Fasquelle (2p. 245-260).

LE NIL

Le Nil ! — Quel beau titre pour un livre de voyage ! À ce nom seul l’imagination se met en travail, la curiosité devient impatiente. — Qui n’a rêvé cent fois, en suivant sur la carte ce filet noir onduleux s’évasant dans la Méditerranée par de multiples embouchures, et dont la source est encore un mystère, de laisser là un jour tous les tracas mesquins de la vie, de partir, d’aller, de suivre les méandres du fleuve sacré, du vieil Hopi-Mou, le père des eaux, comme l’appelait l’antique Égypte, et de lui arracher son secret fidèlement gardé par tant de siècles, ou tout au moins d’explorer ses rives qu’encombrent les ruines de prodigieuses civilisations éteintes ? Ce vœu, resté pour nous à l’état de chimère caressée, M. Maxime Du Camp a pu l’accomplir ; il a bu cette eau si salubre et si légère que ceux dont elle a mouillé les lèvres la préfèrent aux meilleurs vins du monde ; il a navigué dans sa cange sur cette vaste nappe à laquelle les anciens donnaient le nom d’Oceanus, s’enivrant d’aspects merveilleux, s’imprégnant de lumière, remontant le cours du passé avec celui du fleuve ! Heureux homme dont nous serions jaloux s’il n’était notre ami et s’il n’avait écrit son voyage, car c’est un devoir pour ceux qui ont le bonheur de visiter ces contrées aimées du soleil où le genre humain planta ses premières tentes, de raconter ce qu’ils ont vu, appris et retrouvé pendant leurs excursions lointaines. À notre avis, l’homme ne saurait avoir de plus noble occupation que de parcourir et de décrire l’astre qu’il habite.

Débarqué sur la plage d’Alexandrie, espèce de ville franque où le caractère de l’Orient s’est abâtardi ou effacé, et qui n’a pris de la civilisation que la laideur, M. Maxime Du Camp, après avoir jeté un regard à la colonne de Pompée, élevée sous Dioclétien, et aux aiguilles de Cléopâtre dressées dix-huit siècles avant le règne de cette belle reine, se dirige vers Rosette, pressé de voir le Nil, ce fleuve dont le nom le préoccupait depuis son enfance comme une incantation magique. — Qui de nous n’a pas été obsédé doucement par une fantaisie semblable ? Göthe raconte dans ses Mémoires que des vues de Rome suspendues aux murailles du cabinet de son père lui donnèrent tout jeune un inexprimable désir d’Italie, et c’est peut-être à ces gravures que nous sommes redevables des Élégies romaines. Pour nous, Grenade a été longtemps la ville rêvée ; chacun se sent attiré vers un point du globe par de mystérieuses attractions que la psychologie n’a pas encore cherché à définir, et qui sont peut-être d’obscurs souvenirs de race.

Arrivé de nuit à Rosette, notre voyageur devance l’aurore comme un héros classique, court au fleuve, y plonge ses mains avec une joie enfantine que nous comprenons bien, et boit à longs traits son onde sacrée ! Peu s’en faut qu’il ne fasse une libation et un sacrifice au dieu humide, comme un Égyptien du temps des pharaons.

« Je l’avais imaginé très-beau, s’écrie-t-il dans le lyrisme de son enthousiasme, bien immense, couvert d’îlots où dorment les crocodiles, large et fécondant. Je ne m’étais pas trompé. Pendant six mois enfermé dans ma cange, j’ai vécu sur le Nil, que j’ai remonté et descendu ; chaque jour, du lever au coucher du soleil, j’ai regardé ses bords qui sont presque des rivages. Qu’il traverse les champs cultivés, qu’il baigne les pylônes des temples écroulés, qu’il arrose les forêts de palmiers, qu’il bondisse sur les noirs rochers des cataractes, qu’il s’élargisse jusqu’à ressembler à une mer, qu’il soit rétréci entre ses berges herbues, qu’il ait ses tempêtes quand souffle le khamsin, ou qu’il coule paisiblement sous le soleil, qu’il se gonfle ou s’abaisse, à toute heure je l’ai admiré, je l’ai sans cesse trouvé grand, pacifique et superbe, et j’ai toujours envié le sort de ceux qui sont nés sur les rives que j’irai voir encore. On cherche les sources du Nil, on ne les découvrira jamais ; je crois, comme les Arabes, qu’il descend directement du paradis ! »

On voit que M. Maxime Du Camp était digne, par son talent et son amour, de décrire les beautés du Nil, qui n’eut jamais, même au temps de sa divinité mythologique, de prêtre plus convaincu ni plus fervent.

