurs ; et les conclusions exposées par ces hommes pratiques se trouvèrent tout autres que les hypothèses chimériques auxquelles s’était à peu près ralliée la chambre des représentans. Les auteurs de la proposition voulaient mettre la Belgique en rapport avec les deux Amériques, avec l’Inde, avec la Chine, et faire naître une marine nationale en établissant en sa faveur des droits différentiels de navigation ; tandis que les industriels, dans chaque localité, jugeaient plus naturel et plus avantageux de rattacher la Belgique aux contrées limitrophes, et demandaient, les uns l’union avec la France, les autres l’union avec les états allemands.

À diverses reprises, des efforts puissans ont été faits en Belgique pour encourager l’exportation lointaine ; ces tentatives ont généralement avorté. Les sociétés commerciales instituées à Bruxelles, à Anvers et à Bruges, pour le placement des marchandises belges à l’étranger, ne paraissent pas avoir obtenu de brillans résultats. Le service de bateaux à vapeur établi par le gouvernement entre Anvers et New-York se réduit jusqu’à présent aux rares voyages du British Queen ; enfin, la colonie belge qu’il est question de fonder à Guatimala est encore à l’état de projet. Quand on veut établir de vastes relations d’échange avec les contrées lointaines, il est nécessaire d’avoir derrière soi des marchés d’égale importance, où l’on puisse écouler les denrées que l’on rapporte en retour. C’est là ce qui manque à la Belgique, encore plus que les commerçans et les matelots[6]. La Belgique n’est pas encore un pays de transit, quoiqu’elle tende à le devenir ; et elle ne sera jamais un pays d’entrepôt, tant qu’elle aura les produits de sa propre industrie à exporter.

L’exportation lointaine est pour ainsi dire le luxe du commerce ; le nécessaire, le pain quotidien se tire des échanges que fait une nation avec les peuples voisins. Sous ce rapport encore, les conseils provinciaux, les chambres du commerce et les industriels belges qui ont demandé l’union commerciale entre la Belgique et la France, ont fait acte de bon sens. Ajoutons qu’ils ont eu le juste sentiment des destinées de leur pays. Que l’on consulte le passé. La Belgique n’y apparaît jamais seule ni livrée à elle-même ; elle prend toujours quelque point d’appui au dehors. Tantôt elle forme une annexe des domaines que possède la maison de Bourgogne, tantôt elle appartient à l’Espagne, qui l’exploite et qui l’opprime ; tantôt elle relève de la maison d’Autriche, qui la fait servir à ses expériences de gouvernement ; tantôt elle se réunit à l’empire français, et, en dépit de la guerre qui ravage l’Europe, elle emprunte à cette union la plus magnifique comme la plus solide prospérité.

Les diplomates qui remanièrent l’Europe après la chute de Napoléon comprirent cette nécessité des choses. En arrachant la Belgique à la France, ils voulurent du moins l’associer à un autre royaume ; mais, en l’accouplant à la Hollande, ils ne firent pas même un mariage de raison. La Belgique fut blessée dans ses intérêts politiques, alors même que ses intérêts matériels étaient satisfaits. Aujourd’hui, ce sont les intérêts matériels qui souffrent, et voilà pourquoi les Belges, dans le besoin d’une alliance, consultent surtout les convenances du commerce et de l’industrie.

Ces convenances ne parlent pas moins haut que les considérations politiques en faveur de la France. Le peuple ne tergiverse pas là-dessus. Dans l’enquête, Bruxelles est la seule ville qui n’en parle pas, et Anvers la seule ville qui proteste. Les habitans de Gand, de Bruges, d’Ostende, de Courtray, de Saint-Nicolas, d’Ypres, de Louvain, de Tournay, de Mons, de Namur, de Verviers, la réclament à grands cris. Si Liége et Charleroy hésitent et regardent vers l’Allemagne, c’est uniquement, comme l’a dit un maître de forges, M. Dupont, parce qu’en demandant la suppression des douanes entre la Belgique et la France, ils croiraient émettre un vœu stérile, parce qu’il leur paraît impossible d’obtenir de la France une pareille concession.

Cette disposition universelle à l’alliance française est d’autant plus remarquable de l’autre côté de la frontière, que le gouvernement belge n’a rien épargné pour seconder la tendance opposée. Dès l’année 1831, M. Lebeau, étant ministre des affaires étrangères, disait à la chambre des représentans, dans les épanchemens d’une ambition naïve : « On dit que la France doit reprendre ses limites, et que les frontières du Rhin doivent appartenir ou à la France ou à la Belgique. Cette vérité sera sentie un jour, et les puissances européennes aimeront mieux nous donner ces frontières que de permettre que la France y porte ses drapeaux. » Plus tard, et lorsque la création d’un grand réseau de chemins de fer fut décrétée, le gouvernement belge se proposait principalement d’attirer à Anvers le transit de l’Allemagne, et de joindre l’Escaut au Rhin. « Vous savez, a dit un ministre, M. Desmaizières, dans l’enquête de 1840, qu’Anvers compte trouver en Allemagne une douzaine de millions de consommateurs de plus ; c’est aussi pour atteindre ce but que le chemin de fer a été fait. » Enfin, les encouragemens donnés à l’exportation maritime étaient une conséquence de ce rêve qui consistait à faire, du port que Napoléon avait créé avec l’or de la France, moins un port belge qu’un port allemand.

La direction que suit naturellement le commerce en Belgique, est jusqu’ici positivement contraire à ces tendances de ses hommes d’état. Elle n’a que des relations insignifiantes avec l’Allemagne, et tous ses rapports sont avec la France. En 1841, sur une exportation de 154 millions, la Prusse a reçu 12 millions de marchandises belges, et la France 64 millions. Notez bien que du côté de l’Allemagne, la Belgique rencontre des tarifs aussi hospitaliers que les nôtres le sont peu. L’association prussienne taxe faiblement les tissus de lin, de laine et de coton ; le droit sur les fers n’est que de 75 francs par tonneau, pendant qu’il s’élève, dans les tarifs français, à 206 francs. En un mot, si les produits belges ne tiennent pas une grande place dans la consommation de l’Allemagne, quoique le système des douanes semble les appeler, on doit supposer, ou qu’ils ne peuvent pas soutenir la concurrence des manufactures de la Prusse et de la Saxe, ou qu’ils ne répondent pas aux goûts allemands ; et s’ils pénètrent en France, malgré une législation qui a certainement été conçue dans des vues prohibitives, il faut croire qu’il y a dans ces échanges mutuels une nécessité qu’aucune combinaison politique ne permet d’éluder.

Voici, du reste, pour compléter la comparaison, le tableau du commerce extérieur de la Belgique avec les principales puissances pendant huit ans, depuis 1834 jusqu’à 1842.


IMPORTATIONS.
COMMERCE SPÉCIAL. — VALEUR EXPRIMÉE EN MILLIONS.
1834. 1835. 1836. 1837. 1838. 1839. 1840. 1841.
France 
31,9 29,7 33,9 35,5 41,7 37,6 39,8 43,4
Pays-Bas 
20,7 26,6 25,3 36,5 27,9 31,3 40,1 35,5
Prusse 
20,7 17,9 23,1 20,5 22,3 17,9 19,1 18,7
Villes anséatiques et Hanovre 
3,2 4,7 4,5 3,4 2,9 2,7 2,3 1,2
Russie 
4,1 10,0 6,1 8,1 9,5 10,2 7,4 13,6
Angleterre 
51,4 48,3 50,1 52,6 49,9 45,5 43,6 44,3
Espagne et Portugal 
2,9 3,1 2,9 3,3 2,9 3,2 2,5 1,8
Toscane et Deux-Siciles 
1,7 0,9 1,5 1,2 1,8 1,2 1,1 1,0
États-Unis 
18,6 8,5 18,0 14,4 14,1 7,6 20,1 19,3
Cuba 
9,3 6,7 3,8 5,4 5,8 5,3 10,5 8,2
Haïti 
4,1 2,9 3,8 4,0 5,5 4,8 4,8 2,5
Brésil, etc., etc. 
7,6 7,2 4,9 8,6 8,4 4,8 7,7 5,7
En tout 
182,0 172,0 187,0 200,0 201,0 179,0 205,0 209,0
EXPORTATIONS.
COMMERCE SPÉCIAL. — VALEUR EXPRIMÉE EN MILLIONS.
1834. 1835. 1836. 1837. 1838. 1839. 1840. 1841.
France 
60,6 67,8 70,8 65,2 79,2 58,1 54,8 64,5
Pays-Bas 
16,4 14,8 13,4 13,2 14,9 21,4 29,7 29,6
Prusse 
18,7 22,3 19,7 16,5 22,4 19,2 17,9 12,5
Villes anséatiques et Hanovre 
9,7 14,3 14,8 11,5 10,5 9,0 12,7 10,1
Angleterre 
7,9 11,0 16,1 12,1 17,6 19,2 11,8 14,3
États-Unis 
1,2 2,2 2,4 1,7 1,9 2,5 1,9 2,5
Russie 
0,2 0,3 1,1 1,2 1,9 0,5 0,3 0,3
Cuba, Brésil, etc. 
0.8 1.5 2.2 3.1 2.6 2.0 3,3 2,5
En tout 
118,0 138,0 144,0 129,0 156,0 137,0 139,0 154,0

Ainsi, en 1841, sur un commerce de 343 millions, les échanges de la Belgique avec la France se sont élevés à 108 millions, ou à 30 pour 100 du mouvement commercial. Ses échanges avec l’association prussienne n’y figurent, au contraire, que pour 31 millions, soit 8 1/2 pour 100. Trois millions de Hollandais entrent dans les exportations et dans les importations belges pour une valeur de 65 millions de francs, valeur double des échanges de la Belgique avec vingt-six millions d’Allemands.

Même résultat pour le transit. Prenons l’année 1839, pendant laquelle la somme des marchandises entrées et sorties en transit s’est élevée à 37 millions de francs. Ce n’est pas vers la Prusse qu’elles se dirigent principalement ; c’est vers la France, qui en reçoit ou en expédie pour 20 millions, tandis que la Prusse en expédie à peine pour 5 millions, et les Pays-Bas pour 7. Le mouvement du transit tend à s’augmenter en Belgique : il a été de 43 millions en 1840 et de 57 millions en 1841. Cette année encore, c’est dans les échanges entre la France et la Belgique que se trouve l’élément le plus considérable du transit. En effet, la différence du commerce général au commerce spécial entre les deux peuples est de 39 millions. On suppose, il est vrai, que l’ouverture du chemin de fer entre Liége et la frontière prussienne, qui doit opérer la jonction de l’Escaut au Rhin, amènera une révolution dans le transit. Les partisans de l’accession de la Belgique aux douanes allemandes se flattent d’enlever à la Hollande l’approvisionnement en denrées coloniales et en matières premières des contrées qui bordent le Rhin, y compris la Suisse et la Savoie. C’est là une chimérique espérance. La navigation des canaux hollandais et du Rhin sera toujours plus économique que le transport par un chemin de fer à fortes pentes, qui exigera d’ailleurs plusieurs transbordemens[7]. L’approvisionnement de la Suisse en denrées exotiques appartient à la Hollande par les voies fluviales, et à la France par les chemins de fer. Quant à l’Allemagne, ne perdons pas de vue qu’en donnant une prime à la production du sucre indigène, par ses tarifs de douane, elle a détruit la base principale du transit entre les contrées méditerranéennes et les riverains de l’Océan.

Un fait caractéristique dans le mouvement du commerce belge, c’est qu’il n’exporte pas vers les contrées d’où il tire ses importations. En général, il importe par voie de mer et exporte par voie de terre, ce qui veut dire que ses fournisseurs sont particulièrement dans les pays lointains et ses consommateurs sur le continent. Ainsi, en 1841, l’Angleterre, la Russie, les États-Unis, Cuba, le Brésil, Haïti et Rio de la Plata, qui avaient importé ensemble pour la consommation belge une valeur de 97 millions, n’ont reçu de la Belgique qu’une valeur de 20 millions. Du côté de la France, la Belgique exporte, au contraire, chaque année 20 à 25 millions de plus qu’elle ne reçoit. En 1839[8], les importations de la Belgique par terre étaient, à ses importations par mer, dans le rapport de 40 sur 100 à 60 sur 100 ; ses exportations par terre étaient, à ses exportations par mer, dans le rapport de 68 sur 100 à 32 sur 100.

Les importations de France en Belgique sont en progrès ; de 1834 à 1842, la moyenne des quatre premières années est de 32 millions et demi (commerce spécial), tandis que la moyenne des quatre dernières excède 40 millions. Les exportations de Belgique en France restent stationnaires et déclinent peut-être, car la moyenne des quatre premières années représente 65 millions et demi, et la moyenne des quatre dernières 64 millions seulement. L’inégalité qui existe entre les importations et les exportations tend cependant à se niveler ; elle était de 28 millions en 1834, et de 21 millions en 1841. On s’est beaucoup évertué à rechercher les causes de cette différence. M. Nothomb, ministre de l’intérieur, l’attribue à l’inexactitude des évaluations ; d’autres publicistes s’en prennent à la contrebande, qui peut bien y être pour quelque chose, mais qui se fait sur les marchandises françaises comme sur les marchandises belges. Si l’on rapproche de cette inégalité celle qui existe en sens contraire entre les importations et les exportations de la Belgique avec l’Angleterre, et qui est dans la proportion de 44 millions à 16, on reconnaîtra que la Belgique solde à la France ce qu’elle doit à l’Angleterre, tandis que la France solde à l’Angleterre ce qu’elle doit à la Belgique. Cette explication devient plus décisive si l’on considère que la France exporte en Angleterre une valeur à peu près double de celle qu’elle en reçoit.

Mais il ne suffit pas d’examiner quelles sont, dans l’état des choses, les relations que la Belgique a le plus d’intérêt à conserver. Il faut voir encore quelles sont celles qui sont susceptibles du plus grand développement dans l’avenir. Consultons encore ici les tableaux de douanes.

Les produits fabriqués et les matières apprêtées figurent en moyenne, dans les exportations belges, pour 60 pour 100 ; mais, dans les exportations de la Belgique en Hollande et en Prusse, les produits fabriqués et les matières apprêtées, tels que les tissus, le fer, les armes, les peaux, les meubles, la mercerie, le sel raffiné, les machines, la verrerie, entrent pour plus de 80 pour 100 ; les houilles, les lins, les laines, les animaux, les graines, les écorces, en un mot les produits naturels et les matières premières, n’y trouvent pas de débouchés. La France, au contraire, reçoit à peine de la Belgique pour 45 pour 100 de marchandises fabriquées, dont les toiles forment la plus grande partie (22 millions sur 64 en 1841) ; les fers, les tissus de laine et les tissus de coton belges sont exclus par nos tarifs. Nous importons principalement de la Belgique des produits naturels et des matières nécessaires à l’industrie, tels que les animaux, les graines, les bois, les charbons, les lins bruts, etc. La conclusion à tirer de ces faits, c’est que les produits manufacturés de la Belgique prendront part à la consommation française aussitôt que les barrières de douanes seront levées, et, comme déjà les produits naturels de la Belgique obtiennent un large débouché en France, les échanges porteront alors sur presque tous les objets que le commerce peut embrasser.

