L’Opposition universelle/Chapitre VIII

Félix Alcan (p. 422-445).

Chapitre VIII

L’opposition et l’adaptation


I modifier

Nous touchons au terme de cette longue étude. Cependant il nous reste encore à mieux préciser que nous ne l’avons fait plus haut les rapports instructifs de l’Opposition avec l’Adaptation. La philosophie de l’évolution - ou plutôt de l’identité universelle - a souvent confondu ces deux termes en un seul, celui de corrélation ou de correspondance, et créé de la sorte une ambiguïté décevante. Cette confusion est un des pièges involontaires dont elle s’est servie pour dissimuler l’idée de finalité tout en l’utilisant et faire accepter les plus étonnantes assimilations. On dit également bien, dans le langage usuel, que l’œil correspond à la lumière, le poumon à l’air (adaptation) et que la droite du corps correspond à la gauche, le plateau d’une balance à l’autre plateau (opposition). L’esprit peut être ainsi insensiblement amené à considérer toute adaptation comme une opposition, et c’est en effet de la sorte que la relation de ces deux termes est d’abord comprise. Au fond de l’idée d’accord, de complément mutuel, il semble, à première vue, que nous ne trouvons rien de clair si ce n’est l’idée d’équilibre et de mutuelle neutralisation. Toute satisfaction d’un désir paraît nous mettre sur la voie de cet équilibre final que nous trouverons dans la mort, demain, mais que les éléments dont nous sommes composés ne goûteront qu’à la fin des temps si, suivant le rêve apocalyptique de Spencer, tous les mondes sont destinés finalement à se pelotonner en un seul bloc inerte pour l’éternité. À ce point de vue, on doit regarder tous les buts que nous donnons pour débouchés à notre activité comme des formes passagères d’un seul et unique besoin permanent, le besoin d’équilibration. D’autre part, s’il est vrai que nous sommes en rapport avec tous les autres êtres, et si l’on croit que tout rapport consiste à s’accorder ou à s’opposer, il s’ensuit, puisque le premier de ces rapports est ramené au second, que l’oppose de notre être est l’ensemble de tous les autres êtres de l’Univers et que nous avons besoin, pour être complètement équilibres, d’entrer en conflit avec cet immense antagoniste.

Je n’ai pas à insister pour écarter, après tous les développements précédents, cette interprétation ultra-militaire de la vie universelle. J’ai plutôt à me demander ce qu’il y a de vrai dans un point de vue précisément inverse qui verrait dans l’opposition une espèce, et une espèce inférieure, d’adaptation. Ce qui manque à un être, ce qui le compléterait, ce qui lui est adapté, est-ce seulement et est-ce toujours le contraire de cet être ? Ou plutôt, quand, par hasard, une chose est complétée par son contraire, ne devons-nous pas regarder cette exception comme un cas singulier de l’adaptation des moyens aux fins ?

Ou bien, l’adaptation ne serait-elle qu’un terme moyen ? Deux choses semblables s’additionnent ; deux choses différentes se co-adaptent ; deux choses opposées se détruisent. Est-ce que l’adaptation n’apparaît pas ici comme un milieu entre l’addition et la destruction, une combinaison hybride des deux, sans rien d’original, en sorte que, ôté ce qu’elle a de répétiteur, et ôté ce qu’elle a de destructeur, elle serait vidée de tout son contenu ? Ainsi, l’idée de différence, qui est liée à celle d’adaptation, se résoudrait en similitudes et en oppositions combinées ensemble, et n’exprimerait rien de plus que cette étrange association. Mais comment cette synthèse serait-elle possible, comment la contradiction des deux éléments réunis dans la notion de différence et d’adaptation serait-elle évitée (comme nous sentons bien qu’elle l’est, car autrement la fécondité de cette idée serait inconcevable), si, par un certain côté qui nous échappe, la nature de cette notion ne l’élevait au-dessus de ses deux éléments soi-disant exclusifs ? C’est l’addition qui s’explique par l’adaptation, dont elle n’est qu’une forme élémentaire ; mais l’adaptation ne s’explique pas par l’addition. Est-ce que l’opposition, de même, ne s’éclaircit pas bien mieux par l’adaptation que celle-ci n’est éclairée par celle-là ? Il est on ne peut plus aisé de ramener toute opposition à une adaptation, tandis qu’il est toujours difficile, et souvent impossible, de considérer comme opposés les termes co-adaptés. Non seulement il est loisible, mais il est même avantageux de résoudre l’opposition en adaptation.

En se plaçant à ce point de vue, on comprend moins malaisément, ce me semble, certaines conséquences de la loi de la réaction égale et contraire à l’action, qui ont paru mystérieuses, nous le savons, aux géomètres philosophes. Pourquoi, quand un morceau de fer est attiré par un aimant, l’aimant est-il aussi attiré en sens inverse par le fer, avec une force précisément égale ? Ne voyons-nous pas cependant tous les jours des corps se mouvoir vers d’autres corps qui ne se meuvent ni ne tendent à se mouvoir vers eux ? Il est vrai que, dans ce cas, le corps immobile et indifférent n’est point la source du mouvement imprimé au corps mobile ; mais pour quelle raison le fait de provoquer un mouvement dans un certain sens implique-t-il la nécessité de se mouvoir soi-même dans une direction inverse ? On n’en voit point la raison mécanique. Mais peut-être y en a-t-il une raison logique ou téléologique. C’est, peut-on dire, qu’une action suppose un but ; et communiquer son action ou son activité à autrui, c’est lui transmettre son but, c’est collaborer avec lui. L’aimant et le fer collaborent, comme la planète et le soleil, et la contrariété de leurs tendances naît de leur collaboration qu’elle exprime. Le but commun de leurs mouvements et de leurs tendances contraires, c’est leur rapprochement et leur contact ; et, comme ils tendent à ce but au même degré, leurs forces inverses sont égales. De même, le but commun de deux molécules échauffées, c’est leur écartement. Si l’une d’elles restait immobile, l’écartement se produirait bien mais sans elle ; elle ne collaborerait point à ce résultat[1].

