L’OMBRE D’ÉRIC.

SECONDE PARTIE.[1]

I.
Ce que je vis dans la capitale du royaume des Miettes.

Nous allions d’un si bon train et la nuit était si noire, que je ne pus rien distinguer du pays que nous traversions. Je ne jugeai un peu des choses qu’en mettant pied à terre dans la capitale du royaume. Notre voiture s’arrêta devant une maison de papier peint haute de deux pieds et demi : c’était le palais de la reine. Je m’étonnai d’abord de la fragilité de l’édifice, mais sa majesté me répondit qu’avec de bonnes subventions mensuelles aux architectes, la maison ne menaçait pas trop ruine, et que d’ailleurs elle était bien forcée de se conformer aux usages du royaume et de se loger comme ses sujets. Telle est, en effet, la mode du pays : On habite des maisons de papier. Voilà qui est incroyable, d’accord ; mais on ne me dira pas : A beau mentir qui vient de loin, car je ne viens peut-être pas de si loin.

À peine arrivée, la reine entra dans son palais où l’attendait son conseil de ministres et me laissa seul dans mes réflexions, les yeux attachés sur le spectacle étrange que m’offrait cette capitale, dont les rues en enfilade étaient bordées de maisonnettes à deux étages, moins hautes que l’habitation de la reine, et qui, au lieu d’être en marbre comme les palais de Gênes ou en simple pierre de taille, étaient tout bonnement en papier noirci. Quelques instans après, un cicérone vint se mettre à mes ordres de la part de sa majesté ; il pouvait bien avoir six pouces de haut et n’en était pas moins un personnage fort entendu et fort répandu ; n’étant rien lui-même et connaissant tous ceux qui étaient quelque chose, petit et familier avec les grands, sans talent et non sans esprit, sans fortune et vivant bien, enfin un arrière-neveu de Figaro ; mais je ne veux pas en dire du mal, de peur de blesser trop de mes contemporains. Mon cicérone se montra aimable, fit des frais, et après quelques propos courtois m’invita à une promenade dans la capitale, ce que j’acceptai avec empressement.

Nous descendîmes la grand’rue, et aussitôt nos oreilles furent assaillies d’un épouvantable vacarme. Qui aurait cru, bon Dieu ! qu’il pût sortir tant de bruit de ces imperceptibles maisonnettes ? Que se passait-il donc à tous les premiers étages ? On criait à toutes les fenêtres et sur tous les tons, si bien qu’il me fallut beaucoup d’attention pour distinguer quelque chose au milieu de tout ce bruit.

Ici on s’écriait que le retour de la reine était un beau jour pour le pays, qu’on devait se réjouir, pousser des cris d’allégresse et bénir le ministère. Plus loin, on s’écriait que la constitution était violée, que la reine devait toujours être absente, car son irresponsabilité s’accordait mal avec sa présence. D’autres, avec un peu plus de modération, affirmaient que la reine avait absolument le droit de revenir, mais que son retour dans les circonstances présentes était une inqualifiable faute qui devait retomber sur la tête des ministres.

D’abord chacun cria pour son compte, sans se soucier de ce que disait le voisin, et ne cherchant qu’à crier plus haut que lui ; mais, de même qu’il suffit d’une étincelle pour allumer l’incendie, une parole malheureuse alluma toutes les querelles. Alors, de fenêtre à fenêtre, tout le long de la rue, on disputa, on discuta, on s’injuria. Les gros mots furent lancés, on finit par se menacer du poing. La raison avait disparu dans la mêlée, et il ne restait debout que la violence. Le désordre était à son comble ; je me troublai, et, me serrant contre mon cicérone, je lui demandai d’une voix émue si j’arrivais précisément la veille d’une révolution.

— Eh non ! me dit-il, rassurez-vous ; ce n’est qu’une crise ministérielle. Après beaucoup de bruit, tout s’arrangera à l’amiable.

Ces paroles calmèrent mon inquiétude, et nous continuâmes notre promenade. Cependant, comme ce vacarme m’avait beaucoup fatigué, j’éprouvai le besoin de goûter un peu de repos. Je le dis à mon guide, qui m’approuva et me conduisit incontinent à la bibliothèque royale des Miettes, où étaient amoncelés en tas énormes tous les romans de l’année, et où je m’endormis aussitôt du sommeil du juste.

Je dormais encore profondément, lorsque le petit personnage me frappa sur l’épaule et me réveilla sans façon. Je lui fis observer qu’il n’était pas jour encore.

— Si vous attendiez le jour en ce pays, me répondit-il, vous attendriez long-temps.

Je me levai donc, je le suivis. Nous revînmes sur nos traces, et nous tombâmes de nouveau au milieu de grands éclats de voix ; mais le bruit n’était plus au premier étage : on ne faisait plus maintenant que chuchotter aux balcons ; la crise ministérielle était passée. C’était le rez-de-chaussée qui avait pris le dessus et attirait l’attention. Sur le seuil de chaque maisonnette était placée une sorte de sentinelle qui allait, venait, gesticulait, et parlait toujours sans perdre haleine. Je demandai à mon compagnon ce que faisaient à chaque porte ces braves gens qui me semblaient prendre tant de peine.

— Avez-vous vu à Paris, me répondit-il, le théâtre du sieur Séraphin ? Vous souvenez-vous de l’homme au carrick vert qui invite les passans à entrer ? Eh bien ! tous ces personnages que vous voyez tant se démener au seuil de chaque maisonnette, agitant leurs petits bras, leurs petites jambes, leur petite tête et ouvrant une grande bouche, remplissent un office à peu près pareil. Il y a seulement cette différence, que l’homme au carrick vert gagne à peine une obole, et que ceux-ci gagnent des monceaux d’or. — Bien entendu, ajouta mon interlocuteur, que je parle des deux ou trois qui attirent la foule, et non de tous ceux que vous voyez se morfondre sur leur porte dans la solitude et qui ne gagnent pas plus d’argent que de renommée.

J’étais curieux de savoir comment s’y prenaient ces deux ou trois habiles parleurs pour attirer tant de monde autour d’eux. Je m’arrêtai devant celui qui me semblait avoir groupé le plus gros auditoire, et je remarquai d’abord son costume ; il portait le manteau bleu du philanthrope et le petit collet de Tartufe, et, sous cet accoutrement étrange, il caressait, d’un ton patelin, les mauvaises passions et de vieux préjugés, il piquait la curiosité banale d’un public vulgaire, et alléchait les gourmets blasés par d’habiles promesses. En somme, il racontait une histoire si longue, si longue, qu’elle ne finissait jamais.

— C’est donc bien intéressant ? dis-je à un auditeur qui écoutait bouche béante.

— Mon Dieu, non ! me répondit-il ; mais on le paie si cher ! Cette raison ne me parut pas suffisante, et j’allai me mêler à un autre groupe. Ce que je vis ici me frappa bien davantage. Le même acteur occupait six portes à la fois : il se multipliait, il courait d’un seuil à l’autre, il jouait au même moment six rôles différens pour six auditoires divers. Dès qu’il échouait à la peine, ce qui arrivait souvent, il passait prestement son masque à un compère qui le remplaçait à merveille, ma foi, et sans que le bon public s’aperçût de la substitution. On m’apprit que ce personnage qui parlait de lui à chaque instant, et dont le moi était si naïvement ridicule qu’il n’était pas haïssable, avait autrefois, dans sa jeunesse, songé à la gloire ! Hélas ! il ne songeait plus maintenant qu’à remplir ses poches ; il déclarait avec la sotte outrecuidance du parvenu qu’il ne pouvait pas vivre à moins de cent mille francs par année…

— Mais, demandai-je, les gagnera-t-il toujours ?

— Il les gagnera un an ou deux, me répondit-on.

— Mon Dieu ! comment fera-t-il ensuite pour vivre ?

— Il ne s’en portera que mieux, répliqua mon interlocuteur.

Tout à côté, deux autres marchands de paroles débitaient leur marchandise avec autant de talent que leurs rivaux : ils étaient moins suivis pourtant, et leur cour diminuait à vue d’œil. J’en montrai quelque surprise, et l’on m’expliqua qu’ils avaient eu la vogue la veille, ce qui est une grande raison, en ce pays, pour ne pas l’avoir le lendemain. Quant à moi, je ne pris pas la fuite, et je fis une courte halte : la gloire d’hier mérite au moins un semblant d’hommage. Puis, je défilai rapidement devant tous les parleurs inconnus qui occupaient chaque seuil, sur toute la ligne. J’eus le bonheur de les esquiver et de n’être arrêté par aucun embarras. Arrivé au bout de la rue, je repris haleine, car j’avais poussé mes jambes au point de m’essouffler, et mon premier soin fut de questionner mon compagnon, afin de savoir à quoi pouvaient servir, dans le royaume, tous ces débitans de contes bleus.

— Vous n’avez donc pas deviné, me répondit-il, que ce sont là les distributeurs de la nourriture publique, et que dans notre pays on ne se nourrit que de contes ?

— Je ne m’étonne plus, répliquai-je, que les habitans des Miettes soient si pâles et si défaits.

En effet, je ne m’étonnais point des conséquences du régime, mais je m’étonnais beaucoup que, dans un pays constitutionnel, on eût pu adopter un pareil régime. Absorbé dans cette pensée, j’inclinai mon front sur ma poitrine ; quand je relevai la tête, il s’était déjà opéré un changement autour de nous. Ce n’étaient plus les mêmes orateurs qui péroraient à chaque rez-de-chaussée ; j’eus un triste pressentiment.

— Leur règne serait-il déjà passé ? m’écriai-je.

— Pas encore, reprit mon camarade ; mais c’est déjà lundi, et il est d’usage que chaque semaine, à pareil jour, la trompette change de bouche pour vingt-quatre heures, et que l’on joue un autre air, pour varier un peu.

— Ceux ci ne racontent donc pas des histoires ?

— Pas tout-à-fait.

— Que font-ils alors ? car ils me semblent jouer avec la parole absolument comme les autres.

— Ce qu’ils font ? Écoutez-moi. Parler longuement de rien, ou à peu près de rien ; entasser mille mots où quatre suffiraient ; entendre chaque soir, pendant vingt ans, des acteurs toujours les mêmes, dans des pièces qui se ressemblent toujours ; maudire sa destinée ; ne pas refuser tous les cadeaux ; dire systématiquement du bien d’une jolie comédienne, pour en faire penser du mal, c’est-à-dire pour laisser croire qu’on est au mieux avec elle, ce qui est faux, et ce qu’il faudrait cacher avec beaucoup de soin, si c’était vrai ; d’aventure, se marier, et ce jour-là, pour rajeunir le feuilleton épuisé, parler de sa femme en détail au lecteur malin ; ou bien, rester garçon, et, pour se distraire, se promener sur les boulevards, dans un char-à-bancs traîné par des fantômes de chevaux, et, en attendant, dépenser beaucoup d’imagination et de verve… voilà ce qu’ils font, ou à peu près.

— Je vois, dis-je, que ces messieurs sont des gens d’esprit qui ressemblent passablement à cet habile tireur de l’antiquité, lequel employait son temps et son art à faire passer un boisseau de poix chiches dans un petit trou.

À cet endroit, sa majesté la reine vint à passer dans son char ; elle arrêta court son barbet, et, m’apprenant qu’elle était sur le point de son départ, elle m’invita à partir avec elle et me demanda si je n’en avais pas assez de six mois de séjour dans la capitale de son royaume.

— Il y a six mois que je suis ici ! m’écriai-je ; mais il me semblait qu’il y avait tout au plus vingt-quatre heures… Le temps passe donc bien vite dans vos états ?

— Comme les réputations, mon ami, répondit la reine.

Je montai dans le char ; mais à ce moment de sombres nuages s’amoncelèrent à l’horizon, quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber, et bientôt l’orage éclata sur la capitale des Miettes. Hélas ! le désastre fut complet. La capitale fut renversée, engloutie ; elle disparut en laissant à peine quelques vestiges. Je pris les mains de sa majesté, et, les serrant avec attendrissement :

— Quel malheur ! lui dis-je, madame, vous n’avez plus de capitale.

— Soyez tranquille, me répondit-elle d’un air calme ; on va sans retard m’en construire une autre plus solide que celle-là. Partons, ajouta-t-elle.

À ce mot, notre coursier prit son essor ; il courut, Dieu sait, et je fus bientôt déposé à la porte de mon cimetière. Je pris humblement congé de sa majesté, et je me hâtai de regagner mes foyers solitaires. En me retrouvant chez moi, après le long coup-d’œil que tout voyageur jette au retour sur ses pénates, ma première pensée fut d’écrire à mes amis et à ma maîtresse. Je fus d’abord embarrassé pour savoir à qui, de l’amour ou de l’amitié, je donnerais le pas, et je jouai la chose à pile ou face. Pile, c’est l’amitié qui gagna ; le hasard pourrait bien avoir raison.

II.
Où je reprends une correspondance interrompue pendant six mots et demi.
À ZÉNON.

Ô mon maître ! ô mon cher maître, est-ce bien vrai ? est-ce possible ? dois-je le croire ? ne dois-je pas le croire ? Je le crois, puisque vous le dites ; mais cela est bien triste et bien douloureux pour la sagesse humaine, et surtout pour vous. Quelle chute, grand Dieu, quelle chute ! Passe encore si vous aviez imité le marquis Henri de Saint-Simon, si vous aviez aimé, pour savoir ce que c’est que ce sentiment bizarre, inexplicable et puissant qui perdit Troye, et eût changé la face du monde à Actium, dit Pascal, si le nez de Cléopâtre eût été plus court. Passe encore si vous vous étiez ruiné pour apprendre ce que c’est que la pauvreté, pour étudier, à mesure qu’elles naîtraient dans votre cœur, les horribles tentations de la faim, malesuada fames ; si vous vous étiez lancé dans l’orgie, pour connaître ce qu’il y a de mystérieux au fond de ces égaremens de l’intelligence et des sens. Alors c’eût été du dévouement à la science, et j’aurais compris de votre part ces extravagances sublimes. Mais point ; vous êtes devenu bien et dûment amoureux comme un adolescent ou comme un poète ; vous vous êtes ruiné comme un étourdi, comme moi ; vous menez la vie dissolue d’un débauché vulgaire ! Hélas ! hélas ! mon maître, votre disciple se voile le visage, et si vous étiez là, il n’oserait vous regarder en face, de peur de vous embarrasser ; lui qui avait tant à rougir devant vous, il est sûr que vous rougiriez devant lui. Toute admiration a donc son revers. Oui, sans doute, et de votre malheur je retire au moins cette leçon, qu’il ne faut jamais placer trop haut son idole, car elle ne peut alors tomber sans se briser.