Entre la France et la Belgique, le commerce roule sur les objets de première nécessité comme sur les objets de luxe. Entre la Belgique et l’Allemagne, le commerce, à l’exception de quelques fournitures de rails, ne repose pas sur une base large et ne comprend point les articles de grande consommation[9]. Il est donc permis de penser que tous les efforts de l’industrie, toutes les concessions du gouvernement belge, jointes à la facilité nouvelle des communications, ne prévaudront pas contre la nature des choses. Commercialement et politiquement, la Belgique et l’Allemagne sont deux mondes différens : La Belgique et la France appartiennent au contraire au même système d’idées et d’intérêts. Il n’y a plus de frontière possible entre deux peuples que les rois avaient séparés et que leurs révolutions ont rapprochés.

En Belgique, la nation tout entière, moins ceux qui la mènent, penche pour l’alliance française. Ceux qui repoussent encore l’union, ou qui en accueillent froidement la perspective, ce sont des ministres, des sénateurs, des députés, des écrivains, en un mot le personnel du gouvernement. Les journaux allemands l’ont remarqué : « La presse belge, a dit-la Gazette d’état de Prusse, à peu d’exceptions près, s’est prononcée fortement contre la conclusion d’une association douanière avec la France, et ce fait a certainement une cause. »

La cause, on la trouvera dans la susceptibilité d’un orgueil national que nous ne blâmons pas, mais que nous voudrions éclairer. Les hommes qui dirigent les intérêts de la Belgique ont pris au sérieux sa constitution ; ils veulent l’indépendance de leur pays avant sa richesse, et, comme ils le sentent faible, ils sont inquiets et ombrageux. Les services que leur a rendus et que leur rend encore le gouvernement français, ne les rassurent que médiocrement quand ils songent à notre puissance. Ils craignent que les deux peuples, après avoir associé leurs intérêts matériels, ne soient tentés d’unir leurs intérêts politiques ; que la France insiste trop et que la Belgique ne résiste pas assez.

Peut-être se joint-il à ce sentiment, louable au fond, une inquiétude d’un autre genre. Les hommes d’état belges, en s’associant à la gestion de notre fortune, ne croient pas s’élever, ils croient s’amoindrir ; peu leur importe de partager notre pouvoir, si nous devons entrer en partage du leur ; voilà ce qui les blesse et ce qui éveille leurs regrets. Il y a là quelque chose de ce sentiment qui faisait dire à un Romain : « J’aimerais mieux être le premier dans ce village que le second à Rome. »

L’amour-propre de l’artiste vient s’ajouter ici à celui de l’homme politique. La Belgique actuelle est en quelque sorte l’œuvre de ceux qui la gouvernent depuis dix ans. Ils en ont achevé les routes et les canaux, ils l’ont dotée d’un chemin de fer qui relie entre eux les membres épars de sa nationalité, et qui va mettre bientôt toutes les parties du territoire en valeur. Toutes les institutions économiques et morales du pays leur doivent quelque chose ; ne pouvant pas agrandir leur patrie, ils ont travaillé à l’ordonner et à l’enrichir. Cela fait, on comprend qu’ils agissent comme ces propriétaires jaloux qui, après avoir embelli leur maison ou leur jardin, n’en laissent pas approcher les visiteurs.

Cependant la raison d’état veut que l’on s’élève au-dessus de ces impressions, auxquelles la personnalité a trop de part. Laissons les hommes de côté, et voyons les choses. La Belgique peut-elle vivre ainsi, sans un point d’appui entre les nations, et comme un royaume suspendu en l’air ? N’est-ce pas déjà trop de sa neutralité politique, et faut-il y joindre encore la neutralité commerciale ? Si la Belgique peut vivre en effet de cette existence impersonnelle, si elle n’est destinée qu’à servir de passage aux armées et aux marchandises, en ce cas, ses hommes politiques ont raison de résister à l’entraînement qui la pousse vers nous ; mais alors il faudrait proclamer la doctrine de l’isolement absolu, et se contenter d’être un lieu de dépôt pour les produits anglais. Il ne faudrait pas louvoyer vers l’association allemande, ni lui faire des avances qu’elle reçoit, après tout, avec un dédain assez marqué, et comme un suzerain recevrait l’hommage d’un vassal.

Allié pour allié, la France est préférable à l’Allemagne, et présente à la Belgique cent fois plus de garanties. Les avantages matériels ne font pas question, nous l’avons prouvé. D’un côté est un marché de 36 millions de consommateurs, abordable par mer et par terre ; de l’autre un marché de 26 millions de consommateurs, qui n’est accessible que par l’est du territoire belge, à travers une chaîne de montagnes et par un seul chemin de fer. Le marché français a pour lui la richesse ainsi que l’étendue ; il absorbe à lui seul les deux grands produits de la Belgique, les houilles et le lin ; pour point de départ, les échanges généraux représentent déjà une valeur annuelle de 150 millions.

Les affinités de la Belgique avec la France sont, indépendamment des intérêts et des souvenirs, la même origine révolutionnaire, une constitution pareille, la liberté qui leur est commune ainsi que le langage, les mêmes lois, et peu s’en faut la même administration. Tout ce qui est ressemblance du côté de la frontière française est différence du côté de la frontière allemande. Au-delà du Rhin, la langue française, cet instrument de civilisation, n’est plus parlée. Plus près déjà, et sur le seuil des provinces rhénanes, le régime représentatif s’efface, et l’on rencontre le gouvernement absolu. Quand il n’y aurait d’autre différence entre la Belgique et l’Allemagne qu’une presse libre ici, esclave là, l’une de ces contrées serait aux antipodes politiques de l’autre. Mais de cette inégalité entre les institutions découle aussi la diversité profonde dans les mœurs, dans les lois, dans l’administration. Or, la différence du langage et de la législation entre les peuples constitue une véritable incompatibilité.

Ce qui dispose les hommes d’état de la Belgique à une association avec l’Allemagne, c’est qu’ils imaginent que, l’union prussienne étant une fédération de plusieurs états, la prépondérance du plus fort ne se ferait pas sentir d’une manière assez décisive pour mettre en péril l’indépendance de leur pays. Ce qui les éloigne d’une association avec la France, c’est, au contraire, l’énorme disproportion de forces qui existerait entre les associés. Réduisons l’objection à sa juste valeur.

L’union allemande se compose, il est vrai, de plusieurs états légalement indépendans les uns des autres ; mais cette indépendance de droit n’existe pas en fait. Au-dessus de la fédération commerciale plane la confédération politique, que la Prusse et l’Autriche font mouvoir à leur gré ; la diète germanique leur sert à limiter, dans chaque état, l’autorité des chambres, le pouvoir des princes et la liberté de la pensée ; c’est une juridiction souveraine, qui tient les états de second et de troisième ordre dans une condition d’infériorité. En s’agrégeant à l’union allemande, la Belgique se mettrait donc en présence non pas de plusieurs intérêts, mais d’un seul ; elle serait bientôt subordonnée à la Prusse, qui pèserait sur elle de tout son poids.

Dans une association avec la France, la Belgique ne serait pas seule non plus. Il s’agit pour elle et pour nous, en ce moment, de poser la pierre d’attente d’une grande fédération, à laquelle la France convoque les peuples du Midi, et qui doit rallier successivement l’Espagne, la Suisse et la Savoie, immense faisceau qui, en respectant l’indépendance des états associés, armera chacun d’eux de la puissance de tous. Eu accédant à l’union allemande, la Belgique subirait des conditions déjà écrites sans que ses convenances aient été consultées. En accédant à l’union française, elle concourra à débattre et à déterminer la part d’action que chaque état doit mettre en commun et celle qu’il doit se réserver.

Tant que la France et la Belgique, qui prennent l’initiative de l’association, la formeront seules, il convient que les deux puissances stipulent sur le pied d’une parfaite égalité. À côté de chaque concession que l’on se fera, doit se trouver une garantie. C’est au gouvernement belge à nous donner sécurité pour la perception des revenus ; c’est au gouvernement français à désintéresser pleinement l’indépendance de la Belgique, dans les mesures qui lui paraîtront nécessaires pour la bonne gestion des intérêts communs.

Il ne faut rien dissimuler, l’union commerciale aura des conséquences politiques : il doit en résulter, à la forme près, une alliance indissoluble entre les deux pays ; mais cela même répond aux craintes dont la presse belge semble préoccupée. L’union nous désintéresse de la réunion. Lorsque les douanes seront supprimées, qu’il n’y aura plus de frontière commerciale, que les Français et les Belges pourront circuler des Pyrénées aux bouches de l’Escaut, en rencontrant partout les mêmes lois, la même administration, les mêmes formes d’impôt ; lorsque les intérêts industriels et commerciaux formeront un fonds commun de travail et de richesse ; lorsque les deux pays auront les mêmes alliances, les mêmes sources d’approvisionnement et les mêmes débouchés ; lorsque la presse des deux peuples aura le même horizon, que nous importera que la Belgique soit un royaume ou une province, et que le drapeau brabançon flotte à Bruxelles, tandis que le drapeau tricolore continuera de flotter à Paris ? Ce qui fait la solidarité des peuples, ce n’est pas tant de porter le même nom, que de se mouvoir dans la même sphère et de marcher au même but. Il vaut encore mieux s’assimiler un pays que le conquérir. Que les Belges entrent donc dans l’association sans arrière-pensée, et la France fera de même. L’indépendance de l’une et de l’autre nation restera pleine et entière ; sur tout le reste, on peut laisser aux évènemens le soin de prononcer.

L’union commerciale rencontre, du côté de la Belgique, des obstacles secondaires, qui demandent à être examinés. La France et la Belgique ne suivent pas le même système dans l’assiette de leurs impôts indirects. L’accise belge comprend des taxes qui figurent dans nos contributions au chapitre des contributions indirectes et à celui des douanes : les boissons, le sel et le sucre. Sur tous ces articles, il serait facile d’arriver à un compromis ; l’on s’en convaincra sans peine en pénétrant dans l’étude des détails.

Point de difficulté quant à la bière, qui est la boisson des Belges : le droit de fabrication est de 2 fr. 40 c. par hectolitre en France ; le droit d’accise est de 2 fr. en Belgique. La Belgique pourrait adopter notre droit de fabrication en le portant à 3 fr. par hectolitre, ce qui représenterait à peine 25 pour 100 de la valeur.

Les vins et les vinaigres sont grevés en France de divers droits, qui, sous la forme de taxe de circulation, de droit d’entrée et de droit de consommation et de détail, peuvent représenter au maximum, pour le consommateur des villes de 50,000 ames et au-dessus, une somme de 15 fr. par hectolitre. Vient ensuite le droit d’octroi accordé aux villes, qui, légalement, ne doit pas excéder 4 fr. 80 c. À Paris, les droits d’entrée, d’octroi, de consommation et de circulation réunis s’élèvent, par hectolitre, à 26 fr. 20 c.

En Belgique, depuis la convention du 16 juillet 1842, les droits d’accise et de douane sur les vins ont été réduits de 35 fr. par hectolitre à 25 fr. 30 c., taux encore égal à 50 pour 100 de la valeur des vins ordinaires que l’on importe de France dans cette contrée. Ce n’est pas tout, les droits d’octroi, qui sont en moyenne de 12 fr. par hectolitre à l’entrée des villes, s’élèvent, dans la ville de Bruxelles, à 24 fr. Le trésor belge ne ferait pas un grand sacrifice en adoptant un droit de consommation de 10 à 15 fr. par hectolitre pour les vins, et un maximum de 5 fr. par hectolitre pour les droits d’octroi. À ce prix, l’équilibre de l’impôt se rétablirait entre les deux pays.

Pour les vinaigres, le droit d’accise n’est que de 2 fr. 50 c. ; mais il se cumule, pour les vinaigres de France, avec un droit de douane de 15 fr. En supprimant le droit de douane, on pourrait ramener la taxe sur les vinaigres au niveau de la taxe sur les vins.

Sur les eaux-de-vie, l’assimilation des droits rencontre encore moins d’obstacles. En France, le droit de consommation est de 34 fr. par hectolitre, et le droit d’entrée, au maximum, de 16 fr., total 50 fr. C’est précisément le taux de l’accise belge, impôt précieux et qui rend annuellement 3,500,000 fr. au trésor. Il n’y a peut-être à modérer que le droit d’octroi, dont le maximum est 16 fr. par hectolitre en France, et qui s’élève en Belgique jusqu’à 37 fr. 25 c. Par une bizarrerie assurément très peu morale, la ville de Bruxelles, qui frappe l’hectolitre de vin d’un droit de 24 fr., réduit ce même droit à 10 fr. pour les eaux-de-vie.

Le sel est grevé en Belgique d’un droit de 18 francs 50 cent. par 100 kil. ; le même droit en France est en moyenne de 29 fr. 30 cent. L’inégalité de l’impôt sur ce point paraîtra plus sensible si l’on considère que chaque individu consomme moyennement 6 kil. et demi de sel en France[10], et 8 kil. en Belgique ; car il en résulte qu’à raison de 18 francs 50 cent. par 100 kil. chaque Belge paie environ 150 cent. au fisc pour le sel qu’il consomme annuellement, tandis qu’à raison de 29 francs 30 cent. par 100 kil. chaque Français, consommant un quart de moins, paie 190 cent. au trésor ou 40 cent. de plus. Ces observations démontrent la nécessité de prendre un terme moyen pour la taxe qui doit être commune aux deux pays et de la réduire à 25 francs par 100 kil. L’accroissement de la consommation fera sans doute retrouver au trésor français ce qu’il perdra par la réduction de l’impôt.

Le sucre brut paie en Belgique, entre les mains de la douane ou de l’accise, un droit de 36 fr. 51 cent. par 100 kil. Le droit de douane établi ou plutôt rétabli en France sur le sucre des colonies s’élève à 49 fr., 50 cent. La Belgique pourrait accepter le taux de 40 fr. par 100 kil. pour le sucre colonial, si l’on n’élevait pas au-dessus de 50 fr. le droit sur le sucre étranger. Quant au sucre indigène, on lui donnerait un délai de cinq ans pour se préparer à supporter, à égalité d’impôt, la concurrence du sucre de nos colonies.

On le voit, la Belgique a peu à faire pour s’approprier notre système de contributions indirectes, et on le rendrait facilement acceptable à ce peuple par des modifications qui ne seraient de nature ni à changer la forme ni à altérer les résultats de l’impôt. Reste la difficulté des monopoles que l’état s’est réservés en France, tels que les poudres à feu, les cartes à jouer et les tabacs.

La fabrication et le commerce des poudres à feu étant essentiellement liés à la défense du territoire, un gouvernement peut s’en emparer à bon droit. Le gouvernement belge a établi à Liége une fonderie de canons, la seule peut-être en Europe qui réunisse la confection des pièces de fer et de bronze. Il n’hésitera pas sans doute à faire un pas de plus dans cette voie, et à s’approprier, à l’exemple de la France, le monopole des poudres à feu. Quant à celui des cartes à jouer, c’est un impôt de luxe qui tient trop peu de place dans l’économie sociale pour devenir une difficulté. Le produit de cette taxe ne s’est élevé en 1840 qu’à 632,000 francs ; il est donc sans importance pour le trésor français, qui pourrait aisément l’abandonner, et quant à la Belgique, en l’adoptant pour elle-même, elle ne froisserait que très médiocrement les habitudes de sa consommation.

