L’Orient (Gautier)/Salammbô

Fasquelle (2p. 281-322).

SALAMMBÔ

Depuis longtemps on attendait avec une impatience bien légitime Salammbô, le nouveau roman de M. Gustave Flaubert ; mais l’auteur n’est pas de ceux qui se hâtent. Sans mettre tout à fait en pratique le nonum prematur in annum, d’Horace, il n’abandonne une œuvre qu’au moment où il la croit parfaite, c’est-à-dire lorsque soins, veilles, corrections, remaniements ne peuvent plus la perfectionner ; car chaque nature, quelque bien douée qu’elle soit, a cependant ses limites. L’aiguillon même du succès ne lui a pas fait presser son allure, et plusieurs années se sont écoulées entre la Française Mme Bovary et Salammbô la Carthaginoise.

C’est une hardiesse périlleuse, après une œuvre réussie, de dérouter si complètement le public que l’a fait M. Gustave Flaubert par son roman punique. Au lecteur qui voudrait peut-être du même, il verse un vin capiteux puisé à une autre amphore, et cela dans « une coupe d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, » la coupe de la couleur locale enfin, à une époque où le sens du passé semble être perdu et où l’homme ne reconnaît l’homme que lorsqu’il est habillé à la dernière mode. Sans doute l’étude des réalités actuelles a son mérite, et l’auteur de Madame Bovary a montré qu’il savait aussi bien que pas un dégager du milieu contemporain des figures douées d’une vie intense. Les types qu’il a créés ont leur état civil sur les registres de l’art, comme des personnes ayant existé véritablement ; et rien ne lui était plus facile que d’ajouter à cette collection quelques photographies d’une exactitude non moins impitoyable. Mais n’est-ce pas un beau rêve et bien fait pour tenter un artiste que celui de s’isoler de son temps et de reconstruire à traders les siècles une civilisation évanouie, un monde disparu ? Quel plaisir, moitié avec la science, moitié avec l’intuition, de relever ces ruines enterrées sous les écrasements des catastrophes, de les colorer, de les peupler, d’y faire jouer le soleil et la vie, et de se donner ce spectacle magnifique d’une résurrection complète ! D’ailleurs, en écrivant Salammbô, M. Gustave Flaubert, loin de sortir de sa nature, y est plutôt rentré. Les fragments de la Tentation de saint Antoine, inédite encore, autrefois insérés dans le journal l’Artiste, en sont une preuve concluante. Madame Bovary ne fut en quelque sorte qu’un exercice laborieux que l’auteur s’était imposé pour mater son lyrisme, de même qu’on fatigue par des courses dans les terres labourées les chevaux trop fougueux et prompts à prendre le mors aux dents.

On ne saurait exiger de Salammbô, roman carthaginois, la peinture des passions modernes et la minutieuse étude de nos petits travers en habit noir et en paletot sac. Et cependant la première impression que semble produire le livre de M. Gustave Flaubert sur la généralité des lecteurs, et même des critiques, est une surprise désappointée. Ils sont tentés de s’écrier : « Peut-on être Carthaginois ! »

On le peut, l’auteur de Salammbô le prouve, mais ce n’est pas aisé. À la longue, le delenda Carthago du vieux Caton s’est accompli littéralement. Après bien des renaissances et des rechutes, Carthage a disparu, ne laissant pour ruines visibles que quelques arches d’aqueduc. Sa langue s’est perdue ; il n’en reste qu’un monologue et quelques mots dans le Pœnulus de Plaute, parodiés sans doute comme ces jargons hybrides par lesquels on imite dérisoirement au théâtre les idiomes étrangers. Les légendes des rares médailles puniques sont indéchiffrables ou d’une interprétation arbitraire. À défaut de monuments, M. Gustave Flaubert, avec une patience de bénédictin, a dépouillé toute l’histoire antique. Chaque passage se rapportant, de près ou de loin, à son sujet, a été relevé ; pour un détail, il a lu de gros volumes qui ne contenaient que ce détail. Non content de cela, il a fait une excursion investigatrice aux rives où fut Carthage, adaptant la science acquise à la configuration des lieux, interrogeant les flots rapides qui cachent tant de secrets, frappant le sable du talon pour en faire sortir une réponse à un doute, s’imprégnant de la couleur du ciel et des eaux, se logeant dans la tête la forme des promontoires, des collines, des terrains, de façon à bien planter le décor de son drame et de sa restauration, car Salammbô est à la fois l’un et l’autre.

La lecture de Salammbô est une des plus violentes sensations intellectuelles qu’on puisse éprouver. Dès les premières pages, on est transporté dans un monde étrange, inconnu, surchauffé de soleil, bariolé de couleurs éclatantes, étincelant de pierreries, au milieu d’une atmosphère vertigineuse, où se mêlent aux émanations des parfums les vapeurs du sang. Le spectacle de la barbarie africaine, avec ses magnificences bizarres, ses idoles bestiales, ses cultes féroces, son symbolisme difforme, sa stratégie de belluaire qui fait intervenir les monstres du désert dans les tueries humaines, son génie tortionnaire et mercantile tenant d’une main le fouet en lanières d’hippopotame, et de l’autre l’abaque à calculer, se déroule devant vous dans un éblouissement de lumière, comme si les rideaux du passé s’écartaient brusquement tirés par une main puissante, découvrant un théâtre où le décor des siècles a été laissé en place, au lieu de retourner au magasin de l’éternité. Une rumeur immense semble s’élever de ce début tumultueux qui nous fait assister à l’orgie des Mercenaires dans les jardins d’Hamilcar, et les feuillets retombent l’un sur l’autre avec un bruit de cuirasses remuées. Ces Mercenaires à qui Carthage ingrate chicane leur solde sont le plus étonnant ramassis d’aventuriers qui se soit jamais amalgamé sous un drapeau. Ils célèbrent l’anniversaire de la bataille d’Éryx, et, comme le général est absent, la licence soldatesque, libre de discipline, s’en donne à cœur joie.

