L’Opinion publique et la Politique extérieure de la France

POLITIQUE EXTERIEURE
DE LA FRANCE

L’Empire et l’Angleterre, par M. A. Dechamps. — II. L’Angleterre, la France et la Guerre, par M. le comte Du Hamel. — III. La Nouvelle Carte d’Europe, par M. Auteur:Edmond About

I.

La France est échue au gouvernement actuel dans une situation qui différait en tout de celle où l’avaient trouvée les gouvernemens précédens. Au dedans, elle était dominée par un sentiment de lassitude et de découragement qui ne la laissait plus aspirer qu’au repos. L’ordre matériel et le développement énergique de l’autorité semblaient seuls l’objet de ses vœux ; tout le reste n’était que luxe dangereux pour les nations : dispositions assurément fort nouvelles pour la nôtre, et qui devaient étonner les hommes de 1830, ceux même de 1815. Au dehors, la scène était peut-être plus changée encore, quoique le changement fût moins apparent. Les événemens de 1848 avaient brisé les derniers anneaux de l’alliance célèbre sous le titre de sainte, nom adouci et pacifique de l’ancienne coalition. L’Europe avait commencé à se décomposer ; les querelles de l’unité et de l’hégémonie germaniques avaient jeté un levain de discorde durable entre l’Autriche et la Prusse. L’une des deux avait contracté envers la Russie des obligations qui ne lui laissaient que jalousie et ressentiment. L’empereur Nicolas, plus favorable, en sa qualité d’absolutiste, aux gouvernemens révolutionnaires qu’aux monarchies constitutionnelles, avait pardonné à la France 1830 en faveur de 1848. L’Angleterre, séparée plus décidément que jamais du reste du continent, ne se trouvait en intelligence possible qu’avec le cabinet de Paris, quel qu’il fût, car là du moins elle ne rencontrait pas d’ancien régime. La France enfin, après l’effroi que sa dernière révolution avait porté en Europe, venait d’en traverser une dans un sens tout opposé. La république, qui avait déjà de ses propres mains opéré à Rome la contre-révolution, faisait place de nouveau à cette forme de la monarchie administrative, le rêve favori de tous les rois des temps modernes. On ne craignait plus de nous l’exemple contagieux de la démocratie triomphante, et chaque état, délivré, comme d’un cauchemar, de l’apparition de la révolution française sous sa forme populaire, croyait rentrer dans la plénitude de sa liberté d’action et reprendre le droit de revenir aux inclinations naturelles, fruits de ses traditions et de ses intérêts, et aux ambitions traditionnelles de sa politique.

Ainsi tandis que la situation intérieure semblait ne demander que repos et prospérité, la situation extérieure comportait, si elle ne l’annonçait, la renaissance des dissensions diplomatiques et le jeu d’une politique européenne moins uniforme, moins comprimée que dans le passé par la préoccupation unique du statu quo de 1815. Tout au dedans poussait exclusivement la société aux travaux et aux arts purement économiques ; tout au dehors portait les puissances aux conceptions et aux calculs qui compromettent l’union du monde. C’était un de ces momens où le pouvoir, s’il le voulait, serait maître, ou peu s’en faut, d’essayer du despotisme au dedans et de la perturbation au dehors.

Sans aller jusque-là, il était inévitable que cette double possibilité, que cette double tendance, qui naissait de la situation générale des choses, se manifestât à un certain degré dans les actes. On ne vient pas ici caractériser le gouvernement ni le juger : on décrit les faits, on ne les qualifie pas ; on rappelle sans nulle observation que le gouvernement s’est organisé en dehors des principes de la liberté politique, et que dans ses rapports avec l’étranger il est sorti de l’immobilité à laquelle s’attendait l’opinion publique. Aussi peut-on se rappeler la surprise qu’éprouvèrent les plus prévoyans, lorsque l’expérience leur apprit qu’une administration sans contrôle n’était plus impossible, que la France était beaucoup plus aisément gouvernable que ne le persuadaient la peur et la faiblesse aux esprits exclusivement conservateurs. L’étonnement redoubla lorsqu’on vit des dissidences sérieuses éclater entre les grandes puissances, ces dissidences engendrer des ruptures, ces ruptures aboutir à la guerre, et que retentit enfin ce premier coup de canon entre les signataires des traités de Vienne, ce premier coup de canon annoncé si longtemps comme le signal d’une conflagration universelle. On a vu des hommes éclairés, des hommes d’état expérimentés, tomber pour ainsi dire des nues, lorsqu’un mouvement téméraire et prématuré du cabinet de Saint-Pétersbourg arma l’alliance de la France et de l’Angleterre. Qu’on se rappelle quelle incrédulité, puis quel dédain malveillant, enfin quelles prévisions sinistres, précédèrent, accompagnèrent même notre expédition dans la Mer-Noire ! Il ne fallut pas moins que la voix toute-puissante des événemens pour prouver à des sceptiques très éclairés la possibilité de la guerre, celle du débarquement, celle du succès, celle enfin de la paix, sans que les dernières extrémités fussent atteintes, ni l’Europe remise en combustion. Cette première épreuve constata cependant combien la situation du monde politique était changée.

Il faut remarquer toutefois que si la guerre de Crimée excitait des inquiétudes et pouvait remettre en question la tranquillité générale, c’était une guerre qu’on pouvait encore qualifier de conservatrice. De la part de la France et de l’Angleterre, elle était entreprise pour le salut de l’ordre existant. C’est l’empereur Nicolas qui avait pris l’initiative d’un changement, c’est l’absolutisme moscovite qui était le perturbateur. Ce que soutenaient les armes des alliés, c’était le maintien de l’empire ottoman, ou la distribution actuelle des forces et des territoires en Europe et dans cette petite partie de l’Asie liée au sort de l’Europe. La victoire que nous avons remportée est celle du statu quo. Aussi pûmes-nous compter sur la neutralité bienveillante, même sur un certain appui du plus conservateur des gouvernemens : je veux parler de l’Autriche, qui, ayant à perdre des possessions encore précaires après quarante ans de domination, s’était toujours montrée la plus timide à suivre les inspirations mêmes de son ambition particulière. Ses craintes sur les bords du Pô avaient tempéré ses convoitises sur les rives du Danube, et il fallut, pour qu’elle se déclarât même d’une manière incomplète et tardive, que sécurité lui fût accordée sur ses frontières du sud-ouest, qu’enfin la première grande guerre depuis 1815 fût soigneusement préservée de toute apparence de portée révolutionnaire. Rassurée à cet égard, l’Autriche a pu intervenir indirectement, mais efficacement, et encore son action la plus décisive s’est-elle prononcée au moment de la paix. Elle a contribué à l’obtenir avantageuse pour les alliés. Il était temps, car la guerre pouvait malaisément se prolonger une année sans exciter, soit en Finlande, soit en Pologne, des mouvemens ou des tentatives de mouvemens qui en auraient changé le caractère. Des appels à des sentimens d’indépendance nationale étaient près de se faire entendre.

De cette nécessité de maintenir à la conduite des hostilités un caractère de régularité qui permît de compter sur la tolérance ou même le concours moral ou matériel des gouvernemens conservateurs résultait un des inconvéniens de la guerre de 1854, du moins aux yeux de ceux qui comptent pour quelque chose les droits et les vœux des nations. Elle ne pouvait être sagement entreprise sans que l’on ménageât l’Autriche, et le premier des ménagemens nécessaires était le soin de lui donner sécurité sur ses possessions italiennes. Non-seulement les deux puissances alliées devaient s’engager à n’y pas porter le trouble, engagement facile à prendre et à tenir, mais elles devaient encore les garantir moralement, pour ainsi dire, à leurs maîtres ombrageux, et renoncer à exercer avec un peu d’insistance le rôle protecteur qu’elles avaient pris dans les états situés au midi des Alpes. On se rappelle qu’alors l’Angleterre, la France même, appuyaient de leur influence les réclamations du Piémont, les doléances de la Lombardie et de la Vénétie. On avait commencé, la première surtout, à appeler l’attention sur l’état de l’Italie centrale, sur le gouvernement du royaume des Deux-Siciles. Il se pouvait donc que, dans l’intérêt de la guerre projetée, on fût réduit à la dure nécessité de retirer toute faveur à l’Italie, de la sacrifier, pour ainsi dire, au succès d’une cause qui intéressait plus directement la balance de l’Europe. Ce danger fut heureusement paré par le gouvernement sarde. Une détermination prise à propos, avant même que l’Autriche hésitante se fût prononcée, fit entrer le Piémont dans l’alliance anglo-française, et réunit son contingent à nos deux armées. On peut s’en souvenir, cette résolution surprit le public et fut d’abord peu comprise. C’est un des actes de politique les plus remarquables dont il nous ait été donné d’être témoins. Par là, le cabinet de Turin s’attirait la bienveillance nécessaire de la France et de l’Angleterre ; il les retenait sur la pente où les plaçait l’intérêt de leur commune entreprise, et prévenait cet abandon absolu de la cause italienne que l’Autriche aurait pu exiger pour prix de sa coopération. Il obtenait au moins que la balance fût égale entre l’Autriche et le Piémont. L’un devait entrer sur le même pied que l’autre dans le congrès qui devait suivre la fin des hostilités, et l’on sait comment, en présence même du ministre de Vienne, le négociateur piémontais parvint à faire prononcer officiellement par un congrès ce nom de l’Italie qu’on avait rayé de la carte politique, et même écrire dans un procès-verbal qu’elle avait des plaintes et des griefs à faire entendre. Ce fut là un coup de partie pour le Piémont, et quiconque a des yeux put voir déposer ce jour-là en terre féconde la semence de ce qui devait croître et fructifier plus tard.