Le monopole du tabac est une question moins simple. La France ne saurait renoncer à une forme d’impôt dont le produit brut s’élève à plus de 100 millions, le produit net à près de 80, qui représente la douzième partie du revenu public, et qui, sans peser au pays, obtient dans sa marche annuelle un accroissement régulier. La Belgique de son côté, en modérant la taxe que supporte le tabac, dont la fabrication et le commerce restent d’ailleurs soumis au régime de la liberté la plus absolue, a laissé prendre à cette industrie un immense développement. Les quantités importées en 1841 sont évaluées à 8 millions de francs, qui, après les préparations et manipulations dont elles sont l’objet dans le pays, ont acquis une valeur d’environ 12 à 15 millions. La culture indigène ajoute encore près de 500,000 kil. aux élémens de cette vaste fabrication.

La régie française achète annuellement 23 à 24 millions de kil., qui se réduisent par la fabrication à 16 ou 17 millions. Le commerce des tabacs en Belgique absorbe 7 à 8 millions de kil., soit le tiers environ des quantités que le monopole en France s’approprie. Ces 8 millions de kil. ne sont pas entièrement consommés par les Belges ; en effet, l’on n’évalue[11] la consommation intérieure de la Belgique qu’à un kil. par individu. La moitié de la fabrication a donc pour objet la contrebande, et pour débouché la France ; c’est à introduire des tabacs belges et hollandais en France que l’on emploie ces légions de chiens fraudeurs que notre administration des douanes signale dans ses rapports. Pour combattre l’infiltration des tabacs étrangers, la régie a imaginé de faire vendre, dans le rayon des douanes, des tabacs à prix réduit, dits tabacs de cantine ; mais la contrebande déjoue cette concurrence en important des qualités supérieures qui se vendent encore à meilleur marché. En résumé, les 4 ou 5 millions de kil. qui pénètrent en France par la frontière belge, soit en obligeant la régie à réduire ses prix dans les lieux de grande consommation, soit en enlevant une partie de la consommation, diminuent les recettes du trésor français d’environ 20 millions de francs. On voit ce que la régie gagnerait à l’union commerciale de la Belgique avec la France ; la simple extension du monopole au royaume belge donnerait sur le champ à l’impôt chez nous une plus value d’un cinquième environ.

Le gouvernement belge n’y gagnerait pas moins. Le régime du monopole, portant sur une consommation supplémentaire de 4 millions de kilogrammes, donnerait un accroissement de 12 à 15 millions dans le revenu brut de l’impôt. En admettant ainsi que le revenu net s’élevât à 100 millions de francs pour les 40 millions d’habitans que comprennent la France et la Belgique, le trésor belge recevrait, pour sa part, tous frais déduits, une somme ronde de 10 millions[12] ; et, comme le revenu de la Belgique, déduction faite des frais de perception, n’excède pas 80 millions de francs, ce serait une augmentation d’un huitième dans les ressources du pays, une somme égale à l’intérêt de la dette publique et de l’amortissement. La Belgique, ayant achevé ses chemins de fer, et portant ainsi ses recettes au niveau de ses dépenses ordinaires, n’aurait plus besoin d’emprunter. On assurerait son existence en consolidant son crédit.

Il ne faut pas se dissimuler que, pour aboutir à un résultat commun dans le régime des tabacs, la France et la Belgique partiraient de deux points opposés. Non-seulement le monopole est d’un côté tandis que la liberté est de l’autre ; mais, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, le régime de la liberté s’est acclimaté en Belgique avec un succès presque égal à celui que le monopole obtient aujourd’hui en France, après bien des vicissitudes et à travers mille difficultés. L’importation du monopole en Belgique, avec son cortége de formalités, de servitudes, et même de vexations, ne soulèvera-t-elle ni résistance, ni répulsion ? Le gouvernement belge paraît disposé à tenter cette grande expérience. La chambre de commerce de Mons a déclaré, dans l’enquête de 1840, que la nécessité de subir le monopole du tabac n’avait rien qui l’effrayât. Reste à savoir si le peuple qui consomme et les débitans qui vendent se résigneront, avec une égale facilité, à payer le tabac deux fois ce qu’ils le paient aujourd’hui. « En Belgique, dit M. de la Nourais[13], le tabac se vend partout, presque à toutes les portes. Un individu qui ne sait ou ne peut rien faire, se fait marchand de tabac. »

Le monopole du tabac ne peut pas s’établir en Belgique sans froisser l’industrie et la consommation. Ce sera une violence faite au pays par son gouvernement ; mais la nécessité politique le veut. Ajoutons que la nation belge, qui se distingue principalement par son bon sens, ne mettra pas ce déplaisir en balance avec les avantages importans et nouveaux que l’union doit procurer à l’ensemble de ses industries. Il ne faut pas croire d’ailleurs que le monopole du tabac soit envisagé aujourd’hui en Europe sous le même aspect qu’il empruntait, dans l’esprit des populations, aux circonstances au milieu desquelles Napoléon en 1810 eut à le reconstituer. Le monopole existe, à l’état de ferme, en Portugal, dans le royaume de Naples, en Toscane, en Pologne et dans le Valais, à l’état de régie en Espagne, en Piémont, en Autriche, dans le duché de Parme et dans les états romains ; en y comprenant la France, il occupe donc plus de la moitié de l’Europe, et les peuples qui s’y trouvent soumis, ne sont pas à beaucoup près les plus malheureux.

En France, la force des choses a conduit à l’établissement du système qui est en vigueur. Le régime de la libre concurrence, surmontée d’un droit de douane sur les tabacs étrangers et d’un droit de consommation sur les tabacs indigènes, n’a pas pu se soutenir. Il donnait lieu à une fraude tout aussi considérable, et il restait absolument improductif pour le trésor. La ferme des tabacs avait rendu 30 millions de francs en 1790 ; en 1804, l’impôt ne produisait pas 6 millions. Il était devenu manifeste qu’on ne pouvait affranchir la fabrication et le commerce du tabac qu’en renonçant à le considérer comme une matière imposable et à prélever sur cette consommation la part du fisc[14].

La Belgique fournit elle-même une nouvelle preuve de cette vérité ; car, si l’industrie du tabac y jouit d’une liberté entière, cette industrie en revanche échappe complètement à l’action du fisc. Et pourtant le tabac est une matière essentiellement imposable. Il rentre dans la catégorie des besoins de luxe, de ceux que l’impôt, quand il peut les atteindre, doit obliger de préférence à payer tribut à l’état. On impose le sel, si nécessaire à la nourriture du pauvre ; on impose le sucre, dont l’usage dans la vie domestique n’est pas moins répandu ni moins salutaire ; on impose les boissons, qui sont une partie des alimens, et par conséquent des forces de l’homme, et l’on n’imposerait pas le tabac ! L’immunité dont jouit cette industrie en Belgique est un privilége et une injustice ; et, si l’on ne peut pas la réparer autrement que par le monopole, le monopole lui-même sera un bienfait.

Sans doute il vaudrait mieux, il serait plus conforme au principe d’un gouvernement libre que l’état ne se fît pas l’entrepreneur exclusif de telle ou telle industrie ; mais les nécessités publiques étant données, et dans les conditions d’un système financier qui porte encore, à certains égards, l’empreinte du passé, si quelque monopole doit subsister en face du travail libre qui envahit l’activité humaine dans toutes ses directions, le monopole du tabac est de beaucoup le plus inoffensif pour la société.

Ce qui doit affaiblir le regret avec lequel les Belges renonceront à la libre fabrication des tabacs, c’est l’infériorité de leurs produits. Dans son livre sur l’Industrie en Belgique, M. Briavoine ne l’a point dissimulée. « La Belgique, dit-il, est moins avancée que la Hollande pour le tabac à fumer, moins avancée que la France pour le tabac à priser, moins avancée que Hambourg et les États-Unis pour l’imitation des cigares de la Havane. On se ressent encore aujourd’hui de l’interruption que la régie impériale vint mettre, il y a une trentaine d’années, dans le développement des connaissances particulières que cette fabrication exige. » Ainsi, de l’aveu d’un homme parfaitement compétent, l’industrie belge, sous ce rapport, est encore grossière, inexpérimentée et malhabile. En y substituant une régie franco-belge, on la remplacera par une industrie plus avancée. Il y aura bénéfice sur la qualité. Quant à l’augmentation du prix, elle paraîtra moins sensible, répartie sur les petites quantités qui concourent quotidiennement à former la masse consommée. Nous croyons donc qu’en ce qui touche le peuple belge, la transition d’un régime à l’autre s’opérera sans trouble, et que le mécontentement, s’il se manifeste, ne sera que passager. Mais il faudra s’attendre à livrer de rudes batailles à la contrebande, qui va se déplacer et qui trouvera sur la frontière hollandaise les plus grandes facilités. Ce sera aux deux gouvernemens à concerter entre eux des mesures efficaces, qui, sans gêner outre mesure les habitans placés dans le rayon des frontières, protègent cependant le revenu public.

III.

En Belgique, les obstacles que rencontre l’union commerciale sont principalement de l’ordre politique. En France, au contraire, la résistance vient uniquement des intérêts matériels. Cette résistance est puissante, quelques-uns la considèrent comme invincible ; nous ne cachons pas qu’elle s’est élevée aux proportions d’une question politique et qu’elle s’impose aujourd’hui à la discussion.

L’industrie française redoute la concurrence de l’industrie belge ; celle-ci, à l’exception peut-être des établissemens métallurgiques, donne, en présence de notre rivalité, les mêmes signes d’effroi. De part et d’autre, ces craintes sont exagérées sans aucun doute ; le fait seul de leur coexistence des deux côtés de la frontière doit rassurer les esprits. Nos manufacturiers prétendent que la Belgique a sur eux l’avantage d’une fabrication plus avancée et établie sur de plus larges bases, de l’économie dans la main-d’œuvre, d’un crédit plus facile et plus régulier. Les industriels belges, ceux du moins qui ont été entendus dans l’enquête parlementaire de 1840, ont indiqué précisément des raisons semblables de l’infériorité de leurs produits comparés à ceux de notre industrie.

« Nous sommes restés énormément en arrière, dit le président de la chambre de commerce de Tournay ; nous n’avons que cinq ou six métiers à la Jacquart, tandis qu’il y en a cinq mille à Roubaix. Les Français ont sur nous plusieurs avantages : d’abord ils peuvent fabriquer de grandes quantités, ensuite nous nous sommes laissé devancer par eux. » « La France, dit un fabricant de tissus de laine à Liège, M. Pastor, livre des marchandises plus fines et nous fait une concurrence redoutable. » « Il sera impossible, ajoute un autre industriel de la même ville, M. Capitaine, de lutter contre la France tant qu’elle aura le privilége exclusif de faire la mode. » « Nous avons la certitude, dit un fabricant de draps de Verviers, qu’il se fraude beaucoup d’étoffes de France pour pantalons. » Pour prouver que le salaire n’est pas à très bas prix, le même industriel, M. Clavareau, ajoute : « Nous ne pouvons pas tirer nos grains de l’intérieur. Le pain coûte 72 centimes quand il devrait en coûter 60. » « Ce qui nous fait le plus grand tort, dit un fabricant de tapis à Tournay, c’est que des maisons françaises viennent vendre ici à tout prix. » Veut-on voir les impressions de l’industrie linière ? « Nous ne vendons pas hors du pays, dit un filateur de lin, M. Tonnelier, et la France vend chez nous, ses fils n’étant frappés que d’un droit de 6 pour 100. » « La France a filé à la mécanique avant nous, » ajoute M. Bouclier. Si la France nous était ouverte aujourd’hui pour l’introduction de nos toiles blanches, dit M. Van-Lede, de Louvain, nous ne serions pas en état de lutter avec les Français sous le rapport du blanc. » Passons aux tissus de coton. Voici le dire de M. Desler, fabricant à Courtray : « Nous pouvons lutter avec tous les fabricans étrangers pour les toiles ; mais pour les indiennes, les produits anglais et français nous font une concurrence que nous ne pouvons pas soutenir. » « Pour l’apprêt il y a beaucoup à faire, dit le président de la chambre de commerce de Tournay. Que nous ne soyons pas au niveau de la France, cela se conçoit : en France, les fabriques sont si importantes, que, pour la teinture, l’apprêt, l’emballage, il y a des établissemens distincts. Ici, nous sommes obligés d’être à la fois fabricans, teinturiers, apprêteurs et emballeurs. » « Nous voudrions des droits sur les faïences et porcelaines françaises, dit M. Peterinck, à Tournay. « Nous ne craignons que les papiers français, » dit M. Vielvoy, à Namur. Voici une réclamation de M. Routard à Charleroy : « Notre législation permet l’entrée des produits des verreries étrangères à des droits minimes. Par ce moyen, la France, dans un moment de crise, peut nous inonder de ses produits. » Ce dire est confirmé par M. Lelièvre, à Liége : « La cristallerie se plaint de la part que prend la France dans la consommation intérieure du pays. » Enfin, sur la difficulté des fers voici l’opinion de M. Dupont, maître de forges à Charleroy : « La France n’est nullement tributaire de la Belgique pour les fers, et, au lieu d’y trouver la vente de nos produits, ce pays pourra plus tard nous faire concurrence. »

On le voit, les objections sont réciproques, et les industriels belges craignent les français, autant que les français les belges. Ceux-ci supposent pareillement que l’industrie en France possède des établissemens organisés sur une grande échelle, qu’elle dispose d’immenses capitaux, et qu’elle peut, au besoin, écraser toute concurrence, en portant sur le marché de la Belgique des produits qu’elle écoule à vil prix. Certes, il n’en est point ainsi. Ni l’une ni l’autre industrie n’ont cette puissance de production sans limites ; elles s’exagèrent également leur propre faiblesse et la force de leurs concurrens. Ce sont des monstres de l’imagination que le contact de la réalité doit promptement dissiper.

Sans doute, dans l’infinie variété des produits de l’activité humaine, il en est que la Belgique peut livrer à meilleur marché et qu’elle achève mieux ; mais la France a le même avantage pour un grand nombre d’industries, et il lui restera. L’union commerciale serait un leurre s’il ne devait pas résulter de ce rapprochement entre deux peuples laborieux un plus grand essor imprimé à la concurrence, et un abaissement réel des prix dans les objets destinés à la consommation. Seulement nous croyons que cela s’effectuera sans perturbation ni déplacement du travail.

De toutes les nations qui doivent associer un jour leurs forces de production à celles de la France, la Belgique est peut-être celle qu’une moindre distance sépare de nous, et dont la rencontre avec nous produira le moindre choc. Quoi que l’on puisse dire, les conditions du travail sont à peu de chose près les mêmes dans les deux pays, et les salaires se nivelleront tout-à-fait lorsque, les denrées circulant librement d’une ville à l’autre, le pain, la viande, les boissons, les vêtemens, ne coûteront pas plus cher à Lille, à Valenciennes et à Sédan qu’à Courtray, à Gand, à Liége et à Namur. Il y a déjà une différence très peu sensible dans le prix de la main-d’œuvre ; M. Cunin-Gridaine évalue à 1 franc 75 centimes par jour le salaire des ouvriers à Sédan ; et M. Bioley, de 1 franc 50 centimes à 2 francs 15 centimes le salaire quotidien des ouvriers à Verviers. Ajoutons que les industries belges ne sont pas positivement similaires des industries françaises. Dans les tissus, la France et la Belgique produisent des qualités différentes qui ne s’adressent pas aux mêmes classes de consommateurs. Les houilles, que nous recevons des environs de Mons, sont autres que celles que nous fournissons aux industries belges dans le rayon de Tournay. Si la Belgique a l’avantage pour le fer à la houille, nous l’emportons pour le fer en bois. Nos soieries, nos articles de mode et de goût y trouvent des débouchés qu’aucune rivalité ne leur dispute. Quant à nos vins, la Belgique en consomme autant que l’Angleterre, qui nous offre cependant un marché six fois plus étendu.

