L’Ultramontanisme et la politique française depuis la guerre

L’ultramontanisme et la politique française
Edmond de Pressenssé


L’ULTRAMONTANISME
ET
LA POLITIQUE FRANCAISE

La France affaiblie semble exposée à un péril nouveau non moins grave que ceux qu’elle a traversés. L’étranger lui a, pris des provinces ; on voudrait qu’elle abandonnât son patrimoine moral, le fruit le plus incontestable du glorieux effort de 1789, le caractère laïque de l’état moderne. La révolution française n’a pas eu de résultat plus certain que la sécularisation de la société civile. Dès les premiers jours de la constituante, dans le débat sur les droits de l’homme, Mirabeau donne la vraie formule du droit moderne ; quelques mois plus tard, un ordre du jour, voté sur la proposition de M. de La Rochefoucauld portait que « l’assemblée n’a ni ne peut avoir aucun pouvoir à exercer sur les consciences et sur les opinions religieuses. » Ce principe de l’indépendance de l’état, en dépit des démentis qui lui ont été infligés à diverses reprises, est l’âme même de la France moderne, qui pendant toute la première moitié de ce siècle a été seule à le proclamer et à le pratiquer avec quelque largeur dans l’Europe continentale. Nos constitutions successives pouvaient disparaître, ce principe n’en demeurait pas moins enraciné dans la conscience nationale. Nous assistons à une tentative audacieuse : on voudrait mettre de nouveau la politique au service de la religion ; c’est là l’effort de l’école ultramontaine, si puissante aujourd’hui aussi bien par nos malheurs que par son propre triomphe au sein de l’église.

Les grandes épreuves nationales ont ce résultat certain de ranimer le sentiment religieux. Rien n’est plus salutaire quand ce sentiment pousse à l’action virile ; rien n’est plus dangereux quand il se transforme en une dévotion maladive. Les réactions politiques et religieuses mesurent alors leur audace à la grandeur des calamités ; tout devient possible en fait de prétention et de revendication au lendemain des catastrophes. On sait ce qu’ont osé les partis rétrogrades en 1815 et en 1849. Les mêmes tendances reparaissent, et si elles triomphaient, ce serait la fin de notre pays dans l’histoire des peuples libres. La réaction ultramontaine emprunte d’ailleurs une gravité particulière à la révolution religieuse qui s’est opérée au sein du catholicisme le 18 juillet 1870. Avant la proclamation de l’infaillibilité du saint-père, il existait en France un catholicisme libéral ; il acceptait la société moderne et la séparation des pouvoirs qui en est la condition essentielle. Ce catholicisme-là subsiste sans doute encore dans les cœurs et les esprits, mais ses partisans ne peuvent plus parler comme autrefois, ils se sont condamnés au silence ou aux ambiguïtés ; l’encyclique du pape infaillible ne souffre plus de commentaires atténuans[1]. Or il est certain que la doctrine des dernières encycliques tend à détruire complètement la distinction entre la société civile et la société religieuse. La réaction ultramontaine qui a commencé sous nos yeux est la mise en œuvre de ce qui a été décidé au concile du Vatican ; c’est la vraie campagne de Rome à l’intérieur qui a été inaugurée.

D’autre part, la Prusse victorieuse se montre encore plus disposée à profiter de nos défaillances que de notre affaiblissement matériel. Si nous n’y prenons garde, ce sera elle qui relèvera ce grand drapeau de la société moderne qui depuis 1789 avait brillé partout avec nos trois couleurs. C’est là le sens profond de cette loi sur l’inspection des écoles que M. de Bismarck vient de faire passer avec tant de peine dans les deux chambres prussiennes. Sans doute elle réduit de bien peu l’influence du clergé, mais elle atteste le caractère laïque de l’état, surtout par les commentaires que le prince-chancelier lui a donnés dans les débats législatifs. Il s’est posé nettement comme le champion de la société civile en face de l’ultramontanisme. S’il nous dérobait, même en l’altérant, là grande idée de la sécularisation de l’état, il nous prendrait notre meilleure gloire et notre plus sûr moyen d’influence en Europe.

I

Nous nous occuperons uniquement des faits politiques qui révèlent le plan de la réaction ultramontaine, en laissant de côté les exagérations de la presse cléricale, parce qu’elles ne renferment rien de nouveau ; elles ont pourtant cette gravité exceptionnelle, que nos zelanti représentent une cause victorieuse, et qu’il est devenu difficile de les discuter, les exagérés de la presse religieuse étant à cette heure les chefs reconnus et autorisés non d’un parti, mais d’une église. Toute la vie politique de la France est absorbée depuis un an dans l’assemblée nationale. Pour que la réaction ultramontaine soit possible, il faut qu’elle trouve quelques points d’appui et quelques encouragemens à Versailles. Élue dans un moment où le pays se débattait dans une sorte d’agonie et cherchait à échapper à ce mélange d’anarchie et de dictature qui avait marqué les derniers mois de la guerre, l’assemblée répondait à un profond besoin de réparation et d’ordre. La province, surmenée, harassée par une lutte inégale et les horreurs de l’invasion, fit des élections essentiellement conservatrices, surtout dans les départemens envahis. Au mois de février 1871, elle remonta souvent au-delà de 1830, et l’on vit reparaître bien des débris de l’ancienne noblesse. Hommes de courage et d’honneur, ils avaient largement payé leur dette à la patrie dans une guerre qu’ils avaient condamnée. Le parti légitimiste avait encore un grand mérite, c’était son aversion pour l’empire, qu’il avait toujours combattu. Il apportait à la nouvelle assemblée un patriotisme ardent, une indépendance mêlée d’un peu de fierté ; mais il ne pouvait laisser là ses préjugés, qui étaient surtout tenaces dans la question religieuse. On comprend que la tentation fût grande pour les ultramontains, qui avaient une telle carte dans leur jeu, déjouer une grande partie politique. Aussi n’ont-ils pas manqué de l’engager sur le terrain parlementaire ; heureusement le sentiment élevé que l’assemblée a toujours gardé de sa responsabilité au milieu de nos périls a constamment entravé ces détestables calculs, et l’a sauvée elle-même des entraînemens extrêmes.