A partir de ce moment, ce qu’on avait pu soupçonner devint visible, ce qu’on avait pu deviner devint manifeste, et ceux que les importans événemens du commencement de 1859 ont pris entièrement au dépourvu avaient volontairement tenu fermés leurs yeux et leurs oreilles. La politique du Piémont était aussi claire que le jour. Son plan général n’avait rien de mystérieux. On pouvait douter que l’exécution en fût si proche, qu’il dût prendre une telle étendue, rencontrer autant de facilité, surtout que les choses fussent à ce point préparées dans les esprits et acceptées aussi généralement des classes supérieures dans la péninsule ; on en pouvait douter, dis-je, et même on pouvait désirer que le temps mûrît davantage une entreprise qui paraissait précipitée, qu’une prudence plus circonspecte limitât le champ, soit de l’émancipation, soit de la conquête. Ces questions ne sont pas de mon sujet, et je conçois tous les doutes, toutes les inquiétudes, les critiques même et jusqu’aux vœux que je ne partage pas. Il suffit ici de rappeler que depuis 1856 il n’a guère été douteux un moment que, l’occasion propice survenant, la pensée de l’expulsion de l’Autriche et d’une concentration d’états italiens aboutissant à l’agrandissement du Piémont ne se déployât en passant du projet à la tentative. En France, encore tout meurtris des coups de l’expérience, nous nous défions de ce qui est audacieux, brusque, novateur, systématique. Nous pouvons n’avoir pas tort ; mais tout le monde n’a pas eu nos revers, et il faut concevoir que d’autres gardent les illusions que nous avons perdues, les espérances que nous avons déposées, l’ambition qui nous a quittés.

D’un autre côté, il était de notoriété générale qu’au sein du gouvernement français régnait une pensée favorable à ce qu’on est convenu de nommer l’émancipation de l’Italie. Bien des circonstances s’étaient réunies pour rendre évident que là était la question qui pouvait le mieux, qui devait le plus sûrement provoquer une résolution d’intervenir en matière de politique étrangère. Cette intervention pouvait être plutôt diplomatique que guerrière, plus défensive qu’agressive ; les événemens pouvaient l’ajourner, la limiter, l’affaiblir, et le droit public, autant que la raison d’état, pouvait la réduire à une simple résistance contre une intervention opposée. Dans quelles bornes, dans quels cas la justice et la prudence avouaient-elles l’action de la France au-delà des Alpes ? Questions graves qu’il serait maintenant oiseux d’agiter et qu’il n’est pas besoin d’avoir résolues théoriquement, comme l’a fait pratiquement le gouvernement français, pour reconnaître les conséquences de la solution qu’il leur a donnée. Il est parfaitement indifférent que nous approuvions ou non ce qu’on a voulu faire, quand c’est fait. Répétons seulement que l’acte ne pouvait être entièrement imprévu. J’admire ceux qui, soit en France, soit en Europe, ont accueilli, avec un étonnement qui dure encore, la parole décisive prononcée le 1er janvier 1859. Ceux qu’elle inquiéta le plus auraient dû s’en étonner le moins.

Quoi qu’il en soit, l’événement a prononcé, et il ne m’en coûte pas de le reconnaître, il a prononcé d’une manière plus favorable que ne le promettaient les conjectures d’une prudence éprouvée. Quand on connaissait le train du monde depuis tantôt cinquante ans, et justement parce qu’on le connaissait, il était permis d’appréhender pour la France des obstacles, des mécomptes, des complications, qui, grâce à Dieu, ne se sont pas réalisés. Peut-être a-t-il fallu pour cela restreindre le programme de la guerre d’une manière inattendue ; mais plus inattendu était encore l’abandon par lequel, après deux mois de lutte, un jeune empereur inaugurait son règne en cédant sa plus belle province. Cet aveu de découragement et d’impuissance n’était pas à espérer, et les apparences de l’Autriche ne décelaient pas tant d’affaiblissement. En tout cas, si ce premier dénoûment compliquait les affaires d’Italie, il dégageait la France des plus sérieuses difficultés qu’elle eût à encourir. Il se peut que celles qui agitent encore la péninsule, que la plus grave, celle de concilier la souveraineté pontificale avec l’indépendance nationale, eussent été notablement amoindries, si la Vénétie avait cessé d’être autrichienne ; mais il est certain qu’en rapprochant le but qu’elle voulait atteindre, la France a simplifié sa tâche et, sans se délivrer de tout embarras, écarté ou ajourné toute chance de sérieux péril. Elle ne peut guère désormais être engagée dans les affaires d’Italie qu’autant qu’elle le voudra. C’est du moins un dédommagement pour ceux qui auraient voulu qu’elle ne s’y engageât pas du tout.

Mais la guerre la plus heureuse a ses conséquences, et la dernière qui a illustré nos armes ne nous a pas laissés dans une situation simple et unie. Il faut bien remarquer que la guerre d’Italie diffère profondément de la guerre de Crimée. Tandis que celle-ci tendait à maintenir l’ordre établi, celle-là avait pour objet de le changer. Si l’une pouvait être dite conservatrice, l’autre devait être autrement qualifiée. Elle répondait à d’autres opinions, satisfaisait d’autres vœux, excitait d’autres espérances. Nous ne sommes pas de ceux, on le sait, qui prenons en mauvaise part ce nom : la révolution ; pour nous, ce n’est donc pas diffamer la guerre d’Italie que de dire qu’elle était conçue dans l’esprit de la révolution. Nous avons lu souvent l’assertion contraire ; mais c’était avant la guerre une puérilité ou un mensonge. Après la guerre, c’est plaider l’évidence même que de dire qu’elle menait à des résultats peu agréables à l’esprit purement conservateur.

Comme ce point est délicat, nous y insisterons. Les choses difficiles à dire doivent être expliquées loyalement, pour écarter tout soupçon en évitant toute équivoque.

Nous venons de traverser une année riche en événemens qui ont porté le trouble jusque dans les opinions indépendantes. Les plus libres esprits ont eu de la peine à distinguer, à s’avouer les caractères et les conséquences de la guerre inopinée dont l’Italie a été le théâtre. Ceux même qui avaient en d’autres temps hypothétiquement souhaité, éventuellement admis une guerre analogue, ont comme hésité à la reconnaître dès qu’elle s’est présentée à leurs yeux. Quoiqu’elle pût dès longtemps se prévoir dans un avenir indéterminé, elle a apparu comme une surprise dans les circonstances où l’Europe était placée, comme une anomalie au milieu des opinions jusque-là seules protégées, comme un effet contradictoire avec sa cause. Et cependant elle était bien, quoi qu’on fît pour en douter, la solution, cherchée par les armes, d’une question d’indépendance nationale et de liberté politique. Ceux qui n’auraient pas conseillé une entreprise ne sont pas dispensés d’en apprécier les résultats. Si l’on n’accordait d’attention qu’aux choses qu’on approuve, si l’on n’était juste que pour ce qui plaît, on risquerait d’être fort souvent étranger à son pays et à son temps, et l’on vieillirait dans une indifférence grondeuse qui ne sied qu’aux partis sans avenir. Il a donc fallu, dès le début, considérer en elles-mêmes les suites naturelles de ce premier pas de la France dans la carrière des nouveautés européennes. En ne désirant certes pas qu’elle allât plus avant, on ne pouvait feindre d’ignorer ou de méconnaître la portée de l’événement, et le plus prompt à craindre ou à maudire le soulèvement du patriotisme ou du libéralisme à Florence ou à Bologne devait, au premier coup de canon, s’y attendre comme à une chose certaine, et, peu s’en faut, nécessaire. Tout l’ordre établi dans la péninsule devait être à la fois ébranlé. Le drapeau d’Arcole, en s’y montrant, ne pouvait avoir qu’une signification : c’est un talisman dont la puissance serait indépendante de la volonté même de ceux qui l’emploient.

L’avenir est obscur ; le nouveau paraît toujours aventureux. On peut concevoir de l’incertitude sur la réussite finale de ce qui s’est tenté, sur la durée de ce qui s’établit. Nous qui souhations bonne et longue fortune aux patriotes qui, pendant près d’une année, ont étonné l’Europe par leur modération et leur persévérance dans la soi-disant patrie de l’exagération et de la mobilité, nous ne sommes pas plus leur caution que leur, juge, et nous voudrions les suivre dans toutes leurs espérances ; mais, nous en convenons, ils ont eu raison de penser que le vieil étendard de la révolution française, en passant les Alpes, donnait le signal à toutes leurs aspirations d’indépendance et de liberté. Leur cause tant vantée fût tombée au rang des chimères et des bravades, s’ils n’avaient vivement saisi cette occasion soudaine, bizarre au premier aspect, d’essayer le grand renouvellement national dont ils avaient quarante ans entretenu le monde. Qu’on s’étonne tant qu’on le voudra, que des conservateurs de décembre, un peu déconcertés, s’efforcent de pallier ou de contester l’évidence : l’extension de la triple liberté des élections, de la tribune et de la presse, était, avec le réveil des passions patriotiques, le but vers lequel, en s’ébranlant, marchaient nos légions ; elles ont combattu pour servir en Italie les principes au nom desquels se font toutes les révolutions.