Les Belges travaillent avec économie, mais leurs produits sont généralement grossiers ; ils recherchent le bas prix beaucoup plus que la qualité. La division du travail et la concentration des capitaux existent chez eux beaucoup moins qu’en France. À l’exception du petit nombre d’usines que possède la Société générale, de celles que la Banque de Belgique avait créées avec des capitaux français, de l’établissement de Seraing et de deux ou trois fabriques à Verriers, nulle part l’industrie de ce pays ne possède, comme en Angleterre, ces moyens gigantesques d’exportation avec lesquels on approvisionne et l’on encombre les deux hémisphères. Les armes sont donc égales, et l’harmonie peut s’établir.

Nous devons cependant signaler une différence de situation qui a fourni à nos manufacturiers leurs argumens les plus spécieux. Les capitaux sont divisés en Belgique comme chez nous, mais ils s’associent plus facilement. Le crédit n’a pas plus d’étendue, mais il est d’une autre nature. En France, les capitalistes commanditent principalement le commerce ; en Belgique, ils prêtent à l’industrie.

Prêter à l’industrie, c’est prêter à long terme, car les établissemens industriels ne participent pas, au même degré que les comptoirs de commerce ou d’escompte, au bénéfice de la circulation. Un négociant, un armateur a la chance de renouveler, au moins une fois dans l’année, le capital qui alimente ses opérations ; ses envois et ses rentrées, ses achats et ses ventes se font à des échéances fixes qui donnent une certitude presque mathématique aux engagemens qu’il a contractés. Un manufacturier, au contraire, n’est jamais certain de vendre et ne sait pas toujours quand il doit acheter ; en outre, une partie de son capital est immobilisée par destination. L’argent qu’on lui avance pour construire des machines et pour élever des bâtimens d’exploitation ne peut rentrer dans les mains du prêteur que par la voie lente de l’épargne et de l’amortissement, ou au prix d’une expropriation judiciaire qui détruit ou annule souvent en partie la valeur du gage sur lequel la créance est hypothéquée. Ces risques, inhérens à la commandite industrielle, en détournent les associations, qui pourraient l’entreprendre avec avantage parce quelles l’exerceraient avec libéralité ; elle a été jusqu’ici exclusivement du ressort des individus qui recherchaient un placement usuraire pour leurs capitaux.

La Belgique est peut-être le seul pays de l’Europe où l’industrie manufacturière ait trouvé une commandite, non pas illimitée comme en Angleterre, mais systématiquement organisée. Le papier-monnaie, qui sert de véhicule au crédit commercial et qui n’est qu’une lettre de change universelle, n’a pas une circulation très étendue en Belgique ; il semble même que l’on n’en éprouve pas le besoin[15]. Trente millions de francs, en monnaie de banque, suffisent pour défrayer les transactions dans une contrée où le mouvement des exportations et des importations réunies excède pourtant 400 millions de francs. Le commerce ayant peu de besoins, la spéculation a dû se porter sur le crédit industriel. Or, la banque ne prête pas à l’industrie sous la forme de papier monnaie parce qu’il y aurait trop de danger à représenter par un signe dont la valeur est incessamment exigible des créances dont on devra, pendant de longues années peut-être, attendre le remboursement.

Ce qui constitue l’originalité de la Belgique, c’est donc cette prédominance du prêt à long terme dans la constitution du crédit. Le crédit y est commanditaire dans toute la force du terme ; les banques fondent des usines ou donnent une impulsion nouvelle aux fabriques établies. La Banque de Belgique, qui a voulu mener de front, au moyen de ses émissions, l’escompte du papier de commerce et les placemens industriels, n’a pas tardé à éprouver des embarras dont le gouvernement a lui-même reçu le contre-coup et cette catastrophe n’a pas peu contribué à augmenter l’éloignement des Belges pour le papier-monnaie.

La Société générale, véritable banque instituée en 1822 au capital de 50 millions de florins, dont 20 millions étaient représentés par des immeubles et 30 millions par soixante mille actions, chacune de 500 florins, est devenue la base de cette organisation. Avec un capital aussi considérable, accru d’une réserve de 20 millions, elle ne peut émettre des billets au porteur que jusqu’à concurrence de 40 millions de francs. Depuis la révolution de 1830, la Société générale s’est agrandie et fortifiée entre les mains de l’homme habile qui la gouverne. M. de Meus a créé autant de succursales et de colonies, plusieurs autres associations. Le premier de ces rejetons fut la Société de commerce, fondée en 1835 au capital de 10 millions de francs, qui devait, aux termes de ses statuts, faire des avances sur marchandises et même exporter pour son propre compte les produits des manufactures belges, mais qui s’est livrée de préférence à des spéculations sur les houillères, sur les hauts fourneaux et sur les chemins de fer. La Société nationale, émanation plus récente du même patronage, qui agit avec un capital de 15 millions, a porté son action sur les manufactures de glaces, de cristaux, de tapis. Nous ne parlons pas de la Société de capitalistes réunis, conception remarquable qui consiste à appliquer aux chances de l’industrie les principes de l’assurance et de la mutualité ; car cette combinaison n’a pas pour objet de stimuler la production et n’est qu’un moyen de régulariser les produits du travail.

Si l’on additionnait les capitaux qui appartiennent nominalement à la Société générale, à la Société de Commerce et à la Société nationale, on trouverait un total de 150 millions de francs ; mais il s’en faut que cet énorme capital demeure disponible entre leurs mains. On ne doit pas oublier que le capital de la Société générale a été immobilisé jusqu’à concurrence de 42 millions de francs. La faculté d’émettre du papier-monnaie jusqu’à concurrence de 40 millions ne saurait compenser cette distraction du fonds social, puisque la société n’en a jamais eu en circulation pour plus de 12 à 15 millions. La Société générale, ayant créé la Société de commerce et la Société nationale, a probablement versé une grande partie du capital pour lequel elle se trouve actionnaire aujourd’hui. C’est donc une nouvelle défalcation à faire sur ses ressources. En réalité, le capital argent des trois sociétés ne paraît pas s’être élevé au-delà de 100 millions ; or, comme la Société générale se livre à l’escompte, prête sur dépôts, fait des avances au gouvernement et concourt aux emprunts, il ne lui faut pas moins de 60 millions pour fournir à tous ces services ; restent donc 40 millions pour les placemens industriels : c’est à peu près la somme que, dans un écrit anonyme publié en janvier 1842, à Bruxelles, l’organe de la Société générale avoue avoir été engagée dans l’industrie[16]. Que l’on additionne les sommes versées dans les entreprises d’Alais, de Decazeville et du Creusot, sans parler des autres usines de la France, et l’on trouvera que l’industrie métallurgique, pour sa part, dispose, de capitaux agglomérés qui égalent au moins en importance ceux que représentent les établissemens de Chatelineau, de Couillet, de Selessin, de Seraing et d’Ougrée.

Dans un discours qui n’a eu que trop de retentissement, M. le comte d’Argout a fait de la Société générale une espèce de mammouth ou de banque monstre, ayant constamment à sa disposition 3 ou 400 millions[17] pour écraser l’industrie française. Il a rappelé de plus qu’en moins de cinq ans, du 1er janvier 1833 au 1er octobre 1838, cent dix-huit sociétés anonymes s’étaient établies en Belgique avec un capital nominal de 391 millions. L’auteur de l’écrit que nous avons déjà cité détruit d’un seul mot l’échafaudage de ces calculs. Il fait remarquer que M. d’Argout confond deux élémens très distincts, dont se compose le capital des sociétés. En effet, ce capital social comprend la valeur ancienne des établissemens qui existaient déjà, et les sommes qui leur ont été fournies pour se développer et se compléter. En France, dans le même laps de temps, la fièvre industrielle enfantait des sociétés par actions pour un capital de 700 millions ; mais il y avait cette différence entre les deux pays, que l’agiotage s’emparait généralement en Belgique des établissemens existans pour les mettre en valeur, tandis qu’en France il s’agissait plutôt d’entreprises nouvelles qui éclataient souvent en l’air, comme des bombes mal chargées, avant d’avoir atteint le but.

On sait bien que, si une lutte s’établissait entre l’industrie française et l’industrie belge, celle-ci ne trouverait plus, dans un crédit désormais épuisé, les ressources qui lui donnèrent en 1838 un vif et passager éclat. Nous en avons eu la preuve récemment, lorsque, dans le projet de former une compagnie pour l’exécution du chemin de fer entre Paris et la frontière belge, la Société générale n’a eu que ses fers à offrir pour tous capitaux. Mais on prétend que les usines, qui ont été créées pour produire plus que la Belgique ne peut consommer, n’auront pas besoin de nouveaux moyens d’action pour développer toute leur énergie. « La Belgique, dit M. d’Argout, voudrait à tout prix donner de l’activité aux forges et aux usines qui chôment ; elles ne pourraient arriver à un résultat sans qu’on leur livrât un marché de trente millions d’individus. » — « Les 70 millions engagés dans les forges belges, dit M. E. Flachat dans une lettre adressée au Courrier Français, n’ont pas d’autres conditions d’existence que d’écraser les forges actuelles (en France) et d’en empêcher de nouvelles. » Ce raisonnement suppose que la puissance de produire est sans limites, et que l’industrie n’a, comme les enchanteurs de nos légendes, qu’à frapper les objets de sa baguette pour en centupler les transformations, ou plutôt, suivant une expression de M. Flachat, que la fabrication est inépuisable comme la houille et le minerai.

Un accroissement subit de la production amène toujours une hausse désordonnée dans le prix vénal des produits. La puissance de la main d’œuvre est limitée dans tout pays par la force des moyens mécaniques et par l’étendue de la population. Si la demande du travail vient à excéder l’offre, les salaires s’élèvent ; bientôt après la valeur des matières premières augmente, et, en fin de compte, celle des marchandises fabriquées. Arrivée à ce point, la concurrence industrielle d’une nation cesse d’être à craindre pour ses voisins.

Ce n’est pas une hypothèse que nous avançons ici, ce sont des faits que nous racontons. La Belgique a déjà tenté d’accroître et d’accélérer sans mesure l’élan de sa production. De 1836 à 1839, elle n’a rêvé que houille et que fer ; la spéculation s’arrachait les mines de charbon jusqu’à en quintupler la valeur ; on construisait des hauts-fourneaux partout ; on payait le minerai de fer au prix de l’or. Qu’en résulta-t-il ? Une hausse inouie ne tarda pas à se déclarer. Les rails, qui avaient coûté en 1834 au gouvernement belge 360 fr. la tonne, furent vendus jusqu’à 450 fr. en 1836, 457 fr. 50 cent. en 1837, 418 fr. en 1838, et 370 fr. en 1839. Les coussinets en fonte, qui avaient coûté en 1834 255 fr. la tonne, furent vendus en 1837 367 fr. 70 cent., 320 fr. en 1838, 265 fr. en 1839, et en 1840 304 fr.

Veut-on se rendre compte de cette élévation rapide des prix ? Qu’on lise dans l’enquête de 1840 le récit des extravagances auxquelles se portèrent les manufacturiers belges pour augmenter leur production : « Il se passa alors, dit M. Briavoine, des choses presque fabuleuses. Des ouvriers mineurs, qui n’avaient jamais connu que des journées de 1 fr. 50 c. à 2 fr., gagnèrent jusqu’à 12, 15 et même 20 fr. par jour. Tel minerai, qui précédemment ne coûtait que 8 à 10 fr. les 1,000 kil., en valut 16 et 20. » Ce témoignage est confirmé par celui de M. Kegeljan, de Namur : « Les minerais de fer suivirent la même impulsion que les houilles, et l’on vit, de 7 à 8 fr., porter à 15 et 20 fr. la charrée du cube 0,7176, pesant 1,000 à 1,200 kil. On acquit à tout prix des permissions de recherches, et l’on vit donner jusqu’à 7 fr. 75 cent. à un propriétaire pour la permission d’extraire une charrée de mine dans ses terrains. Le charbon de bois, qui suit les oscillations du charbon minéral, s’éleva jusqu’à 80 fr. la tonne de 4 mètres 86 centimètres, de 45 qu’il se vendait ; ce qui fait 16 fr. 46 cent. par mètre cube, au lieu de 9 fr. 26 cent.

Dans notre conviction, quelle que puisse être en ce moment la différence des prix de revient entre les industries similaires de France et de Belgique, ces prix se nivelleront naturellement une fois les barrières de douanes supprimées. Ils diminueront peut-être en France, mais ils augmenteront certainement en Belgique. Ni d’un côté ni de l’autre, le travail ne sera interrompu. Les cent vingt mille familles d’ouvriers que M. d’Argout voit déjà réduites à la mendicité par la concurrence belge, conserveront leur salaire et leur pain. Nous espérons le démontrer en abordant les détails de ce rapprochement.

Les industries similaires dans les deux pays sont principalement les fils et tissus de lin, les draps, les tissus de coton, les houilles, les fontes et les fers. C’est sur ces grandes branches du travail national que nous ferons porter la discussion.

Ceux qui repoussent avec le plus de chaleur l’introduction en France des fils et des tissus de lin anglais admettent au contraire et appellent la Belgique à concourir à notre approvisionnement. « L’industrie linière, dit M.  Estancelin[18], qui forme une des branches les plus importantes du commerce de ce royaume, ne peut nous être hostile ; c’est moins une rivale qu’une utile auxiliaire que nous devons voir dans la Belgique ; ses intérêts sont semblables aux nôtres : comme nous, elle fabrique ses matières premières, ses toiles entrent dans nos assortimens, comme nos cretonnes, qui conservent leur supériorité, entrent dans les siens ; comme chez nous, c’est la population de ses campagnes qui se livre au tissage. Enfin, c’est graduellement et en rapport avec nos progrès dans l’établissement des filatures qu’elle forme ses ateliers. Il y a similitude et communauté d’intérêts. Cette opinion de M. Estancelin se trouve confirmée par les résultats des deux enquêtes auxquelles on s’est livré en France, l’une en 1834 et l’autre en 1838. Les hommes les plus versés dans le commerce des fils ainsi que des toiles s’accordent à reconnaître que, du temps de l’empire, l’industrie linière existait en France et en Belgique, faisant des profits égaux dans les deux pays ; et, depuis cette époque, elle paraît y avoir marché du même pas. Nous ne parlerons point des fils et tissus de chanvre, industrie propre à la France, qui occupe une grande place dans la fabrication et qui défie toute rivalité. Pour les fils de lin, la concurrence de la Belgique n’est pas sérieuse. La filature à la mécanique, la seule qui ait de l’avenir, s’est introduite avec beaucoup de difficulté dans ce pays, où elle n’a donné d’abord que des produits inférieurs. Les toiles faites avec du fil, ainsi fabriquées[19], étaient exposées dans les marchés et n’y trouvaient pas d’acheteurs. Tout récemment cette industrie paraît s’être acclimatée. La chambre de commerce de Bordeaux avance, dans son mémoire, que la filature belge se composait, en 1841, de huit usines employant ensemble quarante-sept mille broches tournantes et qui se préparaient à augmenter leur matériel ; mais, jusqu’à présent, ces établissemens n’ont aucun avantage sur la filature française, et le fil que nous importons de Belgique est généralement fabriqué à la main. D’ailleurs, si nos filatures ont pu résister au choc des produits anglais, comme tout concourt à le prouver, celui des produits belges ne peut pas être très redoutable pour eux.

