L’Ombre d’Éric (RDDM)/01
Lucrèce.
Aux premiers jours de la restauration, et lorsque les Cosaques campaient encore dans la cour du Louvre, naquit, dans un vieux château de province, un enfant qu’on appela Éric. Il naquit bon de parens honnêtes, deux circonstances heureuses qui se rencontrent encore quelquefois. Sa naissance causa une si grande joie dans une famille qui allait s’éteindre, qu’on ne fit guère attention, dans ce coin de terre, aux désastres de la patrie : la famille est égoïste, et les malheurs publics ne l’atteignent pas toujours, s’ils coïncident avec ses félicités particulières. Éric fut un enfant précoce et charmant, donc on ne négligea rien pour le gâter ; mais il sut rester modeste, ce qui était du meilleur augure. Il grandit sous les caresses, et ses dons heureux, au lieu de s’étioler dans la serre chaude où on se plaisait à les renfermer, se développèrent comme par enchantement, si bien que, vers sa quatorzième année, il possédait réellement des qualités rares du cœur et de l’esprit, et que l’on pouvait présager, sans trop de complaisance, qu’il serait un jour l’orgueil de sa famille comme il en était le charme. Hélas ! ce fut au milieu de toutes ces espérances que son père et sa mère moururent à peu d’intervalle l’un de l’autre. Ce coup terrible, il le ressentit profondément, car il en comprit toute l’étendue. Sa douleur fut long-temps morne et sombre, et elle ne se calma un peu qu’après avoir trouvé le secret de s’exhaler en plaintes harmonieuses. Le malheur révéla au jeune Éric qu’il était poète. C’est parfois un des caprices de la Muse, avant de visiter une ame, d’attendre qu’elle soit brisée.
Éric passa vite de l’adolescence à la jeunesse. Dans le trajet, il gagna beaucoup de couronnes de collége et perdit un peu de sa modestie. Or, la modestie est comme l’innocence, on ne la perd guère à moitié. Bientôt l’orgueil entra triomphalement dans le cœur du jeune homme. À dix-huit ans, il se crut du génie, ce qui n’était certes pas original ; il étouffa dans le manoir paternel, et n’eut plus qu’une pensée : aller conquérir la gloire à Paris. Il était libre, il était riche, rien ne l’arrêtait, et il partit pour le pays de ses rêves avec le long espoir, les vastes pensées et beaucoup d’or. En montant dans la voiture, il pressait déjà dans ses bras le fantôme de la gloire, et, comme il avait le front dans la nue, il ne s’aperçut pas, en serrant la main de sa jeune cousine Léa, que la pauvre enfant tremblait de toutes ses forces, et que ses beaux yeux étaient pleins de grosses larmes ; il ne se douta point que la jeune fille le suivit d’un mélancolique regard, long-temps après que la voiture eut disparu dans la poussière de la route, et que le lendemain elle l’accompagna de relais en relais, les yeux sur la carte. — Il doit être là maintenant, disait-elle ; demain, à pareille heure, il arrivera à Paris. — Et lorsqu’elle supposa qu’il entrait dans la grande ville, son cœur se serra, en proie à de tristes pressentimens.
Ces pressentimens ne se réalisèrent pas d’abord : les débuts d’Éric dans la vie parisienne furent brillans. Ses premiers pas dans la poésie eurent presque un air de triomphe, et véritablement il préluda avec beaucoup de grace ; il laissa voir une fraîcheur d’imagination qui craignait peu de rivales, et aucune des perles qu’il jeta sur son chemin ne fut perdue. Il fut entouré, applaudi, fêté : la renommée arrivait à grands pas, les mains pleines de présens ; mais, hélas ! ce commencement de gloire dura ce que dure une lune de miel, ou ce qu’on appelle vulgairement la beauté du diable, ou mieux, le temps de passer sous cet arc de triomphe qui se trouve si souvent en ces temps-ci à l’entrée des chemins de traverse.
Quel fut le premier grain de sable contre lequel vint échouer le jeune poète ? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est que les passions vinrent à gronder et l’entraînèrent dans leur tourbillon. Il dit peu à peu adieu au travail, il délaissa la Muse, ou ne revint plus à elle que dans des accès de fièvre, avec l’intention de lui faire violence si elle résistait, ce qui était encore un plaisir de débauché. Quelle main le poussait donc, lui, nature si élevée et si poétique, à des déportemens où son intelligence s’amoindrissait, où il voyait son imagination se flétrir, et qu’il eût dû regarder comme un épouvantable châtiment, s’il eût été condamné à les subir ? Bref, il abusa de tout, et devint en peu de temps si méconnaissable d’esprit et de visage, qu’un ami put, avec raison, écrire sur sa porte : Ci-gît Éric, et qu’il n’y eut bientôt plus d’espoir de le voir revenir à lui-même.
Un jour, cependant, on put croire au retour de l’enfant prodigue. S’échappant du milieu des amours éhontés et sans nom, Éric aima ou crut aimer sérieusement. Il plaça son cœur, il eut une affection choisie. Malheureusement il ne rencontra pas cette femme supérieure et charmante qui est comme le cœur de l’homme d’esprit et le bon sens de l’homme d’imagination, cette femme dont plus d’une fois la présence, à une heure donnée de la vie, a fait grands des hommes qui allaient tomber. En effet, que de biographies illustres où les victoires arrivent coup sur coup tant que le génie familier est là, et où les revers s’accumulent dès qu’il s’éloigne ! — Éric ne rencontra pas cette Béatrix. Bonne et gracieuse, la femme qu’il aima n’eut pas assez d’empire pour le retirer de l’abîme ; elle rendit heureux son amant sans le sauver.
L’amour rayonna un moment sur cette vie si jeune et déjà si sombre ; la muse d’Éric sourit à travers sa tristesse, comme le soleil à travers la pluie. Cela passa comme un éclair, et le poète retomba plus profondément et pour jamais. Quel douloureux spectacle il nous offrit alors ! Nous l’avons tous vu traînant ses ennuis, sentant sa destinée manquée, et incapable d’assez de force de volonté pour faire changer le sort. Nous l’avons tous vu chercher de plus en plus à s’étourdir dans la débauche, pâlir, s’affaisser et mourir enfin. Il mourut en pleine jeunesse et sans jeunesse, vieux et sans expérience. Quelques amis le regrettèrent, sa maîtresse le pleura, un inconnu fit une élégie ; mais Léa, au fond de sa province, fut seule véritablement inconsolable.
De cela, il y a bien deux ou trois ans, peut-être moins, peut-être plus, et, en tout cas, on ne songeait plus au pauvre Éric, lorsqu’un matin, il y a quelques mois, un de ses anciens amis trouva sur son secrétaire un paquet assez volumineux cacheté de noir. Il s’informa, il questionna, et ne put parvenir à savoir comment et par qui ce paquet de forme bizarre avait été déposé chez lui. Il le tourna et le retourna en tout sens ; mais, comme il était à son adresse, il finit par l’ouvrir, et fut d’abord très étonné. Puis, avec toute l’attention qu’on doit aux confidences de ceux qui ne sont plus, lorsqu’ils daignent nous en faire, il lut ce qui suit.
Il se meurt, il est mort ! disait-on de tous côtés autour de moi, et je ne me croyais pas encore malade. Je souriais dédaigneusement à ces prédictions funèbres ; je m’imaginais qu’au premier effort de ma volonté, ce qui semblait me fuir allait revenir aussitôt. Je ne doutais pas que l’inspiration ne fût à mes ordres : tant que je n’avais pas affranchi cette esclave, je prétendais être son maître souverain. C’était une illusion de ma volonté que je payai cher. Lorsqu’après avoir long-temps asservi une organisation délicate à des plaisirs grossiers, une ame tendre à des jouissances brutales, je me frappai le front en ordonnant à Minerve de s’élancer, Minerve ne s’élança point. Je ne m’effrayai pas trop ce jour-là. Bah ! dis-je, c’est un caprice du démon familier. Mais je revins à la charge le lendemain ; je renouvelai souvent l’épreuve, et je ne fus pas mieux écouté. Il fallut bien enfin comprendre tout le mal que je m’étais fait à moi-même. J’ouvris les yeux ; il était trop tard, et je ne sus que me désespérer, ce qui est une ressource à la portée de tous les malheureux.
Je gémis, je m’accusai ; ma vanité exagérait les dons que j’avais reçus du ciel, et ma conscience s’en estimait d’autant plus coupable. Le souvenir de mes premiers succès me poursuivait aussi comme un remords ; c’était un sanglant reproche : qu’avais-je fait de cette verte couronne qui était tombée sur mon front de vingt ans ? Je l’avais traînée dans le ruisseau. — Mes insomnies étaient pleines de fantômes. Ma mère, qui m’avait tant aimé et qui avait placé tant d’espérances sur ma tête, se dressait à mon chevet, le visage triste, me regardait et disparaissait lentement. Ma grand’mère aussi sortait de son tombeau pour venir voir ce que j’avais fait de ses conseils, elle qui ne me les avait pas épargnés. « Il est des dangers dans le monde, avait-elle coutume de dire, qu’on ne peut éviter que par la fuite ; et c’est pour mieux fuir, mon enfant, ajoutait-elle, que Dieu a donné d’aussi bonnes jambes à la jeunesse. » Bonne grand’mère, je n’ai pas fui !…
Ainsi je pleurais sur moi-même, et je suis sûr que si alors, au lieu de me lamenter, j’eusse pris une résolution énergique, si j’eusse chassé honteusement la débauche et la paresse, et accueilli à bras ouverts l’ordre et le travail, j’aurais vaincu ma destinée. Je fis le contraire : je pleurai d’abord ; puis, m’étant consolé, je me jetai de nouveau dans les excès, excellent moyen de rappeler au colombier l’inspiration fugitive ! Il ne réussit pas cependant ; mais il allait peut-être réussir, lorsqu’au sortir d’un souper entre libertins, moi, naguère le bien-aimé de la Muse, pâle, chancelant, marchant à tâtons le long du mur, je rentrai au logis, et, à peine arrivé, je me laissai tomber et rendis le dernier soupir. J’expirai dans mon cabinet d’étude depuis long-temps désert, au milieu de mes livres couverts de poussière : c’était par une matinée d’hiver froide et pluvieuse. Et maintenant je suis une ombre, et j’habite, dans un vaste cimetière, un mausolée entouré de mauves et d’asphodèles.
Feu M. le président de Montesquieu, baron de la Brède, affirmait qu’il n’avait jamais éprouvé un moment d’ennui qu’une demi-heure de lecture n’eût dissipé. C’est que M. le président avait une riche bibliothèque ; mais n’ayant ni cette ressource, ni la moindre distraction, je m’ennuyais mortellement, sans jeu de mots.
