L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 75-85).
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8.

Le satyre, et aussi le berger de notre idylle moderne, sont tous deux le résultat d’une aspiration vers l’état primitif et naturel ; mais avec quelle ferme assurance le Grec s’empara de son homme des forêts, et quelle puérilité, quelle fadeur affiche le moderne niaisant devant la silhouette pomponnée d’un berger gracieux, sensible et jouant de la flûte ! La nature, indemne encore de toute atteinte de la connaissance, et que le contact d’aucune civilisation n’a violée, — voilà ce que le Grec voyait dans son satyre et pourquoi celui-ci ne lui paraissait pas encore semblable au singe. C’était, au contraire, le type primordial de l’homme, l’expression de ses émotions les plus élevées et les plus fortes, — en tant que rêveur enthousiaste que transporte la présence du dieu, compagnon compatissant en qui se répercutent les souffrances du dieu, voix profonde de la nature proclamant la sagesse, symbole de la toute-puissance sexuelle de la nature que le Grec avait appris à considérer avec une stupéfaction craintive et respectueuse. Le satyre était quelque chose de sublime et de divin : tel dut-il paraître surtout au regard désespéré de l’homme dionysien. Celui-ci eût été choqué par le fictif et pimpant berger : il éprouvait un ravissement sublime à contempler dévoilés et inaltérés les traits grandioses de la nature ; en face du type primordial de l’homme, l’illusion de la civilisation s’effaçait ; ici se révélait l’homme vrai, le satyre barbu, qui crie vers son dieu dans une jubilante ivresse. Devant lui, l’homme civilisé s’effondrait jusqu’à ne plus sembler qu’une menteuse caricature. Et Schiller a raison encore, en ce qui concerne ces commencements de l’art tragique : le chœur est un rempart vivant contre l’assaut de la réalité, parce que — chœur de satyres — il est une image plus vraie, plus réelle, plus complète de l’existence que l’homme civilisé qui s’estime généralement l’unique réalité. La sphère de la poésie n’est pas en dehors du monde, rêve impossible d’un cerveau de poète ; elle veut être justement le contraire, l’expression sans fard de la vérité, et, pour cela, il lui faut précisément rejeter la fausse parure de cette prétendue réalité de l’homme civilisé. Le contraste entre cette vérité propre à la nature et le mensonge de la civilisation agissant comme unique réalité est comparable à celui qui existe entre l’essence éternelle des choses, la chose en soi, et l’ensemble du monde des apparences ; et de même que la tragédie, à l’aide de son réconfort métaphysique, montre l’existence éternelle de cette essence de la vie, malgré la perpétuelle destruction des apparences, ainsi le chœur de satyres exprime déjà symboliquement le rapport primordial de la chose en soi et de l’apparence. Le berger de l’idylle moderne n’est qu’un composé de la somme d’illusions d’éducation qui lui sert de nature ; le Grec dionysien veut la vérité et la nature dans toute leur force, — il se voit métamorphosé en satyre.

Sous l’influence d’un tel état d’âme, la troupe rêveuse des serviteurs de Dionysos se sent transportée d’allégresse ; la puissance de ce sentiment les transforme eux-mêmes à leurs propres yeux, de telle sorte qu’ils s’imaginent renaître comme génies de la nature, comme satyres. La constitution postérieure du chœur tragique est l’imitation artistique de ce phénomène naturel ; il devint toutefois nécessaire de séparer alors les spectateurs dionysiens et ceux qui avaient subi la métamorphose dionysiaque. Mais il faut toujours avoir présent à l’esprit que le public de la tragédie attique se retrouvait lui-même dans le chœur de l’orchestre, qu’il n’existait au fond aucun contraste, aucune opposition entre le public et le chœur : car tout cela n’est qu’un grand chœur sublime de satyres chantant et dansant, ou de ceux qui se sentaient représentés par ces satyres. Le mot de Schlegel doit être entendu ici dans un sens plus profond. Le chœur est le « spectateur idéal » pour autant qu’il est l’unique voyant, le voyant du monde de vision de la scène. Un public de spectateurs, tel que nous le connaissons, était inconnu aux Grecs : dans leurs théâtres, grâce aux gradins superposés en arcs concentriques, il était tout particulièrement facile à chacun de faire abstraction de l’ensemble du monde civilisé ambiant, et, en s’abandonnant à l’ivresse de la contemplation, de se figurer être soi-même un des personnages du chœur. D’après ce point de vue, nous pouvons nommer le chœur, sous sa forme primitive dans la tragédie originelle, l’image réfléchie de l’homme dionysien lui-même, et ce phénomène ne peut être plus nettement rendu sensible que par l’exemple de l’acteur qui, lorsqu’il est véritablement doué, voit flotter devant ses yeux l’image quasi matérielle du rôle qu’il interprète. Le chœur de satyres est, avant tout, une vision de la foule dionysienne comme, à son tour, le monde de la scène est une vision du chœur de satyres : la puissance de cette vision est assez forte pour éblouir le regard et le rendre insensible à l’impression de la « réalité », au spectacle des hommes civilisés rangés en cercle sur les gradins. La forme du théâtre grec rappelle celle d’une vallée solitaire : l’architecture de la scène apparaît comme un halo de nuées lumineuses que les Bacchantes, qui vont rêvant à travers les montagnes, aperçoivent des hauteurs, cadre glorieux au milieu duquel se révèle à leurs yeux l’image de Dionysos.