Dans le commerce qui se fait entre les deux nations, les toiles sont le principal moyen d’échange ; l’exportation des toiles belges n’a pas même d’autre débouché important que la France ; nous recevons plus des cinq sixièmes de ce que la Belgique produit en dehors de sa propre consommation. Voici le tableau de ce mouvement pendant les huit années, qui se sont écoulées de 1834 à 1842.

Toiles de fils. Exportation générale. Exportation pour la France.
1834. 31,496,932 26,773,228
1835. 44,641,624 30,379,337
1836. 38,268,742 31,252,376

1837. 32,397,228 27,672,006
1838. 38,764,599 34,621,900
1839. 25,865,415 19,206,645
1840. 27,838,725 20,201,829
1841. 29,878,784 22,621,517

Le maximum de l’exportation des toiles belges pour la France est représenté par 34 millions en 1838 ; et le minimum par 19 millions en 1839. Depuis trois ans, la diminution est notable ; elle le paraîtra davantage, si l’on réfléchit que la consommation de la toile a beaucoup augmenté en-France[20]. Ainsi, la Belgique a vu se réduire les débouchés que lui offrait le marché français, précisément lorsque ce marché gagnait en étendue.

Et il ne faut pas croire que la place laissée vacante par l’industrie belge fût occupée exclusivement par l’industrie anglaise, car les toiles d’Angleterre importées en 1840 n’avaient qu’une valeur de 8 millions, et la différence entre les quantités importées de Belgique en 1838 et en 1840 est de 14 millions. Ce sont les toiles françaises qui ont chassé les toiles belges ; ce fait s’était déjà révélé en 1838, et M. Cohin disait dans l’enquête : « Par suite de l’emploi des fils mécaniques, les toiles de Lizieux sont à des prix qui leur permettent de soutenir la concurrence avec avantage. » M. Legendre citait un fait encore plus décisif : « En 1837, l’importation par Lille a diminué dans une plus forte proportion que l’importation par les ports des toiles venant d’Angleterre n’a augmenté. » Le même négociant, pour démontrer l’accroissement de la consommation, faisait remarquer l’importance que le commerce des toiles en gros avait prise à Paris, à Lyon et dans toutes les grandes villes : c’est au détriment des tissus de coton que cette révolution dans nos habitudes s’accomplit.

Les toiles belges ont à supporter, à leur entrée en France, un droit de 8 à 12 pour 100. Si un droit aussi faible suffit pour leur rendre la concurrence à peu près impossible sur nos marchés, on peut en conclure que la suppression des tarifs de douane ne fera que rétablir dans cette lutte l’égalité des conditions du travail entre la Belgique et la France. Cela est tellement vrai, que, dans certaines branches de cette fabrication, nos manufacturiers ont même sur l’Angleterre, l’avantage du bas prix. « M. Feray, dit M. Legendre, fait lui-même de beau linge damassé que l’on ne trouve pas trop cher à 5 fr. 50 cent. l’aune, et c’est ce qu’on ne pourrait pas obtenir en Angleterre. » M. Legentil confirme le dire de M. Legendre dans les termes suivans : « Je citerai le linge de table ouvré, que, malgré des droits énormes de 30 à 50 pour 100, nous apportions toujours du dehors ; plusieurs maisons, et la mienne même, le font fabriquer maintenant en France avec des fils mécaniques qui donnent de très beaux produits et une très grande économie. » Écoutons encore M. Cohin : « J’ai dans la Sarthe cent cinquante métiers, me produisant de mille à onze cents aunes de toile par jour. Cette toile me revient à meilleur marché que ne me reviendraient les mêmes qualités achetées en Angleterre et en Belgique. » Enfin, les fabricans de Lille et de Roubaix s’exprimaient ainsi dans une pétition adressée aux chambres en 1840 : « Depuis deux ou trois ans, nos coutils pour vêtemens ont vaincu dans ce pays ceux que nous envoyait l’Angleterre ; notre linge de table remplace partout en France, aujourd’hui, celui que nous importaient la Belgique et la Silésie. La fabrication de la toile s’accroît étonnamment sur notre sol, sans un centime de protection de plus. »

On sait que la France a l’avantage sur la Belgique dans l’apprêt et le blanchiment des toiles. Nos industriels sont tout au moins les égaux des Belges dans le tissage. Qu’ont-ils donc à perdre dans une union commerciale avec nos voisins ? Et si la Belgique reprenait dans notre consommation le rang qu’elle occupait en 1838, si elle importait chez nous 34 millions de toiles, une valeur égale à la moitié de sa production totale et à nos exportations de toiles au dehors, faudrait-il donc s’en affliger ?

Venons aux tissus de laine. C’est peut-être de ce côté que se manifestent en France les plus vives appréhensions. Nous le concevons sans peine. Une industrie qui a grandi à l’abri de la prohibition craint tout ce qui peut déranger la sécurité de ses habitudes. Elle ne se résigne pas volontairement à passer du repos à la lutte, et s’exagère les chances défavorables de ce nouvel état de choses, qui a pour elle les terreurs de l’inconnu. Dans cette disposition des esprits, les chiffres ne manquent pas pour démontrer que tout changement apporté au statu quo amènera infailliblement la ruine des producteurs. Dans l’enquête de 1834, les fabricans de draps n’admettaient pas la levée de la prohibition, fût-elle remplacée par un droit protecteur de 30 pour 100. « La prohibition n’est pas un fait pour nous, c’est un principe, » disait le délégué d’Elbeuf.

Si l’union commerciale devait avoir pour effet, comme on paraît le craindre, d’étouffer, au profit de la Belgique, les manufactures françaises, quel que soit l’impérieux ascendant du principe qui réclame la liberté des échanges, un homme d’état devrait reculer devant la suppression d’une industrie comme celle des tissus de laine, qui embrasse une production annuelle de 500 millions ; car la liberté commerciale comme la liberté politique doit s’établir à la double condition du temps et du progrès, et si elle ne marquait son passage que par des ruines, elle serait un épouvantail pour les populations.

Mais nous ne sommes pas en présence d’une alternative aussi pénible que la nécessité de sacrifier une industrie aussi essentielle ou celle de renoncer à l’alliance commerciale de la Belgique. L’étude impartiale des faits conduit à de tout autres conclusions.

Par rapport à la matière première, la Belgique et la France sont naturellement dans les mêmes conditions ; elles importent l’une et l’autre de grandes quantités de l’étranger. On peut même affirmer que la France trouve sur son propre sol des ressources qui manquent à la Belgique, où l’extrême division de la propriété et la nature des assolemens s’opposent à l’élève des troupeaux. En 1840, la France a importé 13,456,000 kil. de laine, qui représentent, selon les calculs de M. Muret de Bord, la moitié de la production indigène ; tandis que la Belgique, qui importe en moyenne 3,500,000 kil., n’en produit elle-même qu’environ 1,500,000 kil., en matière commune encore et de peu de valeur. Il en résulterait que la manufacture française opère sur une quantité de 40 millions de kil. et la manufacture belge sur une quantité de 3 millions : la proportion serait celle de 8 à 1, chiffre déjà très rassurant, puisqu’il est en rapport exact avec les populations des deux pays.

L’avantage que les manufacturiers belges peuvent avoir sur les nôtres, ils le doivent surtout à leur législation. Les laines importées en France supportent un droit de 22 pour 100 ; les laines importées en Belgique sont exemptes de droit. Sans doute, cette infériorité se trouve compensée, dans les exportations de nos fabricans, par la prime de sortie que leur paie le trésor, et qui est calculée sur la base de 9 pour 100. Mais, dans l’hypothèse de l’union commerciale, la prime ne pouvant plus s’appliquer aux étoffes de laine importées en Belgique, il est clair que l’on devrait, pour rétablir l’équilibre, ou étendre aux frontières de la Belgique le droit de 22 pour 100, ou le supprimer absolument sur toute l’étendue des frontières communes à l’association. Cette dernière combinaison serait la plus sage. Nous n’avons pas intérêt à mettre des obstacles à l’introduction des laines allemandes lorsque l’association prussienne, pour empêcher la sortie de ces laines, les frappe à l’exportation d’un droit de 7 fr. 50 cent. par quintal.

La Belgique travaille principalement pour l’exportation. La valeur des étoffes de laine fabriquées dans ce pays s’élève en moyenne à 40 millions de francs, dont la moitié est destinée aux pays étrangers, à la Suisse, à la Hollande, aux Indes, au Levant. Une somme à peu près égale de tissus étrangers vient remplacer dans la consommation belge les quantités exportées ; la France entre dans cette fourniture pour 6 millions et demi en fils et tissus, et l’Angleterre pour 10 millions.

Au rebours de la Belgique, la France travaille surtout pour la consommation intérieure, et n’exporte, en tissus de laine, que la huitième partie de ce qu’elle produit. Cependant nos exportations font des progrès rapides ; elles se sont élevées de 38 millions en 1835, à 60 millions en 1840, ce qui représente un accroissement de 58 pour 100. Ainsi, les manufactures belges sont organisées en vue des consommateurs lointains, et les manufactures françaises en vue des consommateurs nationaux. Cette différence capitale, qui existe entre elles, exclut déjà la pensée d’une rivalité acharnée. Mais pour mieux se rendre compte de la supériorité ou de l’infériorité de la France relativement à la Belgique, il faut distinguer entre les élémens de cette comparaison.

Point de difficulté pour les tissus de laine autres que draps. Sur tous les marchés de l’Europe, nos mérinos, nos mousselines de laine, nos étoffes mélangées de laine et de coton priment les produits similaires de l’étranger. Ce qui le prouve, c’est que l’exportation de ces marchandises s’est accrue de 300 pour 100 en vingt ans ; pendant que l’exportation des draps, grace au mauvais choix des articles exportés, diminuait d’environ 30 pour 100. La suppression des barrières commerciales ne peut qu’être favorable à la fabrication des étoffes légères de laine ; car elle donnera aux manufacturiers français en Belgique l’avantage du droit de douane sur les Anglais qui leur disputent ce marché. L’impuissance des Belges à lutter contre nos fabriques de Reims, d’Amiens, de Saint-Quentin, de Mulhouse et de Roubaix, est constatée par le mémoire de la chambre de commerce de Verviers, qui a demandé, dans l’enquête de 1840, que les tissus de laine fussent frappés d’un droit de 250 francs par 100 kil., au lieu de 180 francs qu’ils paient aujourd’hui, en ajoutant au droit le montant de la prime de sortie allouée en France sur ces produits.

Nous savons que la fabrique de draps ne se trouve pas dans des conditions aussi avantageuses. Cependant il est permis d’inférer des faits généraux, ainsi que des opinions émises par les fabricans eux-mêmes, que la lutte ne leur est pas aussi difficile qu’ils l’ont prétendu.

Dans l’enquête de 1834, M. Duchâtel, alors ministre du commerce, avança, sans être contredit, que moyennant la prime de sortie, qui est nominalement de 9 pour 100, mais qui s’élève en réalité à 13 ou 14 pour 100, les draps français soutenaient au dehors la concurrence des draps étrangers. Le délégué d’Elbeuf, M. Lefort, était alors de cet avis, car il déclarait dans l’enquête que, moyennant la restitution du droit sur les matières premières, nous pouvions soutenir la concurrence sur les marchés extérieurs. Il se peut que nous n’ayons pas aujourd’hui les mêmes concurrens qu’en 1834, que les draps belges se donnent au même prix que les draps anglais, et qu’ils soient eux-mêmes surpassés en bon marché comme en qualité par les draps allemands ; mais ce qui paraît certain, c’est que la draperie française, grace à la prime de sortie qui représente à peu près exactement le droit d’entrée perçu sur les laines, continue à trouver des débouchés assez importans au dehors : nous exportons toujours, comme en 1834, pour 15 à 18 millions de draps et casimirs. La situation de cette industrie, loin d’empirer depuis cinq ans, semble même s’être améliorée. « En Suisse, nous ne pouvons rien faire, dit M. Burdo-Stas fabricant de draps à Liége, parce que la France accorde une prime d’exportation de 14 pour 100. » D’autre part, les draps de nos fabriques méridionales soutiennent, dans le Levant, la concurrence des draps de Verviers[21]. Mais il y a mieux, les draps français viennent battre les draps belges sur leur propre marché. « Nous avons la certitude, dit M. Clavareau, président de la chambre de commerce de Verviers[22], qu’il se fraude beaucoup d’étoffes de France pour pantalons ; cette fraude se fait au moyen de l’abandon de la prime qu’on reçoit en France[23]. » Enfin, ce qui démontre victorieusement que les draps belges n’ont pas la supériorité qu’on leur prête, c’est que la contrebande, qui introduit les étoffes françaises en Belgique, a renoncé à introduire en France les étoffes belges. « En 1815, dit M. Legros, négociant à Paris, interrogé dans l’enquête de 1834, la contrebande se faisait à raison de 15 pour 100. En 1816, la prime monta à 20 pour 100. On avait alors avantage à tirer les draps de Belgique, même en payant 20 pour 100 à la fraude. À partir de 1818, il n’a plus paru de draps belges sur nos marchés ; ils se sont retirés d’eux-mêmes ; ils ne pouvaient plus soutenir la concurrence en payant la prime. Je dois dire cependant qu’il a paru, il y a deux ans, sur notre marché, une partie de draps belges entrés en fraude : ces draps n’ont pas trouvé d’acheteurs. » M. Legentil, négociant à Paris, confirmait cette opinion par son témoignage « La fabrique d’Elbeuf est au niveau de la fabrique étrangère, et pour le prix et pour la qualité. La fraude sur ces draps ne se fait pas, et la fraude se fait, malgré tous les obstacles, quand on a intérêt à la faire. »

Si nos fabricans de draps, de leur propre aveu, soutiennent la concurrence des draps belges sur les marchés étrangers, moyennant la restitution du droit qui grève les matières premières, à plus forte raison pourront-ils défendre leur propre terrain, lorsque les fabricans belges seront placés, relativement aux matières premières, dans les mêmes conditions que les Français. M. le président de la chambre de commerce d’Elbeuf en convenait en 1834, et il faisait justice en même temps des calculs de ses confrères sur la main-d’œuvre et sur le prix de revient de leurs établissemens, lorsqu’il disait, avec une honorable franchise : « Nous produisons à aussi bas prix que l’étranger. » La seule chose qui l’effrayait dans la lutte, c’était la puissance des capitaux dont les Belges disposaient. Mais un de ses confrères, non moins éclairé que lui, M. Lefèvre Duruflé, n’hésitait pas à déclarer ces alarmes chimériques ; et M. Legentil, avec l’autorité de son expérience économique, ajoutait ce qui suit : « Je ne crois pas que de peuple à peuple, pas plus que d’individu à individu, on trouve des gens qui consentent à perdre beaucoup pour tuer leurs rivaux. Mais examinons les conséquences qui résulteraient d’une masse considérable de draps jetés sur nos marchés pour faire tort à nos fabriques. Qui empêchera d’acheter ces draps pour les réexporter sur les marchés étrangers avec le bénéfice de la prime, et d’amener par là-aussi une baisse de prix qui ferait à nos rivaux tout le tort qu’ils auraient voulu nous faire eux-mêmes ? Il faudrait que leurs sacrifices s’étendissent sur tous les marchés. La perte serait incalculable. Qui oserait s’aventurer dans de pareilles spéculations ? »

En fait, la fabrique est divisée en Belgique comme en France. Les manufacturiers belges travaillent, ainsi que les nôtres, avec de faibles capitaux. L’exemple de la ville de Dison qui lutte, sans crédit, sans capitaux, par la seule puissance de l’activité et de l’économie, avec Verviers, qui a une expérience plus ancienne et des moyens beaucoup plus puissans, est bien propre à prouver que l’argent ne tient pas lieu de tout dans l’industrie.