Comme j’ai quitté la vie depuis environ une année, il y avait déjà long-temps qu’on ne se souvenait plus de moi, et personne ne venait répandre sur mon tombeau ni une fleur, ni une larme. De loin en loin, quelque enfant joyeux, courant dans le cimetière comme à travers un jardin, épelait en passant mon épitaphe ; c’était là ma part de gloire et de souvenir sur la terre : tout le monde n’en a pas autant ; je me résignais à mon sort. Aussi ma surprise fut grande, lorsqu’un de ces soirs, minuit sonnant, j’entendis frapper trois légers coups à la porte de ma dernière demeure ; mon étonnement redoubla, lorsque la porte tourna sur ses gonds rouillés, et que m’apparut, aux rayons tremblans de la lune, une femme étrange et vieille, bien vieille, que j’avais vue quelque part. Où ? je ne savais. Peut-être dans les ballets de l’Opéra, peut-être sur les planches de quelque autre théâtre, jouant un rôle d’ingénue avec ses rides profondes plaquées de fard. Elle avait deux pieds de haut et s’appuyait sur une béquille. Sa bouche pincée et moqueuse était armée, aux deux angles, de deux blanches dents si longues qu’elles ressemblaient à de véritables défenses. Quoique bizarrement accoutrée, elle était luisante et proprette, ce qui me prévint tout d’abord en sa faveur : la propreté est la politesse des vieillards. Un air de douce compassion était répandu sur toute sa physionomie. Quant à moi, j’étais fort embarrassé, car je n’avais pas même un siége à offrir à ma visiteuse. Or, rien n’est plus désagréable que d’être pris en flagrant délit de pauvreté. En femme d’esprit, elle ne s’aperçut point de mon embarras.
— Ne vous effrayez pas, me dit-elle ; c’est pour vous être utile que je viens ici.
Le malheur rend méflant, je doutais un peu ; mais elle parlait avec tant de douceur, elle avait tant de bonté dans le regard et dans la voix, que je me laissai convaincre, et que je l’écoutais avec une sorte de charme : c’est un plaisir assez piquant d’écouter une vieille femme qui parle bien. Je l’écouterais peut-être encore, si la curiosité ne m’eût fait pousser une exclamation.
— Ah ! mon Dieu, ma bonne dame, m’écriai-je en l’interrompant, quel est ce chien noir qui tourne autour de vous et passe à travers vos jambes ? n’est-ce pas ce pauvre barbet qui accompagna seul ma sépulture ?
— Et ce moineau qui s’est posé sur cette colonne de marbre blanc, le reconnaissez-vous aussi ?
— C’est le moineau qui venait déjeuner chaque matin sur la fenêtre de ma maîtresse.
— Et si c’était le moineau de Lesbie, et si le chien était le barbet noir de Faust ? Qu’en diriez-vous ? Au reste, en ce cas, ils auraient singulièrement dérogé (mais qui ne déroge pas en ce temps-ci ?), car ils veulent entrer à votre service. Chaque soir, à minuit, ils viendront prendre vos ordres. — Écrire, c’est se distraire. Écrivez à vos amis, s’il vous en reste, et à votre maîtresse, si vous en aviez une. Le barbet portera vos lettres à vos amis, et vous rapportera les réponses : il vous évitera les frais de poste. Le moineau sera votre messager auprès de votre maîtresse ; vous pouvez avoir en lui une confiance absolue ; il ne se laissera pas prendre par un enfant comme un moineau vulgaire, ni corrompre par un rival comme une femme de chambre.
Pour le coup, je crus à une mystification. — Vous vous moquez d’un malheureux, dis-je ; ce n’est pas bien. Pour que vos paroles fussent vraisemblables, il faudrait que vous fussiez une fée, et il n’y en a plus.
— Qui dit cela ? mon ami, tant qu’il y aura des femmes, il y aura des fées.
— Soit ; il n’est pas moins vrai que vous me raillez. Vous me donnez des facteurs ; mais avec quoi voulez-vous donc que j’écrive ? avec mes ongles sur mon linceul, sans doute ?
— Voilà ma réponse, dit-elle. Et, me remettant un objet presque imperceptible qu’elle tira de la poche de son tablier blanc, elle se disposait à partir. Je la retins par le pan de sa robe.
— Au moins, madame, dites-moi où je vous ai vue, m’écriai-je avec une chaleur dont je ne me croyais plus capable.
— Où vous m’avez vue ? répliqua-t-elle. Vous avez la mémoire bien courte, mon ami. Seriez-vous un prince ou un poète ? Où vous m’avez vue ? Eh ! chez le bon Nodier.
Ce disant, elle me salua d’un geste gracieux et d’un air de tête tout-à-fait noble, et disparut.
Je regardai long-temps et ne vis plus rien. La nuit était douce et triste ; quelques légers nuages voilaient de temps en temps la lune, et la brise, courbant les hautes herbes, soupirait dans les cyprès.
Quand la porte de mon tombeau se fut refermée, une lampe d’albâtre, que ma visiteuse avait placée à mon insu dans un angle de mon cercueil, s’alluma d’elle-même, et jeta une gracieuse lueur qui invitait au travail. À cette clarté, j’examinai aussitôt l’objet précieux que j’avais encore dans la main : c’était un nécessaire gros comme un camée, et en améthyste de la plus belle eau. Le travail en est si curieux, qu’on serait tenté de croire que c’est un ouvrage de fée. Je l’ouvris en tournant dans la serrure de diamant la jolie clé d’or, et je fus émerveillé. Quel fini d’exécution ! quelle délicatesse de détails ! C’est petit et parfait. Voilà une bonne leçon à l’adresse de tous ces faiseurs de colossal qui n’achèvent rien. J’admirai chaque chose à son tour. L’écritoire est en lapis-lazuli, et l’artiste a gravé sur le frontispice, — simple image qui explique toute la civilisation moderne, — un soleil qui jaillit d’une bouteille d’encre. Une feuille de papier était roulée autour d’un de ces petits instrumens qui font et guérissent tant de blessures, je veux dire une plume. Quant au cachet, il est d’une grande simplicité et d’un sens profond : il représente une étincelle qui fait beaucoup de fumée. Comment ne pas reconnaître la vie ?
Rien ne manquait, pas même le bâton de cire ; mais il est noir, hélas ! Ne suis-je pas en deuil de moi-même comme les autres ?
J’avais donc tout ce qu’il me fallait pour écrire, et ce n’est pas le temps qui me faisait défaut. Dieu merci ! Il est vrai que j’aurais eu besoin, en plus, d’un peu de style ; mais on s’en passe si bien ! Allons, m’écriai-je, à l’œuvre ! Demandons à mes amis des nouvelles de leur fortune, et à ma maîtresse des nouvelles de son amour. À l’œuvre ! et que, sur le coup de minuit, je puisse expédier mes dépêches par mes courriers diplomatiques.
C’est à vous que j’écris le premier, ô mon maître ! à vous qui m’avez précédé dans la vie de quelques années à peine, mais qui m’avez toujours été si supérieur en sagesse ! Grave philosophe dont j’ai mal suivi les leçons, homme inébranlable qui marchez d’un pas ferme dans l’étroit sentier, et dont j’abandonnai trop tôt les traces salutaires, de quel œil avez-vous vu votre bien-aimé disciple embrasser avec égarement les passions qui l’ont déchiré à plaisir et jeté tout meurtri dans cette mort prématurée, du sein de laquelle il vous écrit à cette heure ?
Mon maître, vous disiez vrai : la vie est trop courte pour que le bonheur consiste à occuper beaucoup de place et à faire beaucoup de bruit. Les plaisirs durent trop peu et coûtent trop cher pour qu’il n’y ait pas toujours duperie à les acheter. L’ambitieux et le débauché ressemblent au conquérant qui, après un long siége, grace à de savantes combinaisons, au nombre des soldats, à de larges flots de sang répandus, s’empare d’une citadelle… qu’il évacue le lendemain. À quoi mène donc, grand Dieu ! cette vaine théorie de l’ambition pour l’ambition, du mouvement pour le mouvement ? stoïcien ! votre raison, pierre de touche infaillible, a éprouvé de bonne heure la gloire humaine et les plaisirs, et s’est convaincue que cette monnaie si brillante était une fausse monnaie. Le monde vous a paru un océan où tous les chercheurs de renommée et de sensations font naufrage, et vous n’avez pas voulu sortir de la rade où vous vous abritiez dès les premiers jours de votre jeunesse. Ô maître ! vous avez conclu au repos.
Le repos n’exclut point l’étude ; vous dites plus : vous affirmez qu’il n’y a d’étude désintéressée, large et profonde, que dans le calme. Une intelligence, si haute qu’elle soit, n’est libre que lorsque le cœur ne gronde point au-dessous, et qu’elle ne respire pas au milieu des préjugés contemporains. Or, vous avez trouvé le seul remède contre les orages du cœur et contre les préjugés du siècle, — la solitude. Gloire à vous, ô sage que je comparerais volontiers, si je ne craignais de faire une phrase ampoulée, à un roi entouré d’esclaves ! Toutes vos passions ne sont-elles pas enchaînées à vos pieds et humiliées devant vous ?
Le tableau de la vie que vous menez est si profondément gravé dans mon souvenir, que je ne vous sépare jamais, quand je pense à vous, de tout ce qui vous entoure. Je vous vois toujours, au milieu de ce charmant paysage, près Châtillon, à deux pas des bois de Verrières, dans votre maison blanche avec des contrevents verts, comme celle que demandait Jean-Jacques, grande comme celle de Socrate, hospitalière comme le plus vaste château. Je vous vois sous les épaisses charmilles de votre jardin qu’embaument les rosiers et les lilas, ou dans votre cabinet d’étude, sanctuaire des méditations paisibles, à l’ameublement sévère, aux livres choisis, aux belles gravures de Raphaël et du Titien, et sur la porte duquel vous avez tracé deux mots qui expliquent toute votre vie, c’est-à-dire tout votre bonheur : Le travail dans la solitude.
Mais ce qui me touche particulièrement dans votre existence, c’est de voir que vous êtes si complètement heureux à si peu de frais ; car, ô philosophe, tout votre patrimoine ne suffirait pas six mois à un beau-fils pour payer ses maîtresses et ses chevaux. Ah ! c’est pour moi un éternel regret dans ma tombe de penser que Dieu, dans sa complaisance, vous avait à dessein placé sur ma route ; que, pour être heureux et sage, je n’avais qu’à mettre le pied sur l’empreinte que le vôtre venait de faire, et que j’ai mieux aimé, dans ma folie, courir après l’inconnu et m’égarer à la poursuite de fantômes. J’ai imité la brebis qui, au lieu de suivre sa mère et d’aller ainsi tout droit à la ferme, s’échappe par un chemin creux et se perd dans les ravins où la nuit la surprend, et où l’orage la maltraite depuis le soir jusqu’à l’aube.
