L’Orient dans la littérature française

L’Orient dans la littérature française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 690-707).


L’ORIENT
dans
LA LITTÉRATURE FRANÇAISE[1]


Il y a deux livres au moins, qui se tiennent, mais qu’on pourrait toutefois aisément détacher l’un de l’autre, dans le livre tout à fait intéressant, et neuf à bien des égards, que M. Pierre Martino vient de publier sur l’Orient dans la littérature française, aux XVIIe et XVIIIe siècles ; — et il pourrait y en avoir trois. C’est peut-être le troisième qui eût été le plus intéressant. Schopenhauer, dont la philosophie n’est elle-même qu’un bouddhisme occidental, a écrit quelque part, en 1819 ou 1822, que « le XIXe siècle ne devrait guère moins un jour à la connaissance du vieux monde oriental que le XVIe siècle à la découverte ou à la révélation de l’antiquité gréco-romaine. » Ce troisième livre n’eût été que le développement de cette « vue » de Schopenhauer, dont il nous semble bien, pour notre part, que l’on ne saurait contester : la justesse, mais dont il resterait cependant à faire « la preuve. » On en trouverait aisément le moyen, dans deux ouvrages, de valeur diverse et d’inégale renommée : les deux volumes de Jules Mohl : Vingt-sept ans de l’histoire des Études orientales (c’est la collection de ses rapports annuels comme secrétaire de la Société Asiatique) ; et cet Avenir de la Science, que Renan lui-même, d’un nom qu’il empruntait précisément à la littérature de l’Inde, appelait son « gros Pourana. » Mais M. Pierre Martino, dont c’était assurément le ądroit, n’a pas cru devoir, — pour le moment, — franchir le seuil du XIXe siècle, et, tout en souhaitant qu’il écrive quelque jour ce livre, nous ne pouvons pas décemment lui faire un reproche de ne pas l’avoir encore écrit.

Nous ne lui reprocherons pas davantage de n’avoir vraisemblablement écrit son premier livre, sur « les progrès des connaissances relatives à l’Orient, » que pour servir en quelque manière d’introduction au second, sur « l’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle. » Aussi bien, contient-il sur la multiplication des « récits de voyages » entre 1650 et 1750 ; sur les travaux des missionnaires, où la botanique et l’astronomie, l’histoire des langues et celle des mœurs occupent autant de place que l’évangélisation ; et enfin sur le mouvement d’expansion coloniale, depuis Colbert jusqu’à Law, des renseignemens du plus grand intérêt. Mais, puisque c’est particulièrement son second livre qui nous regarde ici, nous nous y attacherons donc uniquement et nous en résumerons l’intérêt d’un seul mot, en disant qu’il forme un chapitre à peu près inédit de l’histoire des influences étrangères dans le développement de la littérature française.

On sait, — et nous autres, Français, n’avons rien négligé, ne négligeons rien pour accréditer cette opinion, — que le Français, remarquable en tout temps, et à tout âge, par son ignorance de la géographie, ne le serait pas moins, s’il ne l’est même plus encore, par l’indifférence dédaigneuse qu’il aurait toujours témoignée pour les littératures étrangères. Même aujourd’hui, je ne vois guère paraître d’article, dans nos jeunes Revues, je dis sur un Anglais, sur un Allemand, sur un Italien quelquefois inconnus de leurs compatriotes, où cette indifférence aux littératures étrangères ne nous soit éloquemment, amèrement, furieusement, et à nouveau reprochée. Et, en effet, si l’on veut dire qu’aux vitrines des libraires, — non pas de Londres, au moins ! — mais de Berlin, de Vienne ou de Rome, il se voit plus de romans français qu’il ne se voit, aux étalages parisiens, de romans italiens, ou de « pièces » allemandes, on a raison. Mais, si l’on veut parler sérieusement, et qu’avant de parler on ait pris la peine de parcourir, très rapidement, l’histoire de la littérature française, il apparaît alors, avec une entière évidence, que, presque à aucune époque de cette longue histoire, notre littérature française n’a perdu la curiosité, ni même le contact actuel et familier des littératures étrangères.

C’est ainsi que, sans remonter jusqu’au moyen âge, où, comme nous l’avons dit bien des fois, la littérature est vraiment « européenne, » fort peu différente en Italie de ce qu’elle est en Angleterre, et peu différente en Allemagne de ce qu’elle est en France, notre littérature du temps de la Renaissance, ou du XVIe siècle, de 1550 à 1650 environ, est tout entière, et à la fois, tout italienne et tout espagnole. Il n’est pas question d’en chercher ici les raisons. Ce serait un autre sujet. Mais en fait, les Amadis, qui commencent à prendre vogue aux alentours de 1540, sous le règne de François 1er, et dont l’influence, même sur les mœurs, a été si considérable, ne sont qu’une traduction de l’espagnol. Les poètes de la Pléiade, — j’entends les vrais, un Ronsard, un du Bellay, un Desportes, et non pas Baïf ni Daurat, — sont imprégnés d’italianisme. C’est au point que l’on se demande si, peut-être, en dépit de la légende héroïque du Collège de Coquerel, ce n’est pas à travers les commentateurs ou imitateurs italiens qu’ils ont surtout connu l’antiquité gréco-latine : et, en tout cas, depuis qu’un chercheur heureux en a donné l’exemple, il y a quelques années, c’est devenu comme une espèce de « sport universitaire, » que de tâcher de retrouver l’original italien des plus beaux Sonnets de Ronsard ou de du Bellay. Combien de preuves, si l’on le voulait, ne donnerait-on pas de la continuation ou de la continuité de cette influence ! Et si les pamphlets d’Henri Estienne, — son Apologie pour Hérodote, ou ses Dialogues du Langage français italianisé, — semblent en interrompre un moment le cours ; si les Essais de Montaigne, si les sages écrits de du Vair, si même la Satyre Ménippée, à sa manière, qui n’est pas la bonne, ramènent un moment la littérature française dans une voie purement nationale, n’est-il pas vrai qu’avec Henri IV et Marie de Médicis ; avec l’Astrée d’Honoré d’Urfé, qui ne se cache point d’être une imitation de la Diane de Montemayor ; avec l’Adone du cavalier Marin ; avec Chapelain et avec Voiture ; avec Balzac et avec Corneille, le Corneille du Cid et de don Sanche d’Aragon ; avec Anne d’Autriche ; avec ces « burlesques » dont nous parlions il y a quelque temps, n’est-il pas vrai que l’Espagne et l’Italie reprennent toute leur influence ? Et dans le nombre de ceux qui vont la rejeter, combien citerions-nous d’écrivains qui ne l’aient pas subie, si Molière même et La Fontaine n’y ont pas tout à fait échappé ?