Cette apparition primordiale artistique, que nous présentons ici comme explication du chœur tragique, est presque choquante pour nos idées savantes sur le mécanisme élémentaire de l’art, alors que rien ne peut être plus certain que le poète est poète seulement parce qu’il se voit entouré de figures qui vivent et agissent devant lui, et qu’il regarde au plus profond de leur âme. Par une impéritie particulière de nos facultés d’imagination moderne, nous sommes enclins à nous représenter le phénomène esthétique primordial comme trop compliqué et trop abstrait. La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais bien une image substituée, qui plane réellement devant ses yeux, à la place d’une idée. Le caractère n’est pas pour lui quelque chose de composé de traits isolés et rassemblés, mais une personne vivante, qui l’obsède et s’impose à lui, et qui ne se distingue de la vision analogue du peintre que par la vie et l’action. D’où vient l’incomparable clarté des descriptions d’Homère ? De l’incomparable netteté de sa vision. Si nous parlons de la poésie d’une manière si abstraite, c’est que nous sommes d’ordinaire tous mauvais poètes. Au fond, le phénomène esthétique est simple ; celui-là est poète qui possède la faculté de voir sans cesse des phalanges aériennes, vivant et se jouant autour de lui ; celui-là est dramaturge qui ressent une irrésistible impulsion à se métamorphoser soi-même, à vivre et agir par d’autres corps et d’autres âmes.

L’excitation dionysiaque a le pouvoir de communiquer à toute une foule cette faculté artistique de se voir entourée d’une semblable phalange aérienne, avec laquelle elle a conscience de ne faire qu’un. Ce processus du chœur tragique est le phénomène dramatique primordial : se voir soi-même métamorphosé devant soi et agir alors comme si l’on vivait réellement dans un autre corps, avec un autre caractère. Ce processus se constate dès le commencement de l’évolution du drame. Il y a ici un état différent de celui du rhapsode, qui ne s’identifie pas à ses images, mais qui, comme le peintre, les voit et les considère en dehors de lui-même ; il y a ici déjà une abdication de l’individu qui se perd dans une nature étrangère. Et, en réalité, ce phénomène se présente sous une forme épidémique : toute une foule, sous ce charme, se sent ainsi transformée. Par là, le dithyrambe se distingue essentiellement de tout autre chœur. Les vierges, qui, des branches de laurier à la main, s’avancent solennellement vers le temple d’Apollon en chantant des hymnes, conservent leur personnalité et leur nom : le chœur dithyrambique est un chœur de métamorphosés qui ont entièrement perdu le souvenir de leur passé familial, de leur position civique. Ils sont devenus les serfs de leur dieu, qui vivent en dehors de toute époque et de toute sphère sociale. Toute autre lyrique chorale des Hellènes n’est qu’une extraordinaire amplification du chanteur individuel apollinien ; tandis que le dithyrambe nous offre le spectacle d’une communauté d’acteurs inconscients qui se contemplent eux-mêmes, métamorphosés parmi les autres.

L’enchantement de la métamorphose est la condition préalable de tout art dramatique. Sous ce charme magique, le rêveur dionysien se voit transformé en satyre, et en tant que satyre il contemple à son tour le dieu, c’est-à-dire, dans sa métamorphose, il voit, hors de lui, une nouvelle vision, parachèvement apollinien de sa condition nouvelle. Dès l’apparition de cette vision, le drame est complet.

D’après ces données, nous devons considérer la tragédie grecque comme le chœur dionysien, dont les effusions débordantes s’épanouissent sans cesse en images apolliniennes. Ces parties chorales, dont la tragédie est parsemée, sont ainsi jusqu’à un certain point le giron maternel de tout le soi-disant dialogue, c’est-à-dire du monde scénique tout entier, du véritable drame. De la succession de plusieurs manifestations expansives de cette espèce, rayonne cette cause primordiale de la tragédie, cette vision du drame, qui est tout entière une apparition perçue dans le rêve et, en tant que telle, de nature épique, mais qui, d’autre part, comme objectivation d’un état dionysiaque, représente non pas la libération apollinienne dans l’apparence, mais au contraire la destruction de l’individu et son identification avec l’Être-primordial. Ainsi le drame est la représentation apollinienne de notions et d’influences dionysiennes, et ceci, comme un abîme insondable, le sépare de l’épopée.