En sortant de Rosette, enfouie dans de vigoureuses masses de verdure, dattiers, tamarins, bananiers, colocasias, roseaux, cannes à sucre, qui laissent luire par leurs interstices quelques pans de murailles blanches, ou s’élancer au-dessus de leurs touffes un minaret bulbeux, M. Du Camp voit passer près de sa barque des canges aux grandes voiles ouvertes comme des ailes de cygne, et arrive bientôt devant le marabout du santon Abou-Mandour.

Même avant la brillante description du jeune voyageur, nous connaissions cette coupole laiteuse, aux ombres bleuâtres, à demi enveloppée par les frondaisons métalliques d’un immense sycomore. Marilhat avait été frappé, lui aussi, de l’aspect de ce dôme blanchi à la chaux, s’arrondissant sous un ciel d’un immuable azur, entre ces feuillages d’un vert vigoureux ; il en avait fait un tableau dont le souvenir ne s’est jamais effacé de notre mémoire et qui était comme un morceau d’Égypte encadré, tant le peintre avait bien rendu cette sérénité lumineuse et cette fraîcheur embrasée.

Ensuite notre voyageur se rend au Caire. — À un coude du Nil, il aperçoit, noyées dans les clartés du soleil levant, bleuies par le lointain, les pyramides de Giseh dessinant leurs gigantesques triangles, énormes énigmes de pierre posées à l’entrée des solitudes libyques et qui attendent encore leur Œdipe. Il longe les travaux interrompus du barrage commencé par Méhemet-Ali et abandonné par l’incurie d’Abbas-Pacha, et aborde au Caire découpant sa silhouette hérissée de minarets entre des zones de verdure et les escarpements jaunâtres du Mokattam.

La description spéciale du Caire n’entre pas dans le plan du voyage de M. Maxime Du Camp dont le but est, si l’on peut s’exprimer ainsi, la monographie du Nil ; il en tire pourtant un crayon rapide où aucun trait essentiel n’est omis ; il retrace le dédale des ruelles étroites, encombrées d’ânes et d’âniers que surmonte la bosse d’un chameau au col d’autruche et remplies d’une foule bigarrée de fellahs, nus sous leur robe de cotonnade bleue ; de Turcs gênés par la redingote et le pantalon du Nizam ; de bédouins de Libye embossés dans leurs couvertures grises et les pieds entourés de chiffons ficelés de cordelettes ; d’Abbadiehs en caleçons blancs, portant des aiguillons de porc-épic dans leurs chevelures graissées de suif ; d’Arnautes avec leur fustanelle, leur veste rouge, leurs armes passées à la ceinture et leur longue moustache retroussée ; d’Arabes du Sinaï, drapés de haillons et ne quittant jamais leur cartouchière ornée de verroteries ; de nègres du Sennaar, de Mâgrebins en bournous ; d’Abyssins en turban bleu ; de Nubiens vêtus d’une guenille ; d’habitants de l’Hedjaz au coufieh jaune, aux sandales antiques, à la longue robe rouge ; de Wahabis à la mine austère et farouche ; de santons tout nus, de juifs changeurs de monnaies ; de femmes en habbarahs noirs, sorte de sac de taffetas d’où sortent des caleçons et des bottines jaunes, masquées d’un bourko d’étoffe blanche, ou, lorsqu’elles appartiennent à la classe du peuple, habillées d’une simple tunique bleue ouverte sur la poitrine et coiffées d’un milayeh, grande écharpe qui traîne à terre, et la figure couverte par un grillage de petites tresses de soie noire garnies de plaquettes d’argent.