Ce qui est donc uniquement vrai, c’est que, pendant une cinquantaine d’années, — de 1660 à 1710, lus cinquante ans qui mesurent à peu près exactement ce que l’on a nommé « le siècle de Louis XIV, » — nos grands écrivains ont paru peu curieux des choses étrangères : Racine ou Bossuet se sont assurément peu inspirés des exemples de l’Espagne ou de l’Italie. Et, pour en faire en passant la remarque, ceci donne peut-être à songer, quand on voit que la plus belle époque de l’histoire de notre littérature en est donc aussi la plus indépendante, ou comme qui dirait la plus émancipée de toute influence étrangère. Faut-il voir là plus qu’un hasard ou qu’une coïncidence ? Mais tout ce que je veux constater, c’est que cette indifférence n’a pas duré longtemps, et, — pour ne rien dire d’un nouveau retour d’influence espagnole (1700-1710), auquel nous devons le Diable boiteux et Gil Blas, — d’autres influences vont maintenant se faire sentir, qui sont l’influence anglaise, et bientôt, vers la fin du siècle qui commence, l’influence allemande.

Admettons là-dessus que Voltaire n’ait rien compris à Shakspeare ! La vérité n’en est pas moins que le peu de nouveauté qu’il y a dans son théâtre lui vient de Shakspeare, en droiture ; et quel ne sera pas, — quand on voudra, si je puis ainsi dire, la « chiffrer, » — le total de sa dette envers Pope, Addison, Swift, ou de moindres encore, qu’il a d’ailleurs personnellement connus et fréquentés, aux environs de 1726, dans les tavernes littéraires de Londres ? Je ne sais si les Voyages de Gulliver sont inspirés des Voyages de Cyrano de Bergerac ou de l’épopée de Rabelais, mais ils ont certainement inspiré Micro mégas. Que ne doivent pas encore aux Anglais Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, Diderot surtout, qu’on a d’ailleurs appelé « le plus allemand des Français ? » Mais les libres penseurs anglais, — free thinkers, les premiers qui se soient honorés de ce nom ; — mais les dramaturges anglais ; mais les romanciers anglais, Richardson et Sterne, en particulier, voilà les maîtres de Diderot, auxquels, si vous ajoutez François Bacon, son « maître à penser, » nous en pouvons conclure que « le plus allemand de tous les Français » est principalement « anglais » d’éducation littéraire et de formation morale ? L’influence allemande est moins facile à saisir, pour diverses raisons, dont la première, qui peut nous dispenser de rechercher curieusement les autres, est qu’avant Lessing, et avant Goethe, il n’y a presque pas de « Littérature allemande. » Il n’y a que la littérature allemande du moyen âge, et nous avons dit qu’elle était « européenne. » Mais, pour voir grandir cette influence et les communications se multiplier entre la France et l’Allemagne, il suffit de feuilleter la Correspondance Littéraire de Grimm, dont aussi bien les rédacteurs sont un Allemand de Francfort, Grimm, très mêlé au mouvement de l’Encyclopédie, et un Suisse de Zurich, Meister.

Comment donc se fait-il que, dans ces conditions, — et le lecteur sent bien ce que l’indication qu’on en donne ici a de sommaire et de superficiel, — l’opinion se soit accréditée que la littérature française, en général, serait demeurée « indifférente » aux littératures étrangères ? La littérature française a pu se préférer aux littératures étrangères, et non pas, je l’avoue, sans donner de sa préférence des raisons souvent impertinentes. Mais, ces littératures, elle les a connues, elle les a « pratiquées ; » elle a transposé, dans notre langue, et au ton de notre mentalité, ce qu’elle en a cru pouvoir s’approprier. Les traductions, non seulement du grec et du latin, mais de l’italien et de l’espagnol, ont abondé au XVIe et au XVIIe siècle ; les traductions de l’anglais et de l’allemand au XVIIIe siècle. Aucun érudit n’a peut-être mieux su que Chapelain la littérature espagnole ; et, cent ans plus tard, un abbé Prévost n’a guère ignoré de la littérature anglaise que ce qui relevait de la pure érudition. Nous venons de dire que Diderot et Voltaire ne l’avaient guère moins bien connue. Citons encore Suard, que les connaissances de la littérature anglaise devait mener au secrétariat perpétuel de l’Académie française. Lisons le Journal étranger… Et c’est pourquoi, décidément, quand on cherche les raisons de cette opinion très fausse sur l’ignorance française des littératures étrangères, on ne les trouve qu’en ceci : que personne, jusqu’à présent, n’a songé à écrire l’histoire de cette influence, et qu’à peine même est-elle indiquée dans nos histoires de la littérature française.

C’est ce qui fait encore la nouveauté du livre de M. Pierre Martino, dont cette digression ne nous a pas autant éloigné qu’on croirait. On n’avait encore étudié d’aussi près que M. Martino, d’une manière à la fois didactique et critique, l’influence d’aucune littérature sur la littérature française. Ce livre sur l’Orient dans la Littérature française donnera peut-être à quelque historien l’idée d’en écrire un sur l’influence de l’Italie ou de l’Angleterre dans notre littérature. Et on va voir, par les conclusions où nous mène celui de M. Pierre Martino, quel pourrait être l’intérêt d’un pareil livre.

