L’Orient (Gautier)/Égypte. — I. Sur le « Mœris »

Fasquelle (2p. 122-136).

I

SUR LE MŒRIS

Maudits soient les esprits forts ! Leurs raisonnements captieux nous ont fait, pour la première fois de notre vie, manquer à la superstition du vendredi, et le châtiment ne s’est pas fait attendre ; châtiment un peu rude pour une infraction unique. Et puis nous allions accomplir un désir bien ancien déjà et toujours remis à demain. Les tristesses du départ surmontées, nous éprouvions cette sorte de joie dangereuse qui éveille la susceptibilité des Moires, ces déesses jalouses, offusquées par le bonheur de l’homme, hélas ! bien rare et bien incomplet pourtant !

Nous n’avions emporté, dans un accès d’insouciance philosophique bien contraire à notre nature, ni médaille bénite, ni bague à chaton de turquoise, ni branche de corail bifurquée, ni main en lave rose faisant le signe fatidique ou tenant un poignard. Notre seule amulette était une petite gondole vénitienne en or, pendue parmi les breloques de notre montre, souvenir charmant, mais défense insuffisante contre les influences malignes auxquelles un voyageur est exposé.

Ils étaient cependant bien beaux et bien doux, ces yeux d’un gris bleuâtre qui brillaient en face de nous, à l’angle du wagon, mais parfois, pour une raison inconnue, ils prenaient une expression sinistre et terrible comme les yeux de Christine Nilsson quand elle joue la Reine de la nuit dans la Flûte enchantée, de Mozart. Des pupilles d’un bleu intense plus profond que le noir marquaient le centre de ces prunelles d’acier et leur donnaient un regard de Walkyrie. Les sourcils se contractaient légèrement vers la racine du nez. Dûment averti par ces diagnostics non équivoques, nous aurions dû prendre les précautions nécessaires : étendre l’index et le petit doigt, reployer le médius et l’annulaire, et ramener le pouce vers la paume de la main. Certes, cela ne vaut pas une corne de cerf, mais le rayon nuisible est toujours, sinon coupé, au moins dévié. Dans notre aveuglement, nous négligeâmes ces moyens si simples, recommandés par la prudence napolitaine toujours en garde contre la jettature ; avec une légèreté admirative digne d’un rationaliste, nous contemplions ces yeux fascinateurs et dangereux, à la fois si féroces et si doux.

Ce n’est pas tout : à l’instant même où nous sortions du bureau des Messageries impériales, où nous avions consigné nos bagages, un convoi funèbre débouchait sur la Cannebière, précédé des pénitents blancs horribles comme des spectres en plein midi ; la tête engouffrée dans leur cagoule, ils lançaient par les trous de leurs masques des regards noirs qui semblaient venir du fond de l’éternité, et, en marchant d’un pas pressé, ils murmuraient d’une voix caverneuse les prières des morts ; sous le bord de leur froc on entrevoyait des pantalons modernes et de gros souliers ferrés. Une lumière vive et gaie éclairait ce cortège lugubre, qui traversait, comme avec une hâte de fuir la vie, les groupes de la foule affairée saluant d’un air distrait la noire voiture. Un de ces pénitents nous effleura de son suaire et nous jeta un coup d’œil étrange, et qui nous fit courir un petit frisson dans le dos.

Décidément, les présages n’étaient pas favorables, nous eussions fait sagement de retourner à la maison ; mais comme César, à qui l’on criait de prendre garde aux ides de mars, nous ne tînmes pas compte de l’avertissement. Une fausse honte nous retint, et la crainte des railleries que les philistins du bon sens ne manqueraient pas de nous adresser sur notre brusque retour à Paris, nous fit passer outre ; mais nous avions la conviction intime d’un malheur, et la voix secrète qu’on devrait toujours écouter nous disait : « Ne t’embarque pas ! »

Le Mœris, superbe paquebot, dont le nom pharaonique convenait bien à un voyage ayant pour but l’Égypte, était sous vapeur, n’attendant plus que les derniers sacs de dépêches pour lever ses amarres, et nous causions sur le tillac avec un de nos anciens amis de 1830, maintenant commissaire du gouvernement près des Messageries impériales, des choses d’autrefois, de notre vie de bohème dans l’impasse de la rue du Doyenné, où nous demeurions tous ensemble gais, insoucieux, pleins de rêves et d’espérances, étonnant la vieille maison qui nous abritait de notre activité bruyante. Ces entretiens, réveillant d’anciens souvenirs, disposent à la mélancolie, et une tristesse indéfinissable, mêlée de vagues appréhensions, nous envahissait le cœur malgré nous, et la dernière phrase que nous adressâmes à notre compagnon de jeunesse, quand sonna le signal définitif du départ, fut celle-ci : « Je ne sais à quoi tient que je ne retourne à terre avec toi ; nous dînerions ensemble à la Réserve, et je prendrais le train de dix heures pour Paris ; il me semble qu’il va m’arriver malheur ! »