Les deux ailes d’un oiseau, les deux jambes d’un homme, les deux bras d’une femme qui embrasse son enfant, collaborent au vol, à la marche, à l’étreinte affectueuse. Les deux yeux, jusqu’à un certain point, collaborent à la vue. Toutes ces oppositions sont bel et bien des adaptations, toutes ces symétries des harmonies, et quelle que soit la raison finale de ces symétries des forces vivantes, qu’elles se justifient suffisamment par un besoin de suppléance et de complément réciproques ou qu’elles répondent à une avidité, à une ambition infinie, il n’en reste pas moins certain qu’elles sont adaptées à une fin et, comme telles, harmonieuses. Mais l’inverse n’est pas vrai : toutes les harmonies ne se résolvent pas en symétries ni en oppositions quelconques. Les glandes salivaires, l’estomac, le foie, l’intestin grêle, collaborent à la digestion ; en quoi sont-ils symétriques et opposés ? Les diverses parties d’un drame de Shakespeare ou d’un tableau de maître concourent à un même effet ; elles ne sont point opposées pourtant à l’instar des deux moitiés d’un portail gothique ou d’un fronton grec.

L’économie politique fournit de nombreux exemples de la transformation graduelle du rapport de co-adaptation en rapport d’opposition ou vice versa. La concurrence que se font deux ateliers, deux boutiques similaires, est une opposition mais en même temps, parfois, une collaboration, — involontaire, indirecte et accidentelle, — au progrès de l’industrie ou du commerce dont il s’agit, ou à la diminution des prix. Tout involontaire, indirecte et accidentelle qu’elle est, cette collaboration est ce qui donne à la concurrence sa raison d’être ; et, quand la concurrence ne provoque plus ni abaissement des prix ni perfectionnement de la production, elle tend à disparaître. Ces considérations s’appliquent à la guerre qui, dans la mesure - très exagérée, nous l’avons montré - ou elle peut servir accidentellement la cause de la civilisation, est une collaboration meurtrière des armées rivales. La rivalité de deux ateliers, et aussi bien de deux armées, se présente toujours comme un mélange à doses infiniment variées de concurrence et de collaboration. On peut dire, en général, que, lorsqu’une nouvelle boutique vient de s’ouvrir et d’entrer en lutte avec une boutique qui exerçait un monopole jusque-là, leur antagonisme est fécond, et la part de la collaboration l’emporte sur celle de la concurrence. Mais, par degrés, la première diminue et la seconde grandit jusqu’à ce que celle-ci opère seule et conduise à la destruction de l’un des deux rivaux par l’autre, ce qui rétablit le monopole primitif. — Est-ce que, mutatis mutandis, ceci ne s’applique pas aussi quelque peu à la guerre ?


S’ils veulent éviter la fatale destruction de l’un d’eux - ou plutôt de tous moins un - il reste aux rivaux industriels ou militaires, un moyen, un seul : c’est de s’associer. Par l’association, par la fédération, les contraires deviennent complémentaires, les concurrents collaborateurs, les voici co-adaptés à une fin commune, comme les rouages d’une même machine. Aussi est-il permis de considérer chaque progrès nouveau dans la voie de l’association, c’est-à-dire chaque union nouvelle des travaux (ce qu’on appelle la division du travail, sa différenciation) comme l’équivalent d’une invention[2]. L’essentiel d’une invention est de faire s’utiliser réciproquement des moyens d’action qui auparavant paraissaient étrangers ou opposés ; elle est une association de forces substituée à une opposition ou à une stérile juxtaposition de forces. D’autre part, toute invention, en créant un nouvel emploi des produits connus, établit des liens nouveaux de solidarité, une société consciente, ou inconsciente, entre les producteurs, souvent très distants, de ces articles. L’invention en somme, c’est le nom social de l’adaptation. Socialement, les deux mots sont synonymes. Et, dans les inventions mécaniques par exemple, nous voyons clairement le véritable rôle de l’opposition, essentiellement subordonné. En effet, en toute machine, comme Reulaux l’a montré fort bien, il y a deux pièces corrélatives, et, en un sens, opposées l’une à l’autre, qui, en se contrariant, se dirigent : la vis et l’écrou, le point d’appui et le levier, etc. ; mais nous savons que cette neutralisation réciproque de mouvements contraires n’est voulue qu’en vue d’un mouvement unique et commun auquel ils sont adaptés.