Les mosquées, ces monuments si purs du bel art arabe, sont visitées avec une attention pieuse par M. Maxime Du Camp. Nous sommes forcé, bien à regret, de renvoyer au livre pour les descriptions si nettes, si littérairement plastiques, des mosquées de Sultan-Haçan, de Touloun, d’Amr-ben-el-âs, pour la scène du psylle charmeur de serpents, pour le retour des pèlerins de la Mecque, et l’étrange cérémonie du dosseh (piétinement), dans laquelle un chérif à cheval passe sur un chemin formé de deux mille dévots couchés à plat ventre, en mémoire d’un miracle opéré par le santon Saad-Eddin, qui, pour confondre des incrédules, marcha avec sa monture sur des vases de verre sans les casser. — Nous abandonnons mille détails curieux et caractéristiques, qu’il serait trop long d’indiquer.

L’auteur visite le grand Sphinx de granit rose, dogue fidèle accroupi au pied des Pyramides qu’il garde depuis tant de siècles, sans se lasser de cette faction qui ne finit pas. Il admire sa face camarde et le large sourire épanoui sur ses lèvres épaisses comme une ironie éternelle de la fragilité des choses humaines ; ses oreilles, sur lesquelles retombent les gaufrures des bandelettes sacrées, et qui ont entendu, comme la chute d’un grain de sable, l’écroulement de tant de dynasties ! Les pharaons, les Éthiopiens, les Perses, les Lagides, les Romains, les chrétiens du Bas-Empire, les conquérants arabes, les fatimites, les mameluks, les Turcs, les Français, les Anglais, ont tous marché sur son ombre et se sont dispersés comme l’impalpable poudre du désert emportée par le khamsin, — et le colosse est toujours là, évasant sa large croupe de monstre, allongeant ses pattes sur le sable en feu, et vous regardant de son visage humain.

L’ascension au sommet de la pyramide de Chéops accomplie, M. Maxime Du Camp pénètre en rampant, par des couloirs pleins de chauves-souris, jusqu’aux chambres intérieures ; mais la pyramide éventrée a gardé son secret et ne laisse voir au curieux qui l’interroge que des parois nues et un sarcophage vide. — Aux pyramides de Sakkara, sœurs naines et contrefaites des grandes pyramides de Giseh, s’effritant au soleil dans un désert pierreux de la plus morne désolation, M. Maxime Du Camp fouille le puits aux ibis, immense cimetière d’animaux sacrés s’étendant à des profondeurs inconnues, et il en retire des vases contenant des momies d’oiseaux gravement emmaillottées de bandelettes et poissées de bitume.

Ces excursions terminées, le jeune voyageur part pour la haute Égypte et donne de curieux détails sur l’installation de la cange qu’il a frétée, et que dirige un patron nommé Reis-Ibrahim, commandant à un équipage d’une douzaine de matelots.

Tantôt ouvrant sa voile immense, tantôt poussée à la perche ou halée au cordeau, selon les caprices du vent, la cange s’avance, rencontrant de temps à autre ces radeaux de poterie qui descendent de la haute Égypte au Caire, longeant des rives plates ou escarpées, mais toujours splendides et magnifiques. — Antinoé, la ville bâtie par Hadrien en l’honneur d’Antinoüs, le favori qui se sacrifia pour lui, ne tarde pas à montrer ses ruines relativement modernes pour cette terre où quarante et cinquante siècles passent sur les monuments sans les abattre, et qui seraient encore debout sans la barbarie d’Ibrahim Pacha ; — à Antinoé se trouve la limite que les crocodiles ne franchissent jamais, selon les Arabes, appuyant leur dire d’une légende assez bizarre et dont il ne ferait pas bon contester l’authenticité.