Il y a là des hommes de toutes nations, et tous les idiomes s’entre-croisent dans le cliquetis des plats, le choc des coupes et le bruit des mâchoires. Les montagnes de viandes disparaissent, les pyramides de fruits s’écroulent, les mets insolites aux assaisonnements exotiques sont ingurgités par ces appétits de Polyphème. Les esclaves en vain font la chaîne des cuisines aux tables. Des amphores le vin ruisselle en cascades rouges sans pouvoir laver dans ces gosiers arides la poudre des anciennes batailles. Bientôt la nuit tombe. Les lueurs du pétrole enflammé dansent sur les cratères d’airain, jetant des scintillations inattendues aux reliefs des orfèvreries et faisant glapir d’effroi les singes sacrés dans l’épaisseur des feuillages. L’ivresse, qui jasait d’abord à mi-voix sur les lèvres épaissies, éclate en chants obscènes, en cris farouches, en hurlements orgiaques, en défis insensés : ce qui restait de l’homme dans cette foule a disparu. Les uns, étendus à plat ventre, appuyés sur les coudes, déchirent à belles dents, comme des lions, un quartier de bœuf ; les autres boivent, plongeant la tête dans leurs écuelles, ainsi que des animaux à l’abreuvoir ; puis, le délire armant à son comble, les Mercenaires s’abandonnent à des gaietés énormes, à des facéties d’une brutalité colossale ; ils délivrent les esclaves de l’ergastule ; ils demandent les coupes de la légion sacrée ; tuent à coups de flèches les lions de la ménagerie au fond de leurs fosses ; s’amusent à rendre camards les éléphants d’Hamilcar, en leur abattant la trompe ; pèchent dans le vivier les poissons ornés d’anneaux en pierreries, fétiches domestiques de la famille Barca, et les font frire sans nul respect, bien qu’ils descendent des lottes primordiales qui ont fait éclore l’œuf mystique où se cachait la déesse. Pour éclairer ces divertissements, comme si la lueur des flambeaux et des trépieds ne suffisait pas, ils mettent le feu aux arbres, et l’effrayante bacchanale, qui tourne au pillage et au massacre, se démène, à travers des flots de fumée rougeâtre, sur les tapis de pourpre déchirés, les vaisselles en pièces, les cadavres des serviteurs assommés, dans un ruissellement de vin et de sang, en hurlant sa clameur polyglotte.

Tout à coup, au dernier des étages en retraite du palais, dont la sombre masse domine les jardins, une porte s’ouvre, et laisse passer, dans un effluve lumineux, une figure étincelante, d’une beauté sidérale, qui descend le grand escalier d’ébène, accompagnée d’un cortège d’eunuques pinçant les cordes de grandes lyres. C’est Salammbô, la fille du suffète Hamilcar, une vierge fervente aux mystères de la déesse Tanit, et qui de ses longues adorations à l’astre des nuits garde comme une sorte de reflet argenté et de pâleur lunaire. À la vue de cette apparition baignée de voiles, étoilée de pierreries, que semble envelopper une atmosphère divine, et dont la lente démarche est réglée par une chaînette d’or reliant les chevilles, l’orgie stupéfaite s’arrête un moment. Salammbô déplore les poissons sacrés, invective les barbares qui la regardent, éblouis, et mêle à ses malédictions de vagues souvenirs théogoniques d’un sens profond et mystérieux, en langue chananéenne, idiome inconnu aux Mercenaires, frappés seulement de la musique de cette voix ; c’est bien l’initiée secouée de sa contemplation religieuse par une réalité violente et qui fixe sur les choses les yeux étonnés du rêve ; mais bientôt la femme se réveille et parle à chacun le langage de la patrie. Le Libyen Mathô, le roi des Numides Narr’Havas, dévorent la jeune vierge d’un œil ardent. Elle verse du vin dans la coupe de Mathô, et Narr’Havas, furieux, perce d’un javelot le bras du Libyen sans armes qui lui jette à la tête une table toute chargée de vaisselles et d’amphores. Pendant le tumulte, la fille d’Hamilcar remonte par l’escalier d’ébène jusqu’à la dernière terrasse du palais, et la porte noire à croix rouge de son appartement se referme derrière elle.