La terrible crise où la France fut jetée par la guerre civile fournit une première occasion à l’assemblée nationale de se prononcer sur une question religieuse. M. Cazenove de Pradine proposa de demander des prières publiques dans toute la France. Rien n’était plus respectable que le sentiment qui avait inspiré cette proposition ; elle n’en était pas moins une dérogation aux principes modernes. En effet les manifestations religieuses ne peuvent faire l’objet d’un vote dans une assemblée politique. « Quand on veut traiter des questions qui intéressent les chrétiens, il faut être chrétien soi-même, » disait à ses contradicteurs l’honorable rapporteur du projet de loi. Si une pareille condition était faite aux représentans du pays, le serment du test serait implicitement rétabli.

La question romaine a été et demeure encore le grand moyen d’agitation choisi par le parti catholique pour arriver à ses fins. Il faut se garder de croire que les derniers incidens parlementaires l’aient fait disparaître de nos préoccupations politiques ; elle sera sans cesse ramenée sous une forme ou sous une autre. Rappelons brièvement les diverses phases qu’elle a parcourues depuis un an.

Le clergé ultramontain n’a pas attendu que nous fussions. sortis de la guerre civile pour commencer sa campagne en faveur du pouvoir temporel de la papauté. Nous ne reviendrons pas sur les circonstances qui ont amené à Rome la royauté italienne. Tout en faisant la part des difficultés politiques qui, à la suite de l’ébranlement causé par la guerre de 1870, l’ont poussée à cette grave entreprise, il est permis de croire qu’elle s’est montrée trop empressée à profiter de nos malheurs. Le pouvoir temporel n’en était pas moins en lui-même une violation permanente du droit qu’un peuple a de s’appartenir, sans qu’il assurât à aucun degré l’indépendance du saint-père. Nous sommes pleins de respect pour Pie IX, la France ne peut oublier la généreuse sympathie qu’il lui a montrée aux jours de ses plus cruels revers. Ce respect ne va pourtant pas jusqu’à nous faire admettre la légende de sa captivité ; la loi des garanties votée par le parlement italien lui assure la position et l’indépendance d’un chef d’état, en même temps qu’elle affranchit de toute entrave et de tout placet royal sa souveraineté spirituelle. Nous verrions volontiers cette indépendance mieux assurée encore par le concert des puissances européennes. Seulement le saint-père s’est refusé à toute transaction ; la chute du pouvoir temporel est à ses yeux le renversement de toutes les lois morales. « La concession même des garanties, disait en son nom le cardinal Antonelli, n’est-elle pas une preuve qu’on veut nous imposer des. lois, à nous qui avons été établi de Dieu interprète du droit naturel et divin ? » De pareilles prétentions rendent impossible toute négociation. On ne traite pas avec un dieu ; toutes les puissances catholiques de l’Europe y ont renoncé.

Le parti ultramontain ne s’est pas laissé décourager par cette inaction si coupable à ses yeux. Il est certain qu’il a fondé d’abord quelques espérances sur les profonds calculs de la politique prussienne. Un archevêque bien connu comme l’un des chefs du parti, s’étant tendu à Versailles pendant l’occupation allemande pour plaider la cause de son département, n’a pas hésité à mêler à cette mission des revendications bien étranges dans une bouche française, surtout à un pareil moment. Ce fait a été rendu public, il. y a quelques mois, sans avoir été démenti. D’autre part, nous avons pu lire récemment dans un journal ultramontain ces mots significatifs : « A la place du prince de Bismarck, un homme vraiment supérieur eût prononcé le mot de la situation en disant : Je prends en main la cause de Rome. Quel service-il eût rendu à tous ! quelle stabilité il donnait au précaire gouvernement français, et quelle hypothèque à la dette du vaincu meilleure que l’occupation de son territoire ! »

Peu de semaines après la signature de la paix, qui était la mesure de l’impuissance et de l’écrasement momentané de la France, un vaste pétitionnement a été organisé par un certain nombre d’évêques français pour demander une intervention, dont la nature n’était pas nettement définie, en faveur du pouvoir temporel. Le moment était bien choisi pour surexciter le sentiment religieux. Le meurtre abominable de l’archevêque de Paris et de plusieurs prêtres éminens avait provoqué la plus légitime indignation ; il était facile d’en faire bénéficier la cause ultramontaine. A un point de vue plus élevé, l’heure pouvait sembler défavorable pour provoquer de pareilles agitations. Eh quoi ! voici un peuple qui a été entraîné dans les malheurs les plus inouïs : par une suite accumulée d’erreurs et de fautes, il se relève à peine au milieu des débris de sa grandeur matérielle, son salut est au prix de sa régénération. L’église la plus accréditée au milieu de lui, celle qui est liée étroitement à son histoire, trouve une occasion solennelle de lui faire entendre une parole grave et austère, capable d’éveiller un écho dans les consciences ? elle se borne à réclamer par la voix de son haut clergé un lambeau de terre comme la condition essentielle du triomphe de la religion !