N’oublions pas cependant que la plus grande partie, la presque totalité des choses différentes ne sont ni complémentaires ni contraires, que la variation, autrement dit, excède immensément l’adaptation et l’opposition. Faut-il regarder ces différents inutilisés comme ayant pour seule raison d’être la propriété cachée d’être utilisables peut-être dans l’avenir, dans des conditions inconnues ? Ou, à l’inverse, regarderons-nous les contraires et les complémentaires, l’opposition et l’adaptation, la guerre et l’invention, comme servant, avant tout, à la production de cette exubérance luxueuse de la vie ? Ce problème revient à se demander, au fond, ce qu’en termes prudhommesques on s’est demandé si souvent : à savoir si l’ordre est pour la liberté ou la liberté pour l’ordre. Or cet amour de la liberté pour la liberté elle-même, qui a été si sincère en tout temps, qui si réel et si profond chez les plus élevés de nos contemporains, n’est pas sans affinité intime avec l’amour de la nature, passion non moins vive et non moins étrange en apparence, qui a poussé au désert, aux champs, aux bois, loin des villes bien policées, parmi des animaux errants et sans lien, parmi des plantes sauvages ensemencées au hasard des vents, tant d’ascètes, tant de penseurs, tant d’âmes saintes et harmonieuses, les plus sociables peut-être et les mieux coordonnées intérieurement de toutes les âmes humaines. Ce goût de l’éparpillement sauvage et désordonné des éléments et des êtres, ce charme trouve au désordre tranquille, à la paisible anarchie, qu’on est convenu d’appeler « la nature », serait le plus absurde des sentiments, et l’on ne s’expliquerait pas son développement intense au cours de la civilisation par l’effet même de la culture, si l’on admettait que la variation est pour l’adaptation et l’opposition, non celle-ci pour celle-là. On voit l’intérêt pratique et majeur de pareilles questions, qui pourraient de prime abord sembler oiseuses.


II modifier

Mais revenons aux rapports de l’opposition et de l’adaptation. Nous les aurions vues plus souvent se confondre si, au lieu de nous borner dans cet ouvrage à l’étude des formes précises et achevées de l’Opposition, nous avions abordé celle de ses formes imparfaites. La symétrie par à-peu-près, et, en général, l’opposition approximative[3], qui jouent dans le monde un rôle important, sont aussi bien des harmonies par à-peu-près. Or, de même que le progrès chimique nous conduit des symétries cristallines presque parfaites aux pseudo-symétries et aux dissymétries même, le progrès artistique, sans parler des autres progrès sociaux, affecte la même direction. La transition entre la symétrie initiale et la dissymétrie finale est réalisée par ces temples antiques, mieux encore par ces cathédrales du Moyen Âge, ou les statues qui se font vis-à-vis sont non pas tout à fait semblables et contraires l’une à l’autre mais inverses cependant dans leur dissemblance. Elles se correspondent ainsi, quoique l’une, par exemple, soit un homme et l’autre une femme. Même quand ce sont deux Vénus, deux Mercures, deux Apollons, que l’artiste décorateur a opposés de la sorte, il a varié leurs attitudes pour qu’elles se complètent pour ainsi dire. Dans l’Afrique romaine notamment, les statues accouplées formaient ainsi des groupes harmoniques. « Tantôt, nous dit-on[4] , c’est le même type qui est reproduit deux ou quatre fois avec de légères variantes, tantôt les types diffèrent, mais les statues se correspondent : tel est le cas pour les statues de Jupiter avec l’aigle, de Neptune avec le dauphin, de Bacchus avec la panthère… »

— Sous le terme général d’affaires, on confond dans le langage usuel deux sortes d’occupations professionnelles qu’il convient cependant de distinguer. Il y a deux sortes de métiers, ceux qui vivent de luttes entre des volontés opposées et ceux qui vivent d’accords entre des volontés co-adaptées. Les travailleurs de la première catégorie sont non seulement les militaires, mais les avocats, les avoués, tous les hommes d’affaires au sens étroit du mot. Or les industriels font aussi des affaires, mais des affaires d’un tout autre genre, du moins en tant que leurs efforts tendent, non à ruiner leurs rivaux par la concurrence, mais à satisfaire des besoins de consommation par la propagation d’harmonieuses inventions. Les agriculteurs, surtout, en propageant non seulement des idées agricoles de génie, mais des germes vivants, incarnations eux-mêmes d’harmonie végétale ou animale, par la domestication des animaux et des plantes utiles à l’homme, vivent d’adaptation et non d’opposition. En cela leur ressemblent les savants et les professeurs, qui créent et propagent des théories, des vérités systématisées, sortes de germes vivants aussi[5], principes supérieurs d’accord mental et social. La science et l’art sont des plantes domestiques dont les théoriciens et les artistes sont les agronomes. — Or le progrès humain ne consiste-t-il pas à faire prédominer de plus en plus la seconde classe de professions sur la première ?

On pourrait objecter, superficiellement, que, dans nos statistiques, le développement des procès de commerce semble lié dans une certaine mesure à celui de l’activité commerciale. Mais il n’en est pas moins vrai que le nombre des litiges commerciaux progresse moins vite que celui des transactions. Ce parallélisme vague, du reste, n’est pas constant ; et la statistique de la justice civile signale au contraire un rapport inverse entre le chiffre annuel des actes notariés et celui des procès civils.