Les Mercenaires, dans la prostration qui suit l’orgie, commencent à avoir peur de leur œuvre. Ils se sentent seuls sur cette rive étrangère et comme enfermés au milieu d’un cercle de haine. Cette Carthage silencieuse qui sommeille encore à leurs pieds et que bleuissent les premières lueurs de l’aube les effraye malgré eux. Son calme même a quelque chose de formidable. Mathô, ne sentant pas sa blessure, envahi qu’il est tout à coup par un de ces amours qui ressemblent à des possessions, escalade les terrasses du palais et heurte en vain la porte de son épaule athlétique. C’en est fait ! il ne distingue plus dans l’univers que Salammbô. Pour la rejoindre, il se précipiterait à travers les flammes. Mais il a été suivi par un esclave échappé de l’ergastule, le Grec Spendius, fin, souple, alerte, corps délié, esprit retors, qui, se sentant dénué de courage physique, cherche une force brute qu’il puisse diriger, et s’est choisi Mathô pour maître afin de dominer à son ombre. Il panse la blessure de Mathô avec l’adresse d’un homme qui a fait tous les métiers ; il le calme, il l’apaise comme un enfant que berce sa nourrice, en lui promettant Salammbô, mais il donne un but politique à cet amour qu’il dédaigne en homme revenu des femmes, et qui sait ce qu’elles valent pour en avoir vendu. Selon lui, on ne peut avoir la fille d’Hamilcar qu’en prenant Carthage, cette caverne de trésors et de puissance. L’armée des Mercenaires est là, sans chef, tumultueuse, inquiète, mécontente, admirable instrument à qui saura le saisir. Mathô ne l’écoute pas : toute son âme suit au loin la roue d’un char qui tourne au soleil levant comme un disque d’or et emporte Salammbô. Mais Spendius ne se décourage pas facilement, et il s’attache au Libyen, dont, à force de soins caressants, il parvient à capter la bienveillance distraite.

C’est ainsi que s’ouvre ce livre splendide et monumental. Devant cette merveilleuse peinture d’une composition si multiple et si compliquée, d’un dessin si robuste et d’une couleur si chaude, où revivent avec leurs traits caractéristiques, leurs costumes restitués, leurs attitudes nationales, tous ces types oubliés de peuples barbares, on craint que l’auteur, mauvais ménager de ses ressources, n’ait donné dès le début, son suprême effort et commencé par ce qui aurait dû être le tableau final. N’ayez pas peur ; cette riche palette a des nuances infinies et ne s’épuise pas sur une seule toile, fût-elle gigantesque.

Ces formidables manières de s’amuser effrayent Carthage, qui se débarrasse adroitement des Mercenaires en les comblant de caresses et en les envoyant à Sicca attendre le règlement de leur solde, sous prétexte qu’une si grande multitude affamerait la ville. Chaque soldat a reçu une pièce d’or, et ils s’en vont joyeux et pleins d’espérance par la rue Khamon et la porte Cirta. Ce défilé que regarde le peuple du haut des murailles fournit à l’auteur l’occasion de montrer une armée antique en marche, avec une puissance de vie et de relief extraordinaire. Ce n’est pas une description, c’est une évocation. On les voit passer comme si l’on était soi-même sur la terrasse d’une maison carthaginoise, ces archers, ces hoplites, ces soldats de tous les pays aux armures bosselées, aux cottes de mailles effrangées, aux visages noircis par le hâle des combats. Les aigrettes de leurs casques ondulent, leurs lances brillent au soleil ; on entend le rhythme de leurs cothurnes en bronze, le froissement de leurs glaives, le bruit cadencé de leurs respirations, tandis qu’en masses compactes ils coulent à pleins bords par les rues étroites qu’ils semblent près de faire éclater. Puis arrivent les malades, les blessés montés sur des dromadaires, les goujats, les maraudeurs, toute cette plèbe impure et rapace qui suit les armées ; et bientôt l’immense cortège se perd à l’horizon.

En traversant cette nature africaine qui devient de plus en plus farouche à mesure qu’on s’éloigne de Carthage, les Mercenaires, la plupart hommes du Nord, éprouvent comme une vague inquiétude ; ils ont peur de se perdre au pays du sable, de la famine, de la soif et des épouvantements. Ils voient des lions mis en croix par les paysans comme ailleurs on cloue aux portes des chouettes ou des buses. Des végétaux féroces les piquent de leurs pointes vénéneuses, les moustiques les harcèlent sans répit ; déjà les maladies les assaillent, quand enfin ils aperçoivent les murailles de Sicca, où les prêtresses de Tanit les attendent, bizarrement parées et jouant de la harpe.

L’armée campe autour de la ville, trop petite pour la contenir, et sa multitude fourmille en proie aux agitations sourdes, aux mécontentements que fomente Spendius, et aux colères qu’excite le retour de Zarxas, le chef des Baléares, sur qui Carthage a fermé ses portes et qu’elle a massacrés avec des raffinements de cruauté inouïs, faisant de leurs supplices des holocaustes à ses dieux atroces. Zarxas seul s’est échappé, et raconte aux Mercenaires, qui croyaient que leur arrière-garde s’était égarée, le sort de ses compagnons. L’exaspération est au comble, quand paraît, balancé par sa litière, le suffète Hannon, apportant un à-compte sur la solde. Jamais l’art n’a rendu une figure plus terriblement repoussante et d’une hideur plus sinistre que celle de ce suffète, en qui semblent se résumer les monstruosités de Carthage et les gangrènes de l’Afrique. Sous les plaques d’or et les pierres précieuses des colliers, sous le ruissellement des parfums et des onguents, sous les plis de la pourpre, au milieu de son luxe de richard et de voluptueux, la lèpre immonde le dévore, et il fait envoler de sa peau, en la grattant avec une spatule d’aloès, une poussière blanche comme la râpure de marbre. Ses chairs flasques débordent par-dessus les bandelettes qui les compriment ; son menton pend comme un fanon de bœuf ; dans sa face bouffie et pâle ses yeux aux cils rares reluisent d’un éclat métallique, et son nez crochu se recourbe en bec d’oiseau. On dirait une grosse idole informe couverte d’ex-voto barbares. Il essaye de haranguer cette soldatesque effrénée qui l’entoure tumultueusement et ne comprend pas un mot de punique. Spendius se nomme traducteur d’office, et, conservant avec art quelques noms reconnaissables, il travestit si bien le discours de Hannon, que les Mercenaires, furieux, veulent assommer le suffète, qui n’a que le temps de se sauver, abandonnant son bagage, ayant pour monture un âne, lapidé par les monnaies de la solde, et poursuivi des injures les plus infâmes.