Que voulaient en réalité les pétitionnaires ? Les naïfs, à qui on n’avait pas fait la leçon, demandaient tout uniment une intervention de la France ; ils se souciaient fort peu des obstacles et des périls : les journaux religieux ont publié un certain nombre de ces pétitions. Celles des évêques étaient bien plus réservées, ils se bornaient à prier le gouvernement d’agir diplomatiquement en faveur de la théocratie romaine ; mais une telle démarche aurait suffi pour entraîner la politique française dans la voie la plus dangereuse, car, si l’on s’en tenait aux négociations, c’est que l’on sentait bien qu’il était impossible de faire plus, alors que le pays était encore occupé par les armées étrangères. L’action diplomatique contient une menace, ou elle n’est qu’une vaine parade peu propre à relever la dignité de la nation. Les pétitions poussaient évidemment à une intervention, directe pour l’époque où elle deviendrait possible ; en attendant, elles étaient un acte d’hostilité contre l’Italie, et personne ne s’y est mépris. Qu’importe aux ultramontains ? qu’est-ce que la patrie et ses mesquins intérêts comparés à la suzeraineté pontificale ? La campagne du pétitionnement a été conduite avec autant d’habileté que d’ardeur ; le mot d’ordre a été donné d’un bout de la France à l’autre. Les signatures ont afflué par milliers. Les instituteurs ont été sommés de faire signer les enfans des écoles, et il a fallu une circulaire ministérielle pour arrêter ce beau zèle dans les départemens de l’ouest Quand on faisait remarquer aux ecclésiastiques bien pensans que, d’après la loi, les signataires d’une pétition doivent être majeurs, ils répondaient que la majorité en religion commence à la première communion, et que la foi n’a ni âge ni sexe. C’est ainsi qu’on est arrivé pour ce premier pétitionnement à un chiffre de plus de 50,000 signatures.

La discussion qui eut lieu à l’assemblée le 22 juillet 1871 se termina, on s’en souvient, par le renvoi des pétitions au ministre des affaires étrangères, après des explications qui étaient à ce renvoi toute importance politique. Aussi, dès le lendemain de la séance, un nouveau pétitionnement a commencé. Il avait un objet plus précis. Les signataires, au nombre de près de 70,000, demandaient formellement que la France se refusât à envoyer un. ambassadeur à Rome. Parlons franc, cela signifiait la rupture diplomatique avec l’Italie, par conséquent l’hostilité avouée. Si l’on en doutait, on n’a qu’à lire la lettre envoyée l’automne dernier au saint-père par les quarante-six députés de l’assemblée nationale qui avaient pris l’initiative du mouvement. C’est une véhémente protestation contre les « usurpations sacrilèges de l’Italie » et une adhésion absolue à la doctrine des encycliques. La manifestation des comités catholiques de l’Europe, à la tête desquels est placé le comité français, n’est pas moins significative. Leur députation a été reçue par le saint-père le 20 janvier. L’adresse présentée par eux était une amende honorable pour l’apostasie des gouvernemens qui ont envoyé leurs ambassadeurs dans la ville éternelle auprès d’un autre souverain que le pape.

La seconde pétition, malgré les nombreuses signatures qu’elle a réunies, n’a pu obtenir jusqu’ici un débat public. Les rapports des diverses commissions auxquelles les pétitions catholiques avaient été envoyées étaient prêts. L’un d’eux, le plus important, avait été communiqué au nonce du pape, qui lui avait donné son entière approbation. On sait aujourd’hui quelle en était la teneur ; le rapporteur concluait à ce que l’assemblée votât l’ordre du jour dans les sentimens de son rapport ; l’approbation du nonce indiquait suffisamment la nature de ces sentimens. Dans cette pièce encore inédite, l’Italie était sévèrement condamnée pour ses agissemens en septembre 1870 ; en outre le principe du pouvoir temporel était formulé sans ambages comme seule condition de l’indépendance du saint-père. Il est facile de comprendre la gravité d’un tel vote, s’il eût été obtenu de l’assemblée, surtout avec adhésion du gouvernement, dont on se flattait très haut dans le parti catholique. Par bonheur, l’espoir d’une pareille concession était une pure illusion ; la veille du jour où le rapport devait être discuté, l’ambassadeur près du roi d’Italie était nommé ; presque immédiatement il partait pour son poste. La discussion elle-même était ajournée ; quinze jours plus tard, le 15 mars, un vote de l’assemblée semblait l’écarter indéfiniment. L’évêque d’Orléans, absent au moment de cette décision, parut le lendemain à la tribune pour prendre au nom du parti catholique l’engagement de demander dans un bref délai une nouvelle fixation du débat. M. Dupanloup a cédé huit jours plus tard devant l’insistance de M. Thiers ; pour ne pas se rendre à l’appel du président de la république, il aurait fallu pousser jusqu’à l’insanité du fanatisme l’oubli des premiers intérêts du pays. Tout le monde sait quelles avances à l’heure même étaient faites à l’Italie ; il eût suffi de quelques paroles imprudentes pour tout compromettre. Les amis de l’évêque d’Orléans ont bien tort de chercher à l’excuser pour un acte de patriotisme si simple qu’il est à peine digne d’éloges. De leur côté, les ultramontains à outrance n’ont pas hésité à opposer évêque à évêque ; Mgr de Versailles a été chargé de rappeler aux catholiques de l’assemblée qu’ils font actuellement partie de son diocèse, et feraient bien de s’inspirer de ses lumières. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le mouvement ultramontain en dehors de l’assemblée, bien loin de se ralentir, s’est précipité. Une adresse de protestation contre le vote du 19 mars s’est couverte de signatures. Une espèce de congrès ultramontain a été tenu à Paris pour imprimer à cette agitation une impulsion vigoureuse[2]. On peut être assuré que le parti ne désarmera pas ; il savait bien qu’il ne réussirait pas du premier coup. Ce qu’il voulait par-dessus toute chose, c’était d’obtenir de l’assemblée un acte de foi catholique qui fût comme un jalon nouveau pour le rétablissement de la religion d’état. Faire acclamer le pouvoir temporel à Versailles lui paraissait presque aussi important que de le reconquérir à Rome. Bien loin d’être découragé par l’échec qu’il a subi, il va plus que jamais se servir de la question romaine pour soulever les passions à son profit. Il essaiera de nouveau de surprendre un vote de l’assemblée à la première heure favorable, et il ne cessera pas un instant de travailler au rétablissement de la théocratie romaine.