M’avez-vous pardonné mon ingratitude et mes erreurs ? Oui ; vous qui ne gardez pas même rancune aux vivans, à coup sûr vous avez pardonné à un mort. Alors vous ne dédaignerez point de me faire parvenir de vos nouvelles. Si telle est votre intention, vous pouvez profiter du retour de mon messager. Singulier messager, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? c’est le seul domestique en ce moment à mon service ; mais j’aurais tort de me plaindre, il est intelligent, poli et expéditif : il comprend sans qu’on lui parle, ne réplique jamais, quoi qu’on lui dise, et fait deux cents lieues en une minute. Connaissez-vous beaucoup de laquais comme celui-là ?
Avant de clore ce billet, laissez-moi vous dire, pour vous prouver que je n’ai point oublié vos habitudes, que mon messager qui part à minuit vous trouvera rêvant sous l’ombre de votre jardin, car vous avez, à l’exemple d’Emmanuel Kant, un arbre chéri qui est comme l’abri naturel de vos pensées, le toit sous lequel elles naissent et s’épanouissent de préférence ; ou il vous trouvera déjà étendu sur votre lit de repos, feuilletant encore un volume de Platon, ce divin Platon que vous savez par cœur, et attendant le sommeil qui vous arrive toujours, doux comme une bonne pensée.
Adieu, maître.
Mon cher, je jette ce billet dans ton tourbillon. Tu ne le liras pas sans doute, et tu le mêleras au feu de joie périodique que tu allumes dans ton salon et que tu contemples d’un œil serein. — Un jour, j’entrai chez toi sans me faire annoncer, selon ma coutume, et je vis deux grands diables de laquais en magnifique livrée occupés gravement à jeter dans un brasier des liasses de lettres dont le cachet n’avait point été rompu. À demi couché sur un divan, tu regardais voltiger les flammes du brasero en fumant le narguilé, et lorsque je te demandai l’explication de cette scène : — Ce sont, me répondis-tu, des lettres d’hommes à qui j’ai promis de l’argent, de femmes à qui j’ai promis de l’amour. Ne pouvant payer ni les uns ni les autres, je ne perds pas mon temps à écouter leurs gémissemens ou leurs menaces, et je veux que le tout s’envole en fumée.
Moi, mon cher, je ne viens te demander ni de l’argent ni de l’amour ; je viens seulement du fond de ma tombe me rappeler à ton amitié, à laquelle je tiens, car tu vaux mieux que ta réputation, tu es moins fou que tes folies. Je connais de toi de belles actions que tu as soigneusement cachées, et, malgré le cortége de tes vices, on peut dire quand tu passes : Voilà un homme qui ne manque pas de cœur.
Mais tu es entré dans la vie du pied gauche, et tu as fait fausse route dès le commencement. Tout homme porte en son cœur un nid de vipères. Ces vipères sont d’abord endormies ; un rien les réveille, tant leur sommeil est léger. Si l’on est prudent, on les rendort ; quand d’ailleurs l’une lève la tête, les autres sommeillent d’ordinaire, ce qui facilite beaucoup l’œuvre de surveillance et de répression. Qu’as-tu fait, toi ? Tu as provoqué violemment le réveil de toutes les vipères ; tu as voulu que dans ton cœur elles s’entrelacent, se déchirent et poussent toutes à la fois leurs sifflemens ; et lorsque tous ces serpens, l’œil enflammé, l’écume à la bouche, ont dardé leur aiguillon, tu as dit : — Le calme, c’est la mort ; l’étude est un jouet d’enfant. — Et tu t’es précipité tête baissée dans cette mêlée furieuse des passions où il faut combattre jusqu’à ce que l’on succombe.
Tu passes tes journées dans des boudoirs, tes nuits dans des maisons de jeu, et, si tu rentres un moment dans tes appartemens de satrape, c’est pour réfléchir au meilleur moyen que te suggérera ton génie de rompre avec ta victime d’hier et de faire tomber celle de demain. Ce qui étonne, c’est que dans cette course sans halte, à travers tous les plaisirs, tu ne perds jamais ton sang-froid. Je me souviens qu’un jour je te rencontrai au bois dans le plus élégant landaw, traîné par les deux plus beaux chevaux gris pommelé sortis des écuries de Crémieux ; tu étais gai, souriant, et, malgré la ride précoce qui sillonne ton front, tu paraissais plein de jeunesse. Tu étais pétillant d’esprit et d’insouciance ; or, la veille, le jeu avait dévoré ta bourse, et le matin, dans ce même bois, tu avais logé une balle dans la poitrine d’un de tes amis qui t’avait plaisanté fort innocemment. Les pieds de tes chevaux pouvaient glisser dans le sang que tu avais répandu au petit jour.
À Dieu ne plaise que je m’érige en débitant de morale et que je veuille te faire la leçon ! On a peut-être ce droit-là quand on est mort ; je ne veux pas en user. J’ai trop méprisé de mon vivant ces faux apôtres sans foi ni loi qui exercent par le monde le métier de convertisseur, et qui publieraient volontiers par la voie des journaux, s’ils l’osaient, qu’ils entreprennent toute sorte de conversions aux prix les plus modérés. Je te dis ce que je pense, et je te le dis en ami, n’ignorant pas que ma lettre sera comme non avenue : une feuille de papier jetée à travers les roues n’arrête pas un char bien lancé.
Où seras-tu quand mon chien fidèle, le seul groom du pauvre, le mien, t’apportera ces lignes d’un trépassé ? Tu bâilleras dans ta loge de l’Opéra, tu te ruineras autour d’un tapis vert, ou tu chercheras à t’introduire sans bruit, comme un malfaiteur, chez la femme de ton voisin, voire de ton meilleur camarade.
Si tu as le temps, réponds-moi. Je te serre la main.
Si je suis resté près d’un an sans t’écrire, chère Mira, tu as bien dû penser que ma volonté n’y était pour rien, et que quelque grande affaire m’était survenue. C’est en effet la plus grande affaire de la vie ; c’est la mort.
Mira, quand je te disais que mon amour était à toute épreuve, je n’osais ajouter qu’il était même à l’épreuve de la mort. Eh bien ! je puis te le dire maintenant avec certitude : oui, je t’aime toujours ; et toi, m’aimes-tu encore ? Mon illusion n’est-elle pas bien grande ? Peut-on aimer un pauvre défunt qui n’a plus rien de ce qui plaît dans le monde ? Si tu m’aimes encore, dis-le-moi ; si tu ne m’aimes plus, garde le silence. Enferme dans une cage dorée le joli moineau que je t’envoie ; mais crains que mon fantôme n’apparaisse quelquefois, vers minuit, devant les rideaux de soie de ton alcôve, et pour se venger, ô peureuse, ne te tire par le bout des pieds.
Je ne t’envoie qu’un baiser aujourd’hui, dans le doute ; il dépend de toi que je t’en envoie mille demain.
L’heure sonnait ; j’entendis un léger bruit autour de moi. — Prends ces deux lettres, barbet noir ; prends ce billet, moineau gris.
Le barbet glissa adroitement les deux lettres dans son collier de cuivre ; le moineau prit le billet sous son aile, et ils partirent si vite que je n’eus pas le temps de leur dire : Bon voyage !
Ma correspondance était expédiée, et je goûtais ce quart d’heure de repos si agréable après le travail, lorsque l’ombre de mon ancien valet de chambre, glissant sur les mauves du cimetière comme sur le tapis des salons, ouvrit ma porte sans bruit, s’approcha de moi, me débarrassa de mon linceul, me souleva avec précaution et m’habilla silencieusement, en laquais bien élevé ; puis, il me fit une profonde révérence et s’évanouit.
Je me trouvai seul et debout devant mon cercueil, dans la position d’une sentinelle. Alors je me pris à considérer ma toilette. Qu’est ceci ? m’écriai-je. Vais-je jouer la comédie ? Dieu me pardonne ! je porte des culottes de velours, un habit de soie, des souliers à boucles d’argent, un chapeau à trois cornes, et je tiens à la main une canne à pomme d’ivoire plus haute que moi.
— Soyez fier, dit la bonne vieille, qui arrivait en ce moment et en toute hâte. Vous portez un costume qui, tout vieux qu’il est, m’a coûté ce matin mille guinées. C’est le costume de M. de Voltaire à son premier voyage à Berlin. Eh ! n’avez-vous pas remarqué que je suis revêtue de la robe à queue et à ramages de Mme Denis ? Je serai votre nièce, si vous voulez bien.
— Madame, répondis-je d’assez mauvaise humeur, je ne vois pas où vous désirez en venir avec ces déguisemens. N’est-ce pas assez de se déguiser dans la vie, sans être encore forcé de se déguiser dans la mort ?
Elle ne fit pas attention à mon dépit, me prit le bras sans façon, et nous partîmes pour la promenade. Chemin faisant, ma digne compagne me montrait des tombes superbes et beaucoup d’épitaphes en lettres d’or qui ne rappelaient rien à mon esprit, ni à mon cœur. Arrivés devant un modeste mausolée de marbre gris :
— C’est ici, me dit Mme Denis, que repose M. de La Harpe.
— Eh bien ! répondis-je.
— Eh bien ! ajouta-t-elle, je vous ferai remarquer que la tombe de La Harpe est voisine de celle de Gilbert, et que le critique est condamné à murmurer sans cesse entre ses dents les invectives qu’il prodigua au poète, lequel sourit maintenant et se moque de lui. La Harpe enrage, il voudrait changer de ton, ou au moins se taire ; il ne peut ni l’un ni l’autre, et c’est un supplice réservé à tous les critiques de mauvaise foi.
— Pauvre La Harpe !
— Ici découvrez-vous, monsieur de Voltaire. Ce mausolée de marbre blanc contient les restes d’une fille de roi morte pleine de jeunesse, de beauté et de génie, dont la frêle main maniait le ciseau comme Michel-Ange, et qui a consacré un chef-d’œuvre de gloire à cette même vierge que vous avez outragée dans un chef-d’œuvre de honte !
Je me découvris avec respect. Nous continuâmes notre promenade, et la malicieuse vieille ne tarissait pas en propos sérieux ou plaisans. De propos en propos, nous allions franchir le petit mur qui sépare le champ du repos de la grand’route, lorsque nous fûmes assaillis par une foule de gens qui criaient bien fort et s’avançaient sur moi.
— Nous le disions bien qu’il n’était pas mort ! Portons-le en triomphe, s’écriaient les uns, et parmi ceux-là j’en remarquais plusieurs qui, la veille encore, n’étaient guère de mes amis.
— Jetons-le dans le ruisseau, vociféraient les autres.