— Considérons quelques exemples notables d’oppositions transformées en adaptations. Une table de famille même faiblement unie, un dîner d’amis même médiocrement sincères, nous donne le spectacle d’une concurrence primitive d’appétits transformée en une harmonie de désirs. Quand le menu est insuffisant, — et il l’est souvent peu ou prou : il y a souvent un plat trop court parce qu’il est trop réussi - les convives ont de légers sacrifices à se faire les uns en faveur des autres, et c’est pour eux une occasion, que les héros d’Homère ne saisissaient guère, de se témoigner leur mutuelle sympathie, le plaisir de cœur qu’ils trouvent à restreindre leur part d’une satisfaction matérielle pour accroître celle de leurs commensaux. Dans la poursuite de ce plaisir supérieur, d’autant plus vif pour chacun qu’il est partagé, ils collaborent ensemble à la joie du dîner commun, entretenu par l’échange de gais propos, plat spirituel en perpétuelle circulation et inépuisable comme le pain multiplié du Christ. Aussi n’est-il pas de meilleure école de politesse, de manifestation plus antique et plus universelle de sympathie et d’instinct social que le repas en commun. Depuis les Kjoedimmeddings préhistoriques jusqu’aux banquets homériques, depuis les festins de réconciliation qui sont la cérémonie de réhabilitation propre aux peuplades barbares jusqu’aux agapes évangéliques, depuis les repas publics de Sparte jusqu’à nos dîners de gala, partout et toujours la table a été l’apprentissage et l’exercice ininterrompu de la sociabilité. De tous les sacrements chrétiens, le plus incompréhensible en apparence et, en fait, le plus vivant, est l’Eucharistie. Avoir mangé ensemble a été réputé en tout pays et en tout temps le signe le plus manifeste qu’on fait partie du même groupe social. La Cène est par excellence le mode de groupement fraternel. Voilà pourquoi l’extension de la table a été un besoin vivement ressenti par la civilisation, à mesure qu’elle s’est elle-même étendue et a élargi les groupes sociaux. Matériellement, il est vrai, la table s’est assez peu agrandie, quoique l’habitude de s’asseoir, succédant à celle de se coucher durant les repas, ait permis de multiplier le nombre des convives dans les salles à manger. Assurément le maximum numérique de commensaux qu’on peut réunir de nos jours dans notre galerie des machines est très supérieur à celui qu’auraient pu atteindre les Romains de l’Empire et à plus forte raison les barbares de la Germanie. Mais ce sont surtout des élargissements indirects et pour ainsi dire spirituels que la table a reçus des temps nouveaux, par les sociétés coopératives de consommation notamment, grâce auxquelles les sociétaires, s’ils ne dînent pas ensemble, consomment ensemble tout ce qui est servi sur leurs tables et sont également intéressés à ce que leurs consommations communes coûtent le moins possible, ce qui est l’un des buts principaux poursuivis et obtenus par la vie de famille. Les associations de serfs du Nivernais, vivant au même chanteau, n’étaient que l’embryon de ce progrès devenu gigantesque.

Ce que je dis de la table, on pourrait le dire d’autres parties du mobilier de la maison. Est-ce que, depuis la découverte de l’écriture, le bureau de l’écrivain ne s’est pas singulièrement élargi en quelque sorte, et ne s’élargît pas tous les jours ? On pense ensemble de plus en plus, on écrit ensemble, on fait échange de style et d’idées, à des distances toujours croissantes, avec des collaborateurs qui vont se multipliant. Généralisons : de plus en plus, quel que soit le travail auquel on se livre, on travaille ensemble, et, en se divisant et se subdivisant entre des travailleurs toujours plus nombreux, en se différenciant, leur tâche les associe en une œuvre collective dont la plupart ne se doutent pas. Avant de se diviser et de se différencier, elle les mettait en hostilité les uns contre les autres, et les conflits qui éclatent encore entre eux ça et là ne sont qu’un vestige de leur premier état de guerre. L’atelier primitif, donc, s’est prodigieusement agrandi. Et que dire de l’autel, de l’idole, de la chapelle domestique, où se resserrait jadis un groupe si étroit, farouchement séparé des autres groupes ! Foyer de la maison, d’abord, puis foyer de la cité enfermé dans un petit temple, plus tard lieu de sacrifices réels ou symboliques sous de vastes voûtes du temple juif, de la mosquée arabe ou de la cathédrale chrétienne, l’autel n’a cessé de croître et ne s’arrêtera pas avant d’avoir rassemblé autour de lui, dans la communion d’une même pensée, d’une même aspiration unanime, à travers mille divergences, toute l’humanité civilisée[6].

Faire coexister et vivre ensemble un grand nombre de croyances et de désirs infiniment divers et parmi lesquels il en est beaucoup de contraires ; pallier cette opposition ou la lever, ou la convertir en collaboration supérieure : tel est bien le problème social. Et, de tout temps, en tout pays, sa solution a été inconsciemment poursuivie en ce sens. Mais il s’agit d’achever à présent avec pleine conscience l’œuvre inconsciente du passé. Il faut donc, d’abord, rechercher, préciser, délimiter les oppositions vraies de désirs et de croyances, voir dans quelles conditions elles se produisent, quelles sont leurs diverses classes, et ensuite, leurs causes connues, agir sur celles-ci efficacement. Or, cette recherche, que, bien entendu, nous ne pouvons songer à entreprendre ici, aboutira certainement à apercevoir l’utilité, au moins transitoire, de certains objets imaginaires ou ultra-terrestres du désir et de la foi pour la conciliation des désirs et des idées terrestres. Mais ne sont-il conciliables qu’à ce prix

C’est là le grand problème religieux.