Nous ne devons pas perdre de vue cette menace ; elle peut devenir d’un jour à l’autre notre plus grave péril. Ne nous lassons pas d’opposer à ces revendications la ferme notion du droit. Prétendre que la liberté de conscience des catholiques du monde entier réclame que cette liberté soit suspendue pour la population de Rome, c’est prétendre que la religion a besoin de l’injustice. En outre tous ces essais d’intervention diplomatique attentent à la liberté de conscience des Français aussi bien qu’à celle des Romains ; ils signifient que la politique de notre pays cesse d’être neutre au point de vue religieux, et prend une couleur dogmatique. C’est le bouleversement même du droit français. Il ne sert de rien de répéter sur tous les tons que la France est fille aînée de l’église, elle ne l’est plus politiquement ; elle est bien plutôt la mère du droit moderne. Tout ce qui la fait dévier de cette voie porte atteinte à sa constitution intime, qui ne dépend pas du hasard de nos agitations.


II

Le grand effort du parti ultramontain s’est porté, pour la question intérieure, sur l’instruction publique. Il n’est pas d’intérêt qui le passionne davantage ; il sait que la société appartient à celui qui est maître de l’éducation. L’ultramontanisme a toujours pensé et souvent hautement déclaré que l’église est de droit divin chargée d’élever les peuples. Il réclame les enfans comme sa propriété. Si l’on veut se rendre compte de ses prétentions, on n’a qu’à lire les clauses du concordat, maintenant aboli, conclu entre le saint-siège et l’Autriche. L’école était absolument asservie à l’église ; l’autorité épiscopale choisissait les livres d’enseignement et tenait l’instituteur sous le joug. A Rome, on a vu ce que le parti est capable de faire dans ce genre, là où il est souverain. Dans les pays où le droit des consciences ne saurait être supprimé, l’ultramontanisme n’abandonne pas ses prétentions ; il s’accommode aux circonstances et il parle un langage nouveau. La liberté de l’enseignement n’est pour lui qu’une machine de guerre pour détruire l’enseignement laïque ; au fond, il ne veut que sa liberté à lui, la liberté du bien, ce qu’il appelle sans détour le droit de la vérité. On l’a bien vu en 1850, lorsqu’après des luttes acharnées contre l’université, qu’il n’avait cessé de dénoncer et de battre en brèche, il a profité de l’espèce de lassitude et de terreur qu’éprouvait l’esprit public, au lendemain d’une guerre sociale, pour entrer dans la place assiégée et se faire une part léonine dans le monopole tant décrié par lui sous fie règne de Louis-Philippe. Sauf une infime minorité qui n’a pas voulu renier son drapeau, le parti s’est rangé à une transaction, qui au fond lui donnait tous les avantages. Que telle soit la vraie signification de la loi du 15 mars 1850, c’est ce qui ressort du discours prononcé le 17 janvier de la même année par le plus illustre représentant du catholicisme français, qui, dans l’ardente mobilité de ses sentimens, devait, quelques années plus tard, flétrir de mots sanglans l’ultramontanisme. « Nous avons, disait-il, appelé la religion, représentée par les ministres des différens cultes et surtout par l’épiscopat, à intervenir d’une manière régulière dans le gouvernement de l’éducation. »

Le rétablissement de la loi de 1850 est actuellement l’un des objectifs principaux du parti ultramontain. L’empire l’avait quelque peu modifiée, non pas au profit de la liberté, cela va de soi, mais pour la mettre d’accord avec son régime dictatorial. Il avait partout supprimé l’élection pour lui substituer le bon plaisir ministériel ; il avait cherché surtout à enlever au professorat toute garantie d’indépendance en lui retirant l’inamovibilité. Le catholicisme s’est très bien accommodé de l’empire, tant que celui-ci a eu besoin de lui et lui a prodigué ses faveurs ; toutefois, depuis l’expédition d’Italie, qui a eu son contre-coup dans la politique intérieure, la brouille a été complète, et, comme toujours, elle a été envenimée par les questions d’instruction publique. On se souvient de l’animosité que le clergé a montrée au ministre de l’empire qui a le plus fait pour propager l’instruction populaire. On ne l’a pas attaqué pour sa direction de l’enseignement supérieur, qui prêtait à des critiques fondées ; on s’est acharné sur ce. qu’il faisait de bien. On le savait partisan de l’obligation dans l’instruction primaire, il poussait l’audace jusqu’à faire servir l’enseignement universitaire à l’instruction des jeunes filles. Qui ne se souvient de la croisade épiscopale organisée contre lui et des débats ridicules dont retentit le sénat à l’occasion des bibliothèques populaires ? Cette croisade venait à peine d’être terminée quand l’empire s’écroula. Le parti ultramontain n’a rien eu de plus pressé que de courir sus aux questions d’enseignement et de demander la remise en vigueur de la loi de 1850 dans ses dispositions les plus caractéristiques.

C’est au moment où cette tentative s’accusait de plus en plus par des propositions dues à l’initiative parlementaire que le ministre de l’instruction publique déposa son projet de loi sur l’instruction primaire. On sait quels débats passionnés il souleva dans les bureaux de l’assemblée, quelles protestations indignées il provoqua dans la plupart des diocèses. Rappelons les principales dispositions de cette loi, qui viendra prochainement en discussion. Tout d’abord elle pose nettement le principe de l’instruction obligatoire, en lui donnant pour sanction des pénalités graduées, dont la plus grave est la privation pour l’illettré des droits électoraux. Elle n’en admet pas moins pour la mise en pratique de l’obligation des délais raisonnables qui ménagent la transition. La loi écarte la gratuité, elle se borne à l’assurer aux indigens. Bien loin de consacrer l’instruction laïque, elle laisse à chaque commune le droit de donner un préavis sur le genre d’enseignement qu’elle préfère, soit laïque, soit congréganiste, et cela non-seulement quand l’école devient vacante, mais encore à chaque renouvellement intégral du conseil municipal ; la décision est laissée au conseil départemental, sauf appel au conseil supérieur. L’enseignement religieux est maintenu sur le programme de toutes les écoles ; seulement la lettre d’obédience, tolérée jusqu’ici pour les religieuses, est déclarée insuffisante : toute institutrice congréganiste doit se pourvoir du brevet avant l’année 1876, à moins qu’elle n’ait quatre ans d’exercice à cette date. Enfin l’instituteur est nommé par l’inspecteur d’académie. La loi garantit la pleine liberté des écoles non communales, et restreint l’obligation à un minimum très raisonnable de connaissances. L’exposé des motifs est un commentaire de la loi et en démontre la nécessité. L’esprit de parti a voulu en faire un manifeste contre l’enseignement religieux ; dans le camp ultramontain, on ne pardonnait pas au ministre de parler de morale. Ce mot à lui tout seul est dénoncé, comme un blasphème ; on n’y veut voir que la morale indépendante, dont l’exposé ne dit mot, qu’il écarte au contraire en déclarant que l’instituteur aura pour mission d’enseigner aux enfans leur devoir envers Dieu.