Je ne sais, à la vérité, si l’auteur n’a pas pris son sujet d’un peu haut, ou d’un peu loin dans l’histoire, en cherchant, par exemple, et en essayant de ressaisir des traces d’ « influence orientale, » dans le Soliman de Mairet, 1630, dans la Mort d’Osman, 1656, de Tristan l’Hermite, ou même dans le Bajazet de Racine. J’aimerais presque autant que l’on essayât de démêler et de reconnaître une « influence polonaise » dans le Wenceslas de Rotrou. En réalité, le Bajazet de Racine, — que je ne mets point du tout, avec des juges trop difficiles, au « second rang » de ses chefs-d’œuvre, — n’est pas un « sujet turc, » dont l’auteur se serait proposé de peindre des mœurs orientales, comme orientales, pour l’originalité de leur couleur, et à cause qu’orientales : c’est un drame de passion dont la scène est en Turquie. Or, il ne faut pas oublier qu’à l’époque où Racine écrit Bajazet, 1675, il y a plus de cent cinquante ans que la Turquie, étant entrée dans le jeu de la politique européenne, n’est presque plus la Turquie, ni surtout l’Orient, — et l’exotisme. Elle est la Turquie comme la Pologne est la Pologne, une pièce du système occidental, un pion de l’échiquier diplomatique. Ou encore, elle est la Turquie comme la Perse du Grand Cyrus était la Perse, une Perse vague et classique, dont le nom n’évoquait dans les imaginations rien de très différent de ceux de Rome ou de la Grèce ; — et c’était toujours l’antiquité. Nous avons d’ailleurs un roman turc de Mlle de Scudéry : Ibrahim ou l’illustre Bassa ; et on sait qu’avant que Racine en tirât son Bajazet, la tragique aventure de harem qui en fait le sujet, parfaitement authentique, avait été contée par Segrais, dans les Divertissemens de la Princesse Aurélie, sous le titre à coup sûr médiocrement oriental de Floridon. On discute, et on discutera longtemps encore si la tragédie de Racine doit quelque chose à la « nouvelle » de Segrais ; mais ceci ne nous regarde point.

A vrai dire, c’est de la publication des Voyages de Tavernier, 1676-1677, de Chardin, 1686, et de Bernier, 1699, mais surtout, c’est de l’apparition des Mille et une Nuits, traduites par Antoine Galland, 1704, et des Mille et un Jours, 1707, traduits par Pétis de la Croix, et retouchés par Lesage, que datent, dans l’histoire de la littérature française, les commencemens de l’« influence orientale ». « Pendant dix ans, nous dit à ce propos M. Pierre Martino, le public fut assiégé et entouré de ces Contes, et il vécut au milieu de toutes les créations fantaisistes de cette littérature orientale. En une fois, il réparait la longue ignorance où il avait jusque-là consenti à rester, et quand les traductions furent achevées, les lecteurs ne se sentirent point harassés : leur bonne volonté restant entière, ils ne goûtèrent pas le charme exquis de la mille et unième nuit : elle est la dernière ! Tout de suite ils voulurent entreprendre la mille et deuxième, et passer de là aux suivantes : ils demandèrent des suites, des contrefaçons et des recommencemens. » Le contact était désormais établi et, si je puis ainsi dire, les communications assurées. Au cas où, peut-être, ils sentiraient tarir l’abondance de leur invention, des sources nouvelles étaient désormais ouvertes à nos conteurs, où ils pouvaient librement puiser. Traduction, paraphrase, imitation directe, adaptation plus subtile, appropriation et « démarquage, » tous les procédés étaient permis à l’égard de ces textes, qui n’étaient généralement l’œuvre de personne. Nulle question ici de « plagiat » ni de priorité. Mais, au monde gréco-latin, sur lequel il semblait que l’on vécût, et que l’on commençât de se lasser de vivre, depuis deux cent cinquante ans, c’était un monde nouveau qui « s’annexait. » Quel parti la littérature française en allait-elle tirer ?

Elle n’allait point, cette fois, procéder par imitation ou transposition directe, comme elle avait fait naguère quand, au commencement du XVIIe siècle, elle avait emprunté à la littérature espagnole la veine du roman picaresque[2]. Mais, conformément à des habitudes classiques invétérées, on allait se composer une « idée » générale de l’Orient, comme autrefois l’hôtel de Rambouillet s’en était formé une du « Romain, » qui est celle que l’on retrouve dans les tragédies de Corneille, et aussi dans les discours des hommes de la Révolution. En étendant jusqu’aux Indes et jusqu’en Chine le domaine du nouvel Orient, on allait se le représenter précisément sous la figure des Mille et une Nuits, comme la contrée du mystère et du luxe, un Orient resplendissant de perles et de pierreries, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et surtout comme le pays de la vie licencieuse et des amours faciles. Et qu’on ne dise pas qu’à tout le moins, c’est sous d’autres traits pourtant qu’il s’offre à nous dans la Zaïre ou dans le Mahomet de Voltaire. La Zaïre de Voltaire n’est encore qu’une « turquerie » classique, et son Mahomet qu’un pamphlet, où d’ailleurs je ne nie pas qu’on puisse relever, chemin faisant, quelque intention de faire de la « couleur locale. » Mais considérez les Lettres Persanes de Montesquieu, les romans du jeune Crébillon, quelques-uns des Contes de Voltaire lui-même, Zadig et surtout la Princesse de Babylone, les Trois Sultanes de Favart, qui sont bien le vaudeville le plus pimpant, le plus parisien, et le plus impertinent du monde, les inventions saugrenues de l’abbé de Voisenon, et ce que vous y trouverez d’uniquement oriental, ce sont les traits que nous disons. L’Orient est le pays du mystère, du luxe, et spécialement de la licence. « Le conte que je vous envoie, écrivait l’abbé de Voisenon, dans le Discours préliminaire de son Sultan Misapouf, est si libre et si plein de choses qui toutes ont rapport aux idées les moins honnêtes, que je crois qu’il sera difficile de rien dire de nouveau dans ce genre. Du moins, je l’espère. J’ai cependant évité tous les mots qui pourraient blesser les oreilles modestes ; tout est voilé, mais la gaze est si légère que les plus faibles vues ne perdront rien du tableau. » J’emprunte la citation à M. Pierre Martino, car je dois avouer que je n’ai jamais lu le Sultan Misapouf. Mais je connais, hélas ! dans le même genre, les Bijoux indiscrets, de « notre grand Diderot ! » Le premier effet de l’influence orientale ne semble avoir été que de favoriser, dans une littérature déjà plus que galante, — rappelons-nous l’Histoire amoureuse des Gaules, — d’encourager, et comme de légitimer la verve licencieuse de nos conteurs, en leur faisant accroire, et à leur public, qu’il existait des contrées où les choses se passaient « comme cela ! »