Spendius, l’auteur de ce mouvement, n’est pas homme à n’en pas profiter. Il souffle sur le feu qu’il a allumé, excite Mathô le Libyen, qui s’est raccommodé avec Narr’Havas, en lui montrant Salammbô dans Carthage. Sans passion lui-même, il comprend la passion des autres. Il a tant vu de jeunes hommes le supplier quand il était marchand de femmes ! Tout le camp s’ébranle ; on arrache les piquets des tentes, on charge les bêtes de somme, et la cohue des Mercenaires se rue par le chemin qui l’avait amenée. Mathô s’élance sur le cheval que lui présente Spendius. L’espoir l’a relevé des prostrations d’un amour impossible.

Au bout de quelques jours, Carthage voit avec épouvante apparaître sous ses murs l’armée des barbares qui, d’abord, ne montrent que des intentions pacifiques, mais dont les messagers, porteurs de palmes vertes, sont repoussés à coups de flèches, tant l’effroi qu’inspirent les Mercenaires est grand !

Le rusé Grec, qui, pour y avoir été esclave, connaît l’intérieur de Carthage, nourrit un projet d’une audace insensée et qui peut changer la face de la guerre : l’enlèvement du Zaïmph ou voile de Tanit, espèce de palladium auquel la superstition populaire croit le sort de la ville attaché. Il laisse donc les soldats regarder de loin l’Acropole s’élevant au centre de Byrsa avec son désordre de monuments, temples à colonnes torses, cônes rayés d’azur, dômes de cuivre, obélisques posés sur la pointe, et cherche à démêler parmi l’entassement des maisons cubiques la place des temples ; Rhamon, aux tuiles d’or ; Melkarth, que couronnent des branches de corail ; Tanit, coiffé de sa coupole d’airain, et les idoles colossales élevant au-dessus des édifices leurs têtes monstrueuses. Le panorama de Carthage l’occupe peu, mais il étudie scrupuleusement l’aqueduc qui fournit les réservoirs de la ville ; et, une belle nuit, deux poignards fixés sous les aisselles, armé d’une corde, terminée par un crampon, il escalade avec Mathô les superpositions d’arches, lève une dalle et pénètre dans le conduit des eaux, suivi du Libyen. Ce voyage aveugle dans le courant noir de l’aqueduc, dont la voûte s’abaisse parfois sur leurs têtes jusqu’à les toucher, par une atmosphère raréfiée, humide et lourde, vous oppresse la poitrine comme un cauchemar. Souvent la respiration vous manque, ainsi qu’aux deux nageurs, et vous poussez un soupir de satisfaction quand ils débouchent dans la vaste citerne et gagnent enfin l’air libre.

À travers le dédale des rues muettes, Spendius et Mathô se glissent vers le temple de Tanit et y entrent sans rencontrer d’obstacle. Le sanctuaire est si vénéré, si bien défendu par la terreur superstitieuse qu’il inspire, qu’on ne songe pas même à le garder. D’un pas léger ils parcourent de hautes salles pleines d’ombre et dont le plafond découpé laisse voir les scintillations des étoiles, des chambres éclairées par de faibles lueurs, aux murailles peintes de symboles cosmogoniques d’une monstruosité primitive, qui semblent vivre d’une sorte de vie difforme. Ils enjambent les prêtresses de Tanit tatouées de fard, luisantes d’aromates, plaquées de clinquant, qu’on prendrait, à les voir endormies sur le plancher, pour des idoles descendues de leur piédestal et couchées à terre. À mesure qu’ils avancent, l’effroi religieux augmente. Des parfums enivrants brûlent dans les cassolettes ; des formes innommées grimacent à travers les pénombres mystérieuses ; des lueurs bizarrement colorées traversent les ténèbres, et des tapis en peau de panthère jaillissent sous le pied des étincelles électriques. Mathô, effrayé de son sacrilège, voudrait retourner sur ses pas ; mais Spendius, qui n’a aucun préjugé en fait de religion et ne croit qu’à l’oracle, le pousse en avant, et bientôt, au fond du Saint des saints, ils découvrent le Zaïmph cachant à demi la statue de la déesse, le Zaïmph que nul ne peut voir sans mourir, tout constellé d’étoiles, tout chamarré de monstres sacrés et de bêtes emblématiques, « à la fois bleuâtre comme la nuit, jaune comme l’aurore, pourpre comme le soleil, nombreux, diaphane, étincelant, léger ! »

Spendius, car Mathô n’ose y toucher, détache le voile aussi familièrement qu’il eût enlevé jadis le manteau d’une courtisane pour la montrer à l’acheteur et le jette sur les épaules du Libyen ; maître du Zaïmph, drapé dans le palladium de Carthage, Mathô se sent une puissance surhumaine, et il n’a plus qu’une idée, se présenter à la fille d’Hamilcar, enveloppé pour ainsi dire de la divinité qu’elle adore avec tremblements, du mystère que sa rêverie ose à peine sonder. Quelque périlleuse que soit cette visite, Spendius comprend à l’exaltation de Mathô qu’il ne saurait s’y opposer sans faire tourner cette folie en fureur. Mathô monte l’escalier d’ébène par lequel est descendue Salammbô le jour de l’orgie des Mercenaires, pousse la porte noire à croix rouge, et à la clarté d’une lampe d’argent, faite comme une galère, il découvre au fond d’une suite de chambres somptueuses la jeune vierge endormie sous une gaze dans un hamac d’azur. Salammbô s’éveille, et, à la vue du sacrilège revêtu du Zaïmph, son indignation éclate en cris perçants. De toutes parts des esclaves accourent, et Mathô ne s’échappe que grâce à la terreur qu’inspire le voile de la déesse. Pour arrêter le voleur, il faudrait toucher le tissu sacré. Cette même crainte protège le Libyen quand la populace le poursuit dans les murs de Carthage, et il peut à travers la grêle de flèches qu’on lui lance de loin et sans viser, car il faudrait regarder le Zaïmph dont la vue donne la mort, gagner une porte de la ville, dont sa force prodigieuse lui permet de tirer la chaîne.