La discussion des bureaux chargés de nommer la commission pour l’élaboration de la loi a vu se produire toutes les prétentions de l’ultramontanisme. C’est contre l’obligation que les protestations ont été surtout dirigées, au nom de la liberté de conscience. Les accusations d’irréligion et d’athéisme ont été prodiguées sans mesure à l’enseignement de l’état ; la prétention de soumettre les congréganistes, en fait de brevet, au régime de l’égalité, a été dénoncée comme un sacrilège. La commission nommée à la suite de cette discussion préliminaire est en très grande majorité ouvertement hostile à la loi. Réunie sous la présidence de M. Dupanloup, elle prépare un contre-projet qui débute par la suppression totale du principe de l’obligation.

Il nous faut suivre de près la campagne cléricale engagée contre la loi en dehors de l’assemblée. N’oublions pas que le projet du ministre n’est en réalité qu’une transaction. En maintenant l’enseignement religieux sur le programme des écoles communales, en mettant les congréganistes sur le même pied que les instituteurs sortis des écoles de l’état, en éliminant le principe de la gratuité, il s’est mis en opposition flagrante avec la fameuse devise : enseignement gratuit, laïque et obligatoire. Il n’en retient qu’un seul terme, le dernier. Pour notre part, nous irions beaucoup plus loin dans la voie de la sécularisation des écoles qui dépendent de l’état. On peut donner à l’enfance un solide enseignement religieux sans imprimer un caractère confessionnel à l’école communale, qui n’appartient à aucun culte. L’idéal serait de séparer non-seulement l’église, mais encore l’école de l’état, sous la réserve d’une inspection sérieuse et en accordant de larges subsides, dans la proportion de son importance, à tout établissement scolaire qui répondrait à des conditions déterminées. L’enseignement religieux pourrait être ainsi donné selon le vœu des familles, sans porter atteinte aux droits de la conscience et sans froisser aucune minorité. C’est le régime qui a longtemps dominé en Angleterre. En tout cas, le projet du ministre s’est tenu à l’égard de l’enseignement laïque dans la réserve la plus prudente.

La guerre contre l’instruction obligatoire se poursuit à la fois par la presse et par le pétitionnement. Parlons d’abord des brochures. Nous avons les imprudens, les enfans terribles, qui disent sans ménagemens ce qui est la pensée générale et dominante du parti ; puis viennent les prudens ou les modérés, qui donnent une certaine tournure libérale à leur opinion, ou bien qui font loyalement certaines concessions à l’opinion publique. Nous rangeons dans la première catégorie les brochures qui déclarent sans ambages leur profond dédain pour l’instruction en soi, et tiennent l’ignorance en haute estime. « Savaient-ils donc tous lire, s’écrie triomphalement un des bons abbés qui font le coup de feu dans cette guerre sainte, les vainqueurs de Tolbiac et d’Austerlitz ? De bonne foi, peut-on dire que l’électeur soit requis de savoir lire et écrire pour connaître ses intérêts ? Ne voit-on pas souvent les paysans faire des dupes parmi les gens lettrés ? » Admirable raisonnement contre la nécessité de l’instruction ! On peut sans elle arriver à ce degré d’intelligence qui permet de voler un savant ! Ne nous étonnons pas trop de ces excentricités. En réalité, l’école ultramontaine n’aime pas l’instruction ; elle n’y pousse que quand elle est forcés. Elle préfère à tout autre un peuple aveuglément soumis. Dans tous les pays où elle a dominé, elle n’a rien fait pour instruire les masses. Elle n’y a aucun intérêt. Un ardent député de la droite, au milieu d’un débat sur les surtaxes de pavillon, se lançait tout à coup dans une apologie du marin, qu’il caractérisait par ces mots : ignorant et chrétien. C’est bien là la devise de la fraction exaltée du parti.