Une telle conception de l’Orient « appelait tout naturellement, dit avec raison M. Pierre Martino, et même provoquait une certaine forme de satire. Il suffisait pour cela de lire les récits de voyages, avec l’intention de comparer les mœurs asiatiques à celles de la France ; » et ici encore l’exemple en a été donné et le modèle fixé par les Lettres Persanes. Sous le déguisement des mœurs orientales, la satire a quelque chose de plus piquant ; et, — pourquoi cela ? je ne saurais le dire, — mais il est certain qu’un pouvoir ombrageux permettra toujours plus de choses aux Siamois de Dufresny ou aux Persans de Montesquieu qu’il n’en passerait à un satirique « né Français et chrétien. » C’est ce qui contribua si fort au succès des Lettres Persanes. « Les Lettres Persanes, écrit à ce propos Montesquieu lui-même, eurent d’abord un débit si prodigieux que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient tirer par la manche tous ceux qu’ils rencontraient : « Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres Persanes. » C’est ainsi qu’on fait les honneurs de soi-même… Sur quoi M. Martino ne peut s’empêcher d’observer, avec un peu d’étonnement, que les auteurs ne se montrèrent pas très pressés de répondre aux sollicitations des libraires, puisque enfin la première imitation que l’on connaisse des Lettres Persanes, étant de 1731, se lit donc attendre dix ans ! Nous ne continuerons pas moins d’en croire « le Président » sur sa parole. M. Martino rectifie également une assertion de Grimm, disant, dans sa Correspondance, que les Lettres Persanes ont suscité « une multitude de Lettres Turques, Arabes, Iroquoises, sauvages, etc. » Car on a vite fait, dit-il, « d’établir une liste assez restreinte de ce genre de productions, et Montesquieu était bien plus proche de la vérité quand il parlait des quelques ouvrages charmans qui avaient paru depuis les Lettres Persanes. » Je ne sais, après cela, si Montesquieu comptait lui-même au nombre de ces ouvrages charmans, — c’était en 1754, — les Lettres Chinoises du marquis d’Argens. En tout cas, c’est presque le seul de ces livres dont l’histoire littéraire ait sauvé le titre au moins de l’oubli, et le titre est digne en effet d’être retenu, comme signalant l’annexion définitive du domaine chinois au domaine de l’orientalisme.

Ce n’était pas que l’on n’eût entendu parler de la Chine ! mais, cependant, il est permis de dire, avec un peu d’exagération, et beaucoup de vérité, que la Chine a vraiment été, au XVIIe et au XVIIIe siècle, une découverte, et presque une invention des Jésuites. Pour répandre en Europe, et pour propager jusque parmi les philosophes, l’admiration de la Chine, des institutions sociales de la Chine, du gouvernement de la Chine, de la morale de la Chine, et je ne veux pas certes dire de la religion de la Chine, mais pourtant et au moins de la manière dont on entend et dont on pratique la religion en Chine, les Jésuites n’ont rien épargné, — pas même leur sang ! Et ils n’ont que trop bien réussi ! Et ce n’est pas le seul cas où la politique et les habiletés de la célèbre compagnie se soient retournées contre elle, mais c’en est l’un des plus significatifs. « L’Empire de la Chine, écrivait Grimm en 1766, est devenu de notre temps un objet particulier d’attention, d’études, de recherches et de raisonnemens. Les missionnaires ont d’abord intéressé la curiosité publique par des relations merveilleuses d’un pays très éloigné qui ne pouvait ni confirmer leur véracité, ni réclamer contre leurs mensonges. Les philosophes se sont ensuite emparés de la matière… » Il oubliait de faire, entre ces missionnaires, une part distincte et particulière à ceux d’entre eux qui s’étaient moins souciés d’insérer des « relations merveilleuses » dans la collection des Lettres Édifiantes, que d’étudier, d’analyser et de célébrer la philosophie de Confucius. M. Pierre Martino, lui, dans son livre, ne commet-il pas un oubli du même genre, quand il omet de mentionner les « Économistes » à côté des « Encyclopédistes, » et notamment Quesnay, dont le principal ouvrage est un Essai sur le despotisme de la Chine, à côté de Voltaire et de son Essai sur les mœurs ? L’action des Économistes, en général, a été profonde sur les transformations de l’esprit public dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et quoique ni Quesnay, ni Mirabeau, le marquis, l’auteur de l’Ami des hommes, ne soient des « écrivains, » c’est encore un chapitre à peu près oublié de notre histoire littéraire qu’il y aurait ici lieu d’écrire. J’ajouterai que, comme Tocqueville en a fait la remarque, tandis que les « Philosophes » sont divisés entre eux sur l’article de la Chine, et que Grimm, par exemple, est très éloigné de partager l’enthousiasme de Voltaire, au contraire, on ne trouve pas un « Économiste » qui n’ait fait l’éloge de la Chine, et qui n’ait, pour sa part, essayé de nous « inoculer l’esprit chinois. » Ils n’y ont pas, eux non plus, tout à fait échoué.