Comme on apprend toujours, même dans le cercueil ! Je vous laisse à penser quel beau démenti j’aurais donné autrefois, la veille même où je reçus votre lettre, si l’on était venu me dire que le stoïcien Zénon dévorait son mince patrimoine avec une courtisane qu’il aime peu, ou qu’il n’aime pas du tout. Avec quel dédain j’aurais répliqué à quiconque aurait voulu soutenir que ces trésors d’érudition et de sagesse amassés pendant des années, dans une austère solitude, seraient follement jetés un jour aux pieds d’une comédienne, comme le prix de ses vulgaires faveurs ? Ce siècle est vraiment le siècle des contradictions, et nous pourrions tous, pour peu que nous ayons vécu, être notre Bossuet, et écrire l’histoire de nos variations en plusieurs volumes. Le pour et le contre se donnent fort agréablement la main dans un même cerveau, et ils sont les meilleurs amis du monde dans un même cœur. Les métamorphoses d’Ovide sont peu de chose en comparaison de celles qui s’opèrent chaque jour dans nos sentimens et nos pensées. Et cependant, ô mon maître, ces transformations soudaines me prennent toujours au dépourvu, et la vôtre surtout m’a tant étonné, que je suis resté six mois dans l’impossibilité de vous répondre. Telle est la cause de mon long silence. N’allez pas croire que j’aie été indifférent à vos malheurs. J’ai versé et je verse encore bien des larmes sincères sur votre chute. Quelquefois, cependant, vous l’avouerai-je ? je ne puis m’empêcher de sourire quand je me figure mon grand philosophe, le sigisbé d’une soubrette, quand je me représente cet homme fort entre tous, ce penseur sévère qui, vivant en compagnie de l’antique sagesse, ne voulait jamais descendre de son cap Sunium, réduit à porter sur son bras, dans la coulisse, le châle et le manchon d’une petite comédienne qui babille devant la rampe !

Mais ne plaisantons pas en un sujet si grave, et devant l’effrayant avenir que vous vous êtes préparé. Dans quel abîme êtes-vous plongé ! La misère frappe à votre porte, elle va entrer, elle est entrée peut-être, et la misère à Paris est plus hideuse que partout ailleurs. J’assiste d’ici à vos désespoirs. C’est en frémissant que je vois grandir sous vos haillons ce ver rongeur d’un amour désespéré. Je tremble que vous n’accomplissiez vos projets de suicide, et parmi les ombres qui descendront en ces lieux sans les honneurs de la sépulture, il me semblera toujours voir surgir votre grand front pâle.

Mon maître, me permettez-vous de vous donner un conseil ? Ne vous tuez pas. Je vous parle avec connaissance de cause, ne vous tuez pas. Vendez vos pistolets pour un dîner au Café de Paris. Si malheureux qu’on soit en liberté, il ne faut pas se faire jeter en prison. La liberté et ses orages valent mieux que le calme plat de la servitude. — Il y avait une fois un homme qui, n’ayant pas de pain et ne sachant comment s’en procurer, imagina de commettre quelque délit en plein jour, afin de mériter la prison, où il serait nourri aux frais de l’état. Le régime du cachot ne lui plut guère, car au bout d’une quinzaine de jours, au risque de se faire tuer par les sentinelles qui veillaient aux portes, il s’évada pour aller retrouver la faim.

Adieu, je vous admire moins ; mais comme vous souffrez, je vous aime davantage : il y a plus que compensation.

L’Ombre stupéfaite de votre Disciple.
À FORTUNÉ.

Fortuné dans la solitude ! Fortuné qui veut se faire chartreux ou trappiste ! Le héros du boulevard Italien et du jockey-club transformé en ermite, ce qui ferait supposer qu’il est devenu vieux et pauvre, tandis qu’il est jeune et riche encore ! le plus hardi joueur, le séducteur le plus intrépide, ayant encore de belles inscriptions sur le grand-livre et pas encore de cheveux gris, s’est retiré dans une retraite profonde ! La nouvelle serait amusante, si elle n’était lamentable, et je m’en réjouirais avec toi, mon cher, si, avec toi, mon pauvre ami, je ne devais en gémir.

Voilà ce que c’est que la jeunesse d’un libertin ! (Qui le sait mieux que moi ?) On part ; la matinée est belle ; des chants joyeux s’élèvent de tous côtés sur la route, le long de laquelle de magnifiques tentes sont dressées. On s’avance, le sourire dédaigneux sur les lèvres, les yeux brillant d’une flamme suspecte, le cœur rempli de mille implacables désirs. On exagère sa force, on croit la jeunesse inépuisable, et l’on entre sous la première tente où, autour d’une table couverte de mets exquis et de vins d’Espagne, on oublie sa mère, on se moque de la vertu et l’on blasphème le nom de Dieu. On se lève repu, et l’on sort. Les chants continuent sur la route, moins joyeux et plus bruyans ; le soleil est splendide encore ; on éclabousse le pauvre, on insulte les passans, et l’on entre sous une seconde tente, où des femmes effrontées vous enlacent, et où l’on gaspille dans des plaisirs insensés les facultés de l’intelligence et les dons du cœur. Mais bientôt, sur le seuil, apparaît le fantôme de l’ennui ; l’on s’esquive, et, pour se distraire, on court hasarder sur une carte ou sur un dé toute une fortune que les aïeux ont mis un siècle à bâtir. Puis, le vice, fatigué de son contact éternel avec le vice, veut savoir par curiosité ce que peut produire son contact avec la vertu ; alors il efface sur ses vêtemens les traces de l’orgie, il compose son visage, et, l’air grave, il arrive devant une tente écartée de la route, où la vertu vit dans le calme du bonheur ou au moins de la résignation. La porte est franchie ; aussitôt les chants baissent, le soleil se voile ; une jeune fille est séduite, une jeune femme a trahi ses devoirs et est déjà délaissée. Le coup est fait et l’on se sauve. Les chants ont cessé, et la nuit est profonde ; on va au hasard, la tête baissée, on est assiégé de funèbres pressentimens auxquels on ne veut pas croire, lorsque des sicaires embusqués à un détour du chemin se précipitent sur vous, et vous frappent de leurs poignards. Déchiré et sanglant, vous voulez fuir ; ils vous atteignent bientôt ; vous échappez encore, ils vous atteignent toujours, et retournent le fer dans vos blessures.

Tu connais, mon ami, le nom de ces sicaires ; ils s’appellent les remords. Eh bien ! après tout, tant mieux que tu sois tombé entre leurs mains ! Sais-tu que s’ils ne t’avaient brusquement arrêté dans ta course tu aurais commis encore bien des fautes, et te serais couvert de bien des souillures ? Combien de fois aurais-tu porté le déshonneur au sein des familles paisibles et vertueuses ? combien de fois aurais-tu souillé le foyer, avant toi sans tache, où tu aurais été admis comme un hôte sur l’honneur duquel on peut compter ? Il y a des malheurs salutaires ; le tien est du nombre. Reconnais là le doigt de Dieu, et, toi qui ne t’agenouillais que dans des boudoirs, va t’agenouiller dans une église. Toutes les consolations des amis ne valent point, pour un cœur bourrelé, l’air qu’on respire sous la voûte de la maison de Dieu. Je ne t’envoie donc pas de consolations ; tu en trouveras assez, si tu le veux, dans la chapelle de ton village.

Je sais que ces consolations n’iront pas jusqu’à te rendre le bonheur que tu as perdu pour jamais, et à chasser la terrible image qui t’obsèdera toute ta vie ; mais enfin, elles pourront adoucir l’état de ton ame, surtout si tu veux un peu changer l’existence que tu t’es faite, car, vois-tu, mon ami, la solitude absolue ne te vaut rien. La solitude absolue, quand on a le cœur ulcéré, est le chemin le plus court de la raison à la folie. Le ciel me garde de te conseiller de rentrer dans le monde ! tu rirais de mon conseil, et tu aurais raison. Ce que je te recommande seulement, c’est de secouer cette léthargie douloureuse qui s’est emparée de toi si complètement. Mon ami, ne t’enferme pas dans une seule pensée, et ne reste pas accroupi à la même place pendant des journées entières : le génie s’y abêtirait. Lis de bons livres ; promène-toi dans les environs de ta demeure ; admire les beaux sites et le beau ciel ; entre dans la chaumière du pauvre pour y porter des secours, et si, vers le soir, tu rencontres le curé du village revenant de consoler un mourant et lisant la Bible le long du chemin, ne crains pas de l’accoster, et, causant tous les deux, rentrez à pas lents. Alors tu ne me porteras plus envie. Tant qu’il y a du bien à faire sur la terre, il ne faut pas porter envie aux morts.

Adieu, cher Fortuné. Je vais encore t’indiquer une distraction : écris-moi. Je te répondrai plus tôt que je ne l’ai fait cette fois ; je n’en serai pas empêché, je l’espère, par des circonstances aussi graves. Je mets ma main dans la tienne, et je t’assure que je te plains de tout mon cœur. Il est cependant une personne au monde que je plains encore plus que toi : c’est ta mère. Encore adieu.

L’Ombre compatissante de ton Ami.
À MIRA.

Ma fidèle amie, ma tendre bien-aimée, que je te donne d’inquiétudes, et que je serais coupable si je n’étais innocent ! J’ai, pour expliquer mon long silence, la meilleure de toutes les excuses ; mais je te la dirai plus tard. Aujourd’hui, je tiens à être cru sur parole, et tu me crois, n’est-ce pas ?

Quelles douces heures m’a fait passer ta lettre ! comme je me suis égaré avec bonheur pendant des nuits et des journées entières au milieu de ce passé où tu me ramenais si délicieusement ! C’est par toi que j’ai eu mon paradis terrestre, chère Mira, et tu me demandes si je n’en ai pas perdu le souvenir ! Autant vaudrait me demander si je me souviens de la vie et de ma jeunesse, car, je te le jure, c’est par toi seule que j’ai été jeune et que j’ai vécu. En dehors de ton cercle magique, j’ai essayé de vivre, et je n’y ai pas réussi. Je n’essaierai plus rien ; je sais maintenant tout ce qu’il me faut pour être heureux : c’est ton cœur. Aussi, c’est avec une joie profonde que je t’annonce le grand évènement : j’espère renaître avec les beaux jours, avec ce doux soleil qui te donne tant de joie. J’arriverai avec le printemps : lequel aimes-tu mieux des deux voyageurs ?

Ô la plus aimante, ô la plus fidèle des femmes ! comment me montrerai-je digne de cet amour que tu m’as conservé pur et sans tache ? D’abord en me consacrant tout entier à ma chère Mira, en faisant dès aujourd’hui tout ce qu’elle me demandera, excepté des vers pourtant. Tu me pries, ma chère maîtresse, de te chanter en de jolis vers ; tu ignores donc que je n’en fais plus ? C’est mon châtiment. Dieu veuille qu’il ne dure pas toujours, et que ma Muse revienne dès que je te reverrai ! Si elle revient, je ne chanterai plus que toi, et ces poésies que tu inspireras, je les ferai imprimer par Didot, relier par Thouvenin, et tirer à deux exemplaires ; mais auparavant je les aurai murmurées d’une voix émue à tes genoux, dans ton boudoir, à la lueur d’une lampe d’albâtre.

La seule pensée d’un tel bonheur me saisit avec tant d’empire, que mon cœur bat violemment et que la plume tremble dans ma main. Je voulais te parler de Fortuné et de Zénon ; à un autre jour ! Tout ce qui n’est pas toi m’importune ; je veux que rien ne se place entre ton image et ma pensée.

Adieu, fidèle et charmante amie ; au printemps. Je t’envoie autant de baisers qu’il y a de minutes que tes lèvres n’ont touché les miennes.

L’Ombre charmée de ton Amant.
I.
Une soirée littéraire dans un cimetière inconnu.

Mes estafettes venaient de partir ; je ne comptais pas sur leur retour avant l’étoile du matin. Zénon, pensai-je, n’est pas encore rentré chez lui. À moins qu’il ne soit malade, il est dans les coulisses ou en train de souper quelque part. Fortuné a depuis long-temps fermé sa porte à double tour, et si Joseph est sur son premier somme, il laissera, avant d’ouvrir, mon messager faire le pied de grue. Quant à ma fidèle Mira, qui attend à chaque heure du jour et de la nuit, elle a déjà entr’ouvert sa persienne…

— Eh ! eh ! murmura un feu follet qui voltigeait en ce moment sur ma tombe ; eh ! eh ! voulez-vous me suivre, ombre d’Éric ?

— Feu follet, mon ami, répondis-je, où veux-tu me conduire ? Je n’ai pas confiance aux gens de ton espèce ; je n’ai que trop suivi dans le monde de feux follets ; ils m’ont tous égaré et conduit où tu me vois.

— Suivez-moi, répliqua-t-il sans m’avoir écouté, selon un usage très répandu ; je veux vous conduire à une réunion de morts célèbres.

On peut être hardi quand on n’a plus rien à perdre. Je me levai, et suivis à tout hasard mon guide capricieux, fantasque, insaisissable, qui allait, venait, disparaissait, reparaissait, brillait en se jouant. Une ombre guidée par un feu follet vers des tombeaux ! Qui se douterait que cela ressemble beaucoup à la postérité conduite par la gloire vers les morts illustres ?

Je marchai assez long-temps, toujours précédé de mon guide. La nuit était transparente, le ciel était parsemé d’étoiles. Un silence religieux régnait partout, lorsque soudain j’entendis la voix mélancolique d’un pâtre qui s’élevait au loin, et les mélodies délicieuses d’un rossignol qui chantait sur l’arbre voisin. Je me pris à écouter avec ravissement ces deux voix qui montaient vers le ciel comme l’ame de cette profonde solitude ; mais aussitôt une chouette poussa un cri lamentable, et une chauve-souris fouetta mon visage de ses ailes funèbres : une chose triste suit toujours de près une chose agréable ; on dirait un créancier aux trousses de son débiteur. Nous avancions toujours, et je commençais à être inquiet ; enfin mon guide s’arrêta, et, tournoyant sur lui-même, il murmura : « C’est ici. »

Alors je regardai avec curiosité autour de moi ; le lieu m’était entièrement inconnu. C’était une place funèbre, entourée de mausolées, dont quelques-uns seulement étaient en marbre et le plus grand nombre en pierre ou en brique : on voyait trop que ce n’étaient pas des tombeaux de millionnaires. Au beau milieu du rond-point s’élevait une pyramide en marbre noir, au sommet de laquelle se dressait une Renommée classique soufflant de toutes ses forces dans sa trompette. Sur le socle de la pyramide étaient gravées des plumes qui avaient, les unes, la forme d’une flèche, les autres, celle d’un stylet ; celles-ci avaient la queue d’une comète, et celles-là ressemblaient à une étoile fixe. Une autre face du socle représentait une mer orageuse, sur laquelle étaient ballottés des volumes, la plupart à moitié couverts d’une vague.