Les Mercenaires ont retenu prisonniers, avec toutes sortes d’outrages, Giscon et les députés chargés de leur payer leur solde. Leur insolence s’augmente par l’abattement de Carthage, à qui le rapt du Zaïmph, âme mystérieuse et sacrée de la ville, enlève une immense force morale. Mathô, possesseur du saint voile, prend, aux yeux des barbares, une grande importance, et il est nommé chef d’un des trois corps d’armée qui vont attaquer avec ensemble la puissance punique ; car, à quoi bon assiéger Carthage si l’on ne bloque en même temps Utique et Hippo-Zarite, d’où elle pourrait se ravitailler par mer ?

À partir de là, le livre entre en plein dans l’histoire, sauf à reprendre plus tard le roman. Hannon est envoyé au secours d’Utique qu’assiège Spendius, et il ne se met en campagne qu’après de longs et minutieux préparatifs où perce son génie rusé, prudent et féroce, profondément punique. Carthage, qui n’est pas une ville de constitution guerrière, et qui achète habituellement les bras dont elle a besoin, a cette fois armé ses habitants avec une surcharge offensive et défensive embarrassante. La bataille, qui semble d’abord perdue par les Mercenaires, change bientôt de face, grâce à un stratagème de Spendius. Des troupeaux de porcs, frottés de bitume en flamme, sont lâchés entre les jambes des éléphants carthaginois. Les lourdes bêtes, effarées, se retournent et mettent le désordre parmi les soldats d’Hannon qu’ils foulent aux pieds et qu’achèvent les barbares. La perte est immense, et le suffète regagne à grand’peine, avec quelques débris, Carthage où le découragement produit par cette défaite est si profond, qu’on néglige de crucifier, selon l’usage, le général vaincu. On regrette Hamilcar, et l’on vote des holocaustes pour son retour. La république paye cher son ingratitude envers ce grand homme, le seul peut-être qui pût la sauver.

Tout à coup l’annonciateur des lunes, qui veille toutes les nuits au haut du temple d’Eschmoun, signale une galère à trois rangs de rames qui fend l’azur d’un vol léger. À la proue, un cheval d’ivoire semble piaffer dans l’écume, et près du pilote, en s’abaissant, la voile découvre un homme debout, la tête nue, les flancs cerclés de fer avec une pourpre qui lui tombe de l’épaule. C’est Hamilcar, envoyé sans doute par les Baalim, protecteurs de la cité. La galère rase, au coin du môle, l’idole destinée à arrêter les tempêtes, et pénètre dans le port militaire où moisissaient quelques vaisseaux désemparés exhalant encore la senteur des voyages lointains et montrant les cicatrices des combats anciens. Le suffète de la mer franchit le seuil de la maison amirale, et sous le vestibule retrouve les cendres de la cassolette allumée à son départ pour rendre les dieux favorables. Il monte au plus haut étage, et, dans un sanctuaire inaccessible à tout autre que lui, il adore avec un recueillement profond les abbadirs ou pierres noires tombées de la lune. La nouvelle de son retour s’est propagée, ses principaux partisans accourent ; mais ce qu’Hamilcar écoute le plus complaisamment, ce sont les nouvelles de son fils Hannibal que lui donne le gouverneur de l’enfant, entré dans Carthage sous le déguisement d’une vieille négresse. Redoutant la haine de la république et les sacrifices a Moloch, le suffète a fait élever ce précieux rejeton loin de tous les yeux, au fond d’un asile ignoré où il croit en force, en audace et en génie, comme s’il avait aux veines du sang divin.

Rien n’est magnifique et terrible comme l’assemblée nocturne des Anciens, où assiste Hamilcar, et qui se tient dans le temple de Moloch, bâti en forme de tombeau. Des lions familiers, allongés comme des sphinx, se lèvent nonchalamment à l’entrée des Anciens et se frottent à leurs jambes, en faisant le gros dos. Le lieu de l’assemblée est le sanctuaire même du dieu dont le simulacre horrible se dresse au fond de la salle, derrière un tas de cendre humaine où fume un feu assoupi. Des escabeaux d’ébène sont rangés près des murs qu’éclairent faiblement des lueurs lugubres et dont la couleur rouge s’assombrit et devient noire en approchant du plafond, tant la salle est haute. Ce sont des figures bien faites pour ce fond sinistre que celles de ces Anciens, vieux pirates, vieux marchands, vieux politiques sans scrupule et sans pitié, enveloppant leur férocité d’astuce, masques convulsés par d’atroces passions, et rappelant des configurations bestiales. Hannon surtout est affreux dans ses purulences plâtrées, et la jalousie qu’il nourrit contre la famille Barca donne à sa physionomie ignoble, mais terrible, l’expression la plus bassement atroce. Le conseil est tumultueux, mais le génie d’Hamilcar finit par dominer ces rancunes, ces haines, ces lâchetés, ces perfidies, ces ambitions, ces rivalités, et, montant les degrés de l’autel, ce qui équivaut à s’offrir en holocauste au dieu, si la parole n’est pas tenue, le suffète prend sur lui le salut de Carthage.