— Au Panthéon !
— À la rivière !
Un jeune homme, les cheveux épars, les yeux égarés, me menaçait du poing, et me jetait ces paroles au visage :
— Vous êtes le plus vil et le plus infâme des hommes, vieil Arouet ! Des enthousiastes aux cheveux gris se précipitaient à mes genoux, en s’écriant :
— Voltaire, vous êtes un dieu !
La position devenait critique ; il n’y avait qu’un moyen de me tirer de ce mauvais pas, c’était de fuir ; je pris ce parti, et, comme les morts vont vite, je m’esquivai facilement. Amis et ennemis furent d’abord si surpris de ma brusque retraite, qu’il y eut un moment de silence ; mais, la première surprise passée, la querelle recommença de plus belle. J’entendis long-temps, dans les ténèbres, retentir des éclats de voix. Même j’ai ouï conter qu’ils en vinrent aux mains, là, dans le cimetière, et qu’ils se lancèrent, jusqu’au jour, des ossemens à la tête.
Aussitôt que je touchai à mon tombeau, je me dépouillai de la défroque voltairienne. — Ma chère dame, dis-je à ma commère, permettez-moi à l’avenir de n’être l’ombre de personne, pas même d’un grand homme : il n’y a pas de rôle plus triste ni plus faux que celui-là.
Le barbet, déjà de retour, se dressait sur ses pattes de derrière, et de ses pattes de devant me remettait poliment sa double dépêche. Le moineau n’était pas encore à son poste. Il se sera oublié une heure dans quelque nid bien chaud à faire l’amour, pensai-je. Je le calomniais, car j’entendis bientôt le frémissement de ses ailes ; il vint se poser sur mon épaule ; il tenait à son bec une lettre suspendue à une faveur bleue. Je caressai le barbet, je baisai le moineau, je dis bonne nuit à l’excellente vieille, et je redescendis dans mon cercueil pour goûter un des plus doux plaisirs non-seulement des morts, mais des vivans, pour recevoir, malgré l’absence, sur une feuille de papier noirci, les confidences de l’amitié et les tendresses de l’amour.
Grâce à l’intelligence de votre estafette extraordinaire, votre lettre, que vous m’adressez à Châtillon, m’est parvenue sans retard rue du Helder. En m’écrivant, vous croyez écrire à un sage ; on voit que vous n’êtes plus de ce monde, et que vous n’êtes guère au courant de ce qui s’y passe. L’expérience ne vous a donc pas appris que lorsque, depuis plus d’une année, on a perdu de vue un ami, il ne faut pas lui écrire comme si on venait de le quitter la veille, car on court le risque de le blesser cruellement avec des éloges. La vie n’est pas une ligne droite, tant s’en faut, et l’éloge du passé peut être une amère censure du présent. Quand on a comme vous un facteur à quatre pattes qui va mille fois plus vite qu’un wagon, et qui a trouvé le secret jusqu’ici vainement cherché de supprimer l’espace, il est facile de ne pas tomber dans l’inconvénient que je vous signale. On n’a qu’à demander à l’ami où il en est avec le monde et avec lui-même ; deux mots suffisent : Êtes-vous toujours celui que j’ai connu, ou êtes-vous un autre ? À l’avenir ne manquez jamais d’agir ainsi ; c’est de la prudence vulgaire. Cette précaution, indispensable après quelques mois d’absence, est vraiment le plus bel éloge qu’on puisse faire de la persévérance de l’homme.
Vieille habitude ! je moralise et je n’en ai plus le droit, je m’oublie ; mais les objets qui m’entourent me rappellent vite à moi. Les lambris dorés, les tapis moelleux, un luxe de mauvais goût, un élégant désordre, des robes pailletées jetées çà et là sur des fauteuils avec des couronnes de fleurs flétries, le bruit harmonieux d’une respiration qui sort de l’alcôve, tout me rappelle que je ne suis plus dans mon ermitage socratique où votre messager devait me trouver feuilletant Platon, mais, je ne le dis pas sans rougir, dans le boudoir d’une comédienne. Ah ! je vais laisser déborder mon cœur. Depuis long-temps je me tais, depuis long-temps je dévore mes larmes en silence, ne trouvant pas une personne sûre à qui confier l’état de mon ame. Vous êtes le seul que j’aurai introduit dans le mystère de ma vie si singulièrement interprétée dans le monde ; vous êtes le seul dont je n’aurai pas redouté l’indiscrétion ; je le crois bien, vous êtes mort. Et si vous alliez ressusciter ? Bah ! tant pis pour vous. Ma plume s’impatiente, et je commence.
Il y a un an, mon cher disciple (permettez-moi de vous donner ce nom toujours agréable à la lèvre d’un philosophe) que j’ai vendu ma chartreuse et tous mes livres, et que j’ai fui ma solitude, délicieux Eden qui s’était transformé en une prison où je manquais d’air et d’espace. Comme tout était changé en ma pensée, tout paraissait changé autour de moi, tout, jusqu’aux belles roses de mon jardin, qui semblaient n’exhaler que des senteurs malsaines et corrompues. J’étouffais. J’aurais mis le feu à mes quatre murs et à mes charmilles, à mes philosophes et à mes gravures, plutôt que de rester là, les bras croisés, six mois de plus. Je jugeai qu’il était plus convenable de vendre le tout, et même je le vendis assez cher.
Mon cher Éric, si vous aviez pris la précaution que je vous ai indiquée plus haut, vous n’auriez pas si malencontreusement vanté ma sagesse et mon économie. Dans quel moment, grand Dieu ! m’arrive cette double louange ? Écoutez : je suis l’amant d’une comédienne, voilà pour la sagesse ; j’ai envoyé ce matin chez le changeur mon dernier billet de banque, voilà pour l’économie. Cela vous paraît inexplicable, je vais essayer de me faire comprendre : à bon entendeur, salut.
Un jour de l’avant-dernier printemps, j’étais sorti de ma hutte pour me promener poétiquement et sans but dans les bois charmans de Verrières. C’était un de ces beaux jours printaniers où tout est calme, harmonieux et pur, où tout ce qui n’est pas doux rayon est doux murmure, où le frais zéphyr embaumé et le spectacle enchanteur de la nature renaissante invitent le cœur à l’espérance et à la joie. Il faut vous dire que je m’étais sevré des lectures sévères et que j’avais repris les gracieux poètes long-temps délaissés. L’heure et le lieu que j’avais choisis pour ces lectures ajoutaient encore aux charmes déjà trop enivrans de la poésie. C’était à l’aurore, sous mon berceau de verdure, que je savourais les odes d’Horace, les sonnets de Pétrarque, les élégies de Catulle et de Lamartine. À mon insu, je me nourrissais d’un suave poison : les poètes sont les grands corrupteurs de la solitude, si bien que peu à peu, dans ce cœur que j’avais façonné au stoïcisme, je sentis des tressaillemens jusqu’alors inconnus. Le soir, dans mes allées, en proie à des agitations fiévreuses, je croyais voir de blancs et élégans fantômes fuir le long des arbres, se cacher derrière un massif, reparaître pour fuir encore comme Galathée, et me jeter en fuyant de voluptueuses ou de railleuses paroles. Mon imagination, vous le voyez, était en feu, et mon cœur éprouvait un vide immense que Platon ne comblait pas. La jeunesse qu’on veut étouffer est comme un esclave qui se soumet d’abord pour s’insurger plus tard. C’est cette révolution qui s’opérait en moi : le jeune homme d’abord vaincu reprenait ses avantages sur le stoïcien vainqueur ; la sagesse avait déjà tort, et la poésie et l’amour commençaient à avoir raison.
J’étais au fort de cette lutte intérieure le jour de ma promenade à travers champs et dans les bois. J’allai, j’allai de longues heures, respirant l’air à pleine poitrine, et, pour essayer de me distraire, cueillant des fleurs le long des haies comme un écolier en vacances. Avant le soir, je me rabattis sur Aulnay ; je traversai le village, et j’entrai par hasard, sans savoir pourquoi, dans un café où je n’entrais jamais. Voyez à quoi tient la destinée ! ce seuil franchi, je fus perdu.
Le salon du café donnait sur un jardin où de petites tables rondes et vertes avaient été dressées sous le feuillage. Je m’assis à une de ces tables, sur un banc rustique. Lieux obscurs dont nul ne sait le nom, modeste café de village où je me suis arrêté une demi-heure, vous avez été l’écueil redoutable et funeste contre lequel je suis venu me briser ! — Sous un berceau de jasmin, en face de moi, une jeune femme et une petite fille, pleines de distinction et d’élégance dans leurs toilettes et leurs manières, mangeaient des gâteaux. Ironie de la Providence ! moi qui ai si souvent tourné en ridicule l’admiration de Werther pour les tartines de Charlotte, je suis tombé en extase devant une femme qui mangeait des petits gâteaux. J’avais ri de la simplicité allemande, et c’est une scène allemande qui ouvre le poème de mes douleurs ! Que se passait-il en moi ? Pourquoi étais-je fasciné par cette inconnue ? Un écrivain, je ne sais plus lequel, a dit : « Ils sont bien simples ceux qui ne croient pas que ces sympathies vives et instantanées qu’une ame ressent pour une autre ont leur racine dans une vie antérieure. » Cette pensée me paraît juste et profonde. Je sais que je l’ai autrefois victorieusement réfutée devant vous, mon cher disciple ; mais quoi ! n’est-il plus permis de changer d’avis ? Avec votre permission, je me rétracte ; je me contredis, comme si j’étais encore philosophe. Il faut bien que je trouve une explication plausible de mon amour.
Mon inconnue était grande, blonde. C’était une beauté anglaise avec la grace d’une Parisienne. Elle avait moins de trente ans, c’est-à-dire cet âge où la maturité et la fraîcheur se rencontrent, s’embrassent et rehaussent mutuellement leurs charmes, comme deux sœurs toutes deux jolies, dont l’une est sérieuse et l’autre enjouée. — Antonine, dit la mère à sa petite fille, allez dire à cette dame que vous voyez là-bas, au fond du jardin, de venir me parler. L’enfant obéit, part comme un trait, revient en riant. La maîtresse du lieu s’approche. — Connaîtriez-vous dans les environs, lui demanda l’inconnue, une jolie maison de campagne à louer pour la saison ? — L’hôtesse répondit qu’elle ne connaissait pas en ce moment de maison à louer qui pût convenir à madame. Alors je crus, sans indiscrétion, pouvoir m’approcher et indiquer une villa en miniature, à demi cachée dans le feuillage et les fleurs, et sur le portail de laquelle je venais de voir en me promenant un écriteau. On me remercia avec une exquise politesse, et, lorsque je proposai à la dame de l’accompagner jusqu’à la maison que je désignais, je ne fus point repoussé. Nous nous mîmes aussitôt en route ; le trajet se passa en une causerie discrète. L’habitation ne déplut point, et la jeune femme vint s’y établir huit jours après, seule, avec sa fille et deux domestiques. J’avais dit que j’habitais les environs, en solitaire, dans les bois ; la connaissance était faite, et, quoiqu’on voulût vivre dans une solitude absolue, il me fut permis de rendre quelques visites à la villa.