— Maître, dit le feu follet, c’est ici la dernière demeure des écrivains. C’est ici que vous auriez pu reposer, ombre d’Éric !

Je sentis toute l’amertume du reproche contenu dans ces derniers mots, quoique cela fût dit d’un ton badin. Je m’en préoccupai même si fortement, que je ne fis plus attention où je marchais, et que je me heurtai à un sépulcre à fleur de terre, sur lequel je me laissai choir. Précisément c’était le tombeau du révérend Laurence Sterne. Or, je me consolai en pensant que Sterne avait été bien d’autres fois l’occasion d’une chute : demandez à tous ceux qui ont voulu l’imiter !

— Avez-vous lu au moins l’épitaphe ? me dit mon guide au moment où j’essayais de me relever. Veuillez remarquer qu’elle ment… comme une épitaphe. Ce n’est pas le 13 septembre, comme elle l’assure, mais bien le 18 mars, qu’Iorick passa de vie à trépas.

Voilà un feu follet bien savant, pensai-je, et certes il mériterait une place dans une académie, s’il avait un peu plus de tenue, ce qui est le cas de beaucoup de gens. Je lui adressai mes félicitations sincères ; il les accepta en pirouettant, ce qui ne signifie pas avec modestie, me guida quelques pas encore, et disparut en m’annonçant que j’étais au lieu de la réunion, du raout. Je me trouvais alors devant un monument simple et imposant, environné de saules-pleureurs et surmonté d’une vierge de Canova, en marbre de Carrare, qui versait des larmes sur une page inachevée. Sur le frontispice, je lus, gravé en lettres d’or, le nom de Pascal. Au souvenir de ce grand nom, j’allais me recueillir ; mais aussitôt je ne sais quelle horloge sonna une heure, et je vis s’échapper de leur sépulcre des ombres qui en un clin d’œil furent à côté de moi. Elles entrèrent l’une après l’autre chez Pascal, et en assez bon nombre. Que pouvais-je faire ? Ma foi, je jouai d’audace, je me faufilai à la suite des derniers venus, et je pénétrai dans une étroite antichambre éclairée par les rayons adoucis d’un invisible soleil, où l’ombre d’un laquais recevait les visiteurs. Au moment de mon arrivée, le valet annonçait d’une voix retentissante : Jean Racine, Poquelin de Molière. Un dernier personnage, qui n’aimait pas sans doute à être traité comme les autres, dit qu’il s’annoncerait lui-même, et, faisant une moue, de ses lèvres hautaines laissa tomber trois syllabes qu’on aurait pu entendre d’un bout de l’Europe à l’autre : lord Byron.

Alors le laquais s’approcha de moi et me demanda comment je m’appelais.

— Je ne puis pas décliner mon nom, lui dis-je, puisque je n’en ai pas.

— Entrez toujours, monsieur, répondit-il, mais pour cette fois seulement.

Je pris mon air le plus modeste, et j’entrai dans le salon de Pascal, grand comme son antichambre et éclairé de la même façon. Les ombres s’y livraient à des conversations particulières. Je vis Pascal s’entretenir avec lord Byron, et ils paraissaient fort bien s’entendre. Serait-ce que tous les grands esprits sont d’accord ici, et que la vie seule, avec ses hasards et ses caprices, établissait là-haut des différences ? Dès que Byron s’éloigna, je m’approchai respectueusement de l’auteur des Pensées,

— J’arrive tout récemment, lui dis-je, et je puis vous assurer que, sur la terre, votre gloire est dans tout son éclat ; même les Provinciales reviennent à l’ordre du jour, car les jésuites…

Pascal ne me permit pas d’achever, et, me prenant à l’écart, il se mit à me parler de ses chères sœurs, Jacqueline et Gilberte. Il remua avec bonheur tous ses souvenirs de frère, et j’admirais avec quelle complaisance il touchait mille détails intimes, à la fois sévères et charmans.

— Il est une autre femme, ajouta-t-il après avoir long-temps parlé de ses sœurs, dont l’image me réjouit éternellement le cœur ; mais c’est un secret que j’ai emporté en quittant la terre, et que je ne veux pas même trahir ici.

En prononçant ces derniers mots, Pascal, qui semblait sous l’influence d’un rêve délicieux, me laissa en présence de Racine.

— Je vous apporte de bonnes nouvelles, dis-je à l’auteur d’Athalie, vos chefs-d’œuvre…

— Avez-vous connu sœur Lalie ? me demanda Racine en m’interrompant.

— Je n’ai pas connu sœur Lalie, répondis-je ; mais je viens vous annoncer que Phèdre et Hermione, long-temps sans voix, revivent avec toute leur puissance dans une jeune et belle Juive…

Racine était évidemment poursuivi par des idées fixes ; il ne m’avait pas écouté, et s’écria :

— Et La Champmêlé ? monsieur, La Champmêlé ?

— Je ne l’ai pas plus connue que sœur Lalie, fus-je obligé de répondre.

Racine me salua froidement, comme si je venais de le blesser. Je crus avoir commis quelque impardonnable maladresse, et je restais cloué à la même place, lorsque Molière passa, le front mélancolique et l’œil rêveur.

Tartufe est toujours à la mode, dis-je à Poquelin, et les Femmes savantes n’ont pas vieilli.

— Pourriez-vous, me répondit-il, me donner des nouvelles de ma femme ? C’est à elle que je songeais quand vous m’avez interrompu, et je vous avouerai qu’elle m’intéresse plus que mes comédies.

— Je le crois bien, dit Byron, qui nous écoutait.

— Mais vous, dis-je de plus en plus surpris à l’auteur de Don Juan, vous, milord, ne voulez-vous pas savoir ce que sont devenus Manfred et le Giaour ?

— Je veux savoir, me répondit-il, ce qu’est devenue Adda. Dites-le-moi, si vous le savez, dites-le-moi vite. Est-elle belle ? est-elle riche ? est-elle mariée ?

— Elle est belle, elle est riche, elle est mariée à un lord…

— Qui la rend heureuse, n’est-ce pas ?

Sans attendre ma réponse, lord Byron tomba dans une longue rêverie ; puis, se penchant à mon oreille :

— Et la comtesse Guiccioli ? murmura-t-il.

Je ne sais ce que je répondis, mais Byron parut désappointé. Il allait me questionner encore, lorsque l’heure de la retraite sonna. Je vis alors ces ombres illustres se saluer affectueusement, se serrer la main, et sortir comme elles étaient entrées. Je suivis leurs traces, ce qui est très sage, sinon très original, et aussitôt je fus en plein air.

Mon guide ne m’attendait pas, et je repris seul le chemin de ma demeure, en réfléchissant à ce que je venais de voir et d’entendre. Ce qui m’étonnait, ce n’est pas que le cœur de ces grands hommes eût plus de mémoire que leur esprit ; mais Molière, disais-je, comment Molière, qui fut si malheureux avec Béjart, peut-il parler d’elle avec un plaisir ineffable et toujours nouveau ? Je creusai cette pensée, tout en marchant, à la façon de Jean-Jacques, et j’en vins à comprendre que, pour la récompense des nobles cœurs, la mort enlève à l’amour ce qu’il a pu avoir d’amer dans la vie, et ne laisse que le bonheur d’avoir aimé.

En rêvant ainsi, j’avais traversé la place sans m’en apercevoir et sans encombre ; mais à l’instant où je m’y attendais le moins, je fus assailli par un grand nombre de fantômes qui erraient, comme des ames en peine, aux alentours de l’enceinte réservée. Ils étaient sans doute prévenus de mon arrivée récente, car ils me guettaient au passage, et ils se jettèrent au-devant de moi en poussant des cris confus. Ce que je distinguai au milieu de ces clameurs, c’est que ces bonnes gens si émus me demandaient tous des nouvelles de leurs livres et de leur gloire. Je ne savais auquel entendre.

— Je suis Chapelain !

— Je suis Dassoucy !

— Je suis Brébeuf !

— Je suis Bonnecorse !

— Je suis Colletet !

Cent autres noms frappaient en même temps les airs en fausset. — Messieurs, m’écriai-je, calmez-vous et soyez contens. Votre renommée est dans tout son lustre et va grandissant ; mais laissez-moi passer.

— Vous passerez, me dit un fantôme en me barrant le chemin, quand vous m’aurez appris le sort de ma Phèdre.

— Monsieur Pradon, on joue votre Phèdre tous les soirs. Pradon, ravi, céda la place à un autre.

— Que pense-t-on de mes sermons ? dit celui-ci.

— Vous êtes monsieur l’abbé Cotin, dis-je, ou monsieur l’abbé…

— Je suis Cotin.

— Eh bien ! monsieur l’abbé, tout le monde sait vos sermons par cœur ; mais laissez-moi passer.

— Il ne vous en coûtera pas beaucoup, dit un autre personnage qui attendait impatiemment son tour, de m’apprendre si on fait encore des vers.

— Monsieur Lamotte-Houdard, on ne fait plus de vers, mais on lit toujours les vôtres.

— J’en étais sûr, reprit Houdard. C’est tout ce que je voulais savoir, et maintenant échappez-vous sans répondre aux misérables et vaniteuses questions de tous ces fantômes d’auteurs.

Ce disant, Lamotte-Houdard m’ouvrit un passage, j’en profitai adroitement ; mais une foule d’ombres se mit à ma poursuite. Dorat et Bernis en tête. Ce fut une véritable course au clocher. Les poursuivans ne lâchèrent pied que lorsqu’ils m’eurent perdu de vue. Quand je n’entendis plus le moindre bruit derrière moi, je ralentis ma marche pour reprendre haleine. Je me crus sauvé. Je ne l’étais pas tout-à-fait encore. Une ombre s’élança de derrière un arbre où elle était embusquée ; elle me salua d’une façon aristocratique, et me dit d’un ton dégagé :

— Je serais fort aise de connaître votre avis sur mes Portraits et Maximes,

— Mon avis est, monsieur le vicomte, que le livre de votre aïeul est peu de chose à côté du vôtre.

— Ce qui me le ferait croire, répliqua-t-il, c’est que mon aïeul m’a fort mal accueilli.

— Il est jaloux, vous dis-je, monsieur le vicomte ! il est jaloux.

Et je disparus en laissant le fin moraliste très convaincu de la sincérité de mes complimens.

J’arrivais à mon tombeau, lorsque je vis accourir le barbet, le poil humide et la démarche singulière. Le moineau accourait aussi ; il traînait l’aile et tirait le pied. En considérant avec plus d’attention mes deux messagers, je remarquai que le barbet avait l’air moqueur, et le moineau l’air affligé. — Serais-je ridicule et malheureux ? me dis-je. Et, pour m’en convaincre, je me hâtai de descendre chez moi, d’allumer ma lampe, et de lire les trois réponses à mes trois lettres.

IV.
Combien dure une passion qui devait être éternelle.
RÉPONSE DE ZENON.
Paris, rue de Sorbonne, une heure du matin.

À quoi bon, mon cher disciple, avoir à sa disposition des courriers qui vont vite, si l’on ne sait pas s’en servir ? Avec votre estafette rapide comme la pensée, vous arrivez toujours trop tard : c’est que vous ne partez pas assez tôt. Vos lamentations sincères d’aujourd’hui ne me parviennent pas plus en leur moment que vos éloges emphatiques de l’an passé. Je vous avais donné un conseil que vous avez mis dans votre portefeuille où vous l’avez oublié. Pour les morts, comme pour les vivans, à ce qu’il paraît, un conseil est une lettre de change qu’on accepte et qu’on ne paie pas. Ne croyez point que je veuille vous adresser un reproche ; vos inquiétudes à mon sujet sont si vives, qu’elles annoncent un attachement véritable, et non un de ces attachemens ordinaires de disciple, qui font beaucoup de bruit le matin et s’évanouissent avant le soir. Jeune homme, il vaut mieux manquer d’à-propos que de manquer de cœur. Or, vous n’avez manqué que d’à-propos, mais vous en avez manqué complètement ; car apprenez, mon cher disciple, que j’ai doublé le cap des Tempêtes et que je suis hors de tout danger. Je suis rentré dans la maison paternelle, c’est-à-dire dans la philosophie : tuez le veau gras.

Plus mon malheur était immense et plus j’avais de chances d’en triompher. C’est dans les profondeurs du désespoir qu’on puise les grandes résolutions : les demi-malheurs sont plus dangereux que les malheurs complets. Si je n’avais été perdu de réputation, ruiné, et à la veille d’envoyer au plafond une cervelle encore assez puissante, je n’aurais pas été aussi près de mon salut ; mais quand je me vis au fond de l’abîme, je rassemblai toutes les forces de mon ame, et, ayant mis cette armée en bataille, je livrai le grand combat, d’où je suis sorti vainqueur. Au lieu de continuer à gémir sur la défaite de votre maître, réjouissez-vous donc de sa victoire, et tressez-lui une couronne avec des feuilles de chêne et de laurier, si toutefois il croît du laurier et du chêne dans le voisinage de votre tombe.

Vous vous souvenez du cri de Richard III brûlant de prendre sa revanche : « Un cheval, un cheval ! Mon royaume pour un cheval ! » Eh bien ! moi aussi je poussai un cri comme celui-là : Une mansarde, une mansarde ! Vingt années de ma vie pour une mansarde et des livres ! m’écriai-je un matin, et ce jour-là même je montai à un sixième étage, et je me remariai avec l’étude. Or, tenez ceci pour certain, mon cher disciple, c’est que l’amour a peur de l’étude, comme le diable a peur de l’eau bénite. Tant que je n’avais vécu que dans la pensée de me distraire d’une passion impossible, cette passion n’avait cessé de grandir. Les efforts que je faisais pour la vaincre lui donnaient une nouvelle puissance ; mais dès que je me fus créé un autre but, dès que je me dis que le travail pouvait me conduire à une réputation honorable, et que répandre d’utiles idées parmi les hommes pouvait être une aussi noble occupation que de rêver éternellement d’une femme que je ne devais plus revoir, l’image qui me poursuivait avec tant de persévérance disparut peu à peu, et à mesure que cette image s’affaiblissait, un sentiment d’une autre nature naissait et se fortifiait en mon cœur. Je devenais ambitieux de renommée, je ne travaillais plus comme autrefois pour le simple plaisir que rapporte le travail, mais surtout pour faire mentir tous les faux prophètes qui s’étaient empressés de proclamer ma ruine, et pour prouver au monde que j’étais capable de quelque chose de plus méritoire que de prendre d’assaut le cœur d’une actrice et de noyer mon intelligence dans un flacon de Xérès. La fièvre s’en mêla ; je me préparai à ma réputation comme à une vengeance. Je me plongeai avec volupté dans mes livres, je devins un bénédictin au milieu de Paris, j’arrosai mes in-folios de nobles sueurs, et je ne prenais un peu de repos que lorsque ma tête, mes yeux et mes bras demandaient grace à mon infatigable volonté. Pour toute distraction, je promenais mes regards, par le trou de ma lucarne, dans le ciel gris et pluvieux, ou sur les toits noirs de la grande cité, et je n’apercevais ni la monotonie, ni la tristesse de ce spectacle. Je ne voyais pas non plus la misère de mon taudis : l’avenir dorait de ses rayons les murs de ma froide mansarde.