Le chœur de la tragédie grecque, le symbole de toute foule exaltée par l’ivresse dionysiaque, se trouve alors clairement expliqué. Accoutumés au rôle habituel d’un chœur sur la scène moderne, surtout d’un chœur d’opéra, il nous était impossible de comprendre comment ce chœur tragique des Grecs pouvait être plus ancien, plus originel, oui, plus essentiel que la véritable « action » — ainsi que la tradition nous l’enseignait cependant avec une telle netteté. Nous ne savions non plus comment concilier cette haute importance et cette nature primordiale témoignées par la tradition, avec ce fait que, pourtant, le chœur était exclusivement composé de créatures humbles et serves et, à l’origine, de satyres aux pieds de bouc ; enfin l’orchestre devant la scène nous demeurait toujours une énigme. Nous sommes arrivés maintenant à comprendre que la scène et l’action, au fond et en principe, n’étaient conçues que comme vision ; que l’unique « réalité » est précisément le chœur, qui produit de soi-même la vision, et l’exprime à l’aide de toute la symbolique de la danse, du son et de la parole. Ce chœur contemple dans sa vision son maître et seigneur Dionysos et, à cause de cela, il est éternellement le chœur obéissant et serf : il voit comment le dieu souffre et se transfigure et, à cause de cela, il n’agit pas lui-même. Dans cette condition de servitude absolue vis-à-vis du dieu, il est cependant l’expression la plus haute, c’est-à-dire dionysienne, de la nature ; aussi parle-t-il comme elle, dans l’extase, en oracles et en maximes : en tant qu’il est celui qui partage la souffrance, il est en même temps celui qui sait et qui, du fond de l’âme du monde, annonce et proclame la vérité. Ainsi prend naissance cette fantastique et d’abord si choquante figure du satyre enthousiaste et possédant la sagesse, qui est aussi, en même temps, en opposition et contraste avec le dieu, « la créature brute » : image de la nature et de ses plus puissants instincts, oui, symbole de cette nature et en même temps héraut de sa sagesse et de son art : musicien, poète, danseur, visionnaire en une personne.

D’après ce que nous venons de reconnaître et conformément à la tradition, Dionysos, véritable héros de la scène et centre de la vision, n’est pas, dans la forme la plus ancienne de la tragédie, réellement présent, il est seulement imaginé comme présent : c’est-à-dire que la tragédie est d’abord seulement « chœur » et non « drame ». Plus tard, on essaya de montrer réellement le dieu et de représenter, visible au regard de chacun, l’image de vision transfigurée dans son cadre radieux ; alors commence le « drame » dans l’acception stricte du mot. Au chœur dithyrambique incombe désormais la tâche de porter l’esprit des auditeurs à un tel état d’exaltation dionysienne que, lorsqu’apparaît en scène le héros tragique, ils ne voient pas, comme on pourrait le penser, un homme au visage couvert d’un masque informe, mais bien une image de vision née, pour ainsi dire, de leur propre extase. Figurons-nous Admète, absorbé dans le souvenir de sa jeune femme à peine expirée, et perdu dans la contemplation idéale de son image ; — soudain on amène devant lui une femme voilée, dont les formes et l’allure rappellent celle qui n’est plus ; imaginons son trouble subit, le tremblement qui le saisit, le désordre de sa pensée qui compare, son instinctive certitude, — et, par cette analogie, nous comprendrons les sentiments qui agitaient le spectateur, sous l’influence de la surexcitation dionysiaque, lorsqu’il voyait paraître sur la scène et s’avancer vers lui le dieu dont les souffrances étaient déjà siennes. Inconsciemment, cette image du dieu qui, par un charme magique, flottait devant son âme, il la reportait sur le visage masqué et convertissait en quelque sorte cette réalité en une irréalité surnaturelle. Ceci est l’état de rêve apollinien, où le monde réel se couvre d’un voile, et dans lequel un monde nouveau, plus clair, plus intelligible, plus saisissant, et pourtant plus fantomal, naît et se transforme incessamment sous nos yeux. Aussi constatons-nous dans le style de la tragédie un contraste frappant : la langue, la couleur, le mouvement, la dynamique du discours, apparaissent, dans la lyrique dionysienne du chœur, et, d’autre part, dans le monde de rêve apollinien de la scène, comme des sphères d’expression absolument distinctes. Les apparences apolliniennes, dans lesquelles s’objective Dionysos, ne sont plus, comme la musique du chœur, « une mer éternelle, une effervescence multiforme, une vie ardente » ; elles ne sont plus ces forces naturelles seulement ressenties, non condensées encore en images poétiques, et par lesquelles le serviteur enthousiaste de Dionysos pressent l’approche du dieu : maintenant, la clarté et la précision de la forme épique lui parlent de la scène ; ce n’est plus par des forces occultes que s’exprime à présent Dionysos, mais, comme héros épique, presque dans le langage d’Homère.