Sans doute, et tout d’abord, il s’est mêlé quelque intention de satire à cette admiration de la Chine, de même que vingt-cinq ans auparavant dans les Lettres Persanes. Les bourgeois de la rue Saint-Denis, et les salons, se sont beaucoup amusés aux dépens des « magots. » Mais cela n’a pas duré longtemps, et Voltaire ne plaisante pas, mais il parle très sérieusement, et je ne crois même pas qu’il croie qu’il exagère, quand il écrit, dans l’Essai sur les mœurs : « L’esprit humain ne peut certainement imaginer un gouvernement meilleur que celui où tout se règle par de grands tribunaux subordonnés les uns aux autres, et dont les membres ne sont reçus qu’après plusieurs examens sévères. Tout se règle à la Chine par ces tribunaux… Le résultat de toutes les affaires décidées à ces tribunaux est porté à un tribunal suprême… Il est impossible que, dans une telle administration, l’Empereur exerce un pouvoir arbitraire… Il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans les lois et élus par les suffrages… S’il y eut jamais un Empire dans lequel la vie, l’honneur et les biens des hommes aient été protégés par les lois, c’est l’Empire de la Chine. » Il dit ailleurs, et son admiration est si sincère que son accent en devient lyrique : « J’ai peine à me défendre d’un vif enthousiasme quand je contemple 150 000 000 d’hommes gouvernés par 13 000 magistrats, divisés en différentes cours, toutes subordonnées à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l’inspection d’une cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des neuf chœurs des anges de saint Thomas d’Aquin. » Et, en effet, la manière dont on lui a fait croire qu’en Chine la société civile et politique était organisée, sous la dépendance universelle de la loi commune, maintenue dans ses cadres par une magistrature qui n’était, comme en France, ni vénale, ni héréditaire, dont on ne pouvait faire partie « qu’après plusieurs examens sévères, » composée d’hommes élevés dans les lois et « élus par les suffrages, » — voilà ce que Voltaire et les « philosophes » ont d’abord admiré dans le gouvernement de la Chine.

Ils n’ont pas moins admiré l’existence et le fonctionnement du « mandarinat… » Il y a de cela deux mois tout juste qu’à Lyon, lors de l’ouverture du Congrès pour l’avancement des sciences, l’un des savans qui font le plus d’honneur à la France contemporaine, M. Lippmann, parlant des « Rapports de la science et de l’industrie, » lesquels à ses yeux ne sont pas ce qu’ils devraient être, s’élevait avec autant d’éloquence que de force, et d’esprit que de bon sens, contre un système d’instruction publique, — c’est le nôtre, — dont les principes lui semblaient empruntés à la Chine. Ce n’était pas une boutade, et il appuyait sur cette indication. Le mandarinisme ou le mandarinat règne ou sévit en France, depuis plus de cent ans ; et toute initiative est comme entravée dans les liens de notre système d’examens, de concours ; et de programmes dont l’objet, assez naturellement, n’est que de mettre le jeune Français en état de subir le concours et de passer l’examen. Il n’y a rien de plus Chinois ! C’est la Révolution qui a organisé le système, mais c’est la « philosophie » qui en a posé les principes, et parmi les philosophes ce sont les admirateurs et les panégyristes de la Chine. Tout au concours et rien à la faveur, mais rien surtout à l’hérédité ! leur âme envieuse a été séduite par cette conception du mandarinat. Une aristocratie, puisqu’il en faut une, mais une aristocratie perpétuellement ouverte, et une aristocratie intellectuelle, dont l’accès ne soit donc interdit qu’à l’incapacité ! Des philosophes et des lettrés dans toutes les magistratures, et non pas les premiers venus, auxquels il aura plu de faire profession de littérature ou de philosophie, mais des philosophes ou des lettrés, vérifiés, contrôlés, estampillés et « garantis » par les supérieurs dont ils seront demain les égaux ou les « pairs ! » Ainsi le mérite n’est plus empêché de donner sa mesure, ni retenu dans l’obscurité de sa condition native par le hasard de la naissance ou le manque des biens de fortune. La « caste » est abolie ; on n’est plus de sa « classe » ou de sa « condition » qu’entre deux examens. Plus humble est l’origine, plus ardente est l’émulation, et, si l’on réussit, plus éclatant le triomphe. Il y a d’ailleurs quelques chances pour que le mandarin du premier rang occupe précisément la place que son mérite et sa valeur devaient effectivement remplir. Mais n’est-ce pas là encore aujourd’hui l’idéal même de la démocratie que nous croyons que nous sommes ? Cet idéal, ne sont-ce pas nos « philosophes » et nos « économistes » qui l’ont dégagé, défini et fixé ? Si ce n’est assurément ni à la Grèce, ni à Rome qu’ils l’ont emprunté, ni même à l’Angleterre de leur temps, mais à la Chine, de leur propre aveu, M. Lippmann, dans son Discours de Lyon, n’avait-il pas cent fois raison ? Et c’est pourquoi quand en France nous parlons de chinoiseries administratives ou autres, nous ne faisons que rapporter, sans le savoir, à leur origine historique réelle des habitudes et des usages que nous nous sommes « inoculés. » Nous sommes vraiment des espèces de Chinois-. Ce qui d’ailleurs ne veut pas dire que la vraie Chine ressemble à celle dont les « philosophes » ont tracé pour nous l’image. Nous-mêmes, connaissons-nous aujourd’hui la vraie Chine ? Y a-t-il une vraie Chine ? Et surtout, n’y a-t-il qu’une Chine ? Mais cela veut dire qu’au XVIIIe siècle l’opinion que l’on se faisait de la Chine, vraie ou fausse, a profondément agi sur la transformation de la mentalité française ; et ce ne sera pas le moindre intérêt du livre de M. Pierre Martino, que d’avoir mis ce fait capital en lumière.