Je n’ai pas espéré en vain ; le travail est comme un homme d’honneur, il ne manque jamais de parole. Un esprit intelligent qui travaille beaucoup doit réussir, j’ai réussi. Entendons-nous, je ne parle pas de gloire ; je ne parle que de considération et de bien-être : le travail ne promet rien au-delà, et c’est ce qu’il m’a donné. Découvrez-vous, mon cher disciple, et saluez en moi le lauréat de l’Institut du dernier concours. Découvrez-vous encore, et saluez plus bas : je suis nommé professeur de philosophie ; je suis un personnage officiel, et deux fois par semaine, derrière une table en fer-à-cheval, je disserte, au nom de l’état, sur Aristote et Platon, devant un vaste amphithéâtre où surnagent quelques auditeurs. Patience : si j’ai encore peu de monde, c’est que je ne sors point de mon sujet, et que je ne cherche qu’à instruire mon auditoire ; mais j’attends le moment d’entrer dans des questions brûlantes, à mille lieues de l’objet de mes leçons, de m’adresser aux passions de la jeunesse, et c’est bien le diable si je n’attire pas alors autour de moi un millier d’auditeurs !

Je suis dans le vrai, et j’y resterai. Le stoïcisme ne mène à rien ; la débauche mène à la rivière ; le chemin que je viens de prendre mène à tout. Cela mène aussi à un bon mariage, et j’ai déjà jeté les yeux sur une dot assez ronde qui me poserait définitivement en homme sérieux. Les édifices modernes, pour être solides, doivent être construits sur pilotis d’écus. — Je prendrai donc femme sous peu ; Zénon se mariera, et supposez que dans quelques années, par une matinée d’automne, me promenant, après ma leçon de philosophie, dans les allées du Luxembourg, ayant ma jeune femme au bras, et devant nous nos enfans jouant à la balle ou au cerceau, je rencontre celle qui bouleversa mon existence et m’inspira une de ces passions forcenées d’où sortent souvent l’assassinat et le suicide ; suis-je sûr de la reconnaître ! Hélas ! cet amour qui ne devait pas finir, j’en suis venu à me demander s’il est bien vrai qu’il ait jamais existé.

Mais il est une personne que je n’oublierai pas, et à laquelle j’ai voué toute ma reconnaissance, c’est Héloïse. C’est elle qui m’a donné de l’argent pour acheter des livres, et vivre jusqu’au jour du succès sans tendre la main. Cette comédienne est une noble femme, et pour vous prouver que ma reconnaissance n’exagère pas, je transcris ici un billet qui peint son ame.

« J’ai deviné vos chagrins et compris votre projet. La vie que vous menez n’est pas faite pour vous, elle vous pèse, et vous songez à me fuir ; fuyez-moi. Je ne suis qu’une pauvre fille ignorante, qui met du fard sur ses joues, ne manque pas de mémoire, gesticule assez bien et minaude agréablement, voilà tout. Vous, Zénon, vous êtes un homme supérieur, et vous devez avoir fructueusement employé les années de votre jeunesse, car il me semble que vous savez beaucoup. Je ne suis pas assez égoïste pour vouloir lier votre destinée à la mienne ; c’était un beau rêve que j’avais fait ; il s’est évanoui, mais non pas mon affection pour vous, qui est profonde et inaltérable.

« Mon prince, votre attachement pour moi m’a relevée à mes propres yeux ; vous m’avez donné le seul vrai bonheur que j’aie goûté dans ma vie, et, ce qui est mieux, vous m’avez rendue capable du sacrifice que je m’impose aujourd’hui. Croyez-vous donc que ce soit peu de chose de se séparer de celui qu’on aime, surtout quand on a la conviction que c’est le seul qu’on puisse aimer ? Mais il le faut ! le soin de votre avenir l’exige, et je ne balance point. Aux yeux du monde, le contact d’une comédienne est dangereux, son amour est funeste. Si vous restiez encore une année auprès de moi, Zénon, vous seriez un homme perdu, vous si au-dessus des autres hommes, et qui êtes né pour la gloire, j’en ai le pressentiment. Oui, vous monterez à une haute position, si vous le voulez : vous avez l’échelle dans votre tête.

« Maintenant, Zenon, pas de fausse honte ! Est-ce que les grands esprits doivent connaître ces faiblesses-là ? Mon philosophe, mon futur grand homme, vous êtes sans le sou. Prenez ces billets de banque. Ce n’est pas mon argent que je vous donne, c’est une faible partie du vôtre que je vous rends. Tant que vous n’aurez pas conquis votre place au soleil, et que vous ne serez pas au-dessus du besoin, ma bourse vous est ouverte ; je vous dois tout ce que vous m’avez donné.

« Au travail ! au travail donc ! J’attends déjà avec impatience la première nouvelle de vos succès. J’aurai toujours mes yeux sur vous. Invisible, je partagerai vos triomphes ; je ne vous demande en retour que de ne pas oublier entièrement cette pauvre Héloïse, qui montera chaque soir sur les planches, et, souriant toujours au parterre, n’aura pas moins une plaie dans le cœur.

« Encore une grace que je veux vous demander. Venez quelquefois reprendre votre ancienne place, sous la porte du balcon de gauche. Ces soirs-là, vous serez tout mon public, je ne verrai que vous, je jouerai pour vous seul, je jouerai bien ; mais promettez-moi d’applaudir, même quand je jouerais mal.

« Adieu, Zénon ; il est six heures, et le métier me réclame ; je vais repasser mon rôle. Je ferai ce soir une triste marquise. Eh bien ! qu’on me siffle. N’y venez pas.

« Héloïse. »

Je vous le disais bien que c’était un noble cœur sous un habit de comédienne. Malheureusement les convenances ne me permettent ni de la voir, ni de lui écrire, et c’est avec un véritable regret que je me vois dans l’impossibilité de lui faire parvenir mes remerciemens.

J’ai choisi, dans la rue Sorbonne, rue studieuse, un appartement modeste, que j’ai surtout meublé avec des livres. J’ai résolu que désormais je serais habillé de noir : le choix de la rue, de l’appartement et du costume est chose plus importante que vous ne pensez peut-être, quand on veut faire son chemin. J’ai pris un air grave, et je suis enchanté que mon front se soit dégarni dans mes luttes corps à corps avec mon amour insensé et la débauche ; on en fera honneur au travail ; ne sait-on pas que la Muse de la science a la mauvaise habitude d’arracher les cheveux à ses amans ? J’ai adopté une manière de vivre régulière : les bonnes habitudes forment autour du cœur et de l’esprit un cordon sanitaire qui empêche les mauvaises inspirations d’y pénétrer. Je me lève avec le jour ; mais vous comprenez, mon cher disciple, que si je me lève de si bonne heure, je me couche tôt, c’est-à-dire avant minuit, ce qui ne me permettra plus, à mon vif déplaisir, de recevoir votre émissaire, qui ne peut partir de votre domicile qu’après que les douze coups ont sonné. La porte d’un professeur de philosophie, une fois close, ne peut pas décemment se rouvrir à une pareille heure. Puis, faut-il tout vous dire ? je suis trop engagé dans le monde officiel pour rompre en visière avec les préjugés. Je suis maintenant l’homme des opinions générales, et vous conviendrez avec moi que ce serait heurter une opinion reçue que de correspondre avec un mort. Cependant, si dans une occasion importante, vous jugiez à propos de m’adresser une communication, je me risquerais à recevoir votre messager. Vous voyez que j’y mets de la bonne volonté, et que je ne craindrais pas de me compromettre pour le plus cher de mes disciples.

Bonsoir ; je vous plains de tout mon cœur ; vous avez eu tort de mourir. Quoi qu’on en dise, la vie a du bon.

Zénon.
V.
Combien durent les chagrins et les remords qui ne devaient pas finir.
RÉPONSE DE FORTUNÉ.
London, Manchester-House.

Ton barbet, mon cher, court donc aussi facilement sur les eaux que sur la terre ferme ! Il a traversé la Manche comme une grande route, et est venu me trouver à Londres, où certes tu ne me croyais point, et où je ne l’attendais guère. J’avais passé la première partie de ma soirée à Covent-Garden, où je m’étais royalement ennuyé, et, vers dix heures, j’avais fait voile vers l’ambassade de Russie, qui donnait une fête. Je ne me suis retiré que fort avant dans la nuit, comme tout le monde, et c’est alors que j’ai trouvé ton messager, qui m’attendait dans la cour d’honneur ; il n’avait pas voulu se risquer dans les antichambres, étant trop bien élevé pour se mêler à la valetaille, ou trop peureux pour affronter les coups de bâton ; mais au moment où mon chasseur dépliait le marche-pied de ma voiture, à ce moment suprême où le carrossier de M. de Talleyrand lui remettait ses mémoires, ton groom au poil noir m’a remis ton épître sentimentale. J’ai voulu le faire monter sur le siége, il avait disparu, et je ne l’ai retrouvé que sur le seuil de l’ambassade de France, où je demeure et où je l’ai fait entrer poliment, car je le traite avec tous les égards dus à son mérite. Pendant que je te réponds, il s’est étendu sans se gêner sur une ottomane de velours, d’où il me regarde, tantôt avec la gravité étudiée d’un secrétaire d’ambassade, tantôt avec la fatuité d’un attaché.

Mon cher ami, as-tu lu l’Amphitryon du divin Molière ? M’est avis que ce Sosie, avec ses deux moi, ressemble singulièrement à nous tous. Ainsi mon moi de l’été dernier aurait été touché de ta lettre ; j’aurais peut-être versé une larme sincère, tandis que mon moi de ce soir a souri légèrement et s’est contenté de dire : Pauvre garçon, il se fait moraliste ! — Certes, mon excellent ami, j’approuve beaucoup les idées que tu émets sur la débauche ; mais la plus haute et la meilleure leçon qui ne vient pas à son heure échappe rarement au ridicule : il ne faut prêcher ni trop tôt ni trop tard. Trop tôt, on ne vous comprend pas : vous prêchez en latin à des paysans ; trop tard, vous prêchez à des convertis. Or, quand cela n’est pas ennuyeux, cela est plaisant de voir un prédicateur qui prend sa plus belle voix et sa pantomime la plus touchante pour dire : « Dépouillez-vous, » à des gens qui sont nus.

Tu t’imagines donc que la vie ressemble à une tragédie classique avec son éternelle unité de lieu et son admirable unité d’action. Eh ! mon Dieu, elle ressemble plutôt au drame moderne avec sa détestable manie de changer toujours de place et d’arriver au dénouement par mille chemins. C’est bien la peine d’être mort si tu ne sais point cela. Je croyais que le trépas ouvrait les yeux, je m’étais laissé dire qu’un rustre qui vient de trépasser était aussi savant que Cuvier et aussi spirituel que Voltaire ; mais, d’après ce que je vois, il peut bien être rustre comme devant, car, sans te flatter, mon ami, depuis que tu nous a quittés, tu n’y vois pas plus clair, et tu n’en sais pas plus long. Eh quoi ! tu prends un coup de tête pour un projet immuable, et quelques mois de désespoir pour un état définitif. Dans ces sortes de maladies, sache-le donc, il n’est permis qu’aux malades de se croire inguérissables : le monde et les médecins sont toujours sûrs d’une prochaine guérison.

Tant que mon désespoir fut dans son paroxisme, je restai confiné entre mes quatre murs, sans meubles, sans tentures, sans tapis, sans glaces, ne pensant point à vivre autrement et ailleurs. Ma douleur était véritable, pas du tout jouée. J’étais réellement blessé, et je restais dans mon trou ; mais les grillons même sortent de leur trou. Un jour, à l’anéantissement que j’éprouvais succéda l’ennui : c’était un symptôme infaillible de mieux. Les journées me parurent d’une longueur démesurée, et les soirées ne finissaient jamais. Tout praticien habile eût compris que la maladie arrivait à sa période décroissante, et que ce n’était plus qu’une affaire de temps et de régime. L’ennui croissait toujours ; il touchait à son comble. Pour déterminer la crise salutaire, il ne fallait plus qu’un accident heureux, qui ne tarda pas à se présenter. Le premier jour du mois dernier, un samedi, il faisait un soleil splendide. J’eus envie de sortir de ma prison ; mais, comme je traversais mon antichambre, je passai devant une moitié de glace de Venise que Joseph avait laissée là par mégarde, me dit-il. Je me trouvai si vieux, si laid, si déguenillé, que je rougis de mon accoutrement comme Ève de sa nudité, et que je me serais vite caché si j’avais aperçu quelqu’un. « Joseph, m’écriai-je presque en colère, faites mes cheveux et ma barbe. Vite un bain parfumé ; vite du linge fin et des habits. » Avec quelle joie le vieux serviteur exécuta mes ordres ! Deux heures après, j’étais un cavalier très présentable.