La discussion actuelle nous a valu deux brochures qui parlent en termes fort convenables de l’instruction, tout en écartant l’une et l’autre le principe de l’obligation. Dans la première[3], l’auteur, ancien recteur et inspecteur d’académie, accumule les chiffres pour établir que l’obligation serait complètement inutile, qu’elle se heurterait à des impossibilités matérielles ; il renouvelle les dénonciations des siens contre le caractère tyrannique de l’obligation, et chante à son tour l’antienne sur la liberté du père de famille. Son idéal est bien loin en arrière, dans l’ancienne société française. C’est alors qu’à ses yeux la famille était libre sous l’autorité de l’église. Il est vrai qu’il ne lui était pas permis de n’être pas catholique, que les minorités religieuses n’existaient pas devant la loi, que les enfans étaient jetés de force dans un couvent ; ce sont là détails sans importance. La seconde brochure qui se distingue du ramassis sorti des officines ultramontaines est de M. l’évêque d’Orléans. On se souvient des pages pleines de verdeur qu’il avait adressées sur le même sujet à M. Gambetta au mois de novembre dernier. C’était une entrée en campagne aussi véhémente que brillante. L’évêque insistait sur l’importance de l’enseignement religieux et réfutait les théories absolues de M. Gambetta, qui, dans son discours de Saint-Quentin, avait déplacé la question en paraissant s’attaquer à la religion en elle-même et non plus simplement à son intervention officielle dans l’école communale. Cette fois-ci M. Dupanloup s’attache à prouver que ce fameux enseignement obligatoire prussien dont on fait tant de bruit est en réalité le moins laïque des enseignemens, que la religion figure en première ligne dans ses programmes, et, tout en concluant contre l’obligation, il demande à ses adversaires si c’est là ce qu’ils veulent pour la France. L’évêque d’Orléans invoque même avec une satisfaction visible le témoignage de ce grand chrétien qui s’appelait Frédéric II, et qui, entre deux consignes à ses grenadiers, en avait donné une à ses maîtres d’école pour qu’ils eussent à instruire son peuple dans la religion, qui n’en était pas moins l’objet constant de ses mépris. Nous ne comprenons pas bien le parti que l’évêque peut tirer de l’exemple de la Prusse, puisqu’il refuse nettement de lui emprunter l’obligation, et qu’il ne consent pas à reconnaître les bons effets que ce régime a produits pour élever le niveau intellectuel et accroître la vraie force du pays. Il se contente de nous apprendre que le pays de M. de Bismarck ne sait pas respecter suffisamment la conscience ; nous le savons de reste, le fonctionnarisme ecclésiastique fleurit à Berlin comme nulle part ailleurs. M. Dupanloup pourrait nous dire mieux que personne, lui qui s’est si noblement conduit pendant la guerre, ce que cet enseignement religieux donné d’office au nom de l’état a produit de vertus dans les armées allemandes, quel respect de la propriété privée et quelle bienveillance pour les faibles elles y ont appris ! La brochure de l’évêque a du reste joué de malheur, car elle venait à peine de paraître que M. de Bismarck faisait voter la loi qui rend à l’état l’inspection des écoles. Cette brusque transformation de la politique prussienne ôte beaucoup d’à-propos aux paroles suivantes : « Heureux clergé de Prusse, heureux clergé allemand ! On ne vous dispute pas à vous le droit d’enseigner la jeunesse et de vous mêler à tout ce qui se fait pour le peuple ! Vous n’êtes pas des étrangers dans l’école, et on laisse chez vous le Christ venir aux petits enfans. La France a là quarante mille de ses fils librement dévoués au bien, vivant pauvres dans tous ses villages, au sommet des montagnes, au fond des bois, fils et frères de ses paysans, prêts à leur parler de Dieu, du devoir, de la patrie. Ah ! de quel cœur nous nous livrerions à la grande tâche de l’éducation populaire ! Pauvres soldats suspects et désarmés, nous ne pouvons pas combattre, nous ne pouvons que crier : Voilà l’ennemi ! » On croit rêver en entendant ces plaintes. Le clergé français n’a-t-il pas toute liberté. comme les autres citoyens, pour fonder des écoles ? Chaque maison de ses paroisses ne lui est-elle pas ouverte ? Les enfans ne sont-ils pas conduits à ses catéchismes ? La loi proposée ne lui conserve-t-elle pas une part, trop considérable à notre sens, dans l’inspection et le gouvernement de l’instruction publique ? Prétendre que, quand il n’a pas tout, il n’a rien, c’est bien la coutume du parti clérical, mais il se fera difficilement passer pour un martyr dans un pays où il n’a encore que trop de privilèges. Il en est un qu’il défend avec acharnement, c’est celui de la lettre d’obédience pour les congréganistes. L’évêque d’Orléans s’est exprimé à ce sujet avec la plus grande énergie dans sa lettre à M. Gambetta, et M. l’évêque d’Angers a crié au scandale dès qu’il a été question d’imposer la condition du brevet à tous les instituteurs publics. Il nous est impossible de comprendre au nom de quel principe on réclame une aussi choquante inégalité en faveur des religieuses. Quand on invoque leur délicatesse offensée pour les soustraire au jury de l’état, on oublie que nos filles se soumettent à cet examen, et qu’elles ont appris dans nos maisons toutes les pudeurs de la femme aussi bien que dans un couvent. On vante la supériorité d’instruction des congréganistes ; rien ne leur est, plus facile que d’en fournir la preuve en prenant le brevet. N’oublions pas la brochure de M. Laurentie. Le vieil athlète reprend le ceste encore une fois pour frapper son constant adversaire. Alors que de tous côtés on court sus à l’université, il ne peut rester sous sa tente, et il dénonce ce qu’il appelle les crimes de l’éducation française. Il n’a pas tort d’attaquer l’idée qui a présidé à la fondation de l’université, et qui n’était que l’application de ce mot d’un révolutionnaire illustre : « . vous devez donner une centralité à l’instruction publique, comme vous en avez donné une au gouvernement. » Nous le suivons tant qu’il combat le monopole universitaire tel qu’il fut organisé par le grand despote, tel qu’il a subsisté avec quelques modifications sous les régimes suivans ; mais il gâte sa polémique en représentant l’enseignement de l’état comme un empoisonnement public. A l’en croire, Victor Cousin aurait répondu à un de ses disciples qui l’interrogeait sur Dieu : Dieu est l’être qui n’est pas, — et cette parole aurait suffi pour faire de l’élève un athée. M. Laurentie ne voit que machinations et complots contre la religion en dehors des petits séminaires. On croirait qu’après avoir battu en brèche le monopole universitaire il va conclure en proclamant la liberté ; il s’en garde bien. Sa vraie pensée, celle de tout le parti éclate dans ce passage significatif : « L’erreur générale, le grand crime de l’éducation française est d’avoir soustrait le peuple à l’action de l’église. L’église fut de tout temps la maîtresse et l’éducatrice du peuple. L’école du peuple était une annexe de la maison du prêtre. La loi du 18 juin 1833 a été une loi injurieuse pour l’église. Elle a fait et voulu faire du maître d’école un rival du prêtre. Là-dessus sont venues les théories qui veulent l’instruction obligatoire, comme si elles voulaient un degré satanique de plus dans le crime de l’éducation. Voici donc la différence des temps : dans la constitution des âges chrétiens, l’église fut la maîtresse du peuple. » La brochure se termine, comme la plupart des opuscules du même genre, par le grand argument du pétrole : Courbez-vous sous le joug de l’église, brûlez ce que vous avez adoré en fait de liberté, ou vous serez brûlés vous-mêmes.