Une dernière considération devait d’ailleurs incliner les « philosophes » du XVIIIe siècle vers l’admiration de la Chine ; et c’était le caractère de la morale chinoise. « C’est une morale infiniment sublime, écrivaient déjà les Jésuites, aux environs de 1687, et puisée dans les plus pures sources de la raison naturelle… Ses enseignemens ne sont pas seulement pour les gens de la Chine, mais je suis persuadé qu’il n’y a pas un Français qui ne s’estimât fort sage et fort heureux s’il pouvait les réduire en pratique. » Ainsi s’exprimait l’abréviateur du Confucius, Sinarum philosophus, le gros in-folio consacré par quatre Pères de la Compagnie de Jésus à la plus grande gloire de Confucius ; et, de ces déclarations, Voltaire ne faisait que déduire les conséquences quand il écrivait à son tour dans son Essai sur les mœurs : « Confucius n’est point prophète, — ceci, pour l’opposer à Mahomet, — et il ne se dit point inspiré. Sa morale est aussi pure, aussi humaine que celle d’Epictète. Il ne dit point : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, » mais : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse. » Sa religion est simple, auguste, sage, libre de toute superstition. La religion des Empereurs et des tribunaux ne fut jamais déshonorée par des impostures, jamais troublée par les querelles du sacerdoce et de l’Empire, jamais chargée d’innovations absurdes… dont la démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques. C’est par là surtout que les Chinois l’emportent sur toutes les nations de l’univers. » Et, à son tour, M. P. Martino tire de là cette conclusion que « la philosophie pratique de Voltaire, si elle n’est pas née de ses lectures sur l’Orient, y a du moins trouvé des occasions fréquentes de se préciser. » C’est beaucoup dire, à mon avis, et la « philosophie pratique »de Voltaire, qui lui vient originairement de Bayle et des « libres penseurs » anglais, est antérieure à ses « lectures sur l’Orient. » Mais, dans les caractères de la morale de Confucius, Voltaire a cru trouver un témoignage ou un « précédent » historique en faveur de cette morale naturelle et laïque, « libre de toute superstition, » c’est-à-dire indépendante et dégagée de toute religion, dont il essayait lui-même de poser ou de consolider les fondemens. Les exemples chinois lui ont servi pour établir qu’en fait, et dans la réalité de l’histoire, une telle morale n’avait rien de « subversif, » puisque au contraire elle avait suffi depuis trois ou quatre mille ans à maintenir une civilisation complète, qui ne le cédait en rien aux nôtres, ou même dont elles avaient encore plus d’une leçon à recevoir. Et sa « philosophie pratique » n’est pas née de ses « lectures sur l’Orient, » mais il a cru trouver dans ses « lectures sur l’Orient » une confirmation de sa « philosophie pratique. » Ai-je besoin d’ajouter qu’une telle confirmation, il avait parfaitement vu qu’il ne saurait la trouver ni en Turquie, ni en Perse, ni généralement dans l’Orient musulman ? Et cela encore est une des raisons de son admiration pour la Chine, où la religion lui est apparue telle qu’il la comprenait, naturelle, rationnelle, et telle qu’on a pu depuis lors l’appeler une religion presque athée[3].

C’est sur ces entrefaites qu’en 1762, un voyageur qui revenait de l’Inde, Anquetil du Perron, mettait l’Inde à la mode à son tour en ouvrant aux yeux des philosophes, par la connaissance du sanscrit, ce que l’on pourrait appeler, dans le style du temps, les « vrais trésors de Golconde. » Notons à ce propos la diversité des circonstances que nous aurons vues ainsi favoriser l’extension géographique de l’aire de l’orientalisme. Une cause purement « livresque, » le prodigieux succès de la traduction des Mille et une Nuits et des Mille et un Jours, avait fait ou renouvelé la popularité de la Perse et de la Turquie. C’étaient les disputes sur les cérémonies chinoises, la longue et violente querelle des Jésuites avec les Dominicains et les Franciscains coalisés contre la Compagnie, qui avaient comme obligé le public indifférent jusque-là, de prendre aux choses de Chine un intérêt en quelque manière « actuel. » Et si ce n’avait été la curiosité qui commençait de s’attacher à la question coloniale, la naissante rivalité de la France et de l’Angleterre pour la possession de l’Inde, le duel épique de Dupleix et de Clive, qui sait l’accueil que l’on eût fait aux « révélations » d’Anquetil du Perron ?

« Ce qui doit être le plus étonnant pour nous, c’est que dans aucun livre des anciens brahmanes, non plus que ceux des Chinois, on ne trouve nulle part de l’histoire sacrée judaïque qui est notre histoire sacrée… Comment donc toutes les nations ont-elles perdu les titres de la grande famille ? Comment personne n’avait-il transmis à la postérité une seule action, un seul nom de ses ancêtres ? L’Inde entière, la Chine, le Japon, la Tartarie ne se doutent pas encore qu’il a existé un Caïn, un Mathusalem qui vécut près de mille ans… Mais ces questions qui appartiennent à la philosophie sont étrangères à l’histoire. » On a reconnu l’accent de Voltaire, mais ce n’est plus à l’Essai sur les mœurs, c’est aux Fragmens sur l’Inde, 1773, que M. P. Martino emprunte ces lignes : Si nous les citons après lui, c’est qu’elles sont tout à fait significatives de la perspicacité avec laquelle Voltaire a vu le parti que la polémique antichrétienne allait pouvoir tirer de la connaissance des « livres des anciens brahmanes. » Car je ne nie pas qu’il y ait vu, comme le croit M. P. Martino, les moyens d’en faire sortir, « par une démonstration quasi mathématique, la nécessité de la tolérance. » Mais on aurait tort, ou même on serait naïf de croire que, dans la religion, Voltaire n’ait combattu que l’intolérance, et c’est bien la « religion » même, en tant que « religion, » ou que « révélation, » c’est-à-dire en tant que s’attribuant une origine divine. Et ce qu’il a parfaitement vu, c’est que s’il y a quelque moyen de « rabattre, » pour ainsi parler, sur le plan des histoires humaines, les religions qui se disent divines, les religions de l’Inde allaient justement le lui procurer.