Quoiqu’il affecte un air impassible, un mot envenimé a fait plaie dans son cœur. À travers les sifflements de l’envie aux abois, le nom de Salammbô, le nom sacré de sa fille, a été prononcé avec des ricanements grossiers, des allusions obscènes. Un homme a été vu sortant le matin du palais d"Hamilcar, rayonnant et drapé du Zaïmph. La timide vierge choisit ses amants parmi les Mercenaires. De retour à son palais, il prend l’émotion de Salammbô, qui vient devant lui toute frissonnante encore d’horreur à l’idée du sacrilège commis, pour l’aveu tacite de la faute. Il la foudroie d’un geste terrible, mais il ne dit rien : sa fière paternité ne veut savoir aucun détail. Par un puissant effort sur lui-même, il se calme soudain, et comme chez les Carthaginois même un héros contient un marchand, Hamilcar appelle ses intendants, ses capitaines au long cours ; il se tait montrer les registres et les livres de compte, puis il visite ses magasins et ses trésors. Cette revue dépasse en éblouissements les plus merveilleux contes arabes, et la pauvreté moderne reste confondue devant cette accumulation de richesses antiques. Ce sont des entassements de fer, d’airain, de plomb, des chantiers de lingots d’argent rangés comme des bûches, des montagnes d’outres laissant échapper la poudre d’or par leurs coutures trop vieilles ; des forêts d’ivoire, des monceaux de gomme, d’encens, d’aromates, de plumes d’autruche. Mais que sont ces marchandises, si précieuses pourtant, à côté des richesses qu’enferment les chambres souterraines sous la garde d’esclaves attachés par le ventre et qui ne voient jamais la lumière du jour : monnaies d’or de tout volume aide tout pays, diamants, escarboucles, topazes, opales, céraunies ou pierres de foudre, calcédoines préservant du poison, émeraudes, saphirs, carapaces de tortues pleines de perles, sans compter le caveau secret, le trésor mystérieux où sont les richesses innommées et dont l’imagination n’oserait rêver la valeur ?

L’aspect de cette fortune énorme, inépuisable, éternelle, pour ainsi dire, qui venait des aïeux, qu’il avait continuée et que les descendants devaient recueillir, de cette fortune où les déprédations des barbares faisaient à peine un vide, donne au suffète un sentiment de force calme, une conscience profonde de son pouvoir, et il commence ses préparatifs pour attaquer les Mercenaires. Son début de campagne est un coup de génie. La petite armée carthaginoise, conduite par lui, marche silencieusement le long de la mer, traverse les sables imprégnés de sel et passe à gué le fleuve Macar. L’armée de Spendius, occupée au siége d’Utique, entend une vague rumeur dans un tourbillon de poussière. Ce sont les ennemis. Les Mercenaires courent aux armes et le combat s’engage.

M. Gustave Flaubert est un peintre de batailles antiques, qu’on n’a jamais égalé et qu’on ne surpassera point. Il mêle Homère à Polybe et à Végèce, la poésie à la science, l’effet pittoresque à l’exactitude stratégique : il fait manœuvrer les masses avec une aisance de grand capitaine et, difficulté que n’eurent pas les plus illustres généraux, il doit conduire à la fois deux armées, seul joueur de cette double partie où il gagne la victoire et poursuit la déroute. Comme il dispose les phalanges et les syntagmes, comme il étend les ailes, comme il tient en réserve les éléphants à son centre de bataille, comme il laisse s’engager l’ennemi par les vides ouverts exprès dans les lignes qui se referment sur lui et l’enveloppent, le rabattant sur les carrés hérissés de piques ! Quelle effrayante peinture que celle de ces éléphants aux défenses aiguisées de pointes en fer, au poitrail plastronné d’un disque d’airain, au dos chargé de tours pleines d’archers, et dont la trompe barbouillée de minium fauche avec le coutelas qu’y fixe un bracelet de cuir les têtes et les bras des combattants ! Avec quelle pesanteur formidable ils pivotent sur eux-mêmes dans la mêlée, étalant autour d’eux des cercles de carnage ! M. Gustave Flaubert n’est pas moins habile aux siéges qu’aux batailles. Il construit des hélépoles comme Démétrius Poliorcète, courbe le ressort des batistes, lâche la détente des catapultes, balance les béliers, fait avancer la tortue, dresse les échelles et ne néglige aucun des engins destructifs de l’antiquité mieux outillée, sous ce rapport, que les modernes ne le croient et que l’absence d’artillerie ne peut le faire supposer. On ne saurait s’imaginer la furie et l’acharnement de ces assauts qui paraissent décrits par un témoin oculaire, tant ils sont rendus avec une fidélité vivante.

La victoire obtenue par Hamilcar n’a point sauvé la situation. Revenus de leur surprise, les barbares, réunissant les corps d’armée de Spendius, de Mathô et d’Autharite, harcèlent la petite troupe du suffète, bientôt réduite aux pires extrémités. Carthage se lamente et s’effraye sans envoyer de secours. Le serpent Python est malade, le Zaïmph appartient aux barbares ; il y a longtemps qu’on n’a sacrifié à Moloch, et l’idée d’une grande expiation humaine commence à circuler dans la foule ; les mères effrayées serrent leurs enfants contre leur sein. Salammbô, conseillée par Schahabarim son directeur spirituel, essaye d’aller reprendre le voile de Tanit sous la tente de Mathô, comme une autre Judith chez un autre Holopherne, et elle y réussit aux mêmes conditions sans couper la tête du Libyen, il est vrai. Quand elle sort du camp, elle peut hâter le pas, car la virginale chaînette d’or n’entrave plus ses mignonnes chevilles.

