L’Orient (Gautier)/Égypte. — L’Isthme de Suez

Fasquelle (2p. 110-122).

L’ISTHME DE SUEZ.

Retournons encore en Égypte. Non loin de l’okhel arabe, où nous avons assisté an dépouillement de la momie, s’élève une sorte de palais ou de temple aux parois bariolées d’hiéroglyphes, aux colonnes coiffées de chapiteaux que décorent des masques de femmes dorés et de fleurs de lotus peintes de vives couleurs. Au bout du bâtiment s’ajuste, comme le chœur à la nef d’une église, un édicule de forme ronde, petite déviation à l’architecture rectiligne égyptienne qui va bientôt être justifiée.

À la porte, un pilier carré d’une matière à demi transparente attire tout d’abord les yeux ; c’est un bloc de sel gemme taillé au fond des lacs Amers de l’isthme de Suez. N’était la difficulté du transport, il aurait pu être aisément d’une dimension double ou triple ; car la couche est épaisse et on y sculpterait des obélisques.

On entre et l’on se trouve dans une vaste salle éclairée par en haut et dont la température, lorsque le soleil frappe sur le vitrage, ne doit pas différer beaucoup de celle qui échauffe les travailleurs de M. de Lesseps. Un mahari, chameau de course au blanc pelage, très-artistement empaillé, complète la couleur locale. Le long des murs, dans des vitrines, sont rangés des échantillons de la faune et de la flore assez pauvres du pays, les coquilles des deux mers, des débris de fossiles, et quelques menues antiquités rencontrées par les fouilles du canal. Au milieu, sur une large table, se développe le plan en relief de l’isthme de Suez, bizarre découpure jaune que borde l’azur de deux mers. Çà et là quelques maigres mouchetures de vert tachètent le sable ; des dunes arides mamelonnent la plaine du côté de la mer Rouge et creusent cette vallée de l’Égarement où les tribus d’Israël errèrent à leur sortie d’Égypte. L’isthme de Suez forme une sorte de dépression entre l’Afrique et l’Asie, dont les pentes viennent y mourir en courbes insensibles. Cette agrafe qui relie les deux continents n’a qu’une trentaine de lieues tout au plus. Un simple bout de fil. Aux temps anté-historiques, la Méditerranée et la mer Rouge devaient communiquer ensemble. Cette dernière du moins s’avançait et prolongeait sa corne jusqu’au fond des lacs Amers, où elle a laissé de profondes couches salines et des vases pâteuses encore.

Ce faible obstacle, cette mince langue de terre à peine perceptible sur la carte, forçait depuis des siècles les navires à contourner l’énorme continent de l’Afrique, allongé en pointe vers le pôle austral et mettait par rapport aux nations européennes l’Inde et la Chine au bout du monde ; l’extrême Orient se reculait dans un lointain presque fabuleux. Il n’en a pas toujours été ainsi. Sésostris avait eu l’idée de rejoindre les deux mers, non pas en coupant l’isthme, mais en faisant creuser un canal qui partait de la branche pélusiaque du Nil près de Bubaste, et aboutissait vers Arsinoé à la pointe du golfe Arabique. Ce canal commencé par Sésostris, continué par Nechao, Darius Ier, Ptolémée-Philadelphe, fut terminé sous les premiers Lagides ; il avait deux cents kilomètres à peu près de longueur, dix mètres de profondeur, et deux trirèmes pouvaient y passer de front. Il subsista parfois obstrué et recreusé toujours, jusqu’au huitième siècle, où le calife Al Mansour en fit fermer l’embouchure pour rejeter le transit du commerce sur Bagdad. On trouve encore des traces de ce canal ensablé.

La pensée de Sésostris vient d’être reprise par M. F. de Lesseps et complétée avec la hardiesse que comportent les puissants moyens de la science moderne. Ce projet gigantesque, conçu en 1844, n’est déjà plus un projet. La chimère passe à l’état de réalité, et il ne reste plus à creuser que quelques kilomètres sur le plateau d’El Guisr, à couper le Sérapéum et à fouiller l’étroit espace qui sépare l’extrémité sud des lacs Amers de la pointe du golfe de Suez. Un travail de deux ou trois ans, tout au plus, et les vaisseaux passeront de l’une à l’autre mer par ce bosphore fait de mains d’ouvriers.