Mais, puisque M. Pierre Martino n’a pas insisté sur ce point, et qu’au surplus il n’avait pas à le faire dans un livre qui s’arrête en 1780, nous n’insisterons pas, nous non plus, et nous nous bornerons à constater, que, dès l’origine, entre 1760 et 1780, 1e premier effet d’une connaissance plus exacte, plus approfondie, et vraiment déjà nouvelle de l’Inde, a été d’éveiller, pour tout ce qui regardait l’ « histoire » ou la « science des religions, » un intérêt lui-même tout nouveau. Le contact de l’Orient musulman, — c’est un fait, — n’avait littérairement enrichi qu’un genre de littérature dont je dirais volontiers qu’il est une honte nationale. La connaissance de la Chine avait surtout transformé la mentalité de ceux de nos « économistes » et de nos « philosophes » qu’on nommerait aujourd’hui du nom de « sociologues. » Ce sont de vraies leçons de sociologie qu’on avait demandées à la Chine et qu’on avait reçues d’elle. Rien n’est plus caractéristique à cet égard, ni plus instructif que l’Essai sur le Despotisme de Quesnay. La connaissance de l’Inde allait renouveler, et ne peut-on pas, ne doit-on même pas dire qu’elle allait fonder les « études religieuses ? » On ne connaît encore qu’à peine, aux environs de 1780, quelques monumens de la littérature de l’Inde, et rares sont en Europe les quelques érudits qui savent les déchiffrer. On les compte et on les nommerait. Mais il apparaît déjà que, tout au rebours de la littérature chinoise, — qui est, de toutes les littératures, orientales ou occidentales, anciennes ou modernes, la plus « laïque » assurément, — cette littérature de l’Inde, depuis les Védas jusqu’aux Pouranas, est une littérature essentiellement religieuse, pour ne pas dire sacerdotale. Elle l’est jusque dans l’œuvre de ceux de ses philosophes qui semblent avoir fait contre elle profession d’athéisme. Elle le devient plus exclusivement, et, pour ainsi dire, plus « spécialement » encore quand les productions infinies du bouddhisme du Nord et du bouddhisme du Sud viennent s’y amonceler sur celles du brahmanisme. Toutes les questions y sont posées d’une manière qui n’est jamais sans quelque rapport avec le problème religieux entre tous, lequel est le problème de la destinée. Et, comme on n’a pu manquer de s’en apercevoir dès que le voile épais qui recouvrait les choses de l’Inde a commencé de se soulever, la connaissance de l’Inde est ainsi devenue l’indispensable ferment de toute spéculation religieuse. On ne saurait parler, aujourd’hui même du christianisme ou de l’islamisme, ni les comprendre historiquement, sans quelque connaissance des religions de l’Inde.

C’est ce que nous montrera quelque jour M. Pierre Martino, s’il écrit ce « troisième livre, » que semble exiger le choix même de son sujet, et, après l’Orient dans la Littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, s’il étudie l’Orient dans la littérature du siècle des Burnouf et des Renan. Il nous y retracera l’histoire en quelque sorte anecdotique, et parfois presque héroïque, du déchiffrement de ces écritures sacrées ou mystérieuses, qui n’étaient encore, il y a cent ans, pour nos pères, que de la « lettre morte ; » et il nous y racontera la prise de possession de ces littératures dont nous sommes encore extrêmement embarrassés de classer les monumens et de ressaisir l’évolution. Il nous montrera « la science des religions » se dégageant de la connaissance des monumens littéraires de l’Inde, et en particulier du progrès des études relatives au bouddhisme. On y verra deux autres sciences, ou, — car on devrait réserver ce nom de « science » à la connaissance des choses qui se sont vues au moins deux fois, — deux autres « disciplines, » s’engendrer de la même origine : ce sont l’ « ethnographie linguistique, » et la « psychologie des races. » Où en sont-elles présentement ? M. Martino nous le dira. Il rencontrera sur sa route la grande chimère des philologues : Nomina, numina, les Dieux ne sont que des calembours objectivés, et les Olympes ou les Walhallas ne sont peuplés que de méprises verbales. C’est ce que nous avons tous cru, fermement, pendant près de cinquante ans, et je ne répondrais pas que nous fussions tous détrompés. Et si alors, quand il approchera de la fin de son livre, M. Martino est obligé de constater que, depuis quelques années, la faveur publique semble se retirer des études orientales, je ne sais s’il en trouvera de bonnes et valables raisons, mais, en tout cas, cette constatation même sera la conclusion naturelle d’un sujet qu’il a un peu arbitrairement coupé par le milieu.

Si nous y revenons en terminant, c’est que cette critique, en somme, est la seule qu’il y ait lieu d’adresser au livre de M. Martino. Car, pour quelques erreurs qui sans doute viennent de ce que le livre a été plus rapidement écrit qu’il n’avait été préparé, nous ne les signalerions même pas, si M. Martino lui-même n’avait fait un Errata pour en redresser de plus insignifiantes. Il fera donc attention de ne parler, dans une prochaine édition de son livre, ni de « l’Empereur Frédéric, » — c’est Frédéric le Grand ; — ni de la Vie de Diderot écrite « par sa sœur, » — c’est sa fille, Mme de Vandeul, qu’il a voulu dire ; — ni de l’édition des Œuvres de Voltaire « donnée à Kiel, » que je ne crois pas au moins qu’il confonde avec Kehl…

D’autres erreurs, — si ce sont des erreurs, — sont plus graves, et par exemple, quand il croit voir dans la « théorie des climats, » de Montesquieu, une trace et une preuve de ses lectures sur l’Orient. La « théorie des climats » est vieille comme Hippocrate ! Elle a d’ailleurs été développée par Bodin, au XVIe siècle, dans sa République, et surtout au livre V de son Introduction à l’étude de l’histoire. Plus près de Montesquieu, l’abbé Dubos, dans ses Réflexions sur la Poésie, en a tiré d’ingénieuses applications à l’histoire de la littérature et des arts. Et puis, — c’est une de ces questions qu’on est soi-même étonné de se poser si tard, — j’aimerais bien savoir quel parti Montesquieu a donc tiré, dans son Esprit des Lois, ou quelle application il a faite, de cette fameuse « théorie des climats. » Je voudrais que l’on me citât sur la même matière, — telle que la condition des personnes, ou le régime de la propriété, — des lois qui fussent l’une à l’autre, pour ainsi parler, comme le Nord est au Midi. Je voudrais que l’on me montrât, si quelque loi du Nord, civile ou criminelle, a passé au Midi, les modifications qu’elle a dû subir de ce fait, et le rapport de ces modifications avec l’élévation de la température moyenne. Je voudrais que l’on me fit voir l’influence du thermomètre sur l’organisation du régime hypothécaire. La théorie des climats n’a peut-être servi à Montesquieu qu’à badiner plus ou moins agréablement sur les lois ou coutumes relatives aux rapports des sexes.

