L’Orthopédie/Conclusion

Chez George Fricx (Tome IIp. 284-289).




CONCLUSION DE L’OUVRAGE.



Nous n’avons pû nous dispenser dans cette Orthopédie, de déclamer souvent contre la nation des Nourrices ; parce que la plûpart d’entre elles sont cause d’un grand nombre de difformités qui surviennent aux enfans par rapport au corps. Mais il seroit à souhaiter que par rapport à l’esprit elles ne leur en causassent pas de plus fâcheuses, & que leur imprudence ne les portât pas jusqu’à nuire aux mœurs de ces pauvres enfans, en leur faisant succer avec le lait, comme elles le font tous les jours une inclination perverse, qu’on peut mettre au rang des plus grandes difformités de l’homme, pour ce qui regarde les qualités du cœur, je veux dire l’inclination à se venger & à mentir. Un enfant vient-il de tomber ? la nourrice aussi-tôt, comme si elle se faisoit un devoir de profiter de cette occasion pour lui donner une leçon de vengeance, se met à menacer & à frapper, avec la plus grande apparence de colere qu’elle peut pour mieux tromper l’enfant, l’endroit sur lequel il est tombé. Vient-il de se heurter contre son coffre, contre une chaise ? on menace & on frappe tout de même le coffre ou la chaise contre quoi il s’est heurté. A-t-il fait quelque chose de mal qui puisse, n’importe comment, être rejetté sur quelqu’un du logis ? le mensonge est alors tout prêt : On inspire à l’enfant d’accuser, soit par parole, soit par signe, selon son âge, la personne dont il s’agit, & même si le subtil génie de la nourric le juge à propos, le chien ou le chat de la maison.

Voilà comme on vient à bout d’apprendre aux enfans, dès leurs premieres années, disons mieux, dès leurs premiers jours, & pour ainsi dire dès les premieres heures de leur vie la vengeance & le mensonge. Aussi voyez-les au sortir de cette premiere école ; voyez le progrès qu’ils ont déjà fait dans l’un & dans l’autre de ces deux vices ; voyez comme ils sont vindicatifs & menteurs. Mais en même temps considerez les peines inoüies qu’il faut se donner, dans la suite, pour leur faire aimer la vérité, & pour les rendre doux, patiens & généreux, car la patience qu’il s’agit ici de leur inspirer, & qui doit influer sur toute leur vie, est une patience noble, qui consiste à s’abstenir de se venger quand on le peut, ce qui est le pur effet de la générosité. Mais insensiblement je m’écarte ; il n’importe, on me pardonnera bien encore en faveur de l’occasion cet autre écart.

Lorsque l’enfant parvenu à un certain âge, pourra s’instruire par la lecture, profitez de cet avantage pour effacer en lui, s’il est possible, ces premières impressions. Faites-lui voir à l’égard du mensonge, ce qui se lit dans l’Ecclesiastique[1], sçavoir que le mensonge habite assiduëment dans la bouche de ceux qui n’ont point reçu d’éducation, que c’est l’opprobre, que c’est la honte de l’homme : Et tout de même, ce qui se lit dans un ancien Philosophe : Que c’est le vice des esclaves & des gens de néant[2]. Puis à l’égard de la vengeance, ce que dit un célèbre Poëte de l’Antiquité : Qu’il n’y a que les esprits foibles & les petits esprits, qui trouvent du plaisir à se venger[3].

Vous le corrigerez plus par la lecture qu’il fera lui-même de ces trois maximes, dans quelques traductions que vous lui présenterez, que par toutes les leçons & tous les sermons que vous pourriez lui faire.

Une réflexion pour laquelle je demande encore grâce, c’est qu’ordinairement les nourrices gâtent l’esprit des enfans par les peurs ridicules qu’elles leur font. Il ne faut jamais effrayer sur rien les enfans. Ces frayeurs qui leur affoiblissent l’esprit, leur sont aussi très-dangereuses pour le corps, & parmi un grand nombre d’enfans attaqués du formidable mal caduc, il n’y en a presque point qui ne soient redevables de cette horrible maladie à des peurs qui leur ont été faites dès l’enfance ; & sans parler des Loups garous, des Revenans, des Sorciers & de cent autres sujets semblables, dont on les entretient tous les jours mal-à-propos, & dont on s’entretient en leur présence, (ce qui n’est pas moins imprudent) que n’aurois-je point à dire de la crainte qu’on leur inspire du tonnerre ? crainte qui les gouverne ensuite toute leur vie, & qui leur fait faire mille extravagances ; ce qui se remarque sur-tout parmi les personnes du sexe. Un pauvre enfant voit sa nourrice, sa sévreuse, sa gouvernante, & quelquefois sa mère même, s’aller cacher dès qu’elles entendent tonner. Quelle impression fâcheuse cela ne fait-il point sur son timide esprit.

On doit, pour préserver les enfans, ou pour les guérir de cette dangereuse crainte, leur répéter souvent, mais sans affectation, premierement, que le tonnerre est favorable aux biens de la terre, & fait venir des fruits en abondance, comme raisins, pommes, &c. car outre que c’est une vérité (les années où il tonne beaucoup étant plus abondantes que les autres) on doit prendre les enfans par leur foible.

Il faut leur dire en second lieu, que si tant de personnes se mettent en prieres quand il tonne, & si l’on sonne alors les cloches des Eglises, on le fait pour remercier Dieu du bien qu’il nous accorde.

Ayez soin, outre cela, qu’ils n’aprennent jamais que le tonnerre soit tombé quelque part ; & éloignez d’eux toutes les histoires que des domestiques & autres personnes pourroient imprudemment leur faire là-dessus.

Telle est la conduite qu’en ces occasions il convient de tenir avec les enfans, au lieu de les livrer à ces peurs horribles qui nuisent tout ensemble à leur esprit & à leur corps.

S’il m’étoit permis de venir ici à certans détails plus convenables dans la conversation que sur le papier, que d’exemple je rapporterois des funestes effets qu’éprouvent tous les jours un grand nombre d’enfans, par tant de terreurs & de craintes cruelles où on les expose si inconsidéremment.

Je me bornerai à conclure de tout ce que j’ai dit des nourrices, soit dans le cours de ce Livre, soit dans ce dernier article, qu’elles font aux enfans & par conséquent au genre humain, (ce que l’on ne considére pas) un tort considérable & pour le corps et pour l’esprit, & pour les mœurs, trois maux essentiels, difficiles à corriger, principalement les deux derniers, mais qu’un peu de vigilance de la part des peres & des meres, je veux dire un peu de soin de leur côté, à veiller tant sur les nourrices que sur les sévreuses et les gouvernantes ausquelles ils confient leurs enfans, pourroient aisément prévenir.


Fin du second Volume.



  1. Opprobrium utquam in homine mendacium & in ore indisciplinatorum assiduè erit. Ecclesiastic. cap. 22.
  2. Aristot. Ethic.
  3. Semper & infirmi est animi, exiguique voluptas
    Ultio… Juv. Sat. 13.