Maintenant ce serait peut-être le lieu de poser une question à nos adversaires : Dites-vous des Alpes comme Pascal des Pyrénées, « vérité au-delà, erreur en-deçà ? » Pourquoi redouteriez-vous en France ce que vous suscitez en Italie ?


II

L’état de l’Italie laisse incertaines deux graves questions que le temps seul peut décider. D’abord la conception des hommes politiques de ce pays, cette conception née de la raison d’état plutôt que de l’instinct des masses, la réunion de toutes les parties de l’Italie septentrionale sous une même monarchie est-elle destinée à réussir ? Puis, fût-elle par elle-même destinée au succès, la laissera-t-on définitivement s’accomplir, et aucune force étrangère n’interviendra-t-elle pour l’entraver, pour provoquer localement ou généralement une réaction contraire ? La France ne peut pas grand’chose à la solution favorable de la première question ; elle peut beaucoup pour celle de la seconde, et si elle parvient à empêcher une ingérence diplomatique ou armée de répéter dans la péninsule quelque chose qui rappelle le précédent toujours invoqué de 1820, elle aura plus fait contre les principes et les œuvres de 1815 que par ses victoires mêmes de Crimée et de Lombardie. Heureux le jour où les nations abandonnées à elles-mêmes disposeraient seules de leurs destinées ! Dussent-elles se perdre, que ce soit du moins par leur propre faute !

Mais quoi qu’il advienne de l’Italie, quelle que puisse être sur la constitution intérieure de la France l’influence de nos victoires, ce ne sont pas là les seules conséquences qui doivent préoccuper les esprits, celles qui excitent le plus de sollicitude et projettent le plus de nuages sur le fond de l’avenir. Le changement apporté par la dernière guerre, soit dans la distribution des territoires et des populations décrétée à Vienne il y a quarante-cinq ans, soit dans les relations des puissances signataires de ces traités entre elles, est une nouveauté plus frappante et plus considérable qu’une révolution même. Une révolution, c’est chose commune : nul ne s’étonne quand il lit dans le journal qu’une mutinerie de peuple ou d’armée vient de décider un roi absolu à changer de ministres, ou à donner une charte ; mais plus de deux cinquièmes de siècle se sont écoulés pendant lesquels on s’était persuadé que l’uti possidetis européen était une arche sainte qu’on ne pouvait toucher sans encourir l’arrêt d’un aréopage de rois. C’était une de ces extrémités que même par la pensée on craignait d’aborder, et lorsque l’homme d’état qui a traité ces questions avec le plus de courage et de sagacité avait dit ces mots mémorables : « Il faut détester les traités de 1815 et les observer, » il avait fait entendre la parole de la sagesse et le cri du patriotisme. Le temps a marché : ce qui était défendu a paru permis, ce qui était chimérique a pris l’air possible ; le nouveau a lancé les esprits dans l’inconnu, car non-seulement l’Italie encouragée ou soutenue par la France a pu abolir des trônes, réunir des états, transférer des couronnes, changer des capitales, au nom de la nationalité et de l’autonomie qui en découle, mais la France a déplacé ses frontières, repris ce que l’Europe lui avait ôté, modifié son territoire politiquement et stratégiquement, sans que la question soit devenue européenne, sans que le monde se soit ébranlé. C’est là sans aucun doute un changement dans les dispositions des cabinets et dans l’esprit du continent. C’est là un changement qui, encore que naturellement expliqué par les circonstances, n’aurait pas été prédit par tout le monde, et dont l’importance ne saurait être méconnue, quoiqu’il fût plus fâcheux de l’exagérer que de la méconnaître, car à la méconnaître on ne risquerait que d’outrer la sagesse ; à l’exagérer, on s’exposerait à devenir téméraire, et en France l’excès est plus à craindre que la mesure.

Cette situation nouvelle et ses effets n’affectent pas uniformément tous les esprits : les plus mécontens la nient ou s’en effraient ; ceux qui la nient sont de ces croyans en petit nombre pour qui la terre ne tourne pas, et qui rêvent toujours d’une Europe couronnée comme, d’une sainte hermandad de rois armés contre la révolution. Que Dieu leur donne la douceur de rêver en paix et n’exauce jamais leurs rêves ! De plus habiles, qui redoutent ce que ceux-là désirent, ont peine à se persuader que le danger qu’ils craignent ne soit pas à nos portes. Ceux-ci résistent à croire que le cadre dans lequel les circonstances nous avaient placés puisse être impunément brisé ou élargi. Sagement opposés à tout ce qui choque la justice et la prudence. Ils sont portés à prendre pour des règles éternelles de justice et de prudence même des nécessités passagères, et parce que dans un certain état du monde la bonne politique a prescrit une certaine réserve, ils veulent que la même loi commande la même réserve à toutes les situations, et que le temps ne change rien à rien. Oui, la justice est immuable, et elle est la loi de la politique comme de tout le reste ; mais des faits nouveaux engendrent des droits nouveaux. Qui sait si la France était rigoureusement fondée en droit à conquérir l’Algérie, mais qui doute qu’elle ne le soit à la défendre, et que la puissance de l’Europe qui la lui ravirait par force ne lui prît son bien ? Les limites de la prudence sont encore plus mobiles. Les témérités d’un temps cessent dans un autre d’être des témérités. Un but qu’il eût été jadis insensé de se proposer devient un jour une chose praticable. Les moyens d’action croissent de notre temps dans d’inconcevables proportions. Les armées, les flottes, les finances offrent des ressources qu’on ne pouvait prévoir ; mais surtout les intérêts et les sentimens se modifient avec les circonstances, et l’homme d’état doit tenir compte de tous ces changemens. Assurément j’estimerai toujours plus celui qui n’en exagérera pas la portée que celui qui croira tout possible, parce que la part de l’impossible a un peu diminué. La sagesse qui reste en-deçà des limites du vrai est cent fois préférable en matière de gouvernement à la présomption qui les dépasse, comme la profusion est plus nuisible que la parcimonie. Cependant il faut bien s’avouer que l’époque actuelle comporte des facilités politiques qui n’ont pas toujours existé, et il y aurait manque de sagacité autant que de patriotisme à nier la position toute nouvelle que la dissolution de l’alliance européenne et la condition particulière de chacune des puissances qui la composaient ont faite à notre pays.

Cela dit, reconnaissons que dès qu’on sort du cercle des vrais politiques, l’entraînement est plus à craindre que la méfiance. La situation des affaires est plus propre à enhardir les imaginations qu’à refroidir les esprits. Bien qu’imparfaitement comprise, les événemens qui l’ont amenée ont produit leur effet naturel et transporté peu à peu l’opinion du champ limité des conventions établies dans celui des spéculations arbitraires. Le public croit moins à certaines règles, à certains points fixes qui, pendant ces dernières années, contenaient les calculs de la diplomatie et les fantaisies des publicistes. Dans le monde officiel lui-même, on aborde tous les sujets ; la conversation admet toutes les hypothèses, et il n’y a plus guère de questions interdites. L’opinion se permet tout, la conjecture atteint tout, on s’attend à tout. Les indifférens eux-mêmes, les circonspects, les sages accueillent comme suppositions ou comme probabilités des choses qui leur auraient paru jadis des énormités extravagantes, et, sans les approuver ni les désirer, ils se familiarisent ainsi avec les éventualités qui les alarment le plus. La conversation, en se prolongeant, change insensiblement le premier aspect des choses, et, sans diminuer les difficultés réelles, elle atténue les apparentes. Ce dont on a beaucoup parlé finit par être moins invraisemblable.

Rien de plus dangereux pourtant qu’une telle disposition des esprits. Tout gouvernement éclairé doit y prendre garde, car elle lui ôte ce frein de la raison publique qui lui est toujours si nécessaire. Ayant lui-même à se défendre de ses propres entraînemens, il doit craindre ceux dont l’opinion lui donnerait l’exemple, et, toujours attentif à n’entreprendre que ce qu’il peut faire, fuir les gens qui lui disent qu’il peut tout faire. Or le nombre de ceux-ci n’est pas des moindres. Si le public est un peu trop prompt à tout accepter comme praticable, les conseillers ne manquent pas au pouvoir pour lui dire que tout est le plus aisé du monde, et les brochures de ces derniers temps ont assez montré dans quelle carrière illimitée de projets et d’hypothèses se joue l’esprit de système et de combinaison. Il est devenu fort douteux qu’un congrès s’assemble pour régler l’Europe ; mais nous avons un congrès de brochures d’où assurément, si toutes les paroles portaient coup, ne sortirait pas la paix du monde.

Essayons de nous rendre compte des circonstances réelles qui, exagérées par des esprits chimériques ou complaisans, ont pu prêter à tant de spéculations sur les possibilités de l’avenir, et présentons les choses par le plus beau côté.