À quoi bon entrer dans ces puérils détails ? Moquez-vous de moi, je vous fais la partie belle. Mais qui n’est pas ridicule en parlant de son amour ?
Mes visites, rares d’abord, devinrent peu à peu plus fréquentes ; au bout d’un mois, chaque jour compta la sienne. Mon amour était devenu immense. C’est que chaque jour, à mesure que je la connaissais davantage, je découvrais en elle de nouveaux trésors. C’était, en apparence, un cœur délicat et réservé, une raison droite, un esprit fin. Pour qui savait la pénétrer, ce cœur qui semblait calme et timide, et qui l’était en effet, remué à de certaines profondeurs, devenait impétueux et bouillant ; ce bon sens imperturbable sur toute chose s’exaltait sur un point et se laissait aller volontiers au courant des illusions et des rêves ; cet esprit si fin, si piquant, presque sceptique, devenait doux et facilement crédule toutes les fois qu’il s’agissait de tendresse. Ah ! cher disciple, ne craignez pas que j’imite les écrivains modernes qui s’arment du scalpel et dissèquent fibre à fibre une passion. Ne craignez pas que je vous envoie l’histoire de mon cœur, jour par jour, et presque heure par heure, pendant six mois. Longues angoisses, brûlans désirs, silences étouffans, je ne vous décrirai pas ! Pendant six mois éternels, je fus comme le jeune Spartiate qui, au moment où les dents aiguës de son larcin lui rongeaient la poitrine, avait le sourire sur les lèvres. Cependant la douleur devint si forte, que je poussai un cri ; ce fut le dernier. Un soir que j’avais quitté la villa vers neuf heures, je ne rentrai pas chez moi ; je courus les chemins, rêvant à haute voix comme un insensé, allant au hasard, revenant sur mes pas. Vers minuit, je me trouvai sous les fenêtres de sa chambre à coucher. Son ombre passa devant les rideaux. Poussé par une de ces inspirations soudaines qu’on croit nées d’elles-mêmes et qui sont le résultat de mille circonstances précédentes, je sonne à la grille, un dogue répond, une femme de chambre vient m’interroger avant d’ouvrir. Aussitôt qu’elle me reconnaît, elle m’introduit sans crainte. J’étais animé d’une de ces résolutions qu’on appelle héroïques, et, quoique mon cœur battît à se rompre, je ne tremblais point. J’entrai dans la chambre à coucher, sanctuaire jusqu’alors interdit à mes pas et à mes regards. On nous laissa seuls. Tendre femme ! à ma vue, elle pâlit, chancela, se laissa tomber sur un fauteuil. Je me jetai à ses pieds, et, prenant ses mains que je noyais de larmes, je sanglotais et ne pouvais parler. Après un long silence de part et d’autre : — Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! dit-elle ; mais, moi, je ne puis vous aimer. — Alors ma langue se délia ; je peignis mon amour en traits de flamme ; je dis mes souffrances, mes cruelles insomnies, et aussi mes rêves de bonheur. Je fus éloquent à force de vérité et de larmes. — L’amour seul défend de l’amour, dit-elle d’une voix tremblante et avec un timbre que j’ai encore dans le cœur. Je ne vous aimerai jamais, j’en aime un autre. — Je fus foudroyé, je restai muet, la tête dans mes deux mains, comme si je venais d’entendre une sentence de mort. Ah ! cette scène est devenue une vision qui se renouvelle toujours. La chambre qui ressemblait à une chambre nuptiale, le lit dressé comme un autel, la femme en robe blanche, les cheveux dénoués, pâle sous ses pleurs, à demi évanouie dans mes bras, mille adorables pensées, le ciel entr’ouvert ; puis, le terrible aveu, le coup de foudre sur toutes mes illusions, et deux bougies sur une console consumées au lever du jour et qui semblaient me dire en s’éteignant : Nous ressemblons à ton espérance… tout cela est sous mes yeux ; cette nuit brûlante dure encore !…
À l’aube, je sortis à pas pressés, sans regarder derrière moi. — Nous ne pouvons plus nous revoir, m’avait-elle dit ; elle tint parole. Dans la matinée, elle quitta la villa, où elle n’a plus reparu. Cette femme m’a frappé à la manière des Parthes, en fuyant, et d’un coup inguérissable. Elle est sans doute revenue à Paris, où je ne l’ai pas retrouvée depuis un an que je la cherche. C’est après son départ que je vendis ce que je possédais, et que, toute ma fortune dans ma bourse, je vins à Paris avec l’espoir de la rencontrer et de m’attacher à ses traces. Après mille recherches infructueuses, Paris me devint insupportable, et je résolus de voyager. Je voulais fuir. En quel pays ? je l’ignorais. Sait-on en quel lieu fuir quand on veut se fuir soi-même ? Mais ces projets de voyage furent renversés. Un jour, je rencontrai sur les boulevards notre ancien ami, le poète dramatique Kerner ; il allait à la répétition d’un de ses drames, je le suivis machinalement, et c’est alors que, croyant avoir enfin trouvé le meilleur moyen d’oublier, je devins l’amant d’une comédienne. Beau moyen ! vous devinez que je n’ai pu par là réussir à m’étourdir. C’est aussi en vain que je me suis lancé dans un luxe effréné et dans toute sorte de débauches ; l’ombre de l’absente assistait à tous mes festins. J’ai fait plus, j’ai imité le dernier des Stuarts, j’ai cherché l’oubli au fond du verre, et je n’ai trouvé qu’un sommeil d’une heure, suivi d’un long et affreux réveil. — Le monde, qui ne voit que les apparences, croit ma raison en faillite ; si le monde disait vrai, je serais heureux, mais il se trompe. Mon intelligence, que j’ai voulu éteindre, n’a pas vacillé un seul instant. Ma raison a présidé à toutes mes folies, comme un ménétrier homme fort sensé qui ferait danser une troupe de fous.
Que deviendrai-je maintenant ? J’arrive à mon dernier écu. Mon repos est à jamais troublé ; mon ame ne m’appartient plus ; je ne suis pas rentré en possession de l’offrande qu’on n’a pas pu accepter. Ce qui a commencé à l’allemande pourra bien finir à l’allemande. Mon cher mort, j’irai bientôt te rejoindre ; c’est avec une sorte de volupté amère que je caresse mes pistolets.
La créature qui dort dans l’alcôve se réveille et me dit qu’il est bien tard, et que j’ai assez griffonné. Elle entr’ouvre les rideaux, et apercevant votre barbet, curieuse, elle me demande quel est ce nouvel hôte. — C’est un chien perdu, lui dis-je, qui m’a suivi à mon insu et que je vais mettre à la porte malgré l’heure avancée. (Il ne faut jamais confier à sa maîtresse le secret de ses amis.) Ne grondez pas, ma chère, je vais éteindre les bougies et allumer vos veilleuses.
Cette femme est jeune, belle ; elle a de l’esprit. Je suis assuré qu’elle m’aime ; mais l’autre, l’autre ! ah ! j’en mourrai.
Adieu, ombre de mon disciple ; vous m’admiriez autrefois, plaignez-moi aujourd’hui.
Le tourbillon s’est dissipé ; le bruit a fait place au silence ; j’ai fui la rue du Helder, le boulevard et l’Opéra ; j’ai vendu coupé, tilbury, chevaux ; j’ai renvoyé tous mes gens, moins le fidèle Joseph, et je suis venu m’ensevelir dans une cachette de la Vallée-aux-Loups, où j’ai remplacé un certain Zénon, philosophe de son métier. Mon cher ami, je devine ta pensée à cette brusque nouvelle ; tu vas croire que j’ai fui devant une armée de créanciers. Eh oui ! j’ai des créanciers, et plus terribles cent fois que ceux que tu me supposes ; ceux-là ont prise de corps contre ma personne et l’exercent sans relâche ; ils ont élu domicile dans ma conscience : j’ai des remords.
Mon ami, le monde n’a pas de cœur, et, par amour-propre, il ne veut pas croire au cœur d’autrui. Ce n’est jamais dans les profondeurs de la conscience qu’il va chercher les causes secrètes des actions des hommes. Une cause lui étant inconnue, il se garde de supposer qu’elle peut être noble et élevée ; il suppose tout d’abord qu’elle est grossière et matérielle. Ainsi, il a attribué mon changement de vie, ma fuite et mon chagrin à la perte de ma fortune, ce qui est faux ; et personne n’a voulu croire, ce qui était vrai pourtant, que mon ame, long-temps endormie, s’était réveillée en sursaut, que, long-temps aveuglée, elle avait reçu d’un grand malheur une telle secousse, qu’elle avait soudain recouvré la lumière. Comme j’estime médiocrement le monde, c’est-à-dire un amas de préjugés, de petites passions et de petits vices, il m’est indifférent qu’il me voie blanc ou noir, ou de toute autre couleur, et je garde vis-à-vis de lui un silence rigoureux, plus que pithagoricien, car il sera éternel ; mais, si j’attache peu de prix à l’estime du monde, j’en attache beaucoup à la tienne. Cela est si beau et si rare, une franche amitié ! Celui-là est heureux, dit Ménandre cité par Montaigne, qui a pu rencontrer l’ombre d’un ami. Tu l’entends : l’ombre d’un ami. Il faut donc que je te ménage.
Je t’avouerai qu’en recevant ta lettre, j’ai été le plus étonné des hommes. Comment diable me serais-je attendu à recevoir des nouvelles d’outre-tombe ? Mais béni sois-tu ! Il n’est pas de lettre de vivant qui eût pu me causer autant de plaisir que cette lettre de trépassé, et qui eût été un plus heureux évènement dans ma solitude dont j’ai fait un cloître, où depuis plus d’une année je vis absolument seul, n’ayant pas vu une seule fois ame qui vive, et n’ayant reçu que ton seul souvenir, absorbé dans quelques pensées, ne parlant plus, n’ouvrant pas un livre, oubliant l’heure des repas, et laissant, avant d’en changer, mes habits tomber en lambeaux. Qui me reconnaîtrait, à l’exception de ton barbet merveilleux, qui a deviné le brillant jeune homme qu’il devait trouver à l’Opéra, au club ou chez sa maîtresse, dans une espèce de mendiant qui a laissé croître ses cheveux, sa barbe et ses ongles, auquel on jetterait quelques sous sur une grande route, et que dans un bois on prendrait pour un voleur ?