À la vue du Zaïmph, les Carthaginois d’Hamilcar reprennent courage, et la défection de Narr’Havas, le roi des Numides, à qui le suffète fiance prudemment sa fille, change pour un moment la face des choses. Les barbares éprouvent un échec, Hamilcar peut se replier sur Carthage dont les Mercenaires commencent le siége. Tout ce morceau du siége est d’une grandeur épique. Spendius parvient à couper l’aqueduc dont les eaux désormais s’épanchent hors de la ville torturée par la famine et la soif, mais qu’anime à la défense l’indomptable courage d’Hamilcar. Aux Mercenaires se joignent les tribus ennemies ou mal soumises, toujours impatientes du joug punique si dur à porter. Carthage semble bien décidément perdue. On décrète l’immolation à Moloch de trois cents enfants de familles nobles. Le suffète, éperdu de terreur, ne parvient à sauver le petit Hannibal qu’en y substituant l’enfant d’un esclave. Pendant toute une journée, le hideux colosse de fer chauffé au rouge jette dans la fournaise de sa poitrine, avec ses longs bras mus par des mécanismes cachés, des poignées d’innocentes victimes dont la chair s’évapore aussitôt et produit une légère fumée blanche au milieu de l’embrasement écarlate. Ses prêtres hurlent des hymnes, les instruments tonnent avec une intensité sauvage, les cassolettes répandent des parfums vertigineux, et le délire s’empare de la foule furieuse qui, croyant fléchir en la rassasiant la cruauté des Baalim, apporte sans cesse de nouveaux holocaustes. Jamais la férocité des cultes africains n’a été peinte avec de plus fortes couleurs. On se demande avec effroi si vraiment de telles horreurs ont pu exister, mais on se répond que les autodafés à peine éteints valent bien les antiques sacrifices à Moloch le Dévorateur. La pluie qui tombe après cette effroyable immolation semble aux Carthaginois un signe que le courroux du dieu s’est apaisé. Quelque espoir leur revient. Narr’Havas, en longeant le rivage mal gardé par les barbares, est parvenu à se jeter dans Carthage avec des troupes et quarante éléphants chargés de vivres. Ainsi renforcé et ne craignant plus de laisser la place dégarnie, Hamilcar fait une sortie par mer, et sa galère, armée à chaque bout d’une catapulte, disparaît bientôt dans la brume azurée, suivie d’une flottille de navires.

Hamilcar, débarqué sur un point de la côte avec sa petite troupe, parcourt la campagne, soulève les tribus, sème partout la division et fait si bien qu’il finit par attirer un des corps d’armée des barbares dans le défilé de la Hache, une espèce d’entonnoir muré de rochers à pic où il les enferme et les laisse se manger entre eux. Hannon a moins de chance avec Mathô, qui le bat, le fait prisonnier et l’attache à une croix, dont les clous ont grande peine à retenir suspendues ses chairs flasques et pourries. Le supplice du vieux suffète est vengé en même temps qu’il s’accomplit, car de l’autre côté de Tunis qui lui masque le gibet d’Hannon, Hamilcar fait mettre en croix les dix chefs mercenaires qu’il a retenus comme otages, et parmi lesquels se trouve Spendius, qui retrouve du courage pour mourir. Seul, Mathô tient encore, et, dans l’ennui d’une situation si horrible, dévoré par le souvenir de Salammbô, il accepte, pour abréger une agonie qu’il pourrait peut-être prolonger, une décisive et suprême bataille. Après tant de combats, on pourrait croire M. Gustave Flaubert fatigué de sang et de carnage : il n’en est rien. Cette dernière tuerie, où les combattants avant brisé leurs armes se mordent au visage comme des chiens, étincelle de beautés affreuses. On en suit les poignantes péripéties avec une anxieuse horreur.

Enfin Carthage a vaincu. De tous les Mercenaires, il ne reste plus que Mathô, dont la mort, qu’il cherche, semble ne pas vouloir. Fait prisonnier, il est livré à la populace de Carthage, qui le déchiquète à coups d’ongles, car il a été défendu d’employer plus de trois doigts pour le frapper, et il vient mourir, masse rouge qui n’a plus d’humain que le regard, devant la terrasse où se célèbrent avec pompe, comme une fête nationale, les noces du roi des Numides et de Salammbô. Dès que Mathô est tombé, l’eunuque Schahabarim se précipite sur le cadavre, lui ouvre la poitrine, en tire le cœur, le pose sur une cuiller d’or, et en offre la chaude fumée au soleil couchant. À ce spectacle qui fait rugir Carthage d’une joie titanique, la fille d’Hamilcar pâlit, ses yeux se ferment, son corps s’affaisse sur le bras de Narr’Havas. Elle a compris qu’elle aimait Mathô, et son âme le suit. Ainsi finissent le sacrilége et l’imprudence qui ont touché au voile de Tanit !