— Faites atteler, dis-je. En me retrouvant dans mes habits, je reprenais mes habitudes. — Monsieur le vicomte oublie qu’il n’a plus de voiture, me répondit Joseph. En ce moment, un bruit de roues et de chevaux se fit entendre sous ma fenêtre. C’était mon oncle, le noble pair, qui venait me rendre visite. Il avait daigné m’écrire plusieurs fois ; j’avais eu l’impolitesse de ne pas lui répondre, et cet aimable vieillard, que j’aurais dû blesser par mon silence, ne m’avait pas gardé rancune, et venait tenter un dernier effort pour me rendre à la raison. Il comptait sur l’influence toute puissante que lui donnent sa qualité d’oncle, son expérience si consommée et si tolérante, et l’affection qu’il a toujours eue pour moi, qui, dit-on, lui ressemble un peu. Mon visiteur fut un peu bien étonné. Il s’attendait à trouver un sauvage, il trouva un dandy. Ses frais d’éloquence devenaient inutiles, et le noble pair était dans la position d’un orateur qui, ayant préparé un discours, fort de sa puissance oratoire, croit franchement qu’il décidera un vote, et arrive au parlement un quart d’heure après qu’on a voté. Tout autre en aurait pris de l’humeur et ne m’eût jamais pardonné de m’être converti sans le secours de l’éloquence dont il avait fait provision. Mon oncle m’embrassa cordialement, parut enchanté, et m’invita à monter dans sa calèche. Quand nous roulâmes vers Paris : « Ah ça ! me dit-il, mon neveu, je vous annonce que vous êtes nommé de ce matin second secrétaire à l’ambassade de Londres. » Je fus étourdi du coup ; je demandai quelques jours de réflexion, qui ne furent point accordés, et lorsque la voiture s’arrêta, ce fut devant l’hôtel de la rue des Capucines. Le ministre m’accueillit avec bonté, me donna des instructions, que j’eus l’air de comprendre. Je parlai peu, je souris une fois à propos, voilà ce qu’on appelle un début heureux en diplomatie. Rien n’est aussi important que le début en toute chose : c’est l’anneau qu’on fixe dans le mur et auquel on doit suspendre une longue chaîne. La suite a répondu au commencement ; depuis un mois que je suis à Londres, j’ai mérité la confiance de mon ambassadeur, j’ai gagné un ruban, et les hommes politiques de la Grande-Bretagne ont déjà retenu la moitié de mon nom.

Le monde, mon cher ami, s’offre à moi sous des aspects nouveaux. Jusqu’ici ma vie s’était passée à faire quelque bruit et beaucoup de mal, à poursuivre avec une ardeur passionnée des futilités coupables et dangereuses, et à immoler brutalement les convenances sociales, si dignes de respect et si faciles à observer. Or, quel est le résultat de cette existence de gentilhomme débraillé et corrompu ? De ruiner son corps avec son esprit, de dévorer sa fortune, et d’être à trente-cinq ans infirme, stupide et pauvre, c’est-à-dire les trois choses les plus lamentables sous le soleil, et dont une seule suffit pour changer cette vie en un purgatoire. Au sortir de cette galère, je m’étais jeté dans la solitude ; c’était tomber d’un extrême dans un autre. À quoi m’aurait servi de me lamenter éternellement et de toujours pleurer cette pauvre Claire ? Mes larmes ne l’auraient pas rendue à la vie.

Mon cher, je dépouille entièrement le vieil homme, et j’efface autant qu’il est en moi tout ce qui me rappelle le passé. J’ai laissé Joseph dans ma chartreuse, dont je lui ai fait cadeau. Ce vieux serviteur m’ennuyait ; je me suis défait de lui en le récompensant, ce qui est la meilleure manière de se débarrasser de ses gens. Quoique mon chagrin soit parti, ma gaieté n’est pas tout-à-fait revenue. Il me reste de ma grande douleur une légère teinte de tristesse qui me fait assez bien venir des femmes. Allons, je vais profiter de cette bienveillance des ladies à mon égard pour réussir dans un de mes projets ; je vais tendre mes filets dans les trois royaumes et pêcher une jeune miss bien gauche, bien blonde et bien riche.

À la fin de ta lettre, mon ami, tu me dis que tu plains ma mère. Votre compassion part d’un bon naturel, mais quittez ce souci. Ma mère est la plus heureuse des femmes ; elle partage tous les succès de son fils, et avec d’autant plus de bonheur, qu’elle ne s’attendait pas à pareille fête. Elle voit mon avenir brillant et sans nuages et rajeunit chaque jour. Tu me conseilles aussi, dans ta péroraison, de me rattacher à la vie. Tu me supposes donc capable de porter des mains violentes sur elle ; calme tes alarmes. La vie est la poule aux œufs d’or, et je ne l’égorgerai point, car je tremble qu’elle n’ait rien dans le ventre.

À moins que la chose ne soit absolument nécessaire, ne prends pas la peine de m’expédier ton courrier, qui pourrait se noyer en traversant la Manche, ce qui serait dommage. On ne remplace pas de pareils serviteurs, et je ne me pardonnerais pas de t’occasionner une telle perte. À tes intérêts je sais sacrifier mon plaisir.

Au revoir, très cher ami ; je m’arrête ; je vais prendre quelques heures de repos, afin de ne pas paraître trop maussade demain matin au grand déjeuner diplomatique où je réunis tous les secrétaires d’ambassade et tous les attachés que j’ai pu récolter sur le pavé de Londres. J’aurai sur la table des fruits de tous les climats, et autour des représentans de tous les pays. La France, je l’espère, n’aura pas le dessous dans ce congrès ; elle ne sera pas trop indignement représentée par le vin de Champagne, les truffes du Périgord, et ton ami

Le vicomte Fortuné de …
VI.
Qu’une veuve de Paris n’est pas une veuve du Malabar.
RÉPONSE DE MIRA.
Chaussée d’Antin, ce vendredi, au bal.

Il est trop tard et vous avez mal choisi votre moment. Je suis au bal et j’en fais les honneurs, car la fête a lieu chez moi, dans de magnifiques salons où se presse tout le beau monde de la finance. Devinez-vous à quel propos je donne une fête brillante dont les courriers de Paris parleront toute la semaine au bas des journaux ? Vous ne devinez pas ? Je donne mon bal de noces. Il y a une heure que j’ai prononcé à l’Assomption le oui solennel, et que je suis la femme d’un banquier. Si j’avais connu votre adresse, je vous aurais épargné la peine que vous avez prise en m’écrivant ; je vous aurais envoyé, comme à tout le monde, une lettre de faire part.

Les quadrilles sont suspendus pour un quart d’heure ; Duprez chante avec Mme Stoltz ; j’ai pu m’échapper, et, pour vous répondre, m’enfermer dans mon boudoir, dont mon mari a fait une merveille d’élégance : c’est décidément un homme de goût. Les sons affaiblis des deux voix et le bruit des applaudissemens ne me troublent pas assez pour que je ne vous dise pas, en toute liberté d’esprit, ce que j’ai à vous apprendre sur mon changement de situation. Il serait peut-être convenable que je n’aille pas plus loin, et que je me contente de vous dire : Je suis la femme d’un autre ; mais je veux vous donner une dernière marque de ma bonté.

Vous m’aviez oubliée, et j’étais malheureuse. Que vous fussiez mort entièrement, comme le disaient les uns, ou seulement à demi, comme le disaient quelques autres, je voyais bien que vous étiez tout-à-fait mort pour moi. Mon amour avait résisté à votre premier silence ; la seconde épreuve le trouva moins fort : la fidélité est un ressort qui casse quand on le presse trop. D’abord je souffris beaucoup, je tombai dans une tristesse profonde ; puis vint un jour où la colère remplaça la tristesse au fond de mon cœur. Se voir délaissée à vingt-sept ans, se voir dédaignée après tant de sacrifices !… À quoi vais-je penser ? Est-ce le moment de rappeler de tels souvenirs ? Meure le passé ; le présent est beau, et je veux en jouir à mon aise. La vérité est que bientôt je vous aimai beaucoup moins, et qu’enfin je ne vous aimai plus. Ma fortune s’en allait rapidement, au galop des écus qui vont si vite. Mon inquiétude augmentait chaque jour ; pour la première fois, il me fallut songer à l’avenir, qui me parut assez sombre. Un moment je songeai à ce pauvre Zénon ; mais j’appris qu’il habitait un sixième étage, et il ne faut pas aller chercher un mari si haut. Des projets plus fous les uns que les autres se succédaient dans ma tête, et, tout en brodant, je ne me lassais pas de construire des châteaux qui restaient debout cinq minutes, pour crouler à la moindre réflexion. Mon imagination s’égarait, j’étais à bout de voie : j’invoquai le ciel ; c’est par là qu’il eût fallu commencer. Le ciel vint à mon aide ; un soir, dans l’allée des orangers, aux Tuileries, je rencontrai M. Johnston.

M. Johnston est un ami de mon enfance ; je vous ai souvent parlé de lui. Il venait autrefois dans la maison de mon père ; il m’aima sincèrement et me demanda en mariage. M. Johnston était déjà riche, mais il avait quelques années de plus que moi, et un seul cheveu gris effraya une jeune fille. Ce fut un bonheur pour l’amant malheureux, car, au lieu d’épouser une assez belle personne avec une dot imperceptible, il épousa une femme horriblement laide, qui lui apporta un million. La femme mourut et le million prospéra, si bien que M. Johnston est aujourd’hui l’un des banquiers les plus opulens de Paris. Il n’avait jamais cessé de penser à moi, et, lorsqu’il me rencontra aux Tuileries, il bénit son étoile, en me demandant la permission de venir me voir. Ses visites chez moi furent aussi régulières que ses visites à la Bourse. Il m’assurait que j’étais la seule femme qu’il eût aimée, et comme j’avais l’air de douter, et que je me permis de lui dire que les hommes d’argent ne sont pas d’ordinaire si hommes de cœur, il me répondit que le sentiment qu’il avait toujours conservé pour moi, au milieu de ses idées de fortune, il le comparait à une fleur odorante dans une liasse de billets de banque, ce qui n’est pas trop mal dit pour un banquier, n’est-ce pas ?

Il marchait toujours, et je l’attendais de pied ferme ; aussi je ne fus pas prise au dépourvu, lorsque timidement et avec une émotion bien vive, je vous assure, il me demanda si je voulais devenir Mme Johnston. Quoique ma résolution fût arrêtée d’avance, je déclarai que je voulais un peu réfléchir, et je n’acceptai que le lendemain. Je ne pouvais mieux faire, et je n’avais jamais tant espéré ; mon bonheur est au comble ; j’estime beaucoup mon mari, et je l’aime d’une affection douce et bien sentie : c’est tout ce qu’il faut dans le mariage. Non-seulement la passion n’y est pas nécessaire, mais elle y est de trop. La passion dans le mariage, c’est comme une grande armée en temps de paix.

Je me hâte, et ne sais si vous pourrez me déchiffrer. Il ne faut pas qu’on remarque mon absence, et j’ai promis la contredanse prochaine à un jeune cousin de mon mari. J’ai pourtant encore quelques mots à ajouter.

Si vous parvenez à vous échapper de votre tombeau, et que vous fassiez votre rentrée dans le monde, ne vous présentez pas chez moi ; ne vous attendez pas surtout que je vous présente à mon mari. Ne jouons pas, je vous en conjure, à la Julie de Volmar et au Saint-Preux. Je suis beaucoup moins romanesque que je ne l’étais ; je prends maintenant la vie et ses devoirs au sérieux. — Autre recommandation. Ne m’envoyez plus le merveilleux moineau ; sans respect pour sa qualité de courrier diplomatique, je l’emprisonnerais bien et dûment, ou je le pendrais haut et court.

Malgré tout ce que vous m’avez fait souffrir, je ne vous en veux pas ; le bonheur est indulgent. Tâchez de vous tirer d’affaire. Quoique je n’y sois plus pour rien, je vous souhaite l’accomplissement de vos plus chers projets, mais, à vous dire vrai, je ne vois pas trop comment vous vous y prendrez pour réussir. Vous n’avez pas de fortune, et que fait-on dans le monde sans fortune ? Triste figure. Pauvre jeune homme ! Veuillez croire que je m’intéresse beaucoup à vous.

L’orchestre prélude ; M. Arthur Johnston me cherche sans doute de salon en salon ; je vous laisse, et je suis si heureuse que je m’oublie jusqu’à vous serrer la main.

Baronne Mira Jonhston.
VII.
Ce que j’entends dire, sous un cyprès, à deux jeunes poètes morts récemment de misère.

Douze heures durant, j’étouffai de colère. J’avais violemment froissé les trois plis, et, si j’avais obéi à mon premier mouvement, j’aurais écrit à mes hauts personnages une philippique où l’amertume aurait débordé. Quand on est dans un tel état d’irritation, il est convenable de remettre sa correspondance au lendemain ; je fis ainsi, et je fis prudemment. Même, le soir venu, trouvant que la solitude n’apaise pas assez vite et que c’est un vase qui conserve trop la colère, je jugeai à propos d’aller chercher quelque heureuse rencontre à la belle étoile. La nuit était charmante, et les ombres en profitaient pour quitter leur obscur réduit et s’esjouir dans le cimetière. Que de spectres, rasant le sol, passaient et repassaient devant moi ! Je les connaissais trop bien pour les arrêter au passage. C’étaient la vanité en compagnie de la mauvaise foi, ou l’égoïsme donnant la main à la cupidité. Passez, disais-je. Mais j’aperçus sous un cyprès, dans une attitude gracieuse, deux ombres que je reconnus aussi, et dont je n’hésitai pas à m’approcher. C’étaient un jeune homme et une jeune femme ; ils causaient avec douceur, dans une intimité parfaite.

— Oui, disait la jeune femme en appuyant nonchalamment son bras sur l’épaule du jeune homme, on avait applaudi à mes débuts ; on avait proclamé de tous côtés que je portais au front l’auréole de la poésie. Les grands hommes du siècle m’avaient prise par la main, en me disant de leur voix la plus harmonieuse : « Marchez, jeune fille ! marchez, poète ! la gloire vous attend ! » Ils me trompaient, les grands hommes. Ce qui m’attendait, c’était la misère dans un grenier, où je suis morte entre les bras de ma pauvre mère !

— Quant à moi, disait le jeune homme avec une douce ironie, je n’ai pas à me plaindre de mes amis. Il est vrai qu’ils m’ont laissé mourir à l’hôpital ; mais ils m’ont élevé un joli tombeau qui leur a coûté assez d’argent.

— Vous êtes morts de misère, dis-je à ces jeunes poètes en les abordant. Pourtant il ne vous fallait que peu de chose pour être riches. Les poètes n’ont besoin que du strict nécessaire : ils ont le luxe dans l’imagination et dans le cœur. Le spectacle de la nature, un rayon de soleil, une fleur, les entretiens avec la Muse, voilà leurs inépuisables trésors, et ceux-là sont la source d’un bonheur…

— Fort médiocre, dit un banquier juif qui avait entendu, et qui s’arrêta en nous regardant avec dédain.

— Monsieur le baron, dit le jeune homme, je sais que pour vous tout le bonheur consiste à remuer l’argent à pelletées ; mais il y a d’autres bonheurs que celui-là, et croyez bien qu’il vaut mieux douze cents francs de rente et une ame poétique qu’un million de rentes et une ame vulgaire.

— Oui, monsieur le baron, dit la jeune femme avec un gracieux mouvement de tête et un malin sourire.