Tout est dit ou du moins tout est su de ce qui concerne la France. Sa force militaire et financière n’est un secret pour personne. Le parti qu’on peut tirer d’une telle force est considérable. Rien cependant n’est infini, et il ne faut abuser de rien. La politique qui se croit toute-puissante atteint bientôt ses limites, et tombe de faiblesse avant le temps. Point d’état en Europe qui se sente en ce moment supérieur à la France, cela est notoire ; point d’état conséquemment qui ne souhaite rester avec elle en de bons rapports, et ne soit même, pour les conserver, prêt à des concessions. C’est une situation dont il faut user avec prudence, afin de la prolonger, car elle cesserait avec l’isolement des puissances entre elles, et le plus sûr moyen de les remettre ensemble serait d’exiger trop de chacune d’elles et de les menacer toutes.

L’Angleterre a laissé tomber peu à peu toutes ses alliances ; celle même avec la France s’est relâchée. C’était la plus utile, la plus naturelle, et, chez nos voisins, longtemps la plus populaire. Ce serait se flatter que d’ignorer quelles défiances sont venues se mêler aux sentimens de bienveillance politique et de communauté d’intérêts qui unissaient cette nation à la nôtre. Des nuages se sont élevés sur les desseins, sur les intentions de la France : on nous regarde avec inquiétude, cela est certain ; mais un préjugé aussi aveugle qu’il est invétéré peut seul soutenir que les sentimens d’entente cordiale aient fait place à une inimitié sourde et résolue, et que systématiquement l’opinion anglaise arme contre nous en attendant que son gouvernement l’imite. Certaines passions historiques en Angleterre sont fort loin de se ranimer. Ce pays est devenu essentiellement pacifique. On peut n’y pas croire, on peut même en faire un sujet d’épigrammes ; mais le fait est certain, et il n’est pas un des moindres signes des progrès supérieurs que la civilisation a faits dans les îles britanniques. L’ambition d’intervenir en toute occasion dans les affaires du continent est fort affaiblie, et subordonnée au calcul des intérêts positifs de la société. En même temps, une sympathie plus intelligente s’est développée pour le sort des nations ; leurs vœux, leurs droits trouvent en Angleterre une plus généreuse sollicitude. La liberté n’y est plus monopolisée par le patriotisme, et le monde ne connaît point de cause libérale qui ne rencontre à Londres de nombreux défenseurs. Cette circonstance gêne encore l’Angleterre dans le choix de ses alliances : elle lui rend difficiles certaines solidarités, certaines ruptures, certaines guerres. Elle eût par exemple absolument empêché l’année dernière le ministère Derby lui-même de se lier étroitement à l’Autriche contre l’Italie, s’il en avait eu la pensée. Que l’on raille tant qu’on voudra l’Angleterre de s’être départie de la politique hautaine et violente de cet ancien torysme qu’il est de mode aujourd’hui d’exalter après l’avoir maudit, que l’on s’expose par des sarcasmes à piquer d’honneur l’orgueil britannique et à rallumer des passions éteintes pour le bonheur du monde : nous ne pouvons, nous, que nous réjouir de voir l’Angleterre délivrée d’une politique qui apparemment ne lui avait pas mérité la reconnaissance de l’humanité. En tout cas, ce ne serait pas à la France de déplorer l’abandon de ces traditions de jalousie et de vengeance dont elle a si longtemps fait un crime à l’aîné des peuples libres.

Ce n’est donc pas de gaieté de cœur ni par une impulsion passionnée que l’Angleterre rentrerait dans la carrière des coalitions : la nécessité seule l’y ramènerait. En attendant, les alliances mêmes lui sont difficiles. Une rivalité qui ne peut s’éteindre aisément la sépare de la Russie : elle ne peut sans effort se rapprocher d’une puissance asiatique et qui convoite Constantinople ; il ne lui est pas beaucoup plus aisé de se lier avec l’Autriche, avec les principes et les intérêts qu’elle soutient en Italie, et la politique autrichienne en Orient, bien qu’elle lui porte moins d’ombrage que la politique russe, demeure pourtant peu conciliable avec l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman, que l’Angleterre n’a pas abandonnées.

Reste la Prusse, dont l’alliance, jusqu’à présent médiocrement utile, est encore un obstacle au l’établissement d’une parfaite intelligence entre les cabinets de Vienne et de Londres. La Prusse est la dernière des grandes puissances, mais elle n’est pas la moins importante par les prétentions, par une ambition équivoque et agitée qui permet peu de compter sur elle, et qui force à la considérer en tout comme une difficulté, rarement comme un appui. Une opposition de vues, de principes, d’intérêts, l’éloigne manifestement de l’Autriche. Elles peuvent être rapprochées, jamais unies. Malgré les efforts de la Saxe et de la Bavière, les dernières dissidences, les derniers griefs subsistent, et par conséquent, à moins de se sentir menacée, la cour de Berlin hésitera longtemps à entrer en conflit diplomatique avec la France. Dans l’essai laborieux de ses institutions nouvelles, dans le travail de sa réformation militaire, surtout dans ses efforts pour tourner à son profit les idées unitaires de l’Allemagne, elle est condamnée, au moins pour un temps, à de grands ménagemens pour la puissante voisine que les traités de 1815 lui ont donnée. Si sa présence aux bords du Rhin nous importune quelquefois, notre proximité la gêne également, et elle ne risquerait pas une rupture ou une menace qui la mettrait seule aux prises avec nous. D’ailleurs aucune question connue d’intérêt ou de dignité ne nous divise en ce moment, et au fond les desseins de la France en Italie ou en Orient ne la touchent pas d’une manière essentielle et directe.

Il vaudrait mieux ne pas parler de l’Autriche. Les échecs qu’elle a éprouvés au dehors et au dedans, les revers de ses armes, les agitations de plusieurs de ses provinces, le naufrage de sa réforme administrative l’ont trop affaiblie pour qu’elle ne ménage pas la France, et qu’entre ses griefs contre l’Angleterre et les griefs de la Russie contre elle, elle ne cherche pas à se préparer de notre côté appui ou tolérance pour le jour où ses prétentions sur le cours oriental du Danube viendraient à se produire et à demander accès dans le monde des faits.

La Russie a répété sur tous les tons qu’elle ne fixait plus exclusivement ses regards sur l’Occident. Elle a abandonné ou du moins modifié cette politique prétentieuse qui a si mal tourné à l’empereur Nicolas, après avoir trente ans fait illusion à l’univers. Le caractère de son souverain et les créations administratives qui l’occupent promettent un temps de relâche à l’Europe. Des gens bien informés veulent même que sa principale ambition se tourne vers l’Asie. Il se peut ; mais on ne doit pas oublier qu’en se recueillant, comme elle dit, elle se fortifie, qu’elle ne sortira pas plus faible de cet intérim administratif auquel pour le moment elle semble se réduire, et l’Europe fera bien de ne point s’endormir sur la foi de cette conversion récente à la politique des mesures économiques et des arts de la paix. Cependant le présent ne menace pas. Quant à la France en particulier, elle n’a point à craindre. La Russie sait que toutes les fois que la France et l’Angleterre se mettent d’accord contre elle, elle ne peut rien, et la Turquie est fermée à ses armes. Elle a donc tout intérêt à empêcher que cet accord ne se reproduise, et le peu d’espoir qu’elle doit concevoir de ramener jamais l’Angleterre à ses vues l’oblige à se ménager presque à tout prix la bonne volonté de la France. Au moins doit-elle se garder de provoquer son inimitié, et la question de la Turquie, toujours à l’état d’arrière-pensée, toujours sous-entendue, même quand on la tait, est un moyen toujours disponible aux mains de la France de ramener à elle les espérances du cabinet de Saint-Pétersbourg.

Voilà donc cette situation générale des grandes puissances, qui, jointe à la crainte toujours subsistante de renouveler par des commotions quelconques les crises particulières au XIXe siècle et de provoquer par la guerre la révolution, donne à la France un assez libre espace pour se mouvoir sans péril et pour faire preuve d’influence et d’activité.

On ne nous accusera pas d’avoir, en le traçant, enlaidi le tableau de la situation. Nous l’avons décrit comme le voient ceux-là même dont nous n’avons pas les illusions. Tels sont les faits dont l’aspect rassurant endort la prudence des prudens eux-mêmes et monte la tête aux téméraires, aux étourdis, qui ne voient plus de danger et ne connaissent plus d’obstacles. Qu’on y pense cependant, les barrières qui isolent les grandes puissances ne sont pas de celles qu’on ne peut abattre. Les oppositions qui les séparent peuvent être conciliées, les questions qui les divisent peuvent être soit résolues, soit ajournées. Qu’un intérêt commun, saisissant, dominant, leur apparaisse un jour ; il peut les rallier en quelques momens, et tout s’évanouirait, rivalités et ressentimens, devant un danger commun venu d’un même point de l’horizon. Nous avons vu trop longtemps la crainte seule d’une révolution purement possible maintenir dans une oppressive et redoutable unité le faisceau des monarchies continentales, et encore l’Angleterre se retirait-elle alors de l’alliance. Que serait-ce si, pour d’autres causes, elle la suscitait et la formait elle-même ? Ce que la crainte de la révolution a fait, une crainte différente l’avait déjà antérieurement produit. Que la France ne l’oublie pas, elle a dans son passé deux moyens d’effrayer le monde. À ceux qui prêchent la politique perturbatrice au dedans, on rappelle d’ordinaire, comme un épouvantail salutaire, cette seule date : 1793. À ceux qui conseilleraient avec le même aveuglement la politique perturbatrice au dehors, on ne manquerait pas d’une date à citer : 1813.