Je suis diffus, et je n’arrive pas à mon histoire. M’y voici pourtant. Apprête-toi donc à ton rôle de confident. Sais-tu ce que c’est qu’un bon confident ? Ce sont deux oreilles ouvertes à propos, et une bouche toujours fermée. Or, quoique tu parles bien, tu sais te taire et écouter même ceux qui parlent mal. Ainsi, écoute ou fais semblant.
Je n’abuserai pas de ta patience ; je ne te raconterai pas cette infernale vie que j’ai menée pendant cinq ans. Ce qui s’est passé en plein soleil, sur la place publique, ne doit pas être raconté confidentiellement et avec mystère. Je laisse dans son néant cette partie de ma vie connue de tous et surtout de toi. Ce que je t’envoie ici, ce sont deux pages de mon histoire secrète, deux épisodes qui résument ma vie tout entière, l’un qui commence, l’autre qui termine ma jeunesse : brûlante jeunesse placée entre deux agonies ; folle course au clocher qui part d’un tombeau pour aboutir à un autre. Tu comprends qu’il s’agit de deux femmes : hélas ! la première est le cher souvenir, l’image adorée ; la seconde est le remords éternel. — La célèbre pythonisse, Mlle Lenormand, me prédit un jour que trois femmes exerceraient une grande influence sur ma destinée. La prédiction s’est accomplie aux deux tiers ; elle en restera là ; j’ai vécu.
Je me suis recueilli ; j’ai joint mes deux mains comme pour la prière. Ame céleste, qui vis dans les régions bienheureuses, pardonne-moi si ma bouche souillée ose prononcer ton nom, et si je laisse ton secret s’échapper de mon cœur ; mais ne crains rien, je le dépose dans le cœur du plus discret des amis. Avant de commencer, je tressaille. Ah ! lorsque pour la première fois on retrace pour autrui des émotions ardentes et pures qui étaient restées durant des années ensevelies dans les abîmes de l’ame, on tremble comme si on touchait à des vases sacrés, et qu’on craignit de commettre un sacrilége.
Lorsque je connus la comtesse Berthe de R…, j’avais vingt ans ; elle en avait dix-huit. Le comte de R… était un vieillard qui avait fait sa femme de sa pupille, dont il eût pu être le grand-père. Cette union était aussi heureuse qu’elle pouvait l’être. Il y avait de la part du mari cette adoration passionnée si naturelle à son âge pour un objet si jeune et si charmant, mais que le comte, homme de bon sens et de grande éducation, contenait dans d’étroites limites, et à laquelle il ne permettait jamais des démonstrations qu’il savait ridicules sous des cheveux blancs. Il y avait de la part de la jeune femme une tendresse respectueuse qu’il eût été impossible de distinguer de la piété filiale.
La première fois que je vis Berthe, ce fut un soir dans le monde. Je mets la fausse modestie de côté : j’eus de l’esprit ce soir-là. Mon imagination eut un de ces quarts d’heure de pétillante verve qui naissent on ne sait d’où. Ô bizarrerie du cœur humain ! ce qui devait devenir un sentiment si pur, si exalté, si sublime, commença par de l’amour-propre. Je crus avoir plu un instant ; je voulus plaire encore, et je me fis présenter chez le comte de R… Cet amour céleste débuta comme un amour vulgaire, mais il n’y eut de vulgaire que le début.
Mon ami, pour écrire ce qui va suivre, il me faudrait une plume que je n’ai pas. Comment dépeindre la beauté de Berthe, la distinction royale et l’angélique douceur de sa physionomie, l’éclat de ses grands yeux noirs, si tendrement mélancoliques, ou lançant de si vifs éclairs ? Comment dire la grandeur de son ame et les charmes de son esprit ? C’était une femme élue de Dieu, née pour inspirer et ressentir un de ces héroïques et ineffables amours qui ne meurent ni ne s’altèrent. Ne t’attends pas à une lutte, à des résistances, à des larmes, à des déchiremens, à une défaite. Ici tout fut simple, pur et mystérieux. Ma bouche ne prononça jamais l’aveu de mon amour ; dès l’abord, nos deux ames s’étaient profondément comprises : la parole eût été de trop. Berthe ! Berthe ! comment aviez-vous su que, sur un signe de votre main, je me serais fait tuer mille fois, et comment avais-je deviné que vous seriez morte plutôt que de renoncer à votre amour ?
Sais-tu par quels sermens nous fûmes liés ? Non, et tu ne le devinerais pas. J’avais dans ma serre les plus belles pensées de Paris ; j’en offris un bouquet à Berthe, elle l’accepta. Quelques jours après, apercevant sur la table de son salon un magnifique livre d’heures : Oh ! le beau livre, m’écriai-je naïvement. — Ouvrez-le, dit-elle. Je l’ouvris, et je trouvai, bienheureuse surprise ! toutes mes pensées à la messe du mariage. Quel regard et quel serrement de main payèrent ce témoignage si délicat et si profond ! Ce furent là toutes nos promesses, et la mort seule cependant pouvait nous délier.
L’hiver touchait à son terme ; quelques beaux jours avaient déjà brillé ; nous projetâmes un voyage en Italie. Pour les convenances, nous voyageâmes séparément, après avoir fixé nos villes de rendez-vous. Berthe et le comte me précédaient quelquefois seulement d’un jour, de telle sorte que, durant tout ce voyage, je goûtai l’inexprimable plaisir d’être à la poursuite d’une bien-aimée qu’on est sûr d’atteindre. Il me semblait reconnaître quelques traces d’elle sur tous les chemins. Dans les hôtelleries, où j’occupais sa chambre de la veille, avec quelle patience je cherchais sur toute l’étendue du mur, et avec quel bonheur je trouvais enfin quelques vers de Pétrarque à mon adresse, tracés par elle au crayon dans un coin du papier ! Pour la première fois je me trouvais heureux dans des chambres d’auberge ; en passant, elle y avait laissé de son parfum.
Ce voyage était enchanteur ; on eût dit qu’une fée multipliait sous nos pas les plaisirs et les surprises si chères aux amans. Nous séjournâmes un mois à Naples, allant de fête en fête. La veille du jour fixé pour notre départ, radieuse de beauté, elle avait assisté à un bal de la cour. Vers trois heures du matin, nous rentrâmes à notre hôtel ; elle souffrait d’un mal de tête que le repos, disait-elle, allait dissiper. Je la quittai en brillante toilette de bal. Dans quel état, grand Dieu ! devais-je la revoir ? Oh ! les pressentimens furent muets cette fois. — Fatigué, je dormais et d’un lourd sommeil, lorsque Joseph entra dans ma chambre, et, la tête perdue, me réveilla en sursaut, en s’écriant : Mme la comtesse est morte ! Je crus être en proie à un rêve affreux ; mais je me couvris à la hâte et volai à son appartement. La chambre à coucher, à peine éclairée, était pleine des domestiques du comte et des gens de l’hôtel, tous immobiles. Le comte était au pied du lit, la face livide comme celle d’un spectre ; un médecin était au chevet de la mourante. À peine fus-je entré que Berthe tourna vers moi ses grands yeux noirs démesurément agrandis par la douleur, et, m’envoyant toute son ame dans ce regard d’éternel adieu, elle expira. Oh ! c’est l’amour qui me donna alors le courage dont je fus armé, lui seul put me donner la force surhumaine qui cloua mes pieds au parquet, et qui m’empêcha de me précipiter en insensé sur ces restes adorés que je ne devais plus revoir, sur ces mains chastes et brûlantes qui ne serreraient plus la mienne, sur ces lèvres éloquentes et pures qui ne prononceraient plus mon nom. Mon Dieu ! qui exprimera ces tortures ? Mille glaives acérés percèrent mon cœur, et, toutes les fois que je touche à ce souvenir, je sens la blessure se rouvrir et saigner.
Je quittai Naples au point du jour. Je ne voulus point assister à la cérémonie funèbre ; l’excès de ma douleur m’eût trahi. Je rentrai en France et restai deux mois sans pouvoir verser une larme. Tu me vis alors, et tu ne connus point la cause de mon affreuse tristesse. C’est un an plus tard qu’ayant reçu un gros héritage, malheureux et désœuvré, je me laissai entraîner dans la dissipation et la débauche par quelques fous que je surpassai bientôt en folie. Tu étais du nombre, mon cher Éric, et, si tu as succombé avant moi, c’est que tu offrais moins de résistance ; vous êtes si délicats, ô poètes ! Alors, comme tu le dis, je réveillai toutes les vipères ; je me plongeai dans toutes les ivresses, et je ne paraissais jamais assouvi. Cependant, je le jure, au milieu de tous ces déportemens, l’image de la morte idolâtrée ne s’est pas éclipsée un seul instant au fond de mon cœur, et je me comparais à un temple profané dont les murs croulent, dont les chapelles et le sanctuaire sont en ruines, mais dont l’inviolable tabernacle est encore respecté. — Ce délire dura cinq ans et durerait encore, si je n’avais été brusquement retiré de ce milieu infâme par un dernier évènement que je vais te raconter.
Ce n’étaient pas les émotions de l’amour, c’étaient encore les émotions du jeu que je cherchais auprès des femmes ; je jouais auprès d’elles une partie violente et effrénée qui se composait de séductions et de ruptures. Ne crois pas, cependant, que j’entende derrière moi un concert de gémissemens lamentables, et que, dans mes rêves, je sois poursuivi par des visions vengeresses. Je n’ai guère séduit que des femmes qui allaient au-devant de la séduction ; je n’ai irrité par mon inconstance que des amours-propres ; je n’ai fait couler que des larmes de dépit et de colère, et lorsque, au grand jour du jugement, l’ange présentera à ma lèvre la coupe remplie des larmes de toutes ces femmes, je te le dis, ce ne sera pas une boisson trop amère. Plût à Dieu que ma conscience n’eût à se débattre qu’avec le souvenir de ces pauvres victimes si vite consolées ! mais la fatalité voulut que, fatigué des triomphes faciles, je m’adressasse à un cœur vertueux, noble cœur que je brisai, qui ne cessa point de m’aimer, et qui, en mourant, me donna son pardon. Ah ! il est des pardons lourds à porter !