III modifier

Il faut donc envisager en face et de sang-froid l’anxieux problème dont tout le monde souffre et que presque personne n’ose formuler : y a-t-il ou non des vérités scientifiques incompatibles avec la paix ou la prospérité sociale, et des erreurs religieuses nécessaires à la paix ou à la prospérité sociale ? Et, si cela est, que devons-nous faire : n’y a-t-il à opter qu’entre la résignation au trouble ou à la ruine de la société, et le mensonge plus ou moins volontaire ou complaisant en vue de fortifier l’erreur ébranlée ? Par quoi remplacer la foi religieuse s’il est prouvé que la morale qu’elle soutient s’écroule avec elle et que cette morale soit le ciment social indispensable ? C’est en somme à ces questions que Guyau s’est efforcé de répondre dans son très beau livre sur l’Irréligion de l’avenir, et, auparavant, Auguste Comte, dans toute son œuvre philosophique. Mais ni la solution autoritaire de l’un, qui se pose en pape infaillible d’un néo-catholocisme immuable, ni la solution ultra-libérale de l’autre, qui la voit dans le libre jeu des esprits, des cœurs, des sensibilités absolument émancipées, et, d’après lui, d’autant plus aisément associables, ne sont propres à nous donner pleine satisfaction. L’optimisme moral de Guyau, à cet égard, encourt les reproches qu’a paru mériter l’optimisme tout pareil des économistes classiques qui attendent du laisser-faire la réalisation du meilleur monde économique possible, c’est-à-dire qui voient dans la suppression de toute règle le meilleur règlement.

« La libre association des pensées individuelles permettra leur groupement toujours provisoire en des croyances variées et variables, qu’elles regarderont elles-mêmes comme l’expression hypothétique et en tout cas inadéquate de la vérité. » C’est l’idéal de la liberté métaphysique ; mais allez donc appuyer des maximes de sacrifice moral sur ce terrain mouvant ! D’ailleurs, il est inévitable qu’en se groupant les hypothèses se feront croyances, puis convictions, et s’opposeront à des groupements de convictions contradictoires. Or l’antagonisme des écoles philosophiques, quand il n’est plus contenu par la peur de quelque religion, leur ennemie commune, — leur mère commune le plus souvent, — n’est pas bien loin d’atteindre le degré d’intolérance où s’élève le fanatisme religieux. — Il en sera de l’association des libres volontés comme de l’association des libres intelligences, et, quand les buts collectifs se sentiront incompatibles les uns avec les autres, l’avenir pourra voir des guerres de syndicats comme le passé a vu des guerres de peuplades et de cités. Si la multiplication des contacts entre hommes, effet de la civilisation, déploie les germes de sympathie latente qu’ils recèlent au fond de leur cœur les uns à l’égard des autres, elle fait éclore aussi les germes d’antipathie cachée. Je sais que, finalement, ceux-ci doivent être étouffés par ceux-là, ou du moins je l’espère ; mais à la condition que les périodes de paix aillent en se prolongeant et permettent aux échanges sympathiques d’exemples de se répandre. Il en serait autrement si les causes de guerre allaient se multipliant. Et la question est précisément de savoir si la paix sociale peut être longtemps maintenue autrement que par l’obéissance générale à certains préceptes moraux qui, jusqu’ici, ont toujours été d’origine ou de couleur religieuses[7].


Je voudrais croire avec Lange, avec Strauss, avec Guyau, qu’un jour viendra où le culte de l’art nous dispensera de tout autre. Mais je dois reconnaître que l’expérience historique n’est guère favorable à cette manière de voir. D’après Lange, l’autorité des religions leur vient, non de la foi, non du degré de foi en leurs dogmes, mais de la poésie de leur doctrine et de leurs rites. Il oublie que le progrès du polythéisme au christianisme a consisté à remplacer une religion très belle, très admirée et faiblement crue, par une religion infiniment plus austère et moins esthétique, objet, il est vrai, d’une énergique conviction. Si le christianisme était remplacé, ce serait, vraisemblablement, par une doctrine soutenue par une foi plus robuste encore. Lange se réfute lui-même quand il ajoute : « Si notre culture actuelle vient à s’écrouler, sa succession ne sera dévolue à aucune église existante, au matérialisme moins encore, mais, d’un coin généralement ignoré, sortira quelque folie monstrueuse, telle que le livre des Mormons ou le spiritisme ; les idées alors en cours se fondront avec cette folie, et ainsi s’établira un nouveau centre de la pensée universelle, peut-être pour des milliers d’années. » Il en sera ainsi, parce que, contrairement à ce que Lange a dit plus haut, la religion a pour appui l’apparente solidité des croyances plutôt que leur poésie et leur beauté. Aussi est-ce toujours autour d’un noyau de faits merveilleux, de guérisons miraculeuses, démontrées en apparence par des témoignages humains, que s’opère la cristallisation mystique. Là est le point vivant d’une religion naissante, ou le point sur-vivant d’une religion mourante[8].