Le millionnaire se retira en haussant les épaules. Il avait le front soucieux comme à la veille d’un emprunt. Il coudoyait des spectres, et nul ne faisait attention à lui. Au contraire, lorsque les pauvres poètes traversèrent la foule en se tenant par le bras, chacun les saluait et les suivait de l’œil avec un doux intérêt.

Je me promenai quelque temps encore, je m’abreuvai d’air pur, j’admirai le ciel étoilé, puis je regagnai mes pénates solitaires. Je me trouvais dans un état de modération très satisfaisant, et ayant rafraîchi ma plume, sine irâ, comme dit Tacite, mais avec un sentiment de justice et de vérité, j’écrivis ce qui suit à mes féaux correspondans.

VIII.
Petite leçon à un professeur de philosophie.
À MONSIEUR ZÉNON.
dans sa bibliothèque, près Aristote et Platon.

Où est Zénon ? Qu’est devenu Zénon ? Je vois, dans sa chaire, — un professeur en robe noire qui débite sa leçon d’un ton passablement prétentieux et gourmé. Je vois, dans sa vaste robe de chambre, au milieu de ses livres, un travailleur qui veut gagner de l’argent et faire son chemin. Je vois, dans un salon de ministre, un ambitieux qui fait des courbettes. Mais où est ce jeune sage, plein de pureté, de noblesse et d’enthousiasme, qui aimait la science comme à vingt ans on aime sa maîtresse, qui mettait toute son ambition, avec tout son bonheur, à approfondir une pensée philosophique et à écrire une belle page ? Il était si simple de cœur, qu’il mesurait ses désirs à sa mince fortune et qu’il bénissait Dieu de ne pas l’avoir fait naître riche, parce que l’or, disait-il, est corrupteur, et que la richesse est une pourvoyeuse effrontée, meretrix. Cela était si beau, en ce temps-ci, que cela ne pouvait durer long-temps. En effet, il tomba une première fois, le jeune Caton, et il perdit l’estime du monde. Il tombe encore aujourd’hui et plus profondément, et du coup, cependant, il recouvre l’estime qu’il avait perdue. Ainsi vont les choses. Et moi, votre disciple naïf qui croyais en vous, sans me douter que, dans ce siècle, on peut débuter par l’amour platonique de la science ; que plus tard, dans un élan de poésie, ou mieux, dans un accès de fièvre, on peut se laisser entraîner dans quelque passion fougueuse, mais que ces diverses folies sont passagères ; que le désintéressement est une maladie aiguë de la jeunesse ; que la passion dure un printemps, et que, pour peu qu’on ait une tête bien faite, on arrive, après quelques traverses, au positif, et l’on se réfugie dans l’égoïsme comme dans un port inexpugnable !


Vous êtes entré dans ce port à pleines voiles : c’est de là que vous m’écrivez, et votre lettre est terriblement empreinte de couleur locale. Une lettre, c’est l’homme. Je vous connais, après vos quatre pages, comme si je n’avais jamais cessé de vivre à vos côtés. Vous voilà donc, mon maître, dans une belle passe, comme on dit. Peste ! lauréat de l’Institut et professeur de philosophie, le tout en une campagne, c’est bien ! croyez que je vous en féliciterais de tout mon cœur, si vous aviez eu la force de lutter contre le plus dangereux de nos ennemis, le succès, et si vous n’aviez été complètement vaincu par votre victoire. Voyez-vous, je ne partage pas le préjugé stupide qui laisse croire au vulgaire qu’un homme grandit toutes les fois qu’il s’élève dans la hiérarchie sociale : c’est alors qu’il se rapetisse souvent. La grandeur vraie est dans le cœur. Or, quand le cœur se dégrade et se corrompt, l’homme a beau se couvrir d’oripeaux et monter sur une estrade, plus il devient grand aux yeux de la foule, plus il devient petit aux yeux de Dieu. Vous changeriez demain votre robe de professeur pour le manteau de pair de France ou la simarre du grand-maître, que vous pourriez parfaitement être demain un peu plus petit qu’aujourd’hui. Si à mesure que la société place en nous sa confiance et nous met à sa tête, nous ne devenons pas meilleurs, nous devenons pires : nous baissons réellement de tout ce que nous avons l’air de prendre en hauteur. Eh bien ! mon maître, faites votre examen de conscience. Depuis que vous êtes quelque chose d’officiel par le monde, que se passe-t-il en vous ? Vos vertus ont-elles pris un certain embonpoint ? Dites-moi, êtes-vous plus humble, êtes-vous plus dévoué aux intérêts de tous ? Êtes-vous plus compatissant aux souffrances d’autrui ? Ne seriez-vous pas d’aventure plus orgueilleux, plus égoïste et plus dur ? Serait-il vrai, par hasard, que vous vous êtes inoculé avec une facilité aussi merveilleuse que déplorable tous les vices de cette époque de décadence, dès que vous l’avez touchée de la main ? C’est mon avis, si vous voulez que je vous le dise. Pour vous, mon maître, la vie a été une maison de jeu où vous vous êtes ruiné en quelques semaines, où vous avez perdu, sans espoir de les regagner, tous les trésors de pureté et de dévouement que Dieu avait mis en vous. Comme beaucoup de vos contemporains, et de ceux qui passent pour les premiers de ce temps, vous avez été fort dans la période de la jeunesse et de l’étude, et vous avez faibli au jour de l’âge mûr et de l’action. Vous ressemblez tous à cette femme de George Sand, qui résiste dans sa faiblesse et succombe dans sa force ! Savez-vous ce qui, à mes yeux, rend votre malheur irréparable ? C’est l’estime universelle qui va vous entourer, qui vous entoure déjà. On se corrige des écarts de conduite que flétrit le monde, on ne se corrige pas des vices qu’il déifie. Quand il y a alliance entre le penchant et l’intérêt, cette alliance est indestructible. Vous ne changerez plus, ô Zénon ! et vous pouvez dès demain commander à Dantan ou à Barye trois statuettes que je vous conseille de placer dans votre cabinet d’étude, afin de pouvoir, à chaque instant du jour, vous incliner devant les trois divinités qui vont présider à votre vie : la vanité, l’avarice, l’égoïsme, trinité charmante !

Je sais votre avenir par cœur, comme si c’était de l’histoire. Embusqué derrière votre chaire, vous ferez main-basse sur tous les honneurs qui passeront à votre portée. Vous deviendrez un homme considérable : on disait autrefois un homme considéré, ce qui valait mieux. Vous irez loin, je vous le dis ; vous m’en donnez une preuve irrécusable : vous ne prenez pas la peine de remercier vos bienfaiteurs. Parce que la femme dont vous êtes l’obligé a le malheur d’être comédienne, et que vous avez le bonheur d’être philosophe, vous prétendez que les convenances ne vous permettent ni de la voir ni de lui écrire ; il y aurait plus de franchise à déclarer que la reconnaissance est un bagage inutile qu’il faut jeter à la mer pour alléger le vaisseau, qui filera ses nœuds plus rapidement.

Rien, non, rien en vous, je ne le vois que trop, ne fera obstacle à votre ambition. Vous êtes devenu, me dites-vous avec une naïveté cynique, l’homme des opinions générales ; vous vous inclinez respectueusement devant les préjugés, c’est-à-dire que vous n’avez pas même le courage de l’esprit, le plus facile de tous en un temps où il n’y a plus de bourreau pour brûler le livre ni de Bastille pour enfermer l’écrivain, à moins que vous ne preniez pour une bastille cette prison où, pour le plus gros délit de plume, vous passez trois mois, et, au diable aller, six mois, en recevant chaque jour la visite de vos amis et celle de votre éditeur ; ce qui ne ressemble guère à La Châlotais dans son cachot, écrivant avec son curedent !

Être servile dans ce siècle, c’est l’être deux fois. Soyez-le tout à votre aise, et, après cela, continuez à vous habiller de noir ; si c’est pour porter le deuil de la meilleure partie de vous-même, vous avez raison.

Ah ! je voudrais bien qu’il me fût permis de vous donner une leçon. Savez-vous ce que je me hasarderais à vous dire, mon maître ? Je vous dirais qu’on peut avoir de l’orgueil et de l’ambition, mais qu’il faut mettre son orgueil à être, non à paraître, et son ambition à mériter, non à obtenir ; qu’on peut aimer l’argent, mais pour faire des heureux autour de soi ; qu’on peut être dur, mais envers les souffrances factices et orgueilleuses ; qu’on peut être sévère, mais envers soi-même. Je vous dirais qu’il faut préférer la simplicité au pédantisme : un pédant, sachez-le, est un ennuyeux personnage qui met de la science partout où il n’en faut pas, et qui n’en garde plus assez pour en mettre où il en faudrait. Je pourrais vous conseiller encore de ne pas vous montrer trop dédaigneux, du haut de votre gravité philosophique, envers les œuvres d’imagination, et de vous souvenir que vous vous bornez à écrire des commentaires ; que votre fortune personnelle n’est pas énorme, et qu’en définitive vous vivez des bienfaits d’Aristote et de Platon.

J’ajouterais à cela que, puisque vous cherchez femme, vous feriez bien de la choisir jeune et jolie. Oui, jolie ; pourquoi pas ? Quoique laide, elle trouverait encore des amans, écrivait Mme de Maintenon en parlant de sa belle-sœur, Mme d’Aubigné. Or, Mme de Maintenon s’y connaissait, quoique prude ou parce que prude. D’ailleurs, pour une jolie femme, il n’y a pas de meilleur mari qu’un philosophe.

Voilà, en aperçu, ce que je vous dirais si vous pouviez m’entendre, si le succès ne rendait sourd, et si vous ne deviez me répondre, comme Charles X : Je suis venu chercher des hommages, et non des conseils.

Vous voulez des hommages, mon maître ; alors recevez gracieusement la couronne que je vous envoie. Vous m’aviez demandé des feuilles de chêne et de laurier : malheureusement le chêne et le laurier ne croissent pas autour de ma tombe. J’ai fait de mon mieux ; j’ai cueilli avec le plus grand soin les plus jolies fleurs que j’ai pu trouver, je les ai tressées avec un certain goût, et vous ne recevrez pas, je l’espère, sans quelque plaisir, cette charmante couronne que je vous expédie en la passant au cou de mon barbet. Elle est composée de coquelicots, de mouron et de soucis. J’y joins une violette ; elle est modeste et elle sent bon ; que votre philosophie lui ressemble un peu.

Vous me priez de ne vous écrire que dans les grandes occasions ; je vous comprends, et je vous écris aujourd’hui pour la dernière fois. Je ne change pas de maître, comme vous de principes. Puisque Zénon est mort, je veux rester fidèle à sa mémoire, et permettez-moi, ô lauréat de l’Institut ! ô philosophe bien nanti ! de ne pas même devenir

L’Ombre de votre Disciple.

P. S. Si vous aviez le mauvais esprit de trouver ma lettre malséante, et que vous voulussiez faire tomber votre colère sur mon messager, je vous le livre. Mettez-vous à sa poursuite : mon philosophe, ce barbet a d’aussi bonnes jambes que la vérité ; vous ne l’attraperez pas.

IX.
Conseils désintéressés à un diplomate.
À M. LE VICOMTE FORTUNÉ DE…
SECRÉTAIRE D’AMBASSADE, CHEVALIER DE L’ORDRE DU BAIN.
Manchester-House, London

Bravo ! mon ami, voilà qui est admirable, et c’est ce qui s’appelle savoir prendre les choses. Toujours déplorer un malheur irréparable est une duperie, et la plus noble souffrance de cœur qui se prolonge par trop est de mauvais goût. Se cloîtrer à trente ans dans un obscur réduit, pour y pleurer une femme qui vous aimait et que vous avez tuée ; passer ses jours dans de stériles regrets, et, pour se punir, vivre avec ses remords, c’est d’un héroïsme qui touche au ridicule. Il vaut mieux être secrétaire d’ambassade et jouir de toutes les douceurs d’une grande existence, n’est-ce pas, monsieur le vicomte ? — Les larmes sont une rosée que doit sécher un rayon de soleil.

L’oubli ! vive l’oubli ! Les anciens plaçaient le fleuve Léthé dans la mort, c’est dans la vie qu’il faut le placer. L’homme boit l’oubli dans l’air qu’il respire. Ses passions ou ses douleurs s’effacent comme les sillons du vaisseau sur l’Océan. À mesure qu’il avance sur sa route, le désert se fait derrière lui ; et lorsque, fatigué, il s’arrête un moment pour tourner la tête en arrière et regarder l’espace parcouru, il ne voit que l’immensité des sables, ou, tout au plus, dans le lointain quelques pâles et insaisissables fantômes qui traversent le vide en fuyant. C’est triste ; mais quoi ! n’a-t-on pas pour se dédommager les douceurs de l’heure présente. Dailleurs, si le cœur ne se vidait pas à mesure, il y aurait bientôt encombrement. Vive l’oubli !

Il faut avoir peu de portée dans l’intelligence, pour prendre son désespoir au sérieux. Cette pauvre Claire a eu grand tort de se tuer : elle serait consolée à l’heure qu’il est. On ne se suicide, pour échapper à quelque souffrance morale, que faute de voir assez loin, comme un voyageur qui se noierait de désespoir parce qu’à un certain endroit il lui serait impossible de passer à gué la rivière, et qu’il n’apercevrait pas le magnifique pont en fil de fer qui s’étale un peu plus bas, au premier détour du fleuve. Cependant, lorsqu’une femme se tue parce qu’en échange de son amour nous lui avons légué l’abandon et la honte, quoiqu’elle ait tort, il reste quelques devoirs à remplir : on doit payer les frais de son enterrement, et lui faire élever un mausolée convenable. Puis, on est quitte !

Tu es de cet avis-là, sans doute, mon cher vicomte, comme beaucoup de gens, comme la plupart de tes amis. Un moment j’avais supposé que tu valais mieux que les autres et que ta douleur durerait au moins plus long-temps que les vêtemens de deuil. Je t’avais mal jugé, pardonne-moi. J’avais compté sans la débauche, qu’on ne hante pas impunément pendant des années, et sans le temps, qui, en cette époque d’égoïsme, vieillit et enlaidit le cœur comme le visage. Il ne m’était pas facile d’oublier que je t’avais connu à quinze ans, bon, simple, généreux, t’attendrissant au récit des belles actions, et vidant ta bourse, le soir, à l’insu de ton précepteur, dans le chapeau du pauvre ; que plus tard, tu avais ressenti pour l’infortunée Berthe un de ces amours romanesques qui sont l’apanage des belles ames. Mais qu’importent les vertus que nous possédons en sortant des mains de Dieu ? Notre caractère est un bloc de marbre que la vie est chargée de sculpter. Sous le ciseau de cet artiste fantasque, le bloc magnifique de Carrare peut devenir une statue informe, et le bloc vulgaire peut se transformer en Apollon.