Syout, où la cange s’arrête quelques heures, est le rendez-vous des Djellabs ou marchands d’esclaves, qui viennent du Sennaar et du Darfour, chassant devant eux leurs troupeaux humains. Syout est l’ancienne Lycopolis (la ville des loups). Les débris de ses anciens édifices ont servi aux constructions modernes ; mais la nécropole troglodytique existe toujours ; c’est une série d’excavations et de chambres carrées pratiquées dans le granit pâle de la montagne. Les sculptures de ces syringes découvrent un fait curieux, c’est que le cheval ne fut connu en Égypte qu’après l’invasion des pasteurs, car il ne figure pas dans les représentations militaires entaillées dans les parois. — La danse de l’abeille exécutée à Esné devant notre voyageur, par Koutchouk-Hanem (petite rose), égayé un peu ce que pourrait avoir de trop sévère cette suite de grands aspects, de tombeaux et de temples à demi enterrés. Cette étincelante figure, toute papillotante de sequins et de verroteries, avec sa fraîcheur juvénile et sa grâce voluptueuse, distrait agréablement des momies noires de natrum et roides dans leurs boîtes historiées d’hiéroglyphes. L’île d’Éléphantine, toute luxuriante de végétation, se présente bientôt ; sur un rocher de la rive, on lit le cartouche de Rhamsès le Grand. — Les quais ont été bâtis par les Romains avec des matériaux pris à des constructions antérieures. Éléphantine est la Syène, dont l’antiquité a tant conté de merveilles. — De tout ce bruit, il ne reste que le grincement des sakiehs puisant l’eau au fleuve ; de ces édifices, que des blocs enfouis sous l’herbe et rayés par le soc de la charrue. — Là finit l’Égypte et commence la Nubie ; le teint des hommes est plus foncé et leur caractère plus féroce ; les femmes ne se voilent plus, comme si la couleur obscure répandue sur leur visage était un masque suffisant. — Jeunes filles, elles vont nues, habillées de leur peau noire.

Au bouillonnement du fleuve on sent l’approche de la première cataracte. — Cette cataracte est, à proprement parler, une suite de rapides où l’eau glisse en tumulte sur des roches de granit et de porphyre aux formes monstrueuses et qui semblent avoir été pétries chaudes encore par les doigts d’un Titan, aux époques des remaniements cosmogoniques ; sous la direction de patrons du pays, les barques franchissent ces passages torrentueux, non sans érailler leur coque et se faire quelques avaries ; des carcasses de canges, coulées à fond, témoignent que l’opération n’est pas toujours heureuse, malgré l’habileté des pilotes.

Les rapides passés, M. Maxime Du Camp continue la remonte du fleuve jusqu’à la deuxième cataracte, tout joyeux d’avoir franchi le tropique du Cancer ; il visite Korosko, le temple d’Amada, le spéos de Derr, et arrive enfin à Ouadi-Halfa, le but et le terme de son voyage ; au delà est la Nubie supérieure, le vague, l’immense, l’inconnu, et c’est avec un soupir que l’auteur fait tourner la pointe de son embarcation vers le Caire. La descente se fait à la rame, et le voyageur explore successivement les spéos d’Ipsamboul, le temple de Seboua, de Maharakka, de Dakkeh et de Kircheh ; il voit Philœ, le grand temple d’Isis, la Mammisi, le temple de Koum-Ombou, les grottes d’el Kab, Hermontez, Thèbes, les ruines de Louksor et de Karnac, la statue de Memnon, le tombeau d’Osymandias, le palais de Menephta, la salle des tombeaux des rois, le temple de Denderah, les hypogées de Beni-Haçan, les colosses, les sphinx, les obélisques, les pylones, et toute cette prodigieuse débauche de granit à laquelle la morne Égypte s’est livrée pendant une suite de siècles dont le nombre effraye, et qui semble déjouer les chronologies historiques et sacrées. M. Maxime Du Camp a décrit ces monuments merveilleux avec la couleur d’un artiste et l’exactitude d’un savant. Non content de les peindre, il les a rapportées en épreuves photographiques d’une grande perfection, qui illustrent son voyage de la façon la plus irrécusable. — C’est une série de planches curieuses, où l’on peut étudier l’art égyptien dans tous ses détails, et qui laissent bien loin derrière elles les gravures les plus exactes et les plus finies. — Aussi ce Nil est-il une des relations de voyage les plus intéressantes, les plus instructives et les mieux écrites qui aient paru depuis longtemps.