Claire D… avait vingt-cinq ans, et une de ces calmes et attachantes beautés qui ne résultent pas seulement du port de la tête et de l’éclat du teint, de la pureté des lignes et de la grace du contour, mais aussi et surtout de mille harmonies cachées. Claire vivait dans son intérieur et n’allait que bien rarement dans le monde ; elle avait deux enfans charmans et un mari brutal et jaloux. M. D… était banquier ; ce fut pour une affaire d’argent que j’entrai en relations avec lui ; je lui fis entrevoir un gain, il m’accueillit à merveille. Après quelques visites, je fus au courant de cet intérieur, je découvris tout ce que Claire voulait cacher, et je lus un chagrin profond sous son sourire, au moyen duquel elle passait pour une femme heureuse aux yeux des gens inattentifs. À cette époque, on jouait au Théâtre-Français le beau drame de Chatterton. Croirais-tu que, par une coïncidence singulière, le lendemain de la représentation de Chatterton, je rencontrai dans une maison de la rue Saint-Honoré l’idéal du poète, cette aimante et religieuse Kitty Bell, qui, pour se défendre contre les duretés de l’un et contre les séductions de l’autre, s’entourait de ses enfans comme d’un gracieux et invincible bouclier ? Mais la cuirasse avait un défaut qui me fut bientôt connu. Claire était douée de la qualité dangereuse que possèdent les belles ames, la compassion. Sa vertu résista long-temps, elle eût résisté toujours ; elle me crut malheureux et succomba. Dès ce moment, l’égoïsme me jeta un voile épais sur les yeux ; dès qu’il m’appartint, je méconnus ce cœur d’or, je ne compris plus rien aux scrupules de cette noble conscience. On eût dit que j’avais pris à tâche, moi le tentateur, de lui faire payer cher sa faute. Elle ne se plaignit jamais ; son front conserva toujours devant moi son inaltérable sérénité, et je croyais à cette sérénité menteuse ! Je n’ai deviné que plus tard, en descendant au fond du passé, les tortures que j’avais infligées à cette ame généreuse, et dont elle ne confiait le secret qu’à la solitude. Ce n’est pas tout : je ne fus pas seulement cruel, je fus lâche. J’avais enlevé cette femme à son mari et à ses enfans, et je la payai de cet immense sacrifice en reprenant, au bout de quelques mois, mes habitudes de débauche, en la délaissant peu à peu, et bientôt en cessant de la voir. Elle m’écrivit des lettres que je ne décachetai point, mais que j’oubliai de brûler, contrairement à mes habitudes, et sans doute obéissant à une inspiration de la Providence, car je les ai lues et relues bien souvent depuis, et elles sont une source amère où s’abreuvent toujours mes remords. Tiens, les voilà, ces lettres, ces cris poignans d’un cœur tendre et désespéré.
« Ami, qu’as-tu ? que t’ai-je fait ? dis-moi les motifs de ton absence et de ton silence ? Depuis un mois, je ne t’ai pas vu et je n’ai pas reçu un mot de toi. Est-ce donc possible que je te sois devenue à ce point indifférente ? que me reproches-tu ? dis ; mon amour n’a-t-il pas été grand et fort ? n’ai-je pas tout bravé pour t’appartenir ? n’ai-je pas oublié ce que j’avais de plus cher et de plus sacré en ce monde ? Maintenant que je n’ai plus ni famille, ni enfans, m’abandonneras-tu à mon désespoir, et me feras-tu douter de tout ? Cela ne sera pas, ce serait trop affreux. Je t’aime, vois-tu, comme tu ne seras jamais aimé. En me frappant, tu te frapperais plus que tu ne l’imagines. Mon ami, chasse l’esprit du mal qui sans doute s’est emparé de toi et voudrait te faire commettre un crime. Reviens me consoler ; reviens à celle qui ne peut plus vivre sans toi, et, si une cause que je ne puis prévoir t’empêchait absolument de venir, qui t’empêche de m’écrire ? Ou reviens, ou écris-moi. Ton retour serait le bonheur ; ta lettre serait au moins un baume sur mes blessures.
« Un mot, un mot, de grace ! »
« J’ai attendu depuis trois jours à toutes les heures de la poste. Placée derrière ma persienne, c’est en tremblant que je vois arriver dans la cour de l’hôtel ces facteurs qui apportent des lettres à tout le monde, et n’apportent rien pour moi, rien… Ah ! ton silence me tue, c’est tout ce que je puis te dire. Je te pardonnerai toujours, tu le sais bien, tu le sais trop ; mais tu trouveras au fond de ta conscience un juge plus sévère qui te reprochera amèrement la peine que tu m’auras causée.
« Je prie Dieu pour toi. Adieu. »
« Je vois la vérité maintenant : tu ne m’aimes plus, tu en aimes une autre. Aie le courage au moins de venir me le dire en face ! Viens me frapper au cœur et tue-moi d’un coup, au lieu de m’infliger mille tortures ! mon Dieu, que je souffre, et quel supplice est le mien ! Exerces-tu donc sur moi quelque exécrable vengeance ? Ce n’est pas toi, il me semble, qui devrais te venger… Tu te venges de ce que je t’ai aimé comme une insensée ; tu me punis de l’amour que tu m’as inspiré,… que tu m’inspires encore. Non ! il y a là quelque horrible malentendu. Mais pourquoi ne m’écris-tu pas ? Ma tête s’y perd, et mon cœur s’y brise. »
« Vous avez fait semblant de m’aimer, pour satisfaire votre vanité et votre profond égoïsme, et vous me délaissez quand votre vanité est satisfaite, et votre égoïsme assouvi. Quoi de plus simple ?
« Vous avez déchiré un cœur qui vous aimait, vous avez brisé l’avenir d’une femme qui avait cru en vous, à vos sermens ; c’est glorieux ! Allez, je ne vous poursuivrai plus de mes plaintes ; vous êtes libre. Soyez heureux, si vous le pouvez vous le serez ; votre esprit saura bien faire taire votre conscience. »
« Quelles journées et quelles nuits je viens de passer ! Après t’avoir écrit ce billet maudit dont je ne pensais pas un mot et que m’avait arraché le désespoir, une fièvre ardente s’est emparée de moi ; j’ai eu le délire, et si tu me voyais, pâlie comme après une maladie d’un mois, brûlante, l’œil fixe, tu aurais pitié de cette femme qui t’aime au point d’en perdre la raison. Quand je t’ai écrit ces outrages, la jalousie me donnait le vertige ; oui, la jalousie. Je me croyais fière, et je me disais, il n’y a pas long-temps, que si jamais je devenais soupçonneuse et jalouse, j’étoufferais dans mon ame un sentiment aussi indigne de moi ; mais voilà que je me crois trompée, et aussitôt ma raison s’égare, et je prodigue l’injure à ce que j’aime, à ce que j’estime par-dessus tout. Pardonne-moi, mon ami. Je t’aime trop, tu n’as pas d’autre tort à me reprocher. Oh ! tu oublieras ces infernales quatre lignes, car tu es noble et généreux. Est-ce que je t’aimerais comme je t’aime, si tu n’étais le plus noble et le plus généreux des hommes ?
« J’attends un mot de toi sur mon lit de souffrance. Dis-moi que tu m’aimes encore ; il est impossible que tu ne m’aimes plus ; dis-le-moi, et je suis sauvée ; mens-moi plutôt !
« Si tu ne te laisses pas toucher par les larmes de ta maîtresse, tu ne seras pas au moins insensible aux prières d’une mourante ; je suis si faible que la plume m’échappe… »
« Il me restait encore une lueur d’espoir ; j’avais supposé que mes lettres ne vous étaient point parvenues. J’ai la certitude maintenant qu’elles sont arrivées à leur adresse. Mon malheur est complet. Quoi ! je n’obtiendrai pas même un mot de vous ? Un silence de mort après m’avoir dit tant de fois : « Je ne puis jamais cesser de t’aimer, à moins que tu ne m’aimes plus ? » Tenez, je souffre trop ; je pleure et je vous envoie ce papier inondé de larmes. »
« Lorsque votre ami Léopold Robert quitta volontairement ce monde, vous reçûtes de Venise une lettre sur la mort du grand artiste. Il me semble que c’est hier que vous êtes venu me lire cette lettre. Vous étiez là, assis sur ce fauteuil d’où je vous écris. Vous lisiez d’une voix émue, à la lueur de cette même lampe qui m’éclaire ; j’étais debout, un bras appuyé sur votre épaule. Toute la soirée fut grave et triste.
« Il y avait dans la lettre de votre ami une phrase dont je fus frappée et que voici : « Cette intelligence ne s’est pas un seul instant obscurcie ; il est arrivé, ce qui arrive malheureusement quelquefois, que le désespoir a été plus fort que la raison. Le désespoir avait absorbé de proche en proche le sentiment et la volonté. Léopold était comme un nageur dont les membres sont frappés d’une paralysie soudaine, et qui, conservant la lucidité de son esprit, se voit entraîné par le courant irrésistible, et ne peut avancer ni reculer le moment où il se brisera contre le rocher. »
« Relisez cette phrase et méditez-la. »
« J’avais demandé à voir mes enfans ; on m’a refusé cette grace, et il m’a fallu courber la tête. Cette humiliation manquait à mon malheur. Maintenant j’ai souffert tout ce qu’une créature humaine peut souffrir. J’avais commis une grande faute. Ah ! je l’ai bien expiée. Mais je vois approcher le terme de ces indicibles souffrances que personne ne racontera, car les mots manquent pour peindre de pareils désespoirs. Arrivée à cette heure suprême, j’éprouve un moment de calme, et mon imagination me reporte à ces heureux jours où vous ne me quittiez pas, où vous me disiez que vous m’aimiez, si souvent et si bien que je crois encore à votre sincérité d’alors. Je regarde autour de moi, et je trouve tout ici comme la veille de votre départ. La pendule sonne ; c’est l’heure où vous veniez le soir. Ô ciel ! on monte l’escalier ; si l’on frappait à ma porte ! si c’était vous ! Ah ! tout serait oublié ; un de tes baisers me rendrait à la vie… Ce n’est pas chez moi qu’on monte. Vous ne reviendrez pas ; pourquoi reviendriez-vous ? Vous ne m’aimez plus. Ce n’est pas votre faute ; c’est sans doute la mienne. Je ne vous accuse pas ; je ne suis pas injuste, vous le voyez ; mais il me semble que, pour me sauver, vous auriez pu m’écrire quelques lignes.