Guyau nous dit que le culte des morts, le respect témoigne au passage des morts dans la rue et à leur retour périodique dans la mémoire, survivra aux religions, à la foi en l’immortalité de l’âme et en l’existence d’un Dieu. « La Fête-Dieu peut s’oublier ; la fête des morts durera autant que l’humanité même. » Cependant, s’il en est ainsi, ce ne sera, ce ne pourra être qu’au prix d’un pieuse contradiction ; car il est contradictoire de croire que ce cadavre qui passe, inerte et décomposé, est le seul vestige d’un homme, et de témoigner à ce reste encombrant, insalubre souvent, périlleux pour la santé publique, un respect que cet homme n’inspirait point, et qui semble impliquer qu’on répute cet homme encore existant mais sous une forme plus pure et plus haute. Or, si, sur ce point, on admet la nécessite de se contredire, et si l’on considère cette contradiction comme nécessaire au maintien de la dignité sociale, de l’homme social, pourquoi refuserait-on d’admettre sur d’autres points une nécessité analogue ? Ou bien dira-t-on que ce culte des morts est une superstition à rejeter aussi après toutes les autres, que les animaux ont raison de s’écarter du cadavre de leurs proches des qu’ils sont morts, qu’il faut les imiter en cela et nous hâter de faire disparaître sans cérémonie, le plus hygiéniquement possible, les corps glacés de nos parents et de nos amis ? Cette supposition fait horreur. Pourquoi ? Parce que l’affirmation publique, ainsi faite, de la désespérante vérité que la science semble nous imposer répugne au cœur invinciblement, au cœur qui exige absolument ce fétichisme de la douleur, tout à fait semblable, au fond, au fétichisme de nos premiers aïeux. Or, si vous respectez ce fétichisme, c’en est assez pour que la religion tranchée repousse par là.

À quoi, en somme, vais-je conclure ? À ceci, qui est bien simple. L’autorité, la bonté, la nécessité sociale d’une religion lui viennent de la presque unanimité qu’elle établit sur des points de doctrine particulièrement importants pour l’apaisement des plus grandes angoisses. Ce n’est pas de liberté esthétique qu’il s’agit ici, mais de solidité pratique. Par suite, il est essentiel que les « vérités » ainsi dogmatisées ne soient pas formellement contredites par les données de l’expérience ou de l’observation. Donc, tous les dogmes religieux contredits par la science démontrée sont destinés à tomber tôt ou tard. En restera-t-il assez, et d’assez majeurs, pour constituer un corps de doctrine méritant le nom de religion, et pour alimenter le sentiment religieux ? Il n’est pas défendu de l’espérer. Car, des deux dogmes capitaux, Dieu et la Vie future, le second n’est, ni ne pourra jamais être démontré faux et semble même trouver, aux yeux d’un grand nombre d’hommes instruits, sa confirmation nouvelle et inattendue dans bien des phénomènes merveilleux où se précipite la curiosité avivée des psychologues contemporains. Quant au premier, il est telle définition de Dieu où la science la plus scrupuleuse n’aurait rien à objecter. Ce qui est contradictoire dans cette notion, c’est l’idée d’un Dieu à la fois infiniment bon et infiniment puissant. Ces deux attributs, à raison de l’existence indéniable du mal dans le monde, jurent entre eux ; il est nécessaire ou d’opter entre les deux, ou de renoncer aux deux, et de n’admettre qu’un Dieu limité dans sa puissance et d’une bonté finie comme son pouvoir. Ce n’est pas d’un Dieu infini et parfait, mais d’un Dieu très caractérisé, saisissable et perfectible, que l’homme est altéré, et la science travaille peut-être à lui en tracer les traits, à élaborer quelque originale conception divine qui déroutera les théologies du passé[9] .

Quelque conception… Pourquoi pas plutôt quelques conceptions, multiples et diverses ? Je suis heureux sur ce point de faire bon accueil à une pensée de Guyau, qui, écrite longtemps avant le fameux congrès des religions, aurait pu lui servir de devise. Suivant lui, la multiplicité du développement humain, à la fois moral, esthétique, intellectuel, exige la multiplicité des religions. Les unes sont surtout morales, le christianisme, le bouddhisme ; d’autres, esthétiques, le polythéisme antique ; d’autres, encore à naître, pourraient bien être, avant tout, scientifiques, ou du moins philosophiques. Ainsi, elles s’accorderaient par leurs différences mêmes, et, résolue en harmonie supérieure, la lutte ancienne des religions serait, dans l’avenir, l’exemple le plus éclatant de cette conversion graduelle des oppositions en adaptations dont nous avons parlé plus haut. Acceptons-en l’augure !