Notre instinct était juste et notre pressentiment fut bientôt confirmé. Pour nous rassurer, nous nous disions : La terre de Kémé nous sera favorable. Dans le roman de la Momie, nous avons parlé avec respect des dieux de la vieille Égypte. Nous n’avons pas raillé Isis sur ses cornes de vache, ni Pascht sur ses moustaches de chatte. Devant ces dieux à tête de singe, de chien, d’épervier, de crocodile, notre sérieux ne s’est pas démenti un instant. Notre encens a fumé au bout de l’amschir de bronze sous les narines d’Hathor, la Vénus locale, et nous nous sommes gardé de tirer en voltairien la barbe funèbre d’Osiris. Ces antiques divinités, qu’on adorait dans des temples gigantesquement splendides, que les siècles ni les hommes n’ont pu renverser, au temps où l’Europe n’était qu’une forêt marécageuse, peuplée à peine de quelques sauvages tatoués n’ayant que des armes de silex, conserveront, malgré leur déchéance, bien assez de crédit pour protéger un pauvre poëte superstitieux contre le fascino et les mauvais présages.

Accompagné à distance de l’Aréthuse, le Mœris venait de gagner la haute mer ; le dîner, qui réunissait des savants, des peintres, des journalistes, des médecins, des ingénieurs, des hommes du monde, une vraie élite d’intelligences, avait été d’autant plus joyeux que le temps était beau et que l’influence marine ne se faisait pas sentir encore.

Sur le pont, les étincelles des cigares brillaient comme des vers luisants, et quelques étoiles s’allumaient au ciel rembruni. Les fanaux du navire venaient d’être hissés, et, avant que l’ombre nous enveloppât tout à fait, la malencontreuse idée de descendre dans l’entre-pont afin de reconnaître notre cabine et de nous aménager pour la nuit nous fit quitter le groupe d’amis avec lesquels nous paradoxions, appuyés sur le bordage, en regardant l’eau filer. Mais, dès les premières marches de l’escalier, le pied nous manqua, et, nous relevant avec peine, tout étourdi de la chute, nous sentîmes que nous avions le bras gauche cassé près de l’épaule. — Notre pressentiment était réalisé : nous avions payé notre dette au sort jaloux !

Par bonheur, se trouvait sur le Mœris le docteur Broca, un prince de la science, comme on dit aujourd’hui, qui, avec l’aide du docteur Isambert et du médecin du bord, rajusta notre humérus fracassé, nous sangla d’un appareil aussi simple qu’ingénieux, et répara le dommage autant que possible. Le reste n’était qu’une affaire de temps et de patience. Un jeune employé des Messageries nous prêta obligeamment la cabine de la poste, plus grande et plus commode que les autres, où les passagers s’empilent sur deux étages dans des lits semblables à des tiroirs de commode. Le directeur de l’Illustration s’y installa avec nous pour nous tenir compagnie et nous soigner. On craignait la fièvre, mais elle ne vint pas, et le lendemain, après une nuit qu’une assez forte dose d’opium n’avait pas empêché d’être une nuit blanche, nous remontâmes sur le pont, une manche vide et pendante comme un vieux de la vieille ayant laissé son bras à Waterloo. Sans doute, nous voyant occupé à souffrir d’une autre façon, le mal de mer eut la clémence de nous épargner, et, malgré la catastrophe de la veille, nous déjeunâmes d’assez bon appétit à la table déjà dégarnie de la plupart de ses convives, car, bien que le temps fût beau, la houle se faisait assez sentir pour inquiéter les estomacs susceptibles. Il est vrai qu’il fallait nous couper notre pain et notre viande, nous verser à boire et nous donner la becquée comme à un béjaune, mais dix mains amies se tendaient aussitôt pour nous rendre ces petits services.

Après le déjeuner, on nous installa dans un de ces fauteuils articulés qui se déploient comme des chaises longues, et toujours quelque camarade se tenait près de nous pour nous distraire par des propos et nous aider à rallumer notre cigare éteint. Quelquefois, au milieu de l’entretien, le compagnon pâlissait, verdissait, réclamait du servant un verre de rhum, une tasse de thé, un citron, et finissait par disparaître. Un autre au cœur plus assuré le remplaçait.

Mais en voilà assez sur ces détails purement personnels, dont nous n’aurions pas parlé s’ils n’eussent été divulgués par les journaux. Les passer tout à fait sous silence eût été de l’affectation, insister serait fastidieux, car rien n’est plus insupportable que le moi, et, si parfois nous l’employons, ce n’est que pour relier une phrase à une autre et parce qu’il faut bien que les tableaux successifs dont se compose un voyage aient eu d’abord un spectateur. Nous nous réduisons autant que possible à n’être qu’un œil détaché comme l’œil d’Osiris sur les cartonnages de momie, ou celui qui arrondit ses noires prunelles à la proue des barques de Cadix et de Malte.