Une opération analogue pratiquée sur l’isthme de Panama, ce point de suture qui rattache l’Amérique du Sud à l’Amérique du Nord et empêche de déboucher de l’océan Atlantique dans l’océan Pacifique, permettra à l’homme de circuler librement autour de son globe et supprimera d’énormes détours inutiles. Cela se fera bientôt, car la planète doit être aménagée pour la vie nouvelle et inconnue encore, mais qu’on peut prévoir, résultant des grandes découvertes scientifiques, l’honneur de notre siècle.

Mais laissons là ces considérations que n’admet pas la frivolité ambulatoire d’une flânerie autour de l’Exposition universelle, et revenons à notre plan en relief. Il se présente au curieux qui entre dans la salle comme à un voyageur arrivant de l’Inde. On a devant soi, au nord, la Méditerranée, à sa gauche une portion de la basse Égypte cultivée et verdoyante, où le Nil, approchant de la mer, se divise en plusieurs branches et s’épanouit dans son delta comme une cime de palmier. Des villes et des villages tachètent cette région fertile. À droite se déroule la plaine aride et bosselée de collines sablonneuses que traverse le canal maritime. Là règne la sécheresse ardente du désert, et l’on n’aurait d’autre liquide à boire que sa sueur si un canal d’eau douce creusé par la compagnie ne partait de Zagazig et n’amenait l’eau du Nil jusqu’à Timsah, à peu près au milieu de la ligne que trace le canal maritime. C’est du golfe de Peluse que part le canal de l’isthme de Suez, et le premier coup de pioche a rompu l’étroite langue de sable où s’élève Port-Saïd, une ville toute jeune, née d’hier pour ainsi dire et créée par les travaux de la compagnie. Le canal traverse le lac Menzaleh, espèce de marais ou de lagune provenant du Nil extravasé et s’étendant le long de la côte. Une mince ligne de sable prolongée jusqu’à Damiette sépare l’eau stagnante de l’eau salée. La berge exhaussée du canal forme une digue qui asséchera bientôt la pointe Est de la lagune où se trouvait l’ancienne Peluse, en empêchant l’inondation du Nil de s’étaler jusque-là.

Sur d’autres tables sont exposés des plans également en relief et représentant des portions du canal, avec les puissantes machines qui remplacent aujourd’hui le travail des fellahs. Des dragues, des élévateurs rejetant au loin par delà les berges les terres arrachées au sol, au moyen d’une espèce de pont incliné ou de montagne russe en tôle, des gabares à clapets, des bateaux de touage et toutes sortes d’engins d’une efficacité surprenante, sont reproduits sur une échelle suffisante pour ne perdre aucun détail et animent ce ruban d’eau bleue côtoyée par deux rives de sable jaune.

Sur les murailles latérales, des photographies montrent sous leurs divers aspects le sol et les travaux de l’isthme. Deux tableaux, l’un de Berchère, l’autre de Barry, forment un contraste frappant. Dans l’un on voit l’isthme à l’état sauvage, brûlé, pulvérulent, à peine hérissé de quelques maigres touffes d’alfa, traversé par une caravane pittoresquement barbare. Dans l’autre, l’arrivée de l’eau baignant pour la première fois la profonde tranchée du canal, en présence d’un état-major d’autorités et d’ingénieurs.

La compagnie, qui veut faire bien comprendre au public l’importance et la difficulté de ses travaux, non contente des plans en relief, des modèles des machines et des vues photographiques, a, dans la rotonde placée à l’extrémité du bâtiment, fait exécuter un panorama de l’isthme même avec toute l’illusion de la nature et la magie de la perspective. Cette vue panoramique a été peinte par MM. Rubé et Chaperon, sur les dessins de M. Chapon, architecte de la compagnie.

On monte de la salle à la plate-forme abritée d’une tente où doit se tenir le spectateur, par un couloir tenu à dessein obscur, et, quand on en débouche, on est tout d’abord ébloui par l’éclat d’un ciel dont l’azur tourne au blanc, tant la lumière est intense. Vous êtes transporté subitement dans le chaud climat d’Afrique et vous croyez sentir la sueur perler à vos tempes comme si vous veniez effectivement de débarquer à Port-Saïd de quelque bateau des Messageries impériales. Le voyage n’a pas été long à faire.