Ce n’est plus, je le sais, à la prétention déclarée de la monarchie universelle, ce n’est plus à la restauration de l’empire de Charlemagne que les écrivains qui veulent transformer l’Europe nous convient aujourd’hui. Il est un certain nombre, d’idées plus plausibles qui courent le monde depuis ces dernières années, et qui, soigneusement recueillies, commentées, peuvent être offertes, sans effrayer ou révolter les esprits, au public, et, en s’y prenant avec adresse, aux gouvernemens. Après avoir bien constaté l’expérience faite par la guerre d’Italie, bien expliqué l’état de l’Europe qui vient d’être retracé, on demande fièrement quelquefois, plus souvent avec modestie, s’il n’y aurait pas quelques raisons de solliciter ou d’exiger de l’Europe son acquiescement à un nouvel arrangement territorial, et d’ordinaire on cite à l’appui, ou le principe des nationalités, ou la théorie des frontières naturelles, ou l’imminence de la question d’Orient, qui, devant tout absorber, pourrait tout apaiser.


III

La nationalité n’est pas une chose nouvelle, car elle s’établit par l’histoire et remonte aux origines des races humaines. Chose étrange, nouvelle en est l’idée dans la politique. On ne voit guère qu’à aucune époque des temps modernes cette idée ait joué un grand rôle dans les combinaisons des congrès et dans les calculs des conquérans. Ce sont plutôt les livres que les traités qui l’ont introduite dans l’opinion, et de l’opinion dans les affaires. Les Allemands, dont l’oreille n’est pas toujours flattée du mot de nationalité, quand on le prononce à l’occasion des Italiens ou des Slaves, devraient s’en prendre surtout à eux-mêmes, si notre temps a mis au monde cette thèse de savans qui tendrait à soumettre la politique à l’ethnographie et le règlement des intérêts positifs aux conjectures de l’érudition. De là cette forme pour ainsi dire littéraire qu’a prise depuis un temps un principe qui ne devrait être que l’expression d’un fait reconnu. On a voulu même en faire la clé de l’histoire. Un habile historien a inauguré parmi nous une méthode qui lie au mouvement des races le mouvement des choses humaines, et quelque part que l’on consente à faire, avec Augustin Thierry, dans la constitution sociale de la Grande-Bretagne, à la superposition de diverses couches de tribus conquérantes, il répugne de tirer de ce fait unique les institutions et les guerres de l’Angleterre, par exemple l’avènement de Guillaume de Nassau ou la conquête de l’Inde ; mais c’est surtout dans la pratique des affaires qu’il est impossible de faire d’une question de nationalité une question d’archéologues, et de décider, tantôt par la forme du crâne, tantôt par la langue, tantôt par l’architecture, de l’état politique d’une société. Que dirait-on s’il nous était proposé de constituer une nation à part avec les populations d’une portion de l’Ecosse, de deux tiers de l’Irlande, du pays de Galles, et des départemens de notre ancienne Bretagne ? Un royaume gaélique serait cependant une restauration scientifiquement réclamée.

On me dira, et l’on aura raison, que c’est de nationalité politique qu’il s’agit : c’est de ce résultat des événemens et des siècles, qui est comme l’état civil d’une agrégation d’hommes attachés à un certain sol, réunis par de certains souvenirs, constitués sous un certain nom que l’histoire a consacré. J’entends ce langage, et une nationalité ainsi établie est toujours respectable. On remarquera cependant que bien souvent l’ethnographie, loin de la confirmer, chicanerait ses titres. La guerre, la conquête, le commerce, l’action de quelques hommes nés pour donner des lois au monde, ont souvent, favorisés par les accidens du climat ou du sol, composé et maintenu des sociétés multiples dans leurs élémens, et dont l’unité a résidé tout entière dans une solidarité historique entre tous leurs membres. La nationalité polonaise, qui, ensevelie toute vivante, s’agite encore dans son cercueil et trouble parfois le monde de ses gémissemens, aurait de la peine à soutenir scientifiquement contre ses oppresseurs l’existence indépendante, l’unité distinctive qu’elle réclame, et le panslavisme est l’argument trouvé tout exprès pour lui démontrer qu’en la tuant on la fait vivre, et qu’on la reconnaît en l’effaçant. Que réclame-t-elle donc au vrai ? Non un privilège de race, mais sa place historique.

C’est peut-être au reste une indignation juste, mais tardive, contre le partage de la Pologne, qui a le plus contribué à propager, à accréditer en Europe l’argument tiré de la nationalité. On voudrait, et certes ce vœu est légitime, que jamais spoliation aussi criante ne vînt de nouveau flétrir les pages de l’histoire ; mais ce vœu, mais le sentiment de justice politique qui l’inspire n’a ses fondemens que dans certains faits complexes et notoires qui sont présens à la mémoire de tous les hommes, et non dans les recherches des érudits ou les témoignages des physiologistes. Ces faits sont plutôt de l’ordre moral que de l’ordre matériel : ces faits sont les souvenirs d’une nation.

Or les choses morales, c’est-à-dire les sentimens et les idées en politique, sont l’ouvrage des événemens. Il y a peu de peuples, — y en a-t-il même ? — qui puissent prétendre à une unité plus caractérisée que celle du peuple français. Il n’y en a pas un qui eût plus mérité qu’on inventât pour lui cette locution fameuse : se mouvoir comme un seul homme. Qui pourrait soutenir cependant que les causes autres que la politique aient une grande part à cette vigoureuse constitution de notre nationalité ? J’en appelle au sentiment patriotique des braves habitans de l’est de la France : faut-il une antique communauté d’origine, d’antécédens et de langue, faut-il une incorporation qui se perde dans la nuit des temps pour ranger, pour rallier des populations bien diverses sous la loi d’une forte et indivisible nationalité ? La révolution et les guerres de la révolution ont plus fait pour l’unité de l’est de la France que n’auraient fait dix siècles.

Félicitons-nous donc si dans les conseils de l’Europe la nationalité est devenue un objet digne de considération. Espérons que des peuples, ces corps vivans, ne seront plus coupés en morceaux qui remuent tout sanglans comme les tronçons d’un serpent ; mais ne nous laissons pas séduire ou troubler par ce mot de nationalité toutes les fois qu’on nous le prononce. Ne l’employons, ne l’acceptons pas sans le définir, sans regarder s’il a un sens sérieux et réel et quels faits en motivent l’emploi.

Les applications les plus connues que l’on ait faites dans ces derniers temps de l’idée de nationalité sont, comme on sait, le panslavisme, le teutonisme, l’italisme. Or il s’agit de la France apparemment ; nous n’écrivons que pour elle. Que lui disent ces trois mots ? Et comment pourraient-ils servir à motiver pour elle le besoin ou l’ambition de délimitations nouvelles ? Directement cette triple nationalité ne nous touche point. Le panslavisme n’est qu’une théorie forgée après coup pour exprimer certaines affinités, certaines sympathies soigneusement et artificieusement cultivées, pour faciliter, dans un avenir indéfini, certains envahissemens dès longtemps médités. Notre intérêt, celui du monde, est de résister plutôt que de satisfaire aux idées d’invasion qui se cachent derrière cette pédantesque formule. L’hypocrisie, qui se fait si savante, n’en est pas moins reconnaissable.

Le teutonisme a été inventé contre nous. Une certaine unité germanique est souhaitée par la démocratie allemande, parce que la centralisation et la démocratie s’appellent l’une l’autre ; mais elle avait été conçue auparavant par des rois et des ministres afin d’opposer un corps compacte à la puissance française, accoutumée dès longtemps à diviser l’Allemagne pour la vaincre. Cette forme du principe de la nationalité n’a rien assurément qui mérite notre intérêt. Si elle osait davantage, si par aventure elle devenait plus offensive, si le teutonisme, prenant pour auxiliaire la linguistique, envahissant en idée toutes les provinces où l’on entend l’allemand, jetait un œil de convoitise sur tel ou tel de nos pays frontières, nous n’aurions à lui faire que la réponse historique : « Viens les prendre. »

Singulière prétention que celle de cette théorie de publicistes philologues d’après laquelle il faudrait scinder les anciens Pays-Bas et attribuer séparément à l’Allemagne et à la France la partie flamande et la partie wallonne, en sorte que la ville de Bruxelles elle-même, grâce à ses deux moitiés différentes de race et d’idiome, devrait être divisée et ne pas appartenir au même maître ! Évidemment le germanisme n’est encore qu’un prétexte destiné à masquer des ambitions ou des jalousies nationales. Au fond, quel peuple n’est pas en quelque façon germain ? L’Anglo-Saxon et l’Anglo-Normand en Angleterre ne sont-ils pas plus Germains que Celtes, et la nation qui porte le nom des Franks, qui a gardé la loi des Saliens, ne pourrait-elle pas aussi bien prétendre par l’origine à passer le Rhin que s’attendre à le voir franchir ? Toutes ces réminiscences à demi fabuleuses pour les masses sont bonnes peut-être pour colorer des chants patriotiques, non pour motiver de sérieuses conventions internationales et de justes attributions territoriales.