Les côtes avaient depuis longtemps disparu, et nous voguions sur la mer déserte, apercevant à peine à grand renfort de lorgnettes sur le bord de l’horizon une petite fumée rabattue par le vent qui trahissait l’Aréthuse, restée en arrière. Appuyé sur ses voiles de foc, le Mœris filait rapidement et sans trop de secousses ; pourtant cet indéfinissable malaise dont on n’a pas encore pu trouver le remède, envahissait la plupart des passagers, qui regagnaient leurs cabines pour essayer s’ils trouveraient quelque soulagement dans la position horizontale. D’autres restaient sur le pont pelotonnés sous leurs couvertures de voyage, n’osant affronter l’odeur écœurante et fade qu’exhale l’intérieur du navire. Cependant un groupe de jeunes femmes, au teint chaudement pâle, aux grands yeux noirs, qui semblaient allongés par le k’hol, encapuchonnées de mantes rouges ou rayées de couleurs éclatantes, formaient une espèce de décaméron abrité par la paroi du tillac, et souriaient avec une pitié légèrement moqueuse aux galanteries que des jeunes gens, comprimant à peine leurs nausées, essayaient de leur dire. Les femmes savent trouver le moyen d’être jolies et parées en mer, ce qui est difficile.

Une traversée, lorsqu’on n’aperçoit aucune terre et qu’on flotte entre le ciel et l’eau dans ce cercle d’horizon qui, n’en déplaise aux poëtes, ne donne pas l’idée de l’infini, ne présente pas beaucoup de sujets de description. Les vagues s’enflent, s’avancent et se brisent, formant de ces crêtes d’écume qu’on appelle moutons, avec une agitation stérile et une variété monotone qui finit par lasser le regard. L’ennui vous prend malgré vous, bien qu’on se batte les flancs pour admirer les jeux de la lumière, les levers et les couchers du soleil, et les traînées de paillettes que verse la lune sur le fourmillement perpétuel des flots. On se prend à désirer quelque chose de moins vaguement immense, de plus délimité, de plus précis, où la pensée puisse se poser, comme ces oiseaux de passage qui, lassés de leur vol, s’abattent un moment, pour reprendre haleine, sur les vergues du navire.

Bientôt l’on franchit le détroit qui sépare la Corse de la Sardaigne, jetées sur la mer comme deux immenses feuilles d’arbre dentelées, et les passagers, montés sur le pont, ne manquèrent pas d’admirer le roc bizarrement taillé en forme d’ours qui semble garder la pointe de la dernière île ; mais la nuit, prompte à venir au mois d’octobre, fit disparaître les côtes dans son ombre, et, quand vint le matin, la Sardaigne sortait évanouie comme un nuage, et nous nous retrouvâmes au milieu de la solitude des flots que n’animait la présence d’aucun navire.

Vers le soir, on passa en vue des îles Lipari, mais trop loin pour distinguer autre chose que d’incertaines taches grises se confondant de loin presque avec le bleu.

À minuit, une ligne de lumière éclata dans l’obscurité. C’était le quai de Messine, s’arrondissant au fond du port. On ne s’y arrêtait que pour le service de la poste. Il fut un instant question de nous y descendre à cause de notre blessure, qui pouvait rendre le voyage d’Égypte pénible ou dangereux. Mais cette idée d’être laissé, comme Philoctète, tout seul dans une île ne nous souriait guère, car nous n’avions pas avec nous les flèches d’Hercule pour qu’Ulysse vînt nous chercher, et nous demandâmes à continuer la route, ce qui nous fut accordé après délibération de la Médecine et de l’Amitié, comme on aurait dit au dix-huitième siècle. Le sac aux dépêches emporta les lettres que nous avions écrites pour rassurer, par des autographes prouvant que nous n’étions pas mort, nos parents et les quelques personnes qui daignent encore s’intéresser à nous. Appuyé sur le bastingage, nous regardions les barques, venues de terre pour vendre aux passagers de menus objets de corail. C’était un pittoresque spectacle que ces barques dont les falots jetaient dans la mer des serpents de feu et d’où montaient toutes les vociférations de la turbulence méridionale. Rien de plus fantastique que les ombres gesticulatrices des matelots et des vendeurs attroupés au bas de l’échelle du navire.

On se remit en marche, et nous eûmes le regret de n’avoir rien vu de la ville que quelques points lumineux. Nous aurions pourtant aimé à connaître le véritable décor de la Fiancée de Messine, de Schiller.

Le lendemain, quand revint le jour, la côte était déjà loin, et n’apparaissait plus à l’horizon que comme une ligne de brume d’où émergeait une pointe blanche, qui était l’Etna, couvert de neige.

La journée se passa sans incident, puis la nuit, dans la haute mer. « Des flots, des flots encore ! » L’air, assez frais jusque-là, s’attiédissait sensiblement, annonçant le voisinage d’une terre chaude. Quelques silhouettes de vaisseaux se dirigeant du même côté se profilaient au bord du ciel.

Une ligne grise d’un ton opaque sortit peu à peu de l’eau. Quelques palmiers, quelques moulins à vent se dessinèrent. C’était Alexandrie.