Nous croyons en avoir assez dit pour établir que la concurrence des draps belges n’affecte pas ces proportions formidables que lui prête l’imagination alarmée de nos manufacturiers. Mais il est clair que, par suite de l’union commerciale, ces draps entreront en France. Quelle place prendront-ils dans la consommation intérieure ? voilà toute la question.

On a déjà fait observer[24] que, dans la production des draps, la France occupait les deux positions extrêmes : que les draps de Louviers, d’Elbeuf et de Sédan l’emportaient sur les produits des fabriques étrangères, par la finesse, par l’éclat et par la solidité ; tandis que les draps du midi, ceux de Lodève, de Castres, de Limoux, d’Alby, de Châteauroux, s’adressaient par leur bas prix aux régions inférieures de la consommation. S’il était vrai maintenant que la France ne fabriquât pas les qualités intermédiaires, et qu’elle n’eût rien de comparable, sous ce rapport, aux draps légers, apparens mais peu durables de Verviers, qui vont à l’adresse des classes moyennes, l’avenir de notre production nous paraîtrait quelque peu menacé. En effet, ce sont les classes moyennes qui fournissent en France particulièrement la masse des consommateurs ; et la clientelle de Verviers, si aucune autre fabrique ne lui disputait cette fourniture, serait ainsi de beaucoup la plus considérable et la plus assurée sur notre marché. Mais Elbeuf, Louviers et Carcassonne produisent aussi les qualités intermédiaires, et n’ont pas de grands efforts à faire pour rivaliser avec les produits que les Belges pourront importer chez nous.

Concluons, avec la chambre de commerce de Bordeaux, que les draps belges trouveront des consommateurs en France ; mais que, par compensation, nos draps fins, qui sont recherchés en Belgique à cause de leur supériorité, y entreront en plus grande quantité, et que nos autres articles de laine, tels que les casimirs imprimés, les mérinos, les mousselines, etc., y obtiendront un débouché plus considérable, en éloignant les Allemands et les Anglais d’un marché où ceux-ci importent leurs produits similaires pour plus de 12 millions. Nous finirons par une dernière considération. Dans l’enquête de 1834, M. Lefort, tout en protestant contre la perspective d’un traité qui lui eût donné pour concurrens les anglais et les Belges, convenait que les difficultés pouvaient disparaître, si l’on agrandissait les perspectives, et si l’on étendait à d’autres peuples de l’Europe le système des concessions réciproques. C’est là précisément ce que nous demandons ; dans notre pensée, l’union de la France et de la Belgique n’est que la pierre d’attente d’une association plus vaste qui comprendra aussi l’Espagne, la Suisse et la Savoie ; et cette perspective nous paraît assez grande pour offrir à ceux de nos industriels qui se croiraient momentanément lésés, d’amples consolations.

Le commerce de la Belgique est encore moins à redouter pour les fils et tissus de coton que pour les tissus de laine. L’industrie cotonnière est peu avancée dans ce pays ; elle travaille sur une petite échelle[25], ne file pas au-dessus du numéro 40, fabrique exclusivement des tissus communs, et, loin de pouvoir prétendre à disputer les marchés extérieurs, laisse envahir son propre marché par les produits étrangers.

Dans les exportations de la Belgique, les tissus de coton sont comptés pour environ 5 millions de francs ; encore M. Briavoine est-il d’avis que l’on doit réduire ces évaluations de moitié. Les tissus exportés sont généralement de peu de valeur et se dirigent vers la Hollande où ils entrent, par une suite des habitudes prises avant 1830, dans les approvisionnemens coloniaux.

Les tableaux de la douane belge n’évaluent pas à plus de 5 millions et 1/2 les tissus de coton importés du dehors ; la part de la France dans cette importation est fixée à 2 millions, et celle de l’Angleterre est à 3 ou 400,000 fr. de plus. De pareilles données sont en contradiction avec les tableaux publiés en Angleterre et en France, qui évaluent, pour chacune de ces puissances, à plus de 5 millions de francs les tissus expédiés en Belgique. Mais la fraude envahit un espace bien autrement étendu que celui qu’indique cette différence entre les évaluations faites aux points de départ et celles du point d’arrivée. Un fabricant de Gand, M. Suret, entendu dans l’enquête de 1840, porte à 20 millions de francs les quantités que la contrebande introduit dans le pays.

On arrive à la même conclusion par d’autres calculs. « En France, dit M. Coppens, autre fabricant de Gand, la consommation du coton s’élève annuellement à 20 francs par individu. Supposons qu’elle ne soit chez nous que de 17 francs, quoique nos ouvriers soient mieux vêtus que les ouvriers français ; nous avons une population de 4 millions d’habitans, la consommation générale du coton s’élèverait donc à 68 millions de francs. En réunissant tous les articles fabriqués dans le pays, nous n’arriverions qu’à une production totale de 44 à 45 millions. » M. Briavoine n’évalue la production cotonnière en Belgique qu’à 42 millions, ce qui donnerait 10 francs par individu, ou la moitié de ce que la France consomme. On voit qu’il reste à la contrebande une grande marge ; elle est d’autant plus facile qu’elle s’exerce sur les tissus fins et de prix. « Le pays prête trop à la fraude, » dit encore M. Coppens.

Pour comparer, d’une manière plus exacte, l’industrie cotonnière en France avec la production similaire en Belgique, prenons les importations des cotons bruts. En 1840, la France a importé 85 millions de kil., représentant une valeur de 151 millions de francs. L’importation des cotons en laine la plus considérable en Belgique, est celle de l’année 1841, qui s’est élevée au-dessus de 7 millions de kilogrammes et qui figure dans les comptes officiels pour une valeur de 12 millions 750 mille fr. Ainsi la consommation du coton brut est de 4 fr. 19 c. en France et 3 fr. 18 c. en Belgique. La différence paraîtrait bien plus grande si l’on comparait les produits fabriqués. La production annuelle, étant évaluée à 700 millions de fr. en France et à 42 millions en Belgique, représente, à raison de 36 millions d’hommes, pour la France 19 fr. 50 c. par individu, et pour la Belgique, à raison de 4 millions d’hommes, 10 fr. 50 c. seulement.

La comparaison sera complète, si nous ajoutons que les exportations belges, en tissus de coton, vont chaque année en décroissant ; tandis que les nôtres n’ont pas cessé de s’augmenter rapidement, malgré la concurrence que leur font, en France même, les tissus légers de laine et de lin. En 1833, la Belgique a exporté 1 million de kil., moins de 450 mille kil. en 1838 et moins de 350 mille kilogrammes en 1839. L’exportation française, au contraire, qui n’était, en 1829, que de 47,500,000 fr. et de 61,600,000 fr. en 1835, s’est élevée, en 1840, à 108,500,000 fr. ; accroissement de 130 pour 100 en onze ans. On remarquera que les manufacturiers français paient la matière première plus cher que les Belges ; car, s’ils ont l’avantage de s’approvisionner sur de grandes places de commerce comme le Hâvre, où les cotons sont toujours à meilleur prix, en revanche ils supportent 22 fr. de droits d’entrée par 100 kilog., tandis que le droit est en Belgique de 92 cent., ce qui donne au fabricant belge un avantage de 20 c. par kilogramme de coton.

Les manufacturiers belges qui ont déposé dans l’enquête, se vantent de ne redouter aucune concurrence pour les tissus communs de coton, quoique la diminution, qui se fait remarquer dans l’exportation de leurs produits, soit encore plus sensible dans les tissus blancs que dans les tissus imprimés. Mais ils reconnaissent hautement qu’ils ne peuvent lutter, pour la fabrication des indiennes, ni avec la France, ni avec l’Angleterre. « La France nous fait une concurrence terrible, dit un fabricant de Saint-Nicolas ; si ces marchandises, qui sont de toute beauté, ne venaient pas sur notre marché, nos cotonnades ne seraient pas délaissées. » Du reste, les manufacturiers belges se plaignent, autant que nos industriels ont coutume de le faire, de la cherté de la main-d’œuvre et de l’absence des capitaux. « Le froment est à 24 fr., dit M. Coppens ; en Angleterre la houille se vend 7 fr. les 100 kil., tandis que nous la payons de 20 à 21 fr. En Angleterre, l’intérêt de l’argent est plus bas qu’ici ; les fabricans y ont de grandes facilités pour choisir la matière première ; les mécaniques coûtent 30 pour 100 de moins que chez nous, et elles sont incontestablement supérieures aux nôtres. Les fabricans anglais l’emportent sur nous par l’immense extension de leurs débouchés. »

En résumé, la consommation des cotonnades étrangères en Belgique s’élève à une somme fort considérable ; les étoffes fabriquées en France, les imprimés surtout, y sont fort estimés, et le seul obstacle à vaincre pour donner à nos indiennes, à nos jaconas, à nos mousselines, un débouché plus important dans ce pays, est l’introduction en fraude d’une énorme quantité de marchandises anglaises. L’union commerciale, au lieu d’inquiéter les manufacturiers français sur la possession du marché intérieur, aurait donc pour résultat de leur ouvrir sans réserve le marché de la Belgique ; ce serait à nous de le garder.

La houille forme une branche importante des échanges entre la Belgique et la France. En 1840, sur 12,906,600 kilogrammes de charbons étrangers importés en France, la Belgique en avait fourni 7,486,002 kilogrammes ; valeur, 11 millions de francs. Depuis cinq ans, malgré le développement qu’a pris chez nous la consommation de la houille, ce commerce est stationnaire ; il a même diminué de 500,000 kil. depuis 1838. Le terrain que l’importation belge a perdu, ce n’est pas la production intérieure qui l’a occupé ; car elle s’est réduite d’un million de kilogrammes, et de 31 millions de kilogrammes est descendue à 30 millions. Grace à une réduction considérable dans les droits établis à l’importation par mer, la houille anglaise s’empare de notre marché. En quatre années, les quantités introduites se sont élevées de 1,700,000 kil. à 3,800,000 kil.

Le droit de sortie, dont le gouvernement britannique a frappé les charbons minéraux, va rendre l’avantage aux houilles belges ; car la consommation de ce combustible ne peut guère s’accroître en France qu’aux dépens des charbons anglais. Quand on a réduit le droit de 33 cent. par 100 kil., qui grevait les houilles de Belgique, à 16 centimes et demi, la demande de ces produits n’a pas augmenté d’une manière appréciable, parce que l’on a diminué en même temps de 50 pour 100 le droit qui frappait les houilles d’Angleterre ; la suppression complète du droit sur la frontière belge, suppression qui serait la conséquence de l’union commerciale, laisserait donc probablement nos extracteurs de houille dans la même position où ils sont par rapport aux extracteurs du Hainaut. Le droit de 16 centimes et demi représente à peine 5 pour 100 du prix de la houille rendue à Paris ; ce droit retranché, les houilles françaises auront encore, sur les houilles belges, l’avantage d’une distance moindre à parcourir pour atteindre le principal centre de consommation.

La question des houilles est uniquement une question de transports. Si le prix vénal de cette marchandise devait être déterminé par les frais d’extraction, la France l’emporterait généralement sur la Belgique. Les houillères du département du Nord se trouvent seules placées dans des conditions semblables à celles des houillères belges, où les couches supérieures étant depuis long temps épuisées, le quintal métrique de charbon revient en moyenne, sur le carreau de la mine, à 1 franc. À Saint-Étienne, le prix de revient n’est que de 50 centimes. « Nos houillères, dit M. Corbisier, de Mons, dans l’enquête de 1840, sont dans un état complet d’anarchie depuis la révolution. Les ouvriers sont insubordonnés ; il en résulte une augmentation désordonnée dans le prix des salaires… » Écoutons encore M. Briavoine : « Autrefois, on ne comptait, par commune, que 12 centimes et demi de main-d’œuvre pour l’extraction de 100 kil. de houille. On compte 25 cent., aujourd’hui, sans que pour cela la situation des ouvriers soit devenue meilleure. Si les choses étaient ramenées à leur situation primitive, on trouverait que l’exploitant aurait autant d’avantage à livrer 100 kil. de houille à 80 centimes qu’il le fait actuellement à 1 franc. »

Les frais de transport surchargent le prix de la houille suivant les distances, de 50, 100, 200 et 300 pour 100. L’état d’imperfection où se trouve encore en France la navigation des fleuves et des canaux, a donné sur ce point aux charbons belges, non pas sur nos houilles du nord, mais sur celles du midi, un avantage qui doit se réduire d’année en année. Toutefois, il est à désirer que l’importation des houilles étrangères ne diminue pas. Un pays s’enrichit quand il emprunte aux contrées voisines une partie de la force motrice que celles-ci pourraient employer à la production.