Ce qui fait que des trois noms de nationalité, germanisme, panslavisme, italisme, le troisième a une signification légitime, c’est que l’Italie, avec l’identité de langue et de littérature, a une seule frontière, les Alpes, et partout ailleurs la mer pour ceinture. Une nationalité péninsulaire vaut la peine qu’on en parle, et ce n’est point là une conception paradoxale de l’esprit de système et d’archaïsme. Encore est-il si vrai que les souvenirs politiques sont le principal fondement d’un véritable esprit national que la difficulté capitale de l’établissement de l’unité italienne réside dans l’antiquité et la persistance des traditions qui en diversifient les élémens. Le temps seul, qui a incorporé à si grand’peine Gênes au Piémont, nous apprendra si les annexions qu’une politique hardie a commencées peuvent greffer d’une manière durable sur un même tronc les branches vigoureuses d’un arbre destiné à supporter tant de vents et d’orages.

A défaut de la nationalité, nos écrivains invoquent un autre principe : celui des frontières naturelles. Celui-ci a ce caractère d’être très souvent en contradiction avec celui-là. L’ethnographie et la topographie ne se sont pas toujours accordées ensemble, et les hommes ont été rarement les maîtres absolus de choisir leur domicile et de mesurer leur domaine sur la terre. Ce n’est pas que le principe des frontières naturelles soit nouveau. On lit dans Tite-Live : Non sine providentissimo deorum immortalium consilio Alpes Italiam et Galliam diviserunt. Les Français depuis Charles VIII l’ont souvent mis en oubli, ce conseil si éminemment providentiel, et l’Autriche répugne depuis bien plus longtemps à le prendre pour son compte, si bien qu’il a fallu que la France passât ces mêmes Alpes pour le lui rappeler. Espérons que les dieux immortels sont en train d’avoir raison, et que le principe des frontières naturelles, si heureusement uni pour l’Italie à celui de la nationalité, lui profitera dans un avenir définitif. N’en concluons pas néanmoins que l’on en puisse faire indistinctement et partout l’aveugle application et l’invoquer à tout propos. Si la nature a limité par la mer, les fleuves ou les montagnes certaines portions de la terre habitable, et dessiné elle-même certaines contrées, la nature n’a pas fait les nations ; leur existence est historique et non pas naturelle. Tandis que la nature est pour ainsi dire fatale, l’histoire est le champ de la liberté. C’est en vertu de la liberté humaine, c’est par suite de ces diversités que crée entre les hommes la volonté mue par le besoin, le calcul, la passion ou la fantaisie, mais surtout dirigée ou servie par les dons individuels de l’intelligence et du courage, que les enfans de Japet ont eu l’audace de parcourir, d’envahir, de s’approprier toutes les parties du commun héritage du genre humain. Des faits particuliers qui remplissent les fastes des nations sont la raison de leur existence, de leur durée, de leur puissance, de leur établissement étroit ou large, fort ou faible, à la surface du globe. Il y a là des résultats séculaires dont il faut tenir compte, et ce n’est point par hasard que telle ou telle tribu de colons, d’émigrans ou de conquérans, a donné son nom au sol qu’elle a trempé de son sang et de ses sueurs. Aucun droit primitif, antérieur à l’histoire, ne peut être réclamé par un peuple à telle ou telle portion du territoire européen, et l’état de nature est une fiction aussi chimérique à introduire dans le droit des gens que dans le droit municipal. Ce qui est vrai, c’est que les circonstances ont souvent colloque les peuples de telle manière qu’ils ont des points faibles à défendre, des voisinages dangereux ou tentans, des capitales mal placées, qu’ils voient enfin hors de chez eux certains obstacles naturels dont ils envient la protection. Ce qu’on appelle les frontières naturelles, c’est en général un agrandissement utile, qui donne une frontière plus facile à défendre et plus commode pour attaquer. Il est tout simple qu’un peuple ou un gouvernement désire une occasion d’acquérir un tel avantage quand il est à sa portée ; mais il serait trop naïf ou trop hardi d’ériger cet intérêt en droit, ce désir en principe. En cette matière, l’argument décisif est l’inscription gravée sur le bronze des anciens canons.

La guerre est donc en général au fond de la doctrine des frontières naturelles, la guerre, qui n’est pas toujours la justice. On ne peut raisonnablement se flatter que des voisins s’empressent à céder un territoire qu’on ne désire que pour les mieux braver au besoin, et ce n’est pas d’habitude à de telles concessions que s’emploie la diplomatie. En un mot, des frontières naturelles sont une ligne stratégique. Une telle ligne, quand on ne l’a pas, le moyen de l’avoir, c’est de la conquérir.

Cette ligne, la révolution française nous l’avait conquise. Qui l’a perdue ? Ce n’est pas la révolution. Lisez ce dernier, volume, l’œuvre admirable et désolante d’un grand historien qui entend, je suppose, la guerre et la politique, vous y verrez comment deux fois encore, après les plus terribles revers, à Prague, à Francfort, notre patrie pouvait sauver ce legs précieux de la république, comment elle a été sacrifiée aux illusions invincibles de celui qu’elle aurait encore choisi pour la défendre, comment le génie même perd les royaumes en se croyant plus grand que la nécessité. Mais ce dont l’abandon nous a tant coûté, à quel prix l’avions-nous acquis ? Il a fallu pour l’un des coalitions victorieuses, pour l’autre il avait fallu des coalitions vaincues. Si l’histoire dit vrai, les frontières naturelles sont à ce prix. Ceux donc qui écrivent qu’il les faut reprendre ont une pensée qu’ils n’écrivent pas : l’empire, c’est la guerre.

Faut-il maintenant discuter l’espérance hypothétique d’une transformation de l’Europe telle que, même sur notre frontière de l’est, l’œuvre des traités de Vienne pût être modifiée par de simples négociations, et les congrès de la paix ont-ils tellement gagné leur cause que des états voisins consentent d’un commun accord à s’affaiblir tous pour en fortifier un seul et à mettre contre soi les chances de la guerre ? Nous autres écrivains, nous pouvons nous supposer de telles bonnes fortunes ; mais des gouvernemens sensés n’en font point la base de leurs desseins. On dit que l’unité allemande au-delà du Rhin aurait cette vertu pacificatrice. Il n’y paraît pas jusqu’à présent, et le germanisme dans ses chansons et ses journaux a plus parlé d’avancer que de reculer ; la démocratie croit toujours avoir un pacte avec la victoire. Cependant on paraît compter sur la révolution en Allemagne. Alors il faut ou la vaincre ou la défendre, cette révolution, pour obtenir quelque chose de sa faiblesse ou de sa reconnaissance. Le but à atteindre serait donc séparé de nous par deux choses : une révolution et la guerre. — Mais, dira-t-on, n’exagérez pas, il n’est point question d’un remaniement total ; nous parlons de redressemens partiels, de modifications secondaires. — L’hypothèse est plus abordable, j’en conviens, l’avenir a des secrets qu’ignorent ceux-là mêmes qui croient nous les dire. Cependant de quoi s’agit-il ? Il est certaines stipulations du congrès de Vienne qui sont de véritables traités de barrière contre la France. C’est d’abolir ou de modifier ces traités qu’il s’agit. Consultons l’expérience. Le gouvernement du roi Louis-Philippe a mis à néant celui qui avait formé et armé contre nous le royaume des Pays-Bas, le dernier traité avec la Sardaigne en vient d’abolir un autre en nous rendant la Savoie ; mais, dans les deux cas, il a fallu du canon et des circonstances telles qu’elle missent le droit du côté de notre intérêt. Ces exemples confirment assez clairement ce que nous avons vu dans la doctrine des frontières naturelles, un appel éventuel à la guerre, et, ajoutons vite la condition obligée, des circonstances qui légitiment la force ou la menace. Or il n’y a guère qu’un dérangement notable dans la balance de l’Europe qui soit la circonstance propre à motiver une demande de compensations. Rien n’est donc plus évident que ceci : c’est que la politique que nous combattons comme politique absolue est liée à deux éventualités, un remaniement de la carte d’Europe et une guerre. Ceux qui la soutiennent répudient donc pour leur compte, s’ils sont sincères, le programme de la paix.

La paix a duré ; elle a éclairé et enrichi le monde, mais elle a eu ses ennuis et ses disgrâces. Quelle chose humaine est sans misères ? Il se peut que les imaginations dégoûtées des froides émotions du bonheur public recherchent dans les hasards de plus acres jouissances. Il se peut, j’en doute, à vrai dire, que la société moderne se lasse des soucis et des joies de l’activité lucrative, et prenne en dégoût la prospérité opulente que lui font le commerce et l’industrie ; mais le seul réveil de cette passion de péril et d’aventure qui s’empare quelquefois des nations pourrait expliquer ces appels retentissans à l’esprit d’agrandissement et de conquête. Si l’on ne croit cette fibre déjà tendue, il serait puéril de chercher à la faire résonner. Si l’on n’est pas sûr d’exciter cette sorte de fébrile ambition, il serait imprudent, odieux même, d’offrir à la vanité nationale une tentante amorce. Il faut regarder en face les extrémités qui sont au terme de la route où l’on presse son pays d’entrer, et ne pas cacher à nos enfans que c’est la voie sanglante encore jonchée des ossemens de leurs aïeux.