Pour ceux qui ne voient que la couleur et la surface des choses humaines, mon cher vicomte, la vie t’a traité en enfant de prédilection ; mais, pendant qu’on t’admire dans l’éclat de ta fortune et de ton esprit, moi je déplore le travail funeste des années et des circonstances, qui a fait du bon jeune homme que j’aimais l’égoïste que voilà. Égoïste ; tu vois que je te connais, beau masque ! Ah ! tu me croyais bien naïf, si tu espérais me tromper avec tes faux semblans de dignité et de vertu. Va, je ne me laisse pas prendre à ton subit amour des convenances sociales. Pour vous autres, monseigneur, les convenances sont des idoles de bois que vous respectez en public, et que vous insultez en secret. Pauvres idoles ! vous les entourez d’hommages ou les souffletez avec mépris, et vous ne vous dégradez pas moins par votre faux respect que par vos outrages.

Je t’ai deviné, profond diplomate, et j’aime vraiment à te voir me parler de ton horreur pour les vices de ta jeunesse. De tous ces vices, tu n’en as pas perdu un seul ; ils sont au complet. Il est vrai qu’il existe une différence essentielle entre leur état d’autrefois et celui d’aujourd’hui. Ils formaient naguère une troupe indisciplinée où chacun était son maître, et dont l’entretien te coûtait fort cher, tandis qu’ils forment maintenant une troupe régulière qui va manœuvrer avec un ensemble parfait sous le général en chef l’Hypocrisie, et qui, au lieu de te ruiner, va t’enrichir.

Tu es entré, mon cher, dans la voie de la fortune, et tu as déjà fait un pas immense. De trappiste sauter à pieds joints secrétaire d’ambassade, par saint Charles ! c’est marcher vitement. N’en tire pas trop de vanité ; ton mérite personnel n’est pas ton seul protecteur. Quand on a cinquante mille livres de rentes, un nom passable, avec un oncle pair de France et bien en cour, on porte à ses pieds les bottes de sept lieues. On n’est pas un ogre pour cela. Je connais aujourd’hui bon nombre de Petit-Poucets, avec l’esprit et la grace de moins encore, qui ont chaussé les fameuses bottes et font leur chemin comme par enchantement.

Tu feras le tien, mon cher, puisqu’ils font le leur, et je pourrais t’indiquer d’avance toutes les étapes que tu vas traverser. Pas n’est besoin d’être devin pour tirer aujourd’hui ton horoscope. L’ambition et l’égoïsme sont la dernière transformation de l’ame en ce monde ; quand on est une fois en proie à ces deux puissances, on se voit tel que le tombeau doit nous recevoir. Les circonstances de ta vie se modifieront, tes sentimens ne se modifieront pas ; tu joueras un même rôle dans des comédies différentes. Ton cœur ne changera plus ; mais en revanche tu changeras souvent de place. Après avoir paradé à Hyde-Parck, tu iras mugueter au Prado, ou t’essayer à la vie orientale dans les magnifiques jardins de Thérapia. Tu iras, armé de ton binocle, lorgner les sept collines, le Capitole et le Forum. Chemin faisant, tu couvriras ta poitrine de cordons, tu toucheras de beaux appointemens, et un jour tu deviendras ministre plénipotentiaire, et peut-être ambassadeur quelque part. Quelle carrière sera plus brillante que la tienne ? Je ne parle que de ce qui se voit. Si je pénétrais dans l’intérieur de ta conscience, je n’assisterais point, à beaucoup près, à un spectacle aussi brillant ; mais n’en parlons pas : j’aime mieux t’adresser quelques conseils, mon diplomate, ton orgueil dût-il s’en effaroucher. Prends-le bien ou mal, je ne transcris pas moins mes conseils sur une feuille volante, de ma plus belle écriture, afin que tu puisses les faire encadrer et mettre sous verre, dans ton cabinet de travail.

à un jeune diplomate.

« Ne déguise pas ta pensée ; sois franc comme l’or, si tu ne veux être une pauvre monnaie.

« Aime ton pays de tout ton cœur, d’un amour absolu, ou tu le servirais avec une tiédeur qui, en plus d’un cas, serait de la félonie.

« Si l’on te commande une lâcheté, déclare qu’il t’est impossible d’y souscrire, et si l’on insiste, prends ton titre des deux mains, pour le jeter à la tête du ministre qui a osé t’ordonner d’être lâche au nom de la France.

« Si le gouvernement de ton pays est plein de noblesse et de grandeur, ne crains jamais d’avoir trop de zèle, quoi qu’en ait dit une célèbre autorité diplomatique.

« N’affecte pas le langage mystérieux et ne te contente pas de parler par petites phrases qui visent à la profondeur. Sois simple, naturel, parle à ton tour : tu as de l’esprit, tu en auras davantage ; mais peut-être passeras-tu pour en avoir moins.

« Ne te compose pas, à force d’études devant ton miroir, un visage de fantaisie. N’imprime pas à ta lèvre ce sourire éternel des gens qui ont la prétention de passer pour de grands sceptiques. Ne donne pas à ton regard cet air distrait et préoccupé des gens qui veulent passer pour de profonds penseurs. Laisse ton visage tel que Dieu l’a fait : il y gagnera.

« Évite le travers d’esprit de tous ces petits diplomates qui se croient obligés de mépriser l’espèce humaine. Que ce mépris se trouvât au fond du cœur de Napoléon, on le conçoit à la rigueur, quoiqu’on le regrette ; mais que de minces parodistes de Talleyrand affichent à l’égard des hommes un dédain profond, cela est certainement plus ridicule qu’odieux. Être assez spirituel pour rédiger un protocole, et savoir se taire, de peur de laisser échapper son secret en parlant, ce sont des qualités sans doute, mais qui devraient rendre modeste.

« Quand tu sors en calèche découverte, avec tes chevaux pur sang et tes grands chasseurs à plumets, ne te crois pas un demi-dieu. Tel inconnu, en habit râpé, que ta voiture éclabousse, a plus de cœur et d’esprit que toi. »

Ne t’impatiente pas, mon cher vicomte, j’ai fini. Au lieu de mettre ces conseils sous verre, je devine que tu en allumeras ton cigare. Allume ton cigare ; cela ne m’empêchera pas de boire à ta prochaine union, puisque tu m’annonces ton intention de clore tes aventures amoureuses par un bon et comfortable mariage. Un secrétaire d’ambassade n’a que l’embarras de choisir. Marie-toi, mon ami, et permets-moi de souhaiter à ta future les qualités que tu lui désires et qui lui seront nécessaires pour tenir le sceptre dans tes salons, c’est-à-dire la beauté et l’esprit d’un ange. Belle et spirituelle comme un ange ! Diable ! diable ! mais un diplomate sait se taire, comme dit M. Scribe, sans murmurer.

Sur ce, vicomte, bonne chance. Si je t’ai importuné aujourd’hui, je ne t’importunerai pas à l’avenir. L’intérêt que tu portes à mon messager me touche infiniment, et je t’en remercie pour lui. C’est en effet pour ne pas compromettre ses jours précieux sur cette Manche où il y a des tempêtes, que je ne te l’enverrai plus, et aussi parce que je n’aime et n’estime que les gens de cœur.

Que les jeunes misses t’adorent et que les vieilles ladies te protégent ! Quant à l’amitié d’un pauvre hère comme moi, elle flatterait peu ton amour-propre, et je suis sûr de te plaire en t’annonçant que je ne suis plus, — ce qui était déjà un diminutif peu glorieux, quoique fort à la mode,

L’Ombre de ton Ami.

P. S. Si ma franchise te déplaît et que tu veuilles t’en venger sur le dos innocent de mon messager, tu peux lancer à ses trousses toute la police de l’ambassade. Il t’échappera, mon cher, comme un secret de la diplomatie britannique.

X.
Complimens de condoléance à une nonvelle mariée.
À MADAME LA BARONNE MIRA JOHNSTON,
En son hôtel, près le coffre-fort de son mari.

Permettez, madame, à un ami, à un vieil ami, de venir, comme tous les autres, prendre part à l’heureux évènement dont je reçois la nouvelle. Le ciel, protecteur de l’innocence, vous protège évidemment ; et qu’il vous a bien inspirée, quand vous avez saisi au passage cette couronne de fleurs d’oranger que vous offraient des mains pleines d’or ! Vous n’avez pas hésité un instant, madame. Est-ce que vous pouviez hésiter ? Vous aviez à choisir entre l’amour passablement vide d’un absent et le coffre-fort bien rempli d’un banquier. Vous ne pouviez que vous prononcer pour les écus. La chanson ne sait pas ce qu’elle dit : ce n’est pas l’or qui est une chimère, c’est l’amour.

Une autre femme aurait voulu peut-être faire du dévouement mal à propos, et prouver à son amant qu’elle le préférait aux billets de banque. Elle aurait voulu, que sais-je encore ? ne pas tromper l’honnête homme qui lui offrait sa fortune et son nom, et lui aurait avoué sottement les chaînes qu’elle s’était données. Vous avez pris votre parti, vous, madame, en femme habile et prévoyante. Il faut être déjà riche pour se permettre les grands sentimens : c’est à présent que vous ferez de la vertu et de la noblesse ; cela ne vous coûtera rien. Mais dans l’impasse où vous vous trouviez, la grandeur d’ame eût été de la petitesse d’esprit. Qu’auriez-vous gagné à un pareil sacrifice ? Mon estime et la vôtre ; qu’est-ce que cela ? Vous aurez en compensation l’estime de tous ceux qui ne vous connaissent point, et vous trônerez dans ce royaume de la Chaussée-d’Antin, dont vous allez être la reine la plus enviée. Vous avez eu raison de mentir : un trône, si petit qu’il soit, vaut toujours un mensonge.

Pour vous parler franchement, madame, une chose en ceci me fâche, c’est que vous vous soyez mariée, et que je n’aie pas été chargé de composer l’épithalame. N’étais-je pas votre poète ordinaire ? Qui mieux que moi pouvait chanter vos charmes et votre vertu ? Vous allez dire que je ne fais plus de vers. De bons vers, soit ; mais une épithalame se fait très bien en mauvais vers. Qui mieux que moi, soit dit sans trop de vanité, pouvait peindre avec des images justes et expressives le bonheur promis à M. Johnston ? Vous m’avez blessé par cet oubli, et je vous adresserais d’amers reproches, si je ne craignais de lancer le moindre nuage dans votre ciel si limpide et si bleu, et de gâter, si peu que ce soit, le plus beau jour de la vie. Ne vaut-il pas mieux que je vous entretienne de votre avenir tout de pourpre et d’or, de votre hôtel princier, de vos équipages, de vos toilettes, de votre loge d’avant-scène à l’Opéra et aux Italiens, en me gardant bien de faire allusion aux cinquante ans sonnés de votre mari, et aux mauvaises langues (il y en a toujours), qui parleront mystérieusement de votre passé. Quelqu’un qui se donne des airs de moraliste me disait récemment : L’honneur d’une femme est comme la clé du cabinet de Barbe-Bleue ; une fois taché, on a beau le laver, la tache ne disparaît plus. Ce moraliste est un impertinent et un sot, n’est-ce pas, madame ? Tout se lave avec de l’or, même l’honneur d’une femme. C’est votre morale ; c’est la vraie, c’est la bonne. Vous avez beaucoup d’argent ; ne vous inquiétez pas du reste.

Mon Dieu ! que vous allez donc être heureuse ! chacune de vos journées sera un délicieux poème de bonheur. Se lever tard, passer plusieurs heures à votre toilette, déjeuner avec des riens qui coûtent un Napoléon, écrire un ou deux billets musqués, faire deux tours de Champs-Élysées en landau, et, si le soleil invite, pousser jusqu’au bois, escortée d’une troupe de muguets qui caracolent à la portière ; à cinq heures recevoir les intimes dans un délicieux boudoir ; à sept heures présider à un somptueux dîner, plus tard ouvrir vos salons ou remonter en voiture pour aller montrer vos diamans aux Italiens et finir la soirée chez quelque grande dame de votre niveau : voilà votre journée, sauf encore les incidens et l’imprévu. Et en même temps, du matin au soir, marcher dans un nuage de gros encens, coquetter avec les hommes, jalouser les femmes, et en même temps aussi être un modèle de fidélité conjugale, car votre passé me garantit votre avenir. Heureux M. Johnston ! il peut dormir sur la foi des traités : la femme qui a trompé l’amant qu’elle aimait est incapable de tromper le mari qu’elle n’aime pas !

Vous me priez, madame, dans le cas où je parviendrais à m’échapper de mon tombeau, de ne pas aller vous faire visite ; je vous obéirai, en regrettant que le sacrifice soit si léger. À mon tour, je veux vous prier d’agréer le premier exemplaire d’un livre auquel, dans mon cercueil, je mets en ce moment la dernière main ; cet ouvrage aura pour titre : De l’amour et de la coquetterie au dix-neuvième siècle. Je suis sûr qu’on vous parlera beaucoup, sans avoir l’air d’y toucher, de l’esprit qu’il y a dans ce livre, des vérités piquantes, et surtout des portraits qu’il renferme. On rompra du nom de l’auteur les oreilles de M. Johnston, qui s’imaginera que je suis un écrivain très célèbre, tandis que je ne serai célèbre que dans ses salons et dans la bouche de ses intimes. Vos meilleures amies vous demanderont naïvement : « Avez-vous lu le livre dont on parle tant ? connaissez-vous l’auteur ? est-ce un tout jeune homme ? » Je vous préviens de toutes ces questions insidieuses, afin que vous ayez le temps de vous préparer à faire bonne contenance. Mais qu’ai-je besoin de vous donner des avis ? Vous répondrez avec le plus grand sang-froid du monde, fussiez-vous prise au dépourvu, que vous ne connaissez pas l’auteur, mais que vous avez lu le livre, qui n’est pas véritablement trop mauvais.

Que je fasse ou non ma rentrée parmi les vivans, rassurez-vous, je ne serai pas indiscret. Tout homme qui commet une indiscrétion, même à l’égard d’une infidèle, devrait, selon moi, être puni par l’interdiction des droits civils en amour. Or, tout défunt que je suis, je tiens encore à ces droits-là.

Ah ! si je pouvais l’impossible ! si je pouvais faire que ce qui a été n’eût pas été, comme je le ferais vite, pour votre plaisir et pour le mien, car vous avez des regrets que je partage ; mais pourquoi faut-il, madame, que rien, hélas ! ne puisse m’empêcher d’être, même à la barbe de M. Johnston,

L’Ombre de votre Amant.