— Nous n’avons pas encore fini de préciser les rapports entre l’adaptation et l’opposition, et, à vrai dire, nous ne saurions avoir la prétention d’épuiser ce sujet. N’omettons pas cependant quelques considérations essentielles. En somme, être complémentaires, c’est co-produire ; être contraires, c’est s’entre-détruire. Exprimés en ces termes, le complément et la contrariété, l’opposition et l’adaptation, sont presque opposés et contraires l’un à l’autre. Pas tout à fait cependant, car il faudrait pour cela que la co-adaptation des complémentaires consistât à s’entre-produire. Et il est singulier, soit dit en passant, que notre esprit répugne à concevoir la mutuelle production des choses, tandis qu’il ne voit nulle difficulté à admettre leur mutuelle destruction. Rien ne lui paraît plus intelligible que le mutuel arrêt de deux mouvements en sens contraires qui se heurtent, tandis qu’il se refuse encore, deux siècles après Newton, à regarder les mouvements de deux molécules qui s’attirent comme produits l’un par l’autre à distance. On ne voit pourtant pas de raison a priori pour justifier cette différence d’attitude de notre esprit. — Quoi qu’il en soit, complément et contrariété peuvent être conçus comme contraires l’un à l’autre, et aussi bien comme compléments l’un de l’autre, ainsi que le montre l’exemple choisi. Et, à ce dernier point de vue, il importe de remarquer que, par un important effet qui leur est commun, leurs rôles s’accordent. Le rôle de l’opposition est de neutraliser, le rôle de l’adaptation est de saturer ; mais l’une en neutralisant, l’autre en saturant, sont pareillement délivrantes et diversifiantes. Car, saturé ou arrêté par elles, l’être, molécule ou cellule, est momentanément affranchi de cet état de détermination étroite et fixe qui constitue le besoin ou l’action ; il est momentanément rendu à cette virtualité infinie, indéterminée, qui est le fond de sa nature, et d’où il ne tardera pas à sortir de nouveau mais par un nouveau chemin. Son âme est redevenue disponible et vraiment libre pour un instant jusqu’à ce qu’elle se spécialise et se rejette dans la mêlée des forces qui se combattent ou s’accouplent. Aimer et guerroyer, autrement dit engendrer et tuer le plus possible, telle est la vie des hommes primitifs ; produire et consommer le plus possible, la vie des civilisés. Construire des théories et détruire celles de ses prédécesseurs, tel est le rêve du savant ; celui de l’artiste est d’éclipser ses devanciers, d’ensevelir leurs œuvres sous ses œuvres. Au fond de tout cela se retrouve l’opposition et aussi bien l’adaptation fondamentale : se nourrir pour agir, défaire pour refaire. Avec les débris d’une couche géologique former un nouveau terrain : voilà la vie de la terre ; monter de la mer au ciel, redescendre du ciel à la mer : voilà la vie de l’eau sur la terre. Monter du périhélie à l’aphélie, redescendre de l’aphélie au périhélie, les planètes ne font pas autre chose dans l’éther. Mais, de ce conflit perpétuel entre Brahma l’engendreur et le tueur Siva, de cette lutte d’actions contraires et des luttes avec les harmonies, se dégage incessamment quelque nouveauté qui ne s’oppose à rien, qui ne sert à rien, car elle n’est semblable ni assimilable à rien, et qui semble être la fin finale des choses ! À chaque instant, chacun de nous, êtres éphémères, parmi ses amours ou ses combats, traverse un état singulier, unique, goûte un plaisir qu’il n’a plus goûté ou ne goûtera plus, ou souffre une souffrance inouïe, inconnue à tout autre et à lui-même. Cela est, n’a plus été, ne sera plus, et cela semble être la raison d’être de tout ce qui se répète, s’adapte et s’oppose ! Et, à travers cela, quelque chose d’inaccessible est poursuivi, une plénitude, une totalité, une perfection, platonique passion de toute âme et de toute vie. La poursuite de l’impossible à travers l’inutile : serait-ce donc là vraiment le dernier mot de l’existence ?


  1. Les théories chimiques encore régnantes me semblent favoriser l’assimilation de l’opposition à l’adaptation. D’abord, cette observation de Laurent que Li somme des atomicités est toujours pâtre montre que, suivant lui aussi, — bien que dans un sens plus profond que celui deBerzélius, — la combinaison est une opposition. Le chlore (chlorure de chlore) renferme deux atomicités, puisque chaque atome est saturé par un seul atome d’hydrogène ; l’oxygëne, dont chaque atome n’est saturé que par deux atomes d’hydrogène, renferme quatre atomicités, etc. Il suit de là que, en se substituant à l’un des deux atomes accouplés qui constituent ce qu’on appelle vulgairement l’atome d’oxygène, deux atomes d’hydrogène ne font que remplacer l’atome d’hydrogène éliminé. Or ce dernier jouait un rôle précisément inverse de celui de son partner ; par suite, il y a lieu de penser que les deux atomes d’hydrogène s’opposent à l’atome d’oxygène subsistant. Et de même trois atomes d’hydrogène à un atome d’azote, ou quatre atomes d’hydrogène à un atome de carbone. Mais, d’autre part, on peut dire que cette opposition est une adaptation. « D’après cette nouvelle hypothèse, dit M. Berthelot, le corps simple serait construit à l’avance suivant le type du composé qu’il doit engendrer. »

    En biologie, le rapport du darwinisme au lamarkisme est un peu celai de l’opposition à l’adaptation, Lamarck expliquant par les efforts adaptateurs des êtres les progrès que Darwin explique surtout par leurs conflits destructeurs. Mais le transformisme, en se développant, a dû combiner et tâcher de concilier ces deux doctrines, qui, d’ailleurs, même réunies, ont révélé leur insuffisance.