Toutes les fois que la question d’une réforme commerciale est agitée en France, l’opposition la plus vive et la plus persévérante vient de l’industrie des fers ; cela se conçoit. La législation, qui prohibe de fait, dans l’intérêt de cette industrie, les fers étrangers, est la base du système protecteur, et les intérêts que ce système abrite se groupent d’instinct autour des maîtres de forges comme autour de leurs chefs naturels. En 1828, M. de Saint-Cricq, procédant à une enquête sur les fers, déclarait que les droits exorbitans établis sur les fers étrangers « n’étaient entrés dans les combinaisons de nos lois que comme une nécessité temporaire. » Cependant les maîtres de forges parvinrent à faire ajourner toute réduction. En 1836, lorsque le droit sur les fers fabriqués à la houille fut réduit d’un cinquième (de 27 fr. 50 cent. par 100 kil. à 20 fr. 62 cent.), les propriétaires d’usines poussaient des cris de désespoir ; ils accusaient l’administration de préparer leur ruine et de porter atteinte au travail national. L’évènement a prouvé que cette diminution était complètement inefficace ; pas une tonne de fer étranger n’est entrée dans la consommation. En 1842, les conseils-généraux des manufactures, du commerce et de l’agriculture étaient assemblés ; le ministère, qui négociait alors avec la Belgique, leur posa, entre autres questions, celle-ci : « Y a-t-il lieu de conserver encore dans son intégrité le tarif actuel ? ou ce tarif, qui équivaut à 70 pour 100 sur la fonte, et à plus de 110 pour 100 sur le fer, peut-il, sans inconvénient pour nos intérêts métallurgiques et au grand avantage des autres intérêts industriels, agricoles et commerciaux, être soumis à un nouveau dégrèvement ? » À quoi le conseil des manufactures répondit avec un laconisme antique : « Oui, il y a lieu de conserver encore, quant à présent, le tarif des fontes et des fers dans son intégrité. »

Le ministère, battu sur la question principale, essaya d’obtenir une exception. « Ne pourrait-on pas, dit-il, pour laisser une certaine latitude au gouvernement dans les rapports internationaux, ne consentir de dégrèvement que sur les fontes et fers de certaines provenances, ou pour des quantités limitées sur certaines sortes qui auraient une distinction spéciale, telles, par exemple, que les rails et coussinets pour chemins de fer ? » L’exception était assurément bien timide dans la forme, et bien limitée pour le fond ; cependant elle ne désarma pas le conseil des manufactures, dont la réponse fut négative et absolue : « Quel que soit l’intérêt que l’on attache à nos rapports internationaux, il n’y a pas lieu de consentir un dégrèvement sur les fontes et fers de certaines provenances, ni sur les rails et coussinets pour chemins de fer. »

Le gouvernement, contre l’usage qu’il suit en pareille circonstance, n’a pas publié le procès-verbal des délibérations des trois conseils. Il paraît que le déchaînement de théories prohibitives, qui s’est signalé dans ce débat de famille, ne pouvait pas, sans danger pour la dignité du ministère, être exposé à tous les regards. Mais les intéressés n’avaient pas sans doute les mêmes raisons de se dérober à la publicité ; car un membre du conseil des manufactures, M. Talabot, maître de forges et député, vient d’imprimer le rapport qu’il avait lu à ses collègues, le 16 janvier 1842, sur la question des fers.

Ce document est remarquable à plus d’un titre. Au mérite de présenter habilement la situation de notre industrie métallurgique, dans l’ensemble et dans les détails, telle que les maîtres de forges veulent qu’on la voie, il joint celui de faire connaître ouvertement leurs prétentions pour l’avenir. Les voici dans toute leur âpreté. En premier lieu, les maîtres de forges réclament la fabrication sans partage des rails qui seront nécessaires pour l’exécution des grandes lignes de fer, et ils nous signifient que nous n’obtiendrons pas, à d’autres conditions, un abaissement dans le prix des fers. Secondement, ils n’admettent pas la possibilité d’une réduction quelconque des droits avant six ans. Enfin, cette nécessité d’un régime protecteur, que M. de Saint-Cricq lui-même, parlant au nom de la restauration, avait déclarée temporaire, M. le rapporteur du conseil des manufactures prétend la rendre permanente. « Il n’est pas possible d’admettre, dit-il, qu’en France la fabrication du fer soit abandonnée jamais, sans protection aucune, à la lutte avec l’étranger. »

Le mauvais résultat de cette dernière tentative de conciliation doit prouver aux plus incrédules que l’industrie métallurgique en France ne fera pas de concessions à l’intérêt public. C’est le comble de l’illusion que d’attendre de ceux qui la représentent qu’ils concourent spontanément à réduire la somme des sacrifices qu’ils nous imposent depuis vingt ans. Il faut les écouter, mais il ne faut pas les constituer juges dans leur propre cause. Entre l’intérêt de la production et celui de la consommation, la raison d’état doit seule prononcer.

Les maîtres de forges se vantent d’avoir réduit considérablement le prix des fers en France depuis quinze ans, malgré la cherté croissante des bois qu’ils emploient, et par l’économie des procédés qu’ils ont introduits dans la fabrication. M. le ministre du commerce, dans l’exposé du projet de douanes présenté à la chambre des pairs le 1er mars 1841, disait à l’appui de cette opinion : « Le fer laminé, qui, en 1826, se vendait de 48 à 51 fr. les 100 kil. ne se vend plus que de 28 à 37 fr. selon qu’il s’agit de fer entièrement traité à la houille ou de fonte au bois convertie par le combustible minéral. Le fer en barres, dont le prix s’élevait, à la même époque, de 49 fr. jusqu’à 68, selon l’espèce de fabrication, ne vaut plus aujourd’hui que 35 à 50 fr. au plus. » Ces calculs avaient été empruntés à une publication faite par le comité des maîtres de forges en avril 1840, sous le titre : Situation des usines à fer. M. Talabot les confirme et les précise dans son rapport, en présentant une échelle des prix de vente à Paris, qui s’étend, pour 1828, de 46 à 56 fr., et pour 1841 de 32 fr. à 46, et qui donne selon lui, pour moyenne, en 1828, 52 fr., et en 1841 35 fr. ; diminution opérée, un tiers de la valeur.

Sans doute il y a là un progrès à l’avantage du consommateur, mais les maîtres de forges ont-ils fait jouir la consommation d’un bénéfice proportionné à celui qu’ils réalisaient eux-mêmes ? Est-il naturel de penser que dans cette période de quinze ans, pendant laquelle le fer laminé est descendu, grace aux efforts de la science et de la pratique combinés, à 150 fr. la tonne dans le pays de Galles et à 200 fr. en Belgique, l’industrie métallurgique en France ne soit pas parvenue à livrer le même produit en forge au-dessous de 28 à 30 francs ? Dans les autres industries, la valeur de la marchandise est réglée presque exclusivement par la concurrence intérieure, qui abaisse d’ordinaire le prix de vente à une limite assez voisine du prix de revient. Mais les fers échappent à cette loi générale. La fabrication à la houille étant concentrée dans quelques grands établissemens, les maîtres de forges sont maîtres du marché et peuvent mesurer exactement leur prix de vente à celui qu’obtiendraient en France les fers étrangers surchargés d’un droit de 206 fr. par tonneau. C’est ce qu’ils font, en se bornant à offrir au consommateur un avantage de 20 à 25 francs par tonneau. Quelquefois même ils ne lui laissent pas cette marge ; ainsi dans les derniers mois de 1841, le gouvernement français a payé les rails du chemin de Valenciennes 40 fr. 54 cent. les 100 kil., pendant que la même quantité revenait en Belgique à 19 fr. 90 cent. pour le chemin de Chatelineau à Charleroy. En ajoutant le droit de 20 francs 62 cent. au prix des rails belges, on trouve, à 2 centimes près ce même chiffres de 40 fr. 54 cent. que le gouvernement français a dû subir. En portant sa préférence sur les produits de nos usines, il y a gagné peut-être encore les 40 à 50 centimes par 100 kil. que le fer belge, pour atteindre notre frontière, aurait coûté de plus en frais de transport.

La nécessité d’une réduction dans le prix des fers est universellement comprise en France ; les maîtres de forges en ont eux-mêmes le sentiment, car M. Talabot promet dans son rapport un dégrèvement quelconque en échange du monopole, qu’il réclame pour nos usines, de la fabrication des rails. Mais il y aurait de la folie à attendre cette diminution de la seule volonté des producteurs. Ils ne l’accordent pas, aujourd’hui qu’ils pourraient le faire ; ils ne le pourraient pas plus tard, si le gouvernement et les chambres, cédant au vœu qu’ils expriment, leur livraient le monopole des fournitures qu’exige notre réseau de chemins de fer.

La production totale de la France en fer à la houille, le seul que l’on emploie pour les rails, était, en 1835, de 96,200 tonnes ; elle s’est élevée, en 1839, à 125,900 tonnes, ce qui représente un accroissement de 6,000 tonnes par an.

Le réseau de chemins de fer voté par les chambres a une étendue de 3,300 kilomètres, qui donneront lieu à une fourniture en rails, en supports, etc., de 600,000 tonnes de fonte, de fer ou d’acier. En supposant que la construction de ces lignes dure dix années, il faudrait donc demander annuellement soixante mille tonnes de fer à nos usines, en dehors de leur production, c’est-à-dire élever dix fois l’accroissement régulier de ce travail. Six établissemens fabriquent principalement les rails : Decazeville, Alais, Terre-Noire, le Creuzot, Hayange et Denain. Nous ne croyons pas exagérer en disant qu’ils sont montés pour produire tout au plus, entre eux tous, 25 à 30,000 tonnes de rails par an[26]. Ils auraient donc à tripler immédiatement leur fabrication, ce qui ne pourrait pas se faire sans une augmentation considérable dans le prix des matières premières et de la main-d’œuvre, ni sans exposer notre industrie métallurgique, par ce développement rapide, à une crise semblable à celle qui frappe les usines de l’Angleterre et de la Belgique, depuis que la demande s’est ralentie.

La Grande-Bretagne terminera probablement en 1843 un réseau de 3,600 kilomètres de chemins de fer, qu’elle aura mis quinze années à construire. L’exécution des chemins anglais n’a donc ajouté à la fabrication du fer, qui est annuellement d’un million de tonneaux, qu’un surcroît de 45,000 tonnes par an. Mais, comme cet accroissement s’est inégalement réparti sur les quinze années, il en est résulté que les rails, qui valent aujourd’hui 206 francs la tonne à Cardiff, y ont valu jusqu’à 280 fr. en 1838, et jusqu’à 300 fr. en 1840. Nous avons déjà fait remarquer que, sous l’influence de la même excitation, les rails, qui avaient coûté en Belgique 360 francs la tonne en 1834, s’étaient élevés en 1837 à 457 francs 50 centimes, augmentation de 26 et demi pour 100 en trois années.

Mais avons-nous besoin d’aller chercher nos exemples à l’étranger, lorsque les maîtres de forges français déclarent eux-mêmes que « la hausse du charbon de bois, depuis 1820, ne présente pas moins de 10 francs de hausse sur le prix de revient par 100 kil. de fer au bois, c’est-à-dire la moitié du droit actuel[27] ? » Évidemment, la cause du renchérissement du bois est dans l’activité imprimée à la fabrication du fer, qui a triplé depuis vingt ans. Pourquoi la même cause, appliquée plus exclusivement à la production du fer à la houille, ne produirait-elle pas les mêmes effets ? Nos ouvriers ne savent-ils pas, comme les ouvriers belges, la valeur qu’une demande exagérée donne à la main-d’œuvre, et ne voudront-ils pas, eux aussi, le cas échéant, gagner 10, 15 et 20 francs par jour ?

Dans des circonstances ordinaires, l’équité demanderait encore que l’industrie métallurgique en France fût mise en demeure, par une réduction des tarifs qui la protègent, de diminuer la valeur vénale de ses produits. Mais, en présence de l’accroissement extraordinaire qui se prépare dans la consommation, il serait imprudent, il serait coupable d’ajourner encore cette nécessité. À quelle limite doit s’arrêter la mesure pour ne pas ébranler nos établissemens métallurgiques, et pourront-ils soutenir la concurrence des usines belges dans le cas où nos tarifs leur retireraient toute protection de ce côté ? Pour résoudre cette question, il convient d’abord de préciser la différence normale des prix de vente entre la France, l’Angleterre et la Belgique. C’est ce que nous allons tenter, en prenant pour base de ce rapprochement les chiffres que les organes de l’industrie métallurgique ont eux-mêmes indiqués.

M. Talabot établit la comparaison ainsi qu’il suit :

RAILS ANGLAIS. RAILS BELGES.
1er octobre. 27 octobre.
Par cent kil. Par cent kil. Par cent kil.
Prix d’achat 
20 fr. 60 c. 23 fr. » c. 19 fr. 90 c.
Fret et transport à Paris 
4 » 2 » 2 »
Droit 
20 62 20 62 20 62
Total 
45 fr. 22 c. 45 fr. 62 c. 42 fr. 52 c.

Le prix des rails français rendus à Paris étant de 38 francs par 100 kilog., M. Talabot avoue que le fer français est protégé contre la concurrence de l’Angleterre au-delà de la nécessité. Mais il se hâte d’ajouter que la moindre réduction dans le droit d’entrée en France permettrait aux rails belges d’arriver à Paris à des prix inférieurs à ceux des usines françaises. Ainsi, la Belgique est en ce moment le point de mire de l’opposition que font les maîtres de forges à tout changement du tarif.

Les appréciations de M. Talabot pèchent par la base. Il a comparé le prix actuel en France, qui est l’expression d’un état régulier, avec des prix qui sont, en Angleterre et en Belgique, l’expression d’un état de crise. M. Flachat, dans une lettre à laquelle nous avons déjà fait allusion, paraît approcher davantage de la vérité.

« Le prix normal anglais, dit M. Flachat, n’est pas 206 fr. la tonne, c’est au moins 250 fr., et ce dernier prix n’a été obtenu que parce qu’il se trouve dans le pays de Galles des usines dont une est construite pour fabriquer 65 mille tonnes par an et dont les frais généraux sont diminués en proportion de cette immense fabrication. « Le prix normal de la fabrication des rails en Belgique, c’est-à-dire le prix qui sera demandé le lendemain du traité d’union, est facile à établir, c’est celui de nos usines, car il n’est aucun élément, qui, en forge, soit bien réellement en faveur de la Belgique, excepté celui de la main-d’œuvre ; c’est celui de 290 fr. à 300 fr. par tonne.

« Cependant les rails français se vendent à pied d’œuvre, pour le chemin de Rouen, 385 fr. Le prix de transport et un bénéfice utile, très utile en ce moment pour cette industrie, sont la cause de cette différence. C’est ce bénéfice qui a engagé les usines du Creuzot, de Decazeville, d’Alais, de Terre Noire, d’Hayarge à construire cette année des appareils au moyen desquels leur fabrication peut être double l’année prochaine et leurs frais généraux diminués de moitié. »

Depuis que M. Flachat a écrit ces lignes (11 octobre 1842), on connaît le marché contracté par l’usine d’Alais avec l’état, pour la fourniture des rails qui sont destinés au chemin de Nîmes à Montpellier. Le prix est de 320 fr. par tonne rendue sur les lieux. Decazeville avait soumissionné à 347 fr. 49 c. et le Creuzot à 340 fr. La différence entre ces soumissions représente uniquement celle des transports. Alais n’est qu’à une faible distance de Nîmes, et, communiquant avec cette ville par un chemin de fer, peut y amener ses produits à très peu de frais. Le prix de 320 fr. à pied d’œuvre représente 300 fr. en forge. À ne prendre que cet exemple, on voit que le prix normal des rails serait le même en France et en Belgique. Decazeville en fournit une autre preuve. Avec 70 à 80 fr. par tonne de frais de transport, ses rails se vendent à Paris 380 à 385 fr. ; c’est donc encore le prix de 300 fr. en forge. On n’irait pas trop loin en supposant que le prix de revient reste de 5 ou 6 fr. au-dessous.

M. Flachat reconnaît que les forges belges ne se trouvent pas dans de meilleures conditions que les forges françaises pour produire le fer à bon marché. En effet, nous avons la houille et le minerai en abondance, le bois n’est pas moins rare ni moins cher de l’autre côté de la frontière, nos procédés de fabrication sont à peu de chose près aussi avancés, enfin les ouvriers belges ne sont pas plus expérimentés que les nôtres, et ils ne coûtent pas meilleur marché.