Cette réduction au trait d’un tableau ardemment coloré n’en donne sans doute qu’une idée bien incomplète, mais elle en indique les masses principales, et peut faire du moins comprendre cette gigantesque composition si en dehors des habitudes littéraires de l’époque. Une impersonnalité absolue y règne d’un bout à l’autre, et jamais la main de l’auteur ne s’y laisse apercevoir. Les images du monde antique semblent s’y être fixées toutes seules comme sur un miroir de métal poli qui aurait gardé leur empreinte. Cette empreinte est si vive, si nette, si juste de forme et de ton que le sens intime en affirmerait la réalité, quoique le modèle en soit depuis longtemps disparu. M. Gustave Flaubert possède au plus haut point l’objectivité rétrospective. Il voit (nous soulignons exprès le mot pour lui donner toute sa signifiance spirituelle) les choses qui ne sont plus dans le domaine de l’œil humain avec une lucidité toute contemporaine. Dans son livre Carthage, pulvérisée à ce point qu’on a peine à en délimiter la place, se dresse d’une façon aussi précise qu’une ville moderne copiée d’après nature. C’est la plus étonnante restauration architecturale qui se soit faite.

Comme Cuvier qui recomposait un monstre antédiluvien d’après une dent, un fragment d’os, moins que cela, une trace de pas figée sur le limon des créations disparues, et à qui plus tard la découverte du squelette complet donnait raison, l’auteur de Salammbô restitue un édifice d’après une pierre, d’après une ligne de texte, d’après une analogie. Tyr et Sidon, les villes mères, le renseignent parfois sur leur fille. La Bible, cette encyclopédie de l’antique genre humain où se résument les vieilles civilisations orientales, lui révèle des secrets qu’on n’y cherche pas ordinairement. Si Polybe lui fournit le trait, Ézéchiel lui fournit la couleur. Les imprécations figurées des prophètes laissent échapper dans leurs colères de précieux détails sur le luxe et la corruption. Telle singularité de toilette, qu’on croirait d’invention, a pour garant un verset biblique.

Ce don de résurrection que M. Gustave Flaubert possède pour les choses, il n’en est pas moins doué à l’endroit des personnages. Avec un merveilleux sens ethnographique, il rend à chaque race sa forme de crâne, son masque, sa couleur de peau, sa taille, son habitude de corps, son tempérament, son caractère physique et moral. Dans ce mélange de tous les peuples qui compose l’armée des Mercenaires, il y a des Grecs, des Italiotes, des Gaulois, des Baléares, des Campaniens, des Ligures, des Ibères, des Libyens, des Numides, des Gélules, des Nègres, des gens du pays des dattes et quelques transfuges de ces tribus lointaines moitié hommes, moitié bêtes, comme en nourrit à sa noire mamelle l’Afrique portenteuse, — portentosa Africa ! — Chacun a son type, son accent, son costume. Jamais un Grec n’y prend la pose d’un homme de race sémitique ; car, en sa qualité de voyageur, M. Gustave Flaubert a remarqué que l’Occident et l’Orient ne se meuvent pas de la même façon.

De ce fourmillement colossal de multitudes remuées avec la plus magistrale aisance se détachent les figures du drame : Hamilcar, Hannon, Mathô, Spendius, Narr’Havas, Salammbô, Schahabarim : Hamilcar, héroïque et presque divin ; Hannon, résumant en sa hideuse personne le côté monstrueux du génie carthaginois ; Mathô, la passion impétueuse, aveugle et fatale ; Spendius, la finesse grecque luttant à force d’esprit contre les énormités du monde africain ; Narr’Havas, si élégamment perfide et d’une beauté si purement arabe ; Salammbô, cette chaste création macérée dans les parfums, les initiations et les extases, autour de laquelle semble s’arrondir, comme une auréole, un halo lunaire ; Schahabarim, contemplant toujours plus rêveur le gouffre sans fond des mysticités orientales et passant de Tanit à Moloch. Pour peindre ces personnages de types si divers, M. Gustave Flaubert a su trouver les teintes les plus délicates et les plus vigoureuses. Si rien n’est horrible comme le suffète lépreux, rien n’est plus suave que cette Salammbô faite de vapeurs, d’arômes et de rayons. La terreur et la grâce, il a tout, et il sait rendre les putréfactions des champs de bataille comme l’intérieur chatoyant et parfumé des chambres virginales. Quel tableau que celui du défilé de la Hache où sommeillent des lions repus, ennuyés, gras de chair humaine, et abattant d’une griffe nonchalante les derniers survivants des Mercenaires ! Le paysage, âpre, rugueux, farouche, sombre, sous un ciel à zébrures sanglantes, rappelle ces gorges d’Ollioules que Decamps a données pour fond à la bataille des Cimbres. Quant aux lions, ils valent les lions bibliques de Daniel dans la légende des siècles. Aucune imagination orientale n’a dépassé les merveilles entassées dans l’appartement de Salammbô. Le yeux modernes sont peu habitués à de telles splendeurs. Aussi a-t-on accusé M. Gustave Flaubert d’enluminure, de papillotage, de clinquant. Quelques mots de physionomie trop carthaginoise ont arrêté les critiques. Avec le temps, ces couleurs trop vives se tranquilliseront d’elles-mêmes, ces mots exotiques, plus aisément compris, perdront leur étrangeté, et le style de M. Gustave Flaubert apparaîtra tel qu’il est, plein, robuste, sonore, d’une originalité qui ne doit rien à personne, coloré quand il le faut, précis, sobre et mâle lorsque le récit n’exige pas d’ornement : le style d’un maître enfin. Son volume restera comme un des plus hauts monuments littéraires de ce siècle. Résumons, en une phrase qui dira toute notre pensée, notre opinion sur Salammbô. Ce n’est pas un livre d’histoire, ce n’est pas un roman : c’est un poëme épique !


Lundi, 22 décembre 1862.