  2. Logique sociale, pp. 379 et suivantes. — Voir aussi le Traité d‘économie politique de M. Paul Leroy-Beaulieu, t. IV, p. 727.
  3. Comme le montrent certains exemples indiqués plas haut : le réseau des branches, dans le végétal, opposé au réseau des racines ; les forces centrifuges opposées aux forces centripètes, etc. Qu’on se rappelle aussi les considérations de Mallart et de M. Berthelot sur les pseudo-symétries cristallines, considérées par ce dernier comme des sortes de ircoisactions raolécaiaires.
  4. Journal des Savants, sept. 1896.
  5. À ce point de vue, rien n’est plus semblable au travail du laboureur ou de l’éleveur de bestiaux que le travail du savant ou de l’artiste, du philosophe ou du poète. Un darwinien dira-t-il, par hasard, que les progrès des plantes ou des animaux domestiques sont dus à ce que l’agriculteur met en jeu la occurrence vitale ? Mais, au contraire, il place un germe vivant, grain de blé, pomme de terre, couvée, dans des conditions telles qu’il soit préservé des coups de la lutte pour la vie : il exerce en sa faveur un véritable protectionnisme, détruit le chiendent et les autres parasites, défend l’agneau contre la dent du loup ou contre les microbes. Il permet ainsi nu germe vivant de se déployer en vertu de sa force propre, harmonieuse et logique, sans obstacles ni contradictions d’aucune sorte. Et le savant, le philosophe, ne fait pas autre chose : il fuit les lieux de discussion stérile, se recueille dans son laboratoire ou son rabinet, et là il nourrit son idée-mère à lui, son germe à lui, son hypothèse ju ;/ée viable, de toutes les connaissances qui lui sont appropriées ; il Invite ainsi sa force propre et latente à exhiber tout son contenu, et, si elle se montre ou contradiction avec les faits, il la rejette, puis en essaie une autre, jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur une idée qui s’assimile facilement tous les faits connus et n’en contredise aucun.
  6. Le lit, heureusement, fait exception, au moins apparente, à col élargissement général du mobilier domestique. Et même il semble, à première vue, qu’à l’inverse de la table, il pst devenu de plus en plus étroit, repoussant de plus en plus rertains partiges familiers aux temps où le sauvage offrait sa femme à l’hôte comme un mets vivant. Cependant à y regarder de près, l’alcove aussi a été s’élargissant, mais sous deux formes bien différentes et dont la seconde seule est destinée, je crois, à se développer chez les grands peuples. D’abord, et c’est fâcheux, le progrès de la vie urbaine a produit cette mutuellf surexcitation des sens qui fait que, dans certaines villes, le monde de la galanterie, chaque jour plus nombreux et plus bruyant, nous ramène sous des formes plus ou moins élégantes à la promiscuité — plus imaginaire que réelle — des temps primitifs. La vie mondaine elle-même, parfois, est-elle autre chose qu’une sorte de société coopérative d’amoureuse et voluptueuse consommation ? Mais, par bonheur, c’est sous forme symbolique que le commensalisme érotique reçoit ses développements les plus rapides, par la diffusion des œuvres littéraires et des œuvres d’art. Le roman, spécialement, a pour effet d’associer dos millions de lecteurs et de lectrices à la fois aux douleurs et aux joies de deux amants dont le sort les passionne. N’est-ce pas aimer ensemble que vivre ensemble, pour ainsi dire, le même amour, poétisé et vulgarisé ? Et la musique, quand un opéra en vogue la répand en inondation immense, amoureuse toujours, n’est-elle pas une communion des cœurs ?
  7. Guyau semble croire que la religion doit être ce qu’il y a de plus élevé d&us l’enseignement supérieur, et» s’il se place au poiot de vue de La religion en train de se faire au prix de loogues luttes de doctrines, cela est certain. Maifi de la religion faite, au contraire, il est vrai de dire q, u’elie est ce qu’il y a de plus élémentaire dans l’enseignement primaire. Or c’est une vérité d’expérience, — et en même temps un corollaire des lois de l’imitation — que^ toujours et partout» l’enseignement supérieur d’aujourd’hui est destiné, en perdant ses contradictions, en se présentant sous une forme simple et indiscutée, à devenir l’enseignement primaire de demain, comme le luxe d’aujourd’hui est destiné à devenir le nécessaire de demain, en se simplifiant et abaissant ses prix. En descendant de La sorte de l’élite à la foule et des esprits adultes aux cerveaux d’enfants, une doctrine religieuse dépouille son caractère individuel de libre examen et acquiert la force d’une suggestion sociale exercée sur l’individu qui franchit le seuil de la société ; et c’est alors qu’elle est apte à produire les fruits sociaux qu’on attend d’elle.
  8. Quel peuple plus poète et moins religieux que les Grecs ? » demande Guyau, pour prouver que le génie artistique est indépendant du génie religieux et que le premier peut survivre au second, remplace même le second... Mais l’exemple est^ certes, mal choisi. Et Ton pourrait dire plutôt : « Quel peuple plus poète et plus religieux que les Grecs ? » Non seulement toutes les origines de leurs arts, de leur poésie dramatique ou épique, de leur architecture, de leur sculpture, de leur musique, sont religieuses comme celles de DOS arts et de nos littératures modernes, mais encore l’apogée de leur déploiement artistique et poétique, l’époque de Périclès et de Phidias, est marquée par la plus sereine harmonie de la science naissante et de la religion épanouie, harmonie comparable à celle de notre sieèlc de Louis XIV, malgré les impiétés isolées de quelques penseurs, répudiés par un Socrate ou un Anaxagore, par un Platon et un Aristote ; et, en définitive, à quoi vient aboutir l’évolution du génie grec ? Au byzantinisme, à la cristallisation religieuse et même dévote la plus minutieuse, la plus complète, que le monde ait vue.
  9. En ce qui me concerne, je dois avouer que je trouve des difficultés à concilier ces deux dogmes entre eux, au point de vue de l’hypethèse néo- monadologique que j’ai exposé ailleurs. Si, en effet, l’espérance en la Tie posthume (et la foi aux vies antérieures) peut s’appuyer sur la notion des monades, où la science nous conduit par tant de chemins, d’autre part les monades, éparpillement éternel d’être t de forces, ne sont-elles pas la végation de la substance et de la puissance uniques ? Toutefois l’objection n’est pas insoluble, et d’où viendrait aux monades, telles que je les conçois, leur sympathie attractive, leur possibilité de co-possession, de pénétration réciproque, si on leur reflue une source commune ?