P. S. Emprisonnez le moineau ou pendez-le haut et court ; je ne suis pas inquiet sur son compte. Vous avez trente ans, vous avez été infidèle, et ce moineau s’appelle le véritable amour : il fuit, voyez : comme il fuit !

XI.
Les petits billets, les fleurs et le pan d’une robe blanche.

Plusieurs semaines s’étaient écoulées, et, trahi dans mes affections comme dans mes espérances, j’étais tombé dans une tristesse profonde, dans un découragement amer. Je répétais à satiété, à la suite de je ne sais quel empereur romain : Rien ne vaut. Ce disant, je fronçais le sourcil, je me croisais les bras sur la poitrine, et j’étais souverainement irritable, comme tout homme d’esprit désappointé. Lorsque mes courriers venaient exactement à minuit prendre mes ordres, je rudoyais sans pitié ces fidèles serviteurs de l’infortune, et même je me disposais à leur interdire ma porte ; mais, un soir, le moineau apporta à son bec un billet mignon à mon adresse, et il fut mieux accueilli. Ce billet était ainsi conçu :

« Éric, ne vous désespérez pas, et ne croyez pas à l’égoïsme universel. Parce qu’une coquette n’est pas fidèle, parce que de jeunes ambitieux manquent de dévouement, il ne faut pas jurer ses grands dieux que l’amitié et l’amour n’existent plus. Dire cela, c’est blasphémer. Avant de proférer ce blasphème, regardez autour de vous, Éric, et voyez bien s’il n’existe pas un cœur profondément dévoué qui vous aime en silence et en secret ! »

Qui m’écrivait ? je ne devinais pas. De quel cœur voulait-on parler ? je ne devinais pas davantage. J’avais de l’écriture une vague réminiscence, c’était tout. J’avouerai cependant que ces quatre lignes sans nom firent sur moi une impression très salutaire : une bonne parole qui vient à propos produit dans nos cœurs des changemens à vue. Le lendemain soir, je reçus un autre message. On me disait cette fois :

« Il est une femme qui vous a toujours suivi de la pensée, dans le cœur de laquelle chacun de vos premiers succès retentit comme un chant de fête, et plus tard chacune de vos fautes comme un tocsin de malheur. Cette femme était née pour vous aimer. Tout homme a ainsi une femme qui naît pour lui ; seulement, les uns passent à côté d’elle sans la reconnaître, et les autres prennent plaisir à la briser. »

Je lus et relus, et me perdis en conjectures ; mais je mis un point hors de doute, c’était la sincérité de la personne qui m’écrivait : la sincérité a un parfum que j’avais reconnu. Cette certitude ne me suffisait pas. Ma mystérieuse amie n’était-elle pas quelque douairière émérite ? Je le craignais un instant ; puis j’aimais à me persuader qu’elle était jeune, qu’elle était belle ; je faisais son portrait, je la voyais ! Ô cœur fragile et changeant de l’homme ! Moi qui naguère disais si dédaigneusement : Rien ne vaut, je ressentais à la première occasion tous les aiguillons de la curiosité et toutes les douces agitations de l’espérance ! — Je reçus un troisième billet :

« Bon courage ! bon espoir ! ce que femme veut, Dieu le veut ; je vous sauverai de votre agonie. Ame blessée, ne repoussez pas le baume que je vous apporte ! Poète mourant, laissez-moi veiller à votre chevet ! Pauvre tête malade, permettez-moi d’être la sœur de charité de votre génie ! À bientôt ! »

Il n’en fallut pas davantage pour m’enflammer véritablement : l’inconnu passionne toujours les têtes légères. Je n’eus pas de repos que je n’eusse trouvé un moyen d’arriver à la découverte de mon amante anonyme. J’en trouvai un. Chaque jour maintenant mon tombeau était jonché de fleurs ; je pensai judicieusement que la même main répandait les fleurs et écrivait les billets. Je n’avais donc qu’à me mettre en observation, le pied ferme et l’œil au guet. C’est ce que je fis ; mais, comme à force de penser à une chose il arrive parfois que l’attention s’y engloutit et s’y endort, mon attention s’endormit un moment, et ne se réveilla qu’en entendant le léger bruit des fleurs tombant sur le marbre de ma tombe ; je regardai aussitôt : il était trop tard, je n’entrevis que le pan d’une robe blanche qui s’enfuyait.

XII.
L’évènement le plus vraisemblable de cette histoire : mariage d’un mort.

La journée me parut longue ; la nuit vint, et le sommeil ne vint pas. La fièvre n’était peut-être pas loin. N’est-ce pas ainsi que commence une passion ? J’en étais là lorsqu’on frappa à ma porte ; c’était ma vieille protectrice que je n’avais pas vue depuis long-temps, et que je reçus avec courtoisie, quoique avec une préoccupation évidente.

— Levez-vous, me dit-elle d’un ton familier et de bonne humeur, levez-vous, et je vous conterai quelque chose pendant qu’on fera votre toilette.

Et, en effet, pendant que l’ombre de mon valet de chambre, qu’elle avait amenée, me passait un habit noir, m’ajustait une cravate blanche, et m’appliquait adroitement un peu de fard sur les joues, la bonne femme m’annonça que j’allais me marier, que tout était conclu, et qu’on était déjà réuni pour la signature du contrat.

— Je vais donc épouser quelque fantôme ? m’écriai-je épouvanté.

— Vous allez épouser une jeune fille charmante, riche, et, ce qui ne gâte rien, très bien née.

— Comment est-il possible, répliquai-je avec un air de doute, que nous nous épousions, puisque nous ne nous connaissons pas ?

— Êtes-vous de votre village ! reprit-elle. C’est précisément parce qu’on ne se connaît pas qu’on se marie. D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre cas est exceptionnel, et il n’est pas sûr que vous ne vous connaissiez pas. Montons en voiture.

Nous montâmes dans un fiacre de remise, la voiture de circonstance. Il était traîné, selon l’usage immémorial, par des fantômes de chevaux qui allaient au pas, et le trajet dura assez long-temps pour que je pusse employer à me défendre mes meilleures raisons. Je disais que je n’étais qu’une ombre, et que ma supercherie serait découverte au chant du coq, au premier rayon du jour. Je disais… mais la spirituelle matrone me répondait si à propos que ma fiancée était jolie et bonne, qu’elle avait de beaux yeux, des lèvres vermeilles, des épaules d’albâtre, qu’elle avait l’esprit éveillé et le cœur tendre, qu’à la fin, tous ces argumens me parurent victorieux, et que je m’écriai ;

— Eh bien ! à tout hasard !

— À tout hasard ! répliqua ma compagne ; ce doit être le cri de tout homme qui se marie.

Comme elle prononçait ces derniers mots, nous arrivions devant une maison d’assez belle apparence, éclairée comme pour une fête. Nous descendîmes de voiture ; j’offris mon bras à ma vieille amie, qui, j’ai oublié de le dire, portait une élégante toilette, où rien ne jurait avec son âge, ce qui est si rare. Nous montâmes un large escalier, sur des tapis moelleux, entre deux haies d’orangers, et nous fîmes notre entrée dans le salon où tous les conviés étaient déjà rassemblés. Tous mes amis étaient présens ; ils ne me gardaient donc pas rancune ? Zénon était là, en habit noir, l’air gourmé, avec sa jeune femme, vulgaire et assez avenante, petite et dodue. Le vicomte Fortuné, en habit de cour, deux croix sur la poitrine, se tenait debout derrière le fauteuil de Mme la vicomtesse, une Anglaise au teint pâle, au nez recourbé, aux lèvres minces, au sourire dédaigneux. Le baron Jonhston s’épanouissait au milieu du salon ; il rayonnait de joie à côté de la baronne un peu triste. Dans un coin, le Revenant causait gaiement avec Emma et Juliette, qui se faisaient mille douceurs et chatteries. Tout ce monde me salua cordialement ; on me donna de chaleureuses poignées de main, et cet empressement me parut de très bon augure, car le mariage d’un pauvre diable, on le sait, est comme sa sépulture : il n’attire personne.

Enfin, je m’approchai de ma fiancée, qui était au bout du salon. Quel ne fut pas mon étonnement ! C’était l’amie de mon enfance, c’était Léa ! Il me sembla alors qu’un voile épais tombait de mes yeux ; je compris mille choses qui m’avaient autrefois paru inexplicables ; je compris surtout le sens des derniers billets. Tout un monde de pensées qui reposait en moi s’agita aussitôt avec violence ; les souvenirs d’enfance et de famille me revinrent avec leur suave fraîcheur ; puis je regardai Léa, et je la trouvai si belle, que j’en fus ébloui. Oh ! comme je tremblai alors que ma pâleur ne l’effrayât ! Ayant deviné mon inquiétude, elle me rassura avec un regard plein d’ame, et lorsqu’on lui présenta la plume pour signer le contrat, elle la prit, s’avança modestement, et signa sans hésitation.

La nuit était fort avancée ; on se retira, et nous fûmes conduits dans la chambre nuptiale. En entrant, je jetai un regard inquiet sur la pendule, et mon cœur fut en proie à une inexprimable angoisse : l’aube allait paraître. Je me laissai tomber sur un fauteuil, et n’osais regarder ma fiancée. Elle vint à moi, elle pressa tendrement ma main dans la sienne ; puis, rougissante et pudique, elle déposa un baiser sur mon front. Soudain je sentis une force nouvelle se répandre dans mon être, et la vie, depuis long-temps absente, circula dans mes veines. L’alouette chanta, l’aube parut, et je ne m’enfuis pas comme une ombre. Je renaissais sous un chaste baiser, au premier rayon de l’aurore, et au souffle embaumé du printemps.

Ma surprise égalait mon bonheur, et pendant que j’essayais de comprendre cette transformation inattendue, je vis sur le seuil de notre chambre la bonne vieille, qui me dit avec un doux sourire :

— Crois-tu donc être le seul qu’un pur et virginal amour ait fait revivre ?


ÉPILOGUE.
Qu’une main étrangère a ajouté au manuscrit cacheté de noir.

À quelque temps de là, au milieu d’un charmant paysage, par une matinée d’automne, un homme au front pâle, quoique jeune encore, et une femme dans tout l’éclat de la fraîcheur et de la jeunesse, se promenaient dans les allées de leur parc, derrière leur château. La jeune femme s’appuyait nonchalamment sur le bras du jeune homme, et ils causaient avec cette douceur et ce rayonnement du visage qui sont particuliers aux gens heureux. Vers dix heures, ils rentrèrent au château, dans un salon du rez-de-chaussée, tendu de perse, où une bonne dame à l’air vénérable, vêtue comme une grand’mère, faisait sa lecture, où un barbet propre et luisant, avec un joli collier de cuivre, se roulait sur les tapis, et où un moineau pépiait dans une cage dorée dont la porte était ouverte.

Le jeune couple s’assit sur un meuble gothique d’un excellent goût ; il y eut un moment de silence, puis la jeune femme dit à son mari :

— Vous avez le bonheur, dites-vous, c’est bien ; mais je veux aussi que vous ayez la gloire.

— C’est le seul point, reprit celui-ci, où je ne puis vous obéir. Mon amie, la Muse qu’on a tuée ne ressuscite pas, et la mienne a depuis long-temps rendu son dernier soupir.

Il se leva à ces derniers mots, alla fouiller dans son secrétaire, en retira un papier déjà jauni qu’il déplia lentement, et il lut ces vers, que sa Muse, avant de mourir, avait adressés à la Débauche :

LA MUSE MOURANTE.

C’est l’heure du doux rêve, où dans ma solitude
Nul bruit ne venait me troubler,
Où j’aimais tant à voir, sous ma lampe d’étude
Les mondes d’or se dérouler ;
C’est l’heure où mon esprit montait, loin de la terre,
Vers quelque parvis immortel,
Tandis que de mes yeux plus d’une larme austère
Mouillait le marbre d’un autel ;
C’est l’heure inspiratrice, enivrante, enflammée,
Doux souvenir ! où, chaque jour,
Avec mon cher poète, assis sous la ramée,
Nous chantions nos hymnes d’amour ;
Eh bien ! Muse, voyons, à l’œuvre ! l’heure sonne ;
Rêve et chante comme autrefois !
Frappe encor sur ton cœur pour savoir s’il résonne
Et sait toujours lancer la voix !
Je frapperais en vain : mon cœur est en ruine.

Malheur, malheur, trois fois malheur !
Rien ne sortira plus de ma froide poitrine,
Pour la joie ou pour la douleur.
Sur mes lèvres le chant est mort, comme une lame
Expire sur des bords taris ;
Le rêve aux ailes d’or n’habite plus mon ame :
Le dieu fuit le temple en débris.
Oh ! reconnaîtrait-on la jeune souveraine
Qui marchait, l’auréole au front,
Dans ce spectre vieilli, fléchissant, qui se traîne
Comme une esclave sous l’affront ?
Ton œuvre est accomplie, ô courtisane infâme !
On creuse déjà mon tombeau.
Si mon corps est souillé, que dire de mon ame ?
Sois fière ; ton triomphe est beau !
Comme tu sais flétrir la jeunesse et ses charmes !
De quel air cruel et moqueur
Tu m’as ravi la voix, et jusqu’au don des larmes,
Et bu tout le sang de mon cœur ?
Oh ! triomphe, triomphe, infernale Bacchante,
Vieille Débauche au cœur d’airain.
Toujours inassouvie et toujours provoquante !
La jeune Muse au front serein
Meurt sous tes coups ! — Je meurs, mais d’une main tremblante
Au mur noirci je prends mon luth ;
À toi le dernier cri de ma voix défaillante :
« Je vais mourir, reine, salut !
Salut ! » Il est trop tard, hélas ! ma voix expire ;
Mes doigts s’arrêtent engourdis.
Et je ne trouve plus de force que pour dire :
Ô Débauche, je te maudis !

— Vous voyez, dit le jeune homme après avoir achevé sa lecture, qu’il faut que je me contente d’être heureux, et c’est encore beaucoup plus que je ne méritais. Dieu a été bon ; je n’ai laissé que mon talent là où tant d’autres laissent jusqu’à la probité. Mais aussi, ajouta-t-il, combien en connaît-on qui aient un ange gardien comme le mien, ma chère Léa ?

Et l’honnête mari embrassa sa femme, qui sourit malgré elle, car elle était un peu triste et désenchantée au fond ; elle voyait bien, après tout, qu’elle n’avait épousé que l’ombre d’Éric.


Paulin Limayrac.
  1. Voyez la livraison du 1er mai.