Ce n’est pas là ce que laisse ignorer l’auteur d’une brochure intitulée : L’Angleterre, la France et la Guerre. Il semble n’avoir d’autre but que de dénoncer à son pays l’hostilité injurieuse dont il accuse envers nous la Grande-Bretagne. Il n’a pas écrit un mot qu’on ne crût calculé pour ranimer entre elle et nous les ressentimens et les jalousies qui pourraient à jamais envenimer nos rapports, et sans alléguer, sans insinuer un motif ou un prétexte, on dirait qu’il court au-devant d’une guerre à laquelle cependant il ne laisse apercevoir d’autre but que de nous venger de Quiberon et de Waterloo. Le temps est loin où le représentant le plus auguste de la légitimité remerciait l’Angleterre après la Providence de l’avoir replacé sur le trône. Une aversion systématique pour ce pays est devenue un des caractères des anciens amis de la restauration. À ces traditions de famille, M. le comte Du Hamel unit ses sentimens personnels, et la sincérité de son patriotisme, qui assurément ne peut, quand on le lit, être mise un moment en doute, le porte à confondre dans une même rancune les griefs de l’ancien royalisme et ceux du premier empire. Aussi n’espérez pas que la vue des institutions de l’Angleterre le désarme. En général, ce que les ennemis de l’Angleterre lui pardonnent le moins, c’est d’être libre ; mais de quelque sentiment qu’ils s’inspirent, ces conseils belliqueux semblent ne supposer aux rapports des peuples entre eux d’autres règles que les passions. Ils supprimeraient toute politique, car la passion est le contraire de la politique. Ils condamneraient toutes les relations internationales à une suite éternelle de représailles. Et cependant, croyons-le bien, la revanche de Waterloo, c’est l’émulation, c’est la rivalité des deux peuples qui se combattaient alors, transformée en une lutte de prospérité, de puissance, de grandeur, et, s’il se peut, de liberté. La revanche de Waterloo, c’est l’abandon sans retour de la politique fatale qui a amené Waterloo.

Ce n’est pas que l’Angleterre ait été si constamment bien inspirée depuis quelques années qu’elle pût se dégager de toute responsabilité, si jamais une collision venait à diviser le monde entre elle et nous. Je suis loin, comme l’auteur d’un écrit d’ailleurs remarquable, l’Empire et l’Angleterre, de trouver dans tout ce qui s’est passé depuis quinze mois de nouvelles preuves de l’habileté et de l’influence du gouvernement britannique. Je crains que M. Dechamps, qui est, comme on sait, un des membres éminens du parti catholique belge, n’ait cédé à des préventions naturelles contre le protestantisme, lorsqu’au milieu d’observations et de conjectures que l’Europe fera bien de recueillir, il mêle des accusations un peu banales, un peu gratuites, qui grandissent l’Angleterre en la rendant odieuse, en méconnaissant à la fois ses intentions et ses erreurs. Ainsi, tandis que les uns semblent ne plus voir à Londres qu’un gouvernement de marchands crédules et débonnaires qui se paient de paroles et ne tiennent qu’à leur repos, les autres persistent à supposer l’Angleterre animée d’un génie remuant et machinateur qui par tous moyens arrive d’un pas infaillible à son but et domine ceux-là même auxquels il semble céder. L’amour-propre de nos voisins trouverait mieux son compte à cette dernière injustice ; mais franchement ils ne l’ont pas plus méritée que l’autre, et l’une comme l’autre pourrait entraîner nos deux pays dans une erreur funeste au bonheur de tous deux. Quant à nous, si une telle erreur devait prévaloir, nous n’aurions rien à dire, sinon que le monde verrait une guerre sans nécessité, sans intérêt, sans justice, mettre aux mains deux nations qui depuis quarante ans se sont quelquefois servies l’une l’autre et ne se sont fait aucun mal ; étrange gloire pour les cabinets des deux pays !

Mais il ne faut pas confondre avec l’idée d’une guerre purement dédiée à la vindicative vanité des nations les combinaisons, belliqueuses au besoin, de ces politiques dont la pensée voyage sur les bords du Rhin ou de l’Escaut. Quoique peu disposé à les y suivre, nous reconnaissons que l’état des affaires ne se refuse pas absolument à des spéculations qu’en d’autres temps on aurait traitées de visions dangereuses. Il n’est pas jusqu’à ce remaniement complet de la carte d’Europe qu’un heureux élève de Voltaire fait improviser dans un dîner aux convives qu’il invente, ou plutôt qu’il déguise, dont la pensée ne doive paraître plus sérieuse que la forme. Ces idées ne viennent point par hasard, dans un moment plutôt que dans un autre : elles sont liées cette fois à une opinion qui depuis un temps a pris de la consistance. C’est que la question d’Orient va renaître, et renaître cette fois pour recevoir une solution finale. Et de ce qui aurait jadis présagé des luttes sans fin, on fait sortir l’espoir d’un arrangement pacifique qui comprendrait toutes les questions en une seule.

Il faut cependant convenir qu’au premier abord la question d’Orient ne semble mettre d’accord les gouvernemens qu’en les plaçant simultanément sur le qui-vive, et en leur faisant à tous une commune nécessité d’aviser. Autrement, en elle-même, on ne voit pas qu’elle soit un trait d’union qui rapproche tous les intérêts, toutes les opinions, tous les efforts. Nulle question au contraire ne donne immédiatement naissance à des dissidences qui semblent moins conciliables. Dans l’hypothèse d’un partage de l’empire turc, la Russie jusqu’à présent s’est réservé Constantinople ; l’Autriche ne se peut contenter si elle n’a les bouches du Danube. Un coup d’œil jeté sur la carte montre que ces prétentions sont absolument contradictoires. Une solution souvent préférée par la presse, en donnant satisfaction à l’Autriche, réunirait Constantinople à la Grèce, et formerait avec la Roumélie un grand état indépendant, tandis que les bords méridionaux de la Mer-Noire et toute l’Asie-Mineure seraient la part de la Russie. On peut admettre, par pure hypothèse, qu’aucun intérêt, aucun préjugé, n’éloignerait la France ni la Prusse de cette solution ; mais, tandis qu’elle satisferait peu les Russes, elle ne serait, pas plus que tout autre mode de partage, du goût des Anglais, qui maintiennent avec persévérance le statu quo, qui ne transigent ni sur l’existence, ni sur l’indépendance, ni sur l’intégrité de l’empire ottoman. L’Angleterre n’en convoite aucune province autant qu’elle en redoute le partage. Rien n’annonce encore qu’elle se laisse ébranler sur ce point fondamental de sa politique. Dans ce conflit de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie, il est difficile de prévoir avec certitude ce que ferait la Prusse. Elle aurait probablement grand besoin de la tergiversation dans l’action et de l’obscurité dans le langage qui sont les deux ressources habituelles de sa politique. Quant à la France, elle semble engagée par les précédens au système de l’Angleterre. Elle a pu y faire quelques exceptions, s’emparer d’Alger, protéger la demi-émancipation de l’Égypte, mais elle a pris la part principale à la guerre de Crimée ; elle a versé son plus noble sang pour empêcher la Russie de régner à Constantinople. Une tradition du cabinet de Paris, une tradition que recommande le nom de Napoléon, nous dit que c’est un agrandissement que nous ne devons jamais souffrir. Quoique plus rapprochée aujourd’hui de la Russie, il est impossible que la France s’associe sans restriction à tous ses desseins. Des circonstances nouvelles, la marche des faits, peuvent avoir modifié l’état de la Turquie et notre manière d’en juger : ce qui a pu être sauvé une fois ne peut l’être toujours ; mais toutes les considérations prises de la balance de l’Europe subsistent, et il est toujours désirable de maintenir, s’il est possible, une répartition équitable de force et de territoire. La France est, surtout en cette question, la gardienne de l’équité. Aucune puissance n’est moins intéressée qu’elle au partage de l’Orient, Sa part est faite d’avance, c’est l’Algérie. Rien ne la presse d’y ajouter quelque chose, et de s’étendre sur d’autres points du littoral de la Méditerranée. Elle est donc bien placée pour conseiller à tous la patience, la justice, la modération. Il faudrait des faits bien notoires et bien impérieux pour la déterminer seulement à prononcer cette parole : « Il y a lieu de partager l’empire ottoman, » car c’est de cela qu’il s’agit ; c’est d’une Pologne immense que l’Europe aurait à faire sa proie. Des écrivains qui savent tout assurent que le moment est venu. D’autres, encore plus savans, prétendent que la parole qui le déclare est dite. Nous qui ignorons tout cela, bornons-nous à représenter qu’il y a une grande distance d’une délibération sur des mesures à prendre en commun pour protéger les chrétiens d’Orient à l’ouverture officielle, par voie de licitation diplomatique ou armée, de la succession des héritiers d’Othman et de Mahomet II, une grande distance entre la déclaration de l’opportunité d’aviser au partage et l’adoption d’un plan de partage exécutable, une grande distance enfin entre l’adoption d’un plan et l’exécution du plan adopté. Y songe-t-on bien ? C’est l’expropriation d’une dynastie et d’un peuple opérée à force ouverte, de la Moldavie jusqu’à la Nubie, de l’Albanie jusqu’à la Perse ! En vérité, il faut être bien convaincu que la supériorité de civilisation est un blanc-seing qui autorise à tout faire, pour raisonner de sang-froid d’une telle spoliation. C’est donc un terrible privilège que de s’appeler chrétien, quand on veut s’agrandir. Cependant, le droit concédé, dans cette succession infinie de points à régler et de partis à prendre, quelle inépuisable mine de conflits, d’hésitations, d’ajournemens, d’artifices, de ruptures, de violences ! Que d’occasions de se suspecter et de se nuire ! Le monde est changé, soit ; mais il ne serait plus le monde des hommes, s’il était aussi simple de terminer une telle affaire que de la commencer. Nous faisons donc toute réserve sur les bruits qui ont couru ; mais s’ils avaient de sérieux fondemens, si la question d’Orient était sérieusement posée en Europe, nous avouons qu’elle est d’une importance à effacer toutes les autres questions qui nous agitent. Il est évident qu’elle ouvrirait à chacun de telles perspectives, elle imposerait tant de soins, commanderait tant de ménagemens, susciterait tant d’inquiétudes et d’ambitions diverses, que toute puissance devrait craindre alors de se faire un ennemi de plus, qu’aucune ne pourrait être tentée de se créer spontanément, pour d’autres intérêts devenus aussitôt secondaires, une difficulté et une opposition nouvelles. Chacun enfin pourrait être amené à transiger sur toute chose pour avoir satisfaction sur une seule. Reconnaissons encore que si la France se prévalait de son désintéressement dans le partage pour exercer une médiation morale et réclamer de tous une solution pacifique, elle pourrait rendre un grand service à la civilisation et à l’humanité, et justement obtenir, ailleurs qu’aux confins de l’Asie, des compensations aux agrandissemens que sa tolérance ou son concours aurait laissés à des puissances rivales. Mais, encore une fois, c’est là une pure hypothèse qui n’est permise que la plume à la main, et avant qu’elle se réalise, le Danube et le Borysthène auront encore versé bien des fois tout le volume de leurs eaux dans la Mer-Noire.