Dans le coin à droite, car le panorama n’est pas complètement circulaire, on aperçoit Port-Saïd et les eaux de la Méditerranée qui s’azurent à l’horizon ; plus à gauche s’étalent les flaques du lac Menzaleh, bordées de languettes de sables et tachetées d’îlots, se prolongeant sur la côte d’Afrique. On distingue les chantiers du port, les blocs de béton qui sèchent au soleil en attendant d’être immergés, les voiles blanches dans le bassin du commerce et, de l’autre côté du canal qui s’ouvre dans la mer, à Port-Saïd même, les habitations de la ville rangées parallèlement au rivage. Le lac Menzaleh enveloppe le canal qui le traverse entre ses deux berges faites de la terre retirée des excavations. Un canal franchissant une lagune comme entre deux murailles, cela est assez bizarre et n’est pas une des moindres curiosités de ce gigantesque ouvrage. Il en est ainsi sur une longueur de quarante-cinq kilomètres que le panorama abrége nécessairement. Voilà le campement d’Alkantara avec ses doubles rangées de baraques, son hôpital, situé sur un mamelon, et son pont de bateaux où passent les caravanes de Syrie. Le canal est sorti du lac Menzaleh et chemine en terre sèche, mais ce n’est pas pour longtemps, car bientôt il rencontre le lac Ballab, dépression irrégulière de terrain que l’eau remplit ou abandonne selon les époques. Là le sol s’élève et forme comme une espèce de barrage, qu’on nomme le seuil d’El Guisr, et qu’il a fallu couper pour laisser passage au canal profondément encaissé en cet endroit. On aperçoit la ville d’Ismaïlia, le chalet du directeur, et, comme un fil argenté se dirigeant à droite vers la fertile Égypte, le canal d’eau douce dont une saignée alimente la nouvelle ville ; à gauche le sable infécond et brûlant étend ses ondes poussiéreuses du côté de la Syrie. Près d’Ismaïlia, on distingue le village arabe avec son bazar et sa mosquée ; car, en peignant leur panorama, MM. Rubé et Chaperon ont dû oublier l’échelle de proportion vraie et donner plus d’importance aux points remarquables qu’aux espaces vagues dont la reproduction absolue eût été monotone et exigeait inutilement une toile d’une dimension énorme pour que les objets y fussent perceptibles. Le Sérapéum, — on appelle ainsi le renflement de terrain qui a empêché la mer Rouge de pénétrer plus avant dans l’isthme, — n’arrête pas les pionniers de M. de Lesseps, et, le Sérapéum franchi, le canal traverse les lacs Amers, un vaste bassin desséché, qui présente l’aspect d’une vallée aride aux teintes bleuâtres, brillantée de poudre saline et zébrée de laisses vaseuses. Dans certaines portions du bassin, les cristallisations ont pris des formes bizarres qui ressemblent à des ruines de villes ou de forteresses démantelées. Cette vaste cuvette ne contient pas moins de neuf cents millions de mètres cubes, et il faudrait près d’une année pour la remplir d’eau de mer ; opération qui se fera lorsque les travaux seront achevés entièrement. Aux pionniers, avant de rejoindre la mer Rouge à Suez, s’oppose comme dernier obstacle un banc de roche d’une excessive dureté, dont on n’a raison qu’avec la mine, et qui s’étend pendant plusieurs kilomètres dans la région de Chalouf. Puis voici la plaine de Suez, au pied du Djébel-Genessé, et les dernières ondulations de l’Attaka. Des campements de travailleurs de la compagnie, pittoresquement installés, animent cette étendue sablonneuse, que traverse, son aigrette de fumée blanche au front, sur sa mince ligne de fer, un convoi venant du Caire à Suez.

Tout ce coin du panorama est d’une couleur superbe. On sait les nuances admirables que prennent au soleil les montagnes dépouillées de verdure. L’éloignement les revêt d’un manteau chatoyant, où des ombres d’azur et d’améthyste contrastent avec des lumières d’or et de rose. Ainsi mis à nu, l’épiderme de la planète a ce rayonnement d’astre que la terre doit avoir dans le ciel, vue de la lune.

Quand on sort de cette rotonde, il semble qu’on ait fait le voyage de l’isthme, et qu’on ait passé d’une mer à l’autre sur un de ces bateaux à vapeur qui feront bientôt directement le trajet de Marseille à Calcutta.