M. Pierre Martino nous assure en un autre endroit que « l’Esprit des Lois provoqua l’Essai sur les mœurs, » et que « c’est surtout de ses affirmations sur l’Asie que Voltaire eut le dessein de reprendre Montesquieu. » De ces deux assertions, si la seconde me paraît vraie, la première l’est peut-être moins. L’Esprit des Lois n’a paru qu’en 1748, tout d’un bloc, en deux gros volumes, et à cette date, l’Essai sur les mœurs, qui est un livre composé et publié par fragmens, n’avait pas encore vu le jour sous son titre définitif, mais, depuis plusieurs années, trois ans au moins, 1745, les journaux de l’époque, et en particulier le Mercure de France, en avaient donné de nombreux extraits. L’Essai sur les mœurs a été « provoqué » par le Discours sur l’histoire universelle ; Voltaire l’a écrit contre « l’éloquent Bossuet ; » et, si l’on le veut, c’est ainsi que Bossuet se trouve avoir éveillé l’intérêt de Voltaire pour les choses de l’Orient.

Il est impossible, en effet, quand on lit le livre de M. Martino, de n’y pas admirer, une fois de plus, dans ce champ tout nouveau des études orientales, la prodigieuse activité de Voltaire. Laissons de côté ses essais de « couleur locale, » sa Zaïre, son Mahomet, son Orphelin de la Chine ! dont le mérite ou l’intérêt, s’ils en ont un, ne consiste pas en leur exotisme ; mais, en quelque direction que se soit exercée, pendant cinquante ou soixante ans, la curiosité des choses de l’Orient, on le retrouve, et c’est lui, l’auteur de Zadig et de la Vision de Babouc, des Lettres d’Amabed et de la Princesse de Babylone, c’est lui qui, de tout cet Orient de bazar, de clinquant et de contrebande, en tire finalement le meilleur parti. Quand la vogue se détourne de la Perse et de la Turquie pour se porter du côté de la Chine, c’est encore lui qu’on voit explorer avec agilité les in-folio des bons Pères, et, autant ou plus que personne, travailler à dessiner de la Chine l’idéale image qu’il impose même aux philosophes et aux économistes. Notez d’ailleurs que, s’il interprète les faits ou les témoignages en polémiste ou en pamphlétaire, c’est en critique et en historien qu’il a commencé par rassembler ses matériaux. Oserons-nous le dire ? Sa critique est même souvent plus exigeante et plus sûre que celle de Montesquieu. Montesquieu se contente de peu : la critique des sources est chez lui presque nulle. Par quelque voie qu’un renseignement lui vienne de Bantam ou du Congo, Montesquieu le prend en note et il en fait état. Voltaire vérifie, contrôle, et s’assure de l’authenticité des faits ou de la qualité des témoignages ! Et enfin, lassée de la Chine, quand l’opinion publique se tourne du côté de l’inde, Voltaire est le premier qui la suive, si même on ne doit dire qu’il l’a précédée. C’est lui, le premier, qui soupçonne ce que la connaissance de l’Inde va nous apporter de nouveau. Et c’est lui, ne craignons pas d’aller jusque-là, qui trace, dans sa polémique même, la première ébauche de l’étude des religions comparées. On eût aimé que M. Martino insistât sur ce rôle éminent, capital et unique, de Voltaire, dans la diffusion des idées relatives à l’Orient.


On voit, si nous avons fidèlement résumé le livre de M. Martino, que, « littérairement, » l’influence de l’Orient n’a pas été bien profonde sur la littérature du XVIIe et du XVIIIe siècle. On montrerait, je crois, sans peine, qu’elle ne l’a pas été non plus sur la littérature du XIXe siècle, et, à cet égard, il ne faudrait pas que quelques chefs-d’œuvre, tels que certains poèmes de Leconte de Liste, ou quelques romans de Loti, qui sont plus, et autre chose que des romans, nous fissent illusion. En nous devenant familières, les choses d’Orient ne nous sont pas devenues « intérieures ; » il n’y a pas eu de pénétration. ; et, on peut le dire en toute assurance, rien ne ressemblerait moins au livre de M. Martino que celui qu’on pourrait écrire sur l’Influence de l’Espagne ou de l’Italie dans la Littérature française. Mais la littérature n’est pas le seul intermédiaire par lequel une civilisation agisse sur une autre, et nous avons essayé de faire voir que, s’il n’avait pas beaucoup enrichi le roman ni le théâtre français, le contact des choses d’Orient avait profondément modifié la « mentalité » française, sinon du XVIIe, au moins des XVIIIe et XIXe siècles. Le XIXe et le XVIIIe siècle français ne seraient pas tout ce qu’ils sont si les choses d’Orient et d’Extrême-Orient, de l’Inde et de la Chine en particulier, n’étaient entrées pour une part dans la composition de leur esprit. C’est précisément ce que voulait dire Schopenhauer quand il écrivait les quelques lignes que nous rappelions au début de cet article. C’est ce qu’on voit clairement dans le livre de M. Martino. Et c’est pourquoi nous ne serons pas les seuls à le féliciter et à le remercier de l’avoir écrit.


F. BRUNETIERE.

  1. L’Orient dans la Littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, par M. Pierre Martino, 1 vol. in-8o, Paris, 1906, Hachette.
  2. Ce n’est pas en effet de Lesage et de son Gil Blas, mais de Chapelain et de sa traduction de Guzman d’Alfarache, que date en France la popularité du genre picaresque.
  3. C’est du bouddhisme, je le sais, qu’on a dit qu’il était une religion athée, et le bouddhisme n’est qu’une des trois religions de la Chine ; mais la confusion parait constante entre ces trois religions, et géographiquement, elles n’en font qu’une.