Après les brochures, nous avons un vaste mouvement de pétitionnement, qui dépasse de beaucoup en importance celui que nous avons signalé en faveur du pouvoir temporel de la papauté. Il a été inauguré par une pétition à l’assemblée dont le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, a pris l’initiative, et qui a été signée par six évêques et archevêques. C’est la pièce principale, car la plupart des autres prélats français se bornent à y joindre leur adhésion. La pétition est un vrai manifeste. Elle débute en dénonçant le nouveau projet de loi comme l’atteinte la plus grave à la liberté de l’enseignement, aux droits sacrés des pères de famille, aux intérêts les plus élevés de l’ordre religieux et-moral, à l’avenir même de la patrie. « Ce projet, disent les pétitionnaires, serait à nos yeux un malheur public plus cruel que tous nos désastres. » Les évêques consentent à reconnaître que tout le monde est d’accord pour souhaiter une large et intelligente diffusion de l’instruction ; mais ils se montrent très satisfaits des progrès déjà obtenus, leur grandeur dédaigne les chiffres désolans de la statistique. A les entendre, la France a marché à pas de géant dans cette voie ; ils en concluent qu’il n’est point nécessaire d’aller plus vite. Les vœux de nos conseils-généraux exprimés au lendemain de nos défaites ne sont que des illusions. « Nous touchons presque au but désiré, » disent ces hommes d’une grande foi, qui ont renoncé à se guider par la constatation des faits dans les choses terrestres. Vient ensuite la grande déclamation contre l’obligation. Défenseurs émus de la liberté de conscience quand il s’agit d’apprendre à lire aux enfans, ils oublient leur adhésion flagrante aux doctrines qui la nient et refusent la liberté du culte partout où domine la papauté. Ils dédaignent le droit, si hautement reconnu par le projet de loi, de fonder des écoles libres, par le seul motif que ces écoles seront soumises au contrôle de l’état. On voit clairement qu’ils veulent s’emparer de l’école communale et donner à l’enseignement de l’église un caractère officiel. Leur protestation n’est pas moins vive contre la nécessité du brevet de capacité pour les religieuses. Toutes ces obligations reviennent d’après eux à l’athéisme obligatoire. Ils terminent par un cri d’effroi et de colère à la vue « de ces légions de la libre pensée qui menacent la civilisation chrétienne et la liberté. »

Pour donner une idée de ce qu’est à l’heure actuelle la campagne entreprise par l’ultramontanisme sur tous les points du pays, il faudrait entrer dans des détails presque minutieux. On verrait avec quel art perfide et quelle violence elle est conduite par les subalternes du parti. Nous avons d’abord les circulaires des comités catholiques d’éducation et d’enseignement qui se maintiennent encore à une certaine hauteur, et se bornent à répéter les assertions des évêques. La Société générale d’éducation et d’enseignement, dans sa protestation contre l’obligation, n’hésite pas à dire que le droit de l’état ne pourrait être placé au-dessus de celui de la famille qu’autant qu’il serait prouvé que le père, en ne procurant pas à son fils l’instruction primaire, le prive d’un bien nécessaire à son âme comme le pain l’est à son corps, que, même dans ce cas, la prédominance du droit de l’état serait douteuse parce qu’il s’agit d’un bien de l’ordre moral, dont l’appréciation est du ressort de la conscience ; que, réduite à elle seule, l’instruction primaire est un instrument utile, mais ne saurait être appelée un bien nécessaire. Le pétitionnement qui se poursuit dans les communes rurales mérite surtout d’être signalé. Les femmes, les jeunes filles, les enfans, sont invités à donner leurs noms. Les commentaires injurieux ou diffamatoires vont leur train. Les agens chargés de recueillir les signatures déclarent hautement qu’il s’agit d’empêcher le triomphe de l’athéisme, que l’infâme projet de loi dont il s’agit veut enlever Dieu à la France. Une véritable guerre sainte est prêchée contre l’obligation. Les malheureux instituteurs qui ne veulent pas participer à ce mouvement, dirigé contre leur propre cause, sont voués au mépris et soumis à des vexations de toute sorte. Ce qu’il y a de plus grave, c’est le texte même des pétitions mises en circulation, on est en droit de leur reprocher de manquer absolument à la vérité en présentant le système d’obligation sous le jour le plus faux. Au lieu de parler directement du gouvernement qui a proposé la loi nouvelle, on dit que la presse et les conseils-généraux demandent que l’instruction religieuse soit rayée du cadre des matières de l’enseignement primaire. Comme ce pétitionnement n’a commencé qu’au lendemain de la présentation du projet de loi, c’est bien le projet ministériel qu’il vise ; les ardens le disent d’ailleurs tout haut, même en chaire. Grâce à une circonlocution bien choisie et qui prête à l’équivoque, on peut noircir à son aise ce que l’on tient surtout à écarter en se ménageant une retraite assurée, si d’aventure des justifications embarrassantes étaient demandées. La pétition du comité de la rue de Grenelle est celle qui a le plus de faveur ; elle invoque la pitié publique pour le malheureux père de famille obligé de livrer son enfant aux hommes athées qu’on va préposer à l’école. Elle circule dans toute la France de maison en maison. On a trouvé bon dans certains diocèses de lui ajouter quelques enjolivemens. Dans un de nos centres religieux les plus importans, la conclusion a été modifiée de cette façon : « nous demandons que ledit projet de loi soit rejeté, et que les bornes restent là où les a placées Charlemagne. » La propagande contre l’instruction obligatoire se poursuit avec une activité croissante. Elle a ses missionnaires infatigables. On sait faire appel aux intérêts divers avec une grande habileté, qui n’exclut pas la violence ; dans les villes où l’esprit religieux et conservateur a gardé de l’influence, on parle de l’abîme des révolutions et de l’irréligion ; dans les campagnes, on insiste davantage sur la situation difficile que les idées révolutionnaires font aux agriculteurs. Dans beaucoup de communes, l’instituteur est devenu un véritable paria, le représentant, le bouc émissaire de l’impiété. Il a beau remplir ses devoirs et observer scrupuleusement la loi dans ses dispositions religieuses, il n’en est pas moins l’objet de l’animadversion. Les passions religieuses ont été tellement excitées dans quelques communes que le conseil municipal a refusé à l’instituteur le misérable supplément de traitement qui lui est nécessaire pour ne pas mourir de faim. La presse départementale ne manque pas d’envenimer la lutte. Nous avons sous les yeux les plus furibondes déclamations contre l’instruction obligatoire. Il faut louer le gouvernement d’avoir défendu par une circulaire très nette aux instituteurs laïques d’entreprendre un contre-pétitionnement.