« Les ouvriers belges, dit M. Briavoine, sont, il est vrai, moins chers que les ouvriers anglais, mais ils sont plus nombreux ; se nourrissant beaucoup plus mal, ils produisent moins et résistent moins au feu. Il y a inégalité de savoir industriel… Un point très important pour la forgerie anglaise, c’est la réunion dans la même localité du minerai de fer et de la houille. En Belgique, quelques établissemens sont placés à proximité des mines de fer ; d’autres très près de la houille ; mais il n’en est aucun qui, plus ou moins, n’ait à payer des frais de transport, soit pour le minerai, soit pour le combustible.

Parmi nos grands établissemens métallurgiques, le Creuzot, Denain et Terre-Noire, sont situés sur les mines de houille même, mais dans des conditions défavorables pour le minerai. Les forges de la Champagne et du Berri, établies à proximité du minerai, sont plus éloignées de la houille. Decazeville et Alais, par un privilége du sol, sont assis sur un terrain houiller et métallifère en même temps. Aussi M. Talabot les compare-t-il au pays de Galles et au Staffordshire, dans l’enthousiasme que fait naître en lui l’aspect de ces deux belles positions.

Dans l’ordre de la nature comme dans la situation présente de l’industrie, les forges belges n’ont donc aucun avantage réel sur les forges françaises. Les prix sont ou doivent être les mêmes dans les usines ; la différence ne se fait remarquer que sur les marchés qui servent de centre à la consommation, et n’est qu’une question de transports. Dans l’état actuel de nos voies de communications, les rails belges, pour arriver à Paris, n’ont à supporter que 25 à 30 fr. de frais par tonne ; ceux du Creuzot auraient à payer 45 à 50 fr. par tonne ; ceux de Decazeville et de Terre-Noire 70 fr., et ceux d’Alais 80 fr. L’avantage des fers de Couillet sur les fers français serait donc de 20, de 40 et de 50 fr. par tonneau.

Cette proportion ne peut manquer de changer, à mesure que l’on achèvera nos voies artificielles de navigation ; mais, pour le moment, et en admettant la suppression immédiate des barrières commerciales entre la France et la Belgique, on aurait les résultats suivans : Pour les chemins du nord de la France, les usines belges fourniraient les rails, sans autre concurrence possible que celle d’Hayange et de Denain, qui lutteraient plus facilement désormais, pouvant s’approvisionner en Belgique du minerai dont la sortie est aujourd’hui prohibée ; les chemins de fer du midi de la France seraient approvisionnés exclusivement par Decazeville et Alais ; Alais, Terre-Noire et le Creuzot auraient la fourniture des chemins de l’est, jusqu’à ce que les usines de la Champagne leur fissent concurrence ; et tant que les usines du Berri ne fabriqueraient pas le fer à la houille, tant que l’on continuerait à repousser les fers anglais, Decazeville aurait encore dans son département les chemins de l’ouest. À tout prendre, le lot de nos grandes usines serait encore assez beau.

On élève deux objections contradictoires contre l’introduction des fers belges en France. D’une part, on nous dit que la différence entre les prix de revient en France et les prix de revient en Belgique n’est pas assez sensible pour qu’il en résulte une économie de plus de 50 francs par tonne pour le consommateur ; de l’autre, on nous fait craindre que les usines belges n’écrasent les nôtres par une baisse extraordinaire dans le prix vénal de leurs produits. De deux choses l’une, cependant : ou la baisse sera réellement considérable, et la consommation en profitera ; ou elle sera insignifiante, et dans ce cas la solidité de notre industrie métallurgique n’en sera pas ébranlée. Il ne se peut pas que nous soyons affligés à la fois du double malheur de payer le fer à haut prix et de voir nos usines s’abîmer.

Parlons sérieusement. Nos maîtres de forges ne redoutent ni la supériorité industrielle des Belges, ni la puissance des élémens dont ceux-ci disposent pour la production. Tous leurs argumens peuvent se réduire à celui que M. Talabot fait valoir dans les termes suivans : « Pour peu qu’une réduction des tarifs eût d’importance, elle mettrait les Belges en position de rallumer successivement les 28 hauts-fourneaux éteints dans ce pays, de manière que tel abaissement donné du droit mettrait la Belgique en position de nous livrer annuellement 100 mille tonnes de fer à la houille, l’équivalent précisément de ce que nous fabriquons. Notez bien que ces 100 mille tonnes seraient produites, presque en totalité, par des établissemens aujourd’hui éteints, pour lesquels donc il n’y a plus de capital de création à compter, et par conséquent d’intérêts à servir pour le capital immobilisé. »

Nous avons répondu par avance à ces hypothèses ; mais, s’il faut insister, nous rappellerons que la Belgique, loin de pouvoir produire cent mille tonnes de rails, en excédant de sa consommation annuelle, n’a jamais fabriqué, au plus fort de cette fièvre de production qui a laissé après elle tant de ruines, plus de 135,000 tonnes de fonte, dont 6,000 étaient destinées à l’exportation, et dont 67,500 seulement ont été converties en fer. L’établissement de Couillet, cet épouvantail de nos manufacturiers, n’est pas monté pour confectionner plus de 11 à 12,000 tonnes par an ; c’est le chiffre auquel atteindra Decazeville à la fin de 1842.

On parle des capitaux amortis par la faillite. Si c’est là un avantage, les usines de la Belgique ne le possèdent pas seules. M. Talabot nous apprend, en effet, à la page 18 de son rapport, que l’établissement de Terre-Noire, avant d’entrer dans la phase de prospérité où il se trouve en ce moment, avait ruiné plusieurs compagnies, à une époque peu éloignée ; l’établissement du Creuzot en a ruiné au moins une sur trois ; et quant à Decazeville, il n’y a pas long-temps qu’il commence à distribuer des dividendes à ses actionnaires, ce qui le met à peu près sur le même pied que les établissemens que la Société générale a fondés.

L’industrie belge ne recommencera pas, en vue du marché français, la folle et ridicule campagne qu’elle avait entreprise en 1836. Il faut admettre que les fautes passées servent de leçons aux peuples. Mais, s’il en était autrement, si les mêmes extravagances devaient se renouveler, si les usines belges tentaient encore une fois de convertir en fonte et en fer le sol qui les porte, alors les prix de fabrication s’augmenteraient nécessairement pendant que le prix de vente s’avilirait, et notre industrie n’aurait qu’à laisser passer l’orage qui accablerait bien vite ceux qui l’auraient excité.

L’industrie métallurgique en France comprend deux espèces différentes de produits, le fer à la houille et le fer au bois. La Belgique produit peu de fer au bois, et, dans des qualités inférieures ; elle n’a qu’une seule fabrique d’acier. Dans l’éventualité d’une association commerciale, voilà donc une difficulté à écarter. Le fer entièrement fabriqué au bois, qui s’élève en France à 70,000 tonnes par an, n’a rien à craindre de la concurrence belge. La fabrication du fer mixte, qui comprend 107,000 tonnes, est également fort peu menacée.

La difficulté ne porte donc que sur les 52,500 tonnes de fer fabriqué exclusivement à la houille, et qui représentent en forge une valeur annuelle d’environ 16 millions de francs. Voilà, sans l’exagérer ni l’atténuer, l’obstacle qui arrête l’union commerciale des deux pays.

On peut attendre de l’association douanière, comme un résultat prochain, une réduction de 8 à 10 fr. pour 100 kilogrammes, dans le prix des fers à la houille. Cette diminution sera prise en partie sur le prix même des rails, en partie sur les frais de transport. En supposant que l’économie ne doive être que de 5 fr., comme M. Flachat l’a évaluée, elle équivaudrait encore à 30 millions de fr. sur les 600 mille tonnes nécessaires pour l’exécution des chemins de fer ; cela n’est point à dédaigner. Avec 30 millions on construirait 35 lieues de chemins à une voie et 25 à deux voies.

Cette diminution, que nous prévoyons, doit être graduelle. Il faut laisser aux maîtres de forges le temps de s’y préparer, et de recueillir le bénéfice des voies nouvelles de communication. Trois années de durée suffiront probablement pour ce régime transitoire. On abaisserait les droits d’importation, sur la frontière belge, à 11 fr. par 100 kilogrammes de fer laminé, à partir du 1er janvier 1843, à 7 fr. 75 à partir du 1er janvier 1844, à 5 fr. 50 c. à partir du 1er janvier 1845, et la frontière deviendrait libre le 1er janvier 1846.


Léon Faucher

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 1er mars 1837.
  2. MM. de la Nourais et Bères, dans leur ouvrage, sur les douanes allemandes (1840) excluent l’Espagne de l’union française pour y faire entrer la Savoie.
  3. « La Belgique, a dit insolemment la Gazette d’état de Prusse, est la balle avec laquelle jouent les autres nations. »
  4. « La France a 27,000 lieues de superficie et environ 1,000 de frontières, dont 500 de côtes. La Belgique à 1,400 lieues de superficie et 170 de frontières, dont 10 de côtes (les lieues belges sont de 5,000 mètres : 170 lieues belges représentent 212 1/2 lieues de 4,000 mètres). Ainsi donc, pour nous trouver dans la même position que la France, nous devrions avoir 25 lieues de frontières de terre et 25 de côtes, tandis que nous en avons 140 de la première catégorie et 10 de la seconde. L’Allemagne, par suite de sa réunion douanière, se trouve à notre égard dans la même position que la France. » (Chambre de commerce de Bruxelles, 4 août 1840.)
  5. « La Belgique exporte et importe annuellement 474,000 tonneaux environ. Elle possède actuellement 150 à 160 navires, ayant un tonnage moyen de 32,000 à 36,000 tonneaux. Et vous voulez que le mouvement de nos ports s’alimente par cette chétive navigation ! » (Enquête, 1840. Discours de M. Smits.)
  6. « Je ne pense pas que nous puissions avoir une marine de longtemps. Nous n’avons pas de population maritime, nous n’avons que quelques lieues de côtes ; il nous manque des matelots et des capitaines expérimentés. » (Enquête. M. Hambrouck, à Louvain.)

    « Ce qui nous fait défaut, ce sont des établissemens à nous sur les lieux où nous exportons. » (Enquête. M. de Wael, à Anvers.)

    « Le commerce intérieur du pays se borne presque tout entier au commerce de commission. » (Discours de M. de Foëre.)

  7. Le fret d’Amsterdam ou de Rotterdam à Cologne est de 1 franc 25 cent. par quintal.
  8. Le tableau général du commerce de la Belgique avec les puissances étrangères pour l’année 1840 n’est pas sous nos yeux. Nous empruntons au Moniteur belge les chiffres sommaires de 1840 et 1841.
  9. La Gazette de Cologne, énumérant les objets d’échange entre les provinces rhénanes et la Belgique, demande que les Belges admettent les grains, les bois, les draps, les tissus de coton, les toiles, la miroiterie et les fils de laiton de l’Allemagne ; mais, en revanche, elle ne voit d’autre concession possible en faveur de la Belgique qu’une réduction des droits qui pèsent sur les fers.
  10. Ou plus exactement 6 kilogrammes 507 grammes, suivant le compte général des finances pour 1841.
  11. La moyenne est la même en Sardaigne. En France, elle n’est pas d’un demi-kilogramme par individu. (Voir l’enquête sur les tabacs, pag. 353, 369.)
  12. Si le monopole du tabac doit être plus productif en Belgique qu’en France, proportionnellement à la population, il ne faut pas oublier que la surveillance y sera infiniment plus coûteuse, et que, dans l’union douanière, les frais ainsi que les bénéfices sont mis en commun.
  13. De l’Association douanière entre la France et la Belgique.
  14. Le préambule du décret rendu le 29 décembre 1810, et qui contient les bases du régime en vigueur, s’exprime ainsi : « Les tabacs, qui, de toutes les matières, sont les plus susceptibles d’impositions, n’avaient pas échappé à nos regards ; l’expérience nous a démontré tous les inconvéniens des mesures qui ont été prises jusqu’à ce jour. Les fabricans étant peu nombreux, il était à prévoir que l’on serait encore obligé d’en réduire le nombre. Le prix du tabac fabriqué était aussi élevé qu’à l’époque de la ferme générale. La plus faible partie des produits entrait au trésor, le reste se partageait entre les fabricans. À tant d’abus se joignait celui que les agriculteurs étaient à leur merci. »
  15. « D’une part, le gouvernement actuel n’a jamais accordé qu’avec répugnance l’autorisation d’émettre du papier-monnaie ; le public, de son côté, a toujours montré peu d’empressement à recevoir ce papier comme argent. » (Briavoine, De l’Industrie en Belgique.)
  16. « Les trois sociétés métallurgiques placées sous le patronage de la Société de commerce, et connues sous la dénomination de charbonnages et hauts-fourneaux de Chatelineau, Marcinelle et Couillet, et Selessin, anciens établissemens, ont eu pour se développer 
    8,500,000 francs.
    « Il a d’ailleurs été créé plusieurs établissemens nouveaux, dont voici l’indication et la dépense première :
    Chemin de fer du haut et du bas Flénu 
    3,500,000
    Sambre française canalisée 
    3,000,000
    Canal de jonction de la Sambre à l’Oise 
    11,500,000
    Manufacture de glaces (Sainte-Marie-d’Oignies) 
    6,000,000
    Raffinerie de sucre de betterave 
    2,000,000
    Fabrique de machines de Bruxelles 
    1,000,000
    Total 
    35,500,000 francs.
    « De cette somme, il faut déduire celle qui a été employée à la construction de la belle ligne de navigation qui unit le centre de la Belgique au centre de la France 
    14,500,000
    « La somme des capitaux nouveaux affectés au développement de l’industrie pour les usines qui ont des rapports avec la Société générale est donc de 
    21,000,000 francs.
    « J’évalue la somme dépensée par la Banque de Belgique, dans le même sens et pour le même but, à environ 
    10,000,000
    « Ainsi, le total des capitaux nouveaux appliqués en Belgique au développement de l’industrie est de 
    31,000,000 francs.
    « Et c’est à l’action de ces capitaux qu'on prétend que l’industrie française ne pourra pas résister ! »

    (Un industriel belge, actionnaire de la Société générale.)

  17. Chambre des pairs, séance du 12 janvier 1842.
  18. De l’Importation des fils et tissus de lin d’Angleterre.
  19. Enquête de 1840, déposition de M. Danneel.
  20. « La consommation, agacée par la diminution des prix et par la plus belle apparence des toiles faites avec du fil mécanique, a pris un tel accroissement, que le travail du tissage a triplé. » (M. Cohin, enquête de 1838.)
  21. Interrogatoire de M. Hamelin, enquête de 1834.
  22. Enquête belge de 1840.
  23. Le même fait est affirmé, pour les draps français en général, par M. Legentil,
  24. M. de la Nourais, De l’association douanière.
  25. « La filature la plus considérable en Belgique ne dépasse pas 15,000 broches. » (Briavoine, De l’industrie en Belgique.)
  26. M. Talabot évalue à 30 mille tonnes par an la quantité de rails que l’on pouvait fabriquer au commencement de 1842, et à 45 mille tonnes celle qui pourra être fabriquée en 1843.
  27. Rapport de M. Talabot sur les fers, page 51.