IV

Les mouvemens européens, les révolutions de la politique internationale ont ce privilège d’éveiller, de captiver par excellence l’attention populaire, et il est à remarquer que dans les masses, et jusque chez les ignorans habitans des campagnes, les événemens extérieurs passent moins inconnus, excitent plus d’intérêt que ces révolutions domestiques qui devraient cependant influer plus directement sur le sort du peuple. C’est que la multitude aborde surtout la politique par l’imagination ; les lumières et la réflexion lui manquent pour y atteindre par la raison. Ainsi s’explique cette empreinte universelle et profonde que laissent après eux les hommes extraordinaires, qui semblent plus faits pour être les héros d’un poème que ceux de l’histoire, ces hommes qu’on renonce à juger d’après les règles communes et qui s’emparent des esprits par l’admiration plus que par la reconnaissance. La raison en effet rabattrait beaucoup de la gloire qu’un facile enthousiasme décerne à leur génie, sans calculer le prix fatal dont les contemporains ont payé le spectacle qu’il leur a donné ; elle contesterait cette gloire inutile, et finalement funeste, qui n’a fourni à l’humanité qu’un sujet d’éternel entretien. L’humanité même ne compte pas ainsi, et dans son abnégation aveugle elle s’immole par milliers d’hécatombes à l’égoïsme grandiose de ceux qu’elle renonce à juger comme des hommes, puisqu’elle en fait des demi-dieux. Un nom qui est dans toutes les mémoires a seul eu de nos jours le dangereux pouvoir de ne jamais soumettre celui qui l’a porté qu’à la mesure de l’imagination des hommes, de l’imagination qui, à proprement parler, n’a pas de mesure, et dépasse toutes les proportions pour atteindre par le vague à l’infini. Certes, on ne peut dire qu’il y a dix ans cette faculté qui tient parfois une si grande place dans notre nature et dans notre histoire fût dans ses jours d’ardeur et d’audace. Les craintes suscitées par les événemens de 1848 et leurs suites inquiétantes avaient seules absorbé ce qui nous restait de goût pour l’exagération v et nous avions épuisé nos facultés inventives à grossir sans limites des dangers effectifs et d’apparens dangers. Or un tel emploi de l’imagination semble l’éteindre, et jamais nation n’a paru moins portée à l’exaltation qu’alors que, préoccupée exclusivement de l’ordre dans les cités et de la sûreté des propriétés et du commerce, notre France semblait n’avoir plus de sa vie à demander au pouvoir que les soins en grand d’un commissaire de police, regardant comme le bien suprême la paix des rues et des foyers. Alors sans doute l’imagination parmi nous semblait éteinte : elle s’est rallumée cependant. La France a longtemps hésité, résisté ; elle ne voulait pas reprendre aux chances hasardeuses de l’existence sociale, et il n’a pas fallu moins que la puissante stimulation des événemens pour l’arracher aux préoccupations exclusives des intérêts matériels et économiques. On a pu douter longtemps, je l’avoue, que sa lassitude cédât à cet instinct aventureux de sa nature qui s’endort par momens et ne s’éveille que par intervalles. Les faits ont été les plus forts ; en renouvelant sans cesse des provocations inattendues, ils ont ramené les esprits dans la sphère des spéculations, des prévisions, des aspirations qu’excite le spectacle des crises générales. L’Europe, se donnant sans cesse en représentation, a fini par attirer sur elle cette attention d’un peuple un moment subjugué par le souvenir de ses inquiétudes et la fatigue de ses épreuves. La France est redevenue jusqu’à un certain point un pays d’imagination, et la politique extérieure le sujet dominant des pensées et des discours. Qui répondrait cependant que ce fût l’aliment le plus sain qu’on puisse donner à l’esprit public ? Séduite facilement par l’attrait de la nouveauté et l’apparence de la grandeur, l’opinion, dans un si vaste champ de conjectures et d’hypothèses, perd facilement de vue les règles du juste et du possible, et dans l’immensité des affaires et des questions les principes échappent et laissent place libre aux suggestions chimériques du raisonnement et de la passion, du raisonnement qui néglige les faits, de la passion qui ignore les scrupules. Toute nation qui ne songe plus qu’à la politique du dehors se néglige elle-même et va bientôt s’égarer. Un gouvernement qui mettrait tout son enjeu sur cette carte unique, en même temps qu’il donnerait beaucoup au hasard, perdrait, comme un navire sans lest, la faculté de se diriger avec méthode, de se ralentir quand il le faut, et de s’arrêter à temps. Je ne craindrai pas de dire que le conseil de se connaître soi-même, ce conseil qui semble tout philosophique, s’applique aux nations comme aux individus, et peut servir de règle à la politique aussi bien qu’à la morale. Les peuples aussi font bien de penser à eux avant de porter au loin leur curiosité vagabonde, non qu’ils doivent s’engourdir dans une étroite préoccupation de leur bien-être et de leur repos ; mais ils s’oublient, mais ils s’ignorent quand ils ne demandent à leur gouvernement que des spectacles émouvans qu’ils n’auront eux-mêmes ni choisis ni prévus. Penser à soi pour un peuple, c’est pourvoir à sa dignité, et sa dignité, c’est de rester l’arbitre de ses destinées. C’est de veiller par sa raison, de concourir par sa volonté à tout ce qui se fait en son nom. Sa dignité, c’est de fonder ou de maintenir celle de tous les citoyens qui le composent en les faisant maîtres de leur conscience, de leur pensée, de leur travail, de leurs suffrages. Sa dignité, c’est d’être libre. Le calcul de l’utile a son rôle, la spéculation conquérante a ses jours, l’imagination d’un grand peuple ne veut pas qu’on la néglige ; mais avant tous ses calculs et tous ses rêves, il placera sa raison, s’il a une fois annoncé à l’univers qu’il s’appartient à lui-même. Quand on a fait la révolution française, on répond de soi, et la responsabilité n’est à l’abri que sous la garde de la raison. C’est la raison, premier apanage de la race humaine, qui est aussi pour un peuple le principe du devoir et du droit, qui lui apprend à concilier les nobles choses et les choses utiles. Par elle, il s’élève sans s’égarer ; sans s’abaisser, il se ménage ; il sait oser ce qu’il faut oser et craindre ce qu’il faut craindre. Par elle, au-dessus des succès de la force et des joies de la prospérité, il met la justice ; mais si l’on a dit qu’il faut être juste pour être libre, il est encore plus vrai qu’il faut être libre pour être juste, car la raison et la justice en politique sont le prix du concours, et, seul, le débat public les met en lumière et leur décerne la puissance. Revenons d’une erreur trop répandue par l’artifice et la peur ; on nous a trop dit que la liberté politique ne traînait après elle qu’agitations et désordres, que du sein des discussions qui l’attestent et l’alimentent ne naissaient que péril et calamité, comme si l’indifférence servile de tout un peuple ne pouvait pas l’entraîner à la dérive jusqu’au sein des crises qu’il n’a pas su prévoir, comme si le trouble et la ruine n’étaient jamais sortis des délibérations d’un despotisme silencieux ! C’est la liberté au contraire qui, éclairant un peuple dans sa marche, lui montre la voie qu’il doit suivre ; c’est elle qui seule le rend capable de comprendre les expériences qu’il a faites, les leçons qu’il a reçues. C’est elle qui, par un orageux apprentissage, le ramène à la sagesse, à la modération, à la justice. La liberté est le port après avoir été la tempête.


CHARLES DE REMUSAT.