Peut-on imaginer une tentative plus insensée que cette campagne contre l’instruction obligatoire ? On aurait voulu froisser et exaspérer le sentiment national que l’on n’aurait pu mieux faire. Les tambours français battaient encore dans les rues de Berlin que Fichte faisait entendre son éloquent appel à la nation allemande en faveur de l’instruction obligatoire. La France entend le même appel par la voix même des événemens terribles qui ont dissipé ses illusions. C’est le moment choisi par l’ultramontanisme pour l’arrêter dans son élan, la river à son passé, et l’empêcher de rien entreprendre d’efficace en fait d’enseignement public.

Notre intention n’a point été de traiter en elles-mêmes les graves questions de politique étrangère ou intérieure que nous venons d’aborder. Il s’agissait simplement de caractériser par des faits précis les efforts actuels du parti clérical. Il serait facile de fournir bien d’autres preuves de sa tendance à exploiter nos malheurs pour reconquérir le pouvoir politique. Toutes les positions importantes dans la société sont l’objet d’un siège régulier, quand elles ne peuvent être emportées d’assaut. Après l’instruction viendra l’assistance publique, dont l’organisation est étudiée présentement par une commission formée à peu près dans le même esprit que la commission pour le projet de loi de M. Jules Simon. L’intervention directe du clergé dans les élections est approuvée hautement par l’extrême droite, qui applaudit avec enthousiasme quand un député vient dire qu’il siège à la chambre en tant que catholique. Si l’on n’y prend garde, et pour peu que l’on suive cette pente, nos institutions seront absolument faussées ; mais, comme l’esprit public ne marchera pas du même pas dans la voie rétrograde, nous arriverons prochainement à ces conflits entre la légalité et la réalité des choses qui ramènent les catastrophes. Voilà pourquoi il est nécessaire de signaler et de combattre de toute son énergie la tendance fatale qui se développe sous nos yeux. Il ne s’agit pas des intérêts de tel ou tel parti religieux triomphant des fautes de ses adversaires. Triste et coupable triomphe que celui qui consisterait à se féliciter de ce qui divise et abaisse la patrie ! C’est d’elle seule que nous sommes préoccupés dans cette période tourmentée et obscure que nous traversons. On profite de sa détresse pour essayer de l’amener à désavouer les grands principes de liberté qu’elle a professés depuis soixante ans. Il nous semble voir ces personnes doucereusement tenaces qui guettent au chevet d’un malade l’heure de l’affaiblissement pour obtenir de lui qu’il fasse pénitence des paroles courageuses et viriles qu’il a jetées dans le monde. Non, la France, toute malheureuse qu’elle soit, ne reniera pas sa révolution dans ses résultats immortels. On trouve bon aujourd’hui de nous dire sur tous les tons que c’est là une œuvre misérablement avortée, et qu’il vaudrait mieux l’effacer de notre histoire. Sans doute, à bien des égards, elle ne nous a pas donné ce que nous en pouvions attendre, et elle n’a pas réussi à fonder cette liberté mesurée qui échappe aux dictatures et aux insurrections. Quand on va au fond des choses, on reconnaît que le plus grand obstacle au succès définitif est venu de ce que la religion dominante et la liberté n’ont pas pu s’entendre, et cela précisément parce que la religion n’a pas su se dégager suffisamment de la politique, qu’elle a pris parti contre le régime nouveau, et a cherché, en maintenant ses privilèges, à restreindre à son profit le droit de la conscience. Toutes les déclamations, toutes les tentatives contre l’état laïque sont dirigées contre ce qu’on peut appeler l’héritage inaliénable de la révolution ; il a été payé d’assez d’efforts, de luttes et de douleurs pour que nous ne le laissions pas entamer. Il faut que la France sache que l’ultramontanisme veut lui prendre bien plus que son territoire, qu’il veut lui ravir sa pensée, sa force, sa liberté, tout ce pour quoi elle a combattu et souffert, tout, ce qu’évoque son nom, qui à lui seul, selon l’expression de Tocqueville, faisait pâlir les despotes en leur rappelant ce qu’elle était capable de faire pour défendre le legs de 1789. Aussi croyons-nous que, bien loin de revenir en arrière, elle doit faire courageusement un pas en avant, et aborder le grand problème des temps modernes, celui que tout ramène devant nous, cette séparation franche et complète de l’église et de l’état qui seule mettra fin à ce déplorable mélange de politique et de religion par lequel nous périssons.


EDMOND DE PRESSENSE.


  1. On peut s’en convaincre par la soumission absolue que l’ordre de l’Oratoire, auquel appartenait le père Gratry, vient de faire solennellement par l’organe de son directeur. Le père Petetot déclare dans une lettre récente que désormais tout oratorien est tenu d’accepter le Syllabus dans le sens du saint-père et de repousser non-seulement ce qu’il condamne, mais encore ce qu’il désapprouve
  2. Au dernier moment, le projet vient d’être abandonné.
  3. La Vérité pratique sur l’instruction gratuite et obligatoire, ou la liberté de la famille sous l’autorité de l’église et son asservissement sous l’autorité de l’état, par P. Fayet.