« C’est une chose étrange ; vous me tuez, et je vous aime. Mon Dieu ! mon Dieu !… »
Et pendant que Claire, dans le désespoir et l’abandon, m’écrivait ainsi avec son cœur, je m’étais de nouveau lancé dans tous les plaisirs. Or, un matin, elle entra chez moi, pâle, l’œil hagard, se soutenant à peine, joignant les mains et gardant le silence. Je devinai toutes ses douleurs, et, obéissant à un premier mouvement, je la pressai dans mes bras. Je cherchai à m’excuser, je lui dis que je l’aimerais encore ; elle ne me répondait pas et me regardait toujours avec une sorte de stupeur. Je redoublai de tendresse. — Silence ! me dit-elle, vous ne savez pas tout le mal que vous me faites. — Je ne compris pas d’abord le sens de ces paroles, et je continuai à l’assurer de mon amour. — Dites-vous vrai ? s’écria-t-elle avec un accent inexprimable ; eh bien ! alors, vite, du secours, du secours, car je sens que le poison fait des progrès ! — À cette terrible confidence, ma tête s’égare, j’appelle, on vient : il était trop tard. Les convulsions commencèrent : ce fut une agonie affreuse ; mais, au milieu de son martyre, elle ne cessa de serrer ma main, et n’eut pas un seul mot de reproche ou d’amertume. Elle me dit seulement de sa voix expirante : « Pourquoi m’avais-tu abandonnée ? » — Puis, dès que sa fin approcha, elle arracha d’une main convulsive une croix d’or qu’elle avait à son cou, elle me donna ce dernier gage comme pour mieux me prouver qu’elle ne me maudissait pas.
C’est à partir de cette heure terrible que le remords s’est emparé de mon cœur, et, puisque la loi n’atteint pas de pareils crimes, j’ai voulu me punir moi-même, et suis venu m’enfermer ici comme dans un cloître. Je n’en sortirai plus, à moins que ce ne soit pour aller me faire chartreux ou trappiste. Je me vois déjà à la Meilleraye, disant : Frère, il faut mourir ! et creusant ma tombe, ou à la Grande-Chartreuse, ma lanterne à la main, entrant à minuit, par la porte du sanctuaire, dans l’église obscure, et m’agenouillant sur la dalle froide. Mais que je me décide à vieillir et à mourir ici, ou que j’aille m’enterrer dans un couvent, deux souvenirs ne me quitteront jamais, c’est le portrait de Berthe et la croix d’or de Claire.
Joseph, qui veille sur moi comme sur un enfant, entre dans mon cabinet, et m’avertit que c’est l’heure du repos. En même temps, j’entends gratter à la porte extérieure ; c’est ton barbet qui revient. Il avait fait une absence, je ne sais pour quel motif. Ne me laisse pas long-temps sans nouvelles. Puisque, du fond de ta tombe, tu m’as écrit une fois, tu peux facilement m’écrire une seconde et une troisième, enfin tant qu’il te plaira. Il n’y a que le premier miracle qui coûte, et il est fait.
Je m’arrête ; le papier me manque. Un mot encore seulement : on dit que la vie est courte ; elle est trop longue pour ce qu’elle vaut. Adieu, mon cher mort, je t’embrasse et te porte envie.
Pardonne-moi cette lettre longue comme la douleur, et ennuyeuse comme la solitude.
J’ai tes deux mots ; je les lis, je les relis, je suis folle. Tu m’aimes encore sous le froid linceul ; cher adoré, tu m’aimais donc bien ! Tu m’as sauvée : je me laissais mourir, me croyant oubliée de toi. Maintenant je veux vivre. Je vieillissais et je devenais laide ; je veux redevenir jeune et jolie.
Tu ressusciteras, mon cher Éric, et bientôt, mon cœur me le dit. Ah ! ma joie sera si grande en te revoyant après cette si longue absence, que j’ai une crainte, c’est de succomber sous cette émotion. Comme l’amour que tu m’as inspiré est profond et immense ! Cet amour, j’en demande pardon à Dieu, est devenu mon ame tout entière. Tu es si bien ma vie, que, toi absent, je suis une malheureuse créature sans pensée, sans volonté, et qu’il suffit d’un mot de toi pour me relever de cet abattement et me faire entrevoir toutes les espérances.
Ami, quand j’ai reçu ton billet, j’étais assise au pied de mon lit, dans mon grand fauteuil, le front incliné, les yeux pleins de larmes. — Il y a quelques mois, chaque soir, avant le sommeil, j’ouvrais le tiroir mystérieux où reposent tes lettres, tes lettres ! mon trésor caché, ma caisse d’épargne ; — le superflu d’autrefois, ma seule fortune d’aujourd’hui. Eh bien ! j’étais si abattue, si profondément triste et découragée, que j’avais renoncé à mon habitude de chaque soir, et que je voulais à tout prix paralyser mon esprit et mon cœur, et tout éteindre en moi, jusqu’au souvenir. Oh ! maintenant que l’espérance est revenue sur les ailes de ton messager, qu’ils reviennent aussi mes tendres souvenirs et mes souvenirs enivrans ! Mais, dis-moi, dans la solitude et la nuit du cercueil, te souviens-tu ? Ce passé, qui est tout pour moi, a-t-il fait assez d’impression sur ton cœur pour que tu ne l’aies pas oublié ? Tu te souviens peut-être du fond du poème, mais des épisodes ? Penses-tu quelquefois aux nuits du lundi, quand tu escaladais le mur et que tu venais trouver dans le parc une peureuse qui affrontait pour toi les ténèbres et se moquait du poignard du jaloux, et lorsque, surmontant mille obstacles, je venais passer une semaine tout entière dans ta hutte poétique où nous étions servis par des domestiques invisibles, et où tu me faisais croire, ô poète, que j’étais dans un coin du paradis, si bien que lorsque je te quittais, il me semblait véritablement que je tombais du ciel sur la terre, et que je t’écrivais : Ne me garde plus auprès de toi à l’avenir, ou garde-moi toujours ? Et notre petite chambre de la rue Saint-Jacques, où j’étais toujours la première, et où tu te faisais ouvrir en disant : « Patte blanche, foin du loup ; » où, par les soirées de décembre, les heures étaient si rapides, le feu si pétillant, le thé si parfumé, l’amour si tendre ; où nous n’entendions des horloges que cet inexorable minuit qui nous séparait jusqu’au lendemain ; et Morfontaine, et ces divines nuits d’été où, sous les étoiles, à travers champs, nous nous enivrions de silence et d’amour ; et cette soirée où nous nous égarâmes dans les chemins creux et les sentiers, et où, pour retrouver notre route et arriver avant le jour qui se lève tôt en juillet, nous montâmes sur la charrette d’un pauvre homme, t’en souviens-tu ? Oui, tu t’en souviens.
Quant à moi, je n’ai rien oubhé ; je ne parle, bien entendu, que du bonheur que tu m’as donné. Le mal que tu m’as fait, je n’y songe plus, et celui qu’on dit de toi, je n’y veux pas croire. Ah ! si tu savais comme on t’a calomnié, mon poète, comme on t’a noirci ! mais tu te justifieras, je le veux. Quand ce ne serait que pour cela, reviens au plus vite ; l’expiation de notre bonheur n’a-t-elle pas été assez longue, assez douloureuse ? Il y a une heure je croyais encore qu’elle ne finirait jamais. Dieu soit loué ! elle finira, elle touche à son terme ; je vais te revoir, et c’est tout ce que je demande au ciel. Quand ton cœur bat sur le mien, que m’importe tout le reste ?
J’habite toujours le même appartement sur le boulevard extérieur ; c’est que tout ici est plein de toi. Si tu savais quel religieux plaisir j’éprouve à ne rien changer, à laisser chaque objet à la même place, comme des choses consacrées ! Je ne sors plus ; j’ai fait vœu de n’aller à la promenade qu’appuyée sur ton bras chéri, et je n’ai passé l’avant-dernier été à Châtillon que pour obéir à une triste et pieuse pensée commune à nos deux cœurs.
Je suis devenue sauvage ; mes meilleures amies m’obsèdent. Reviens, je ne puis plus vivre sans toi. Si je t’aime ainsi, c’est ta faute. Pourquoi ton ame a-t-elle si bien répondu à la mienne ? As-tu jamais entendu deux instrumens plus admirablement d’accord que nos deux cœurs ? — Arrange-toi comme tu voudras, mon amour a reçu le baptême du bonheur et le baptême des larmes, il est immortel. Je ne puis plus vivre sans toi, je te le répète et te le répéterai encore, pour que tu le saches bien. Tu n’as donc, ô mon bien-aimé, qu’à ressusciter, si tu ne veux pas que je meure ; mais d’ici au jour de ta résurrection, écris-moi souvent, je l’exige. Tu as le temps, chante donc ta maîtresse dans de jolis vers, et que le moineau chargé du précieux butin vienne souvent frapper de son bec à la vitre de ma croisée.
Je ne veux pas te dire adieu sans t’apprendre deux choses qui ont eu lieu dans le monde depuis ton trépas. La première te regarde, car il s’agit de moi. Croirais-tu que ton maître Zénon, que je connaissais et qui ne me connaissait point, s’est passionnément épris de ta Mira (qu’ai-je donc pour qu’on m’aime ainsi ?), et cette passion a fait si vite tant de chemin, que j’ai été forcée de le fuir, et que le pauvre philosophe, je crois, est devenu fou. Tu le ramèneras à la raison ; je compte sur toi pour réparer le mal que j’ai fait à ton ami involontairement. — L’autre nouvelle te surprendra peu ; ton camarade Fortuné a disparu de la scène. Il s’est, dit-on, ruiné. On ne le plaint qu’à demi. Il était trop spirituel et trop dédaigneux pour ne pas être envié de tous, et pour que la médiocrité, toujours jalouse, n’ait pas vu sa chute avec plaisir. Sur la scène du monde, quand un acteur comme celui-là tombe, il y a toujours un parterre prêt à applaudir.
Le moineau s’est perché sur mon secrétaire d’ébène ; il a mis gracieusement sa tête sous son aile, et s’est endormi. Il se réveille ; je comprends qu’il attend ma réponse ; je vais l’attacher à son cou avec un morceau de ce ruban bleu qui te rappellera… je n’ose l’écrire ; j’oserais à peine te le dire à voix basse.
Mille baisers tendres à mon cher Éric ; envoie-moi ceux que tu m’as promis. Mon Dieu ! suis-je donc heureuse ! Et quels rêves je vais faire cette nuit ! Comme je serai changée demain ! Toutes mes amies me diront : Qu’as-tu donc ? Et je leur répondrai : Vous n’avez pas deviné ? il revient.
Adieu, ame de mon ame ; je vis pour toi, par toi, et ne puis vivre autrement.
J’achevais à peine la lecture de mes dépêches, que le sommeil descendit insensiblement sur mes paupières, et de ma pensée fit un rêve : J’étais vivant ; je causais avec Fortuné et Zénon, en tenant dans ma main la blanche main de Mira, main de reine. L’horrible cercueil s’était changé en un joli appartement de garçon. Nous étions assis sur un moelleux divan, dans un salon élégant et simple. J’entendais, dans la pièce voisine, les apprêts du dîner dont je me figurais le menu à la Brillat-Savarin. — Zénon, disais-je, quoique vous ne soyez pas guéri, je vous place à la droite de Mira. — Mira ouvrait sa bouche gracieuse ; elle allait répondre un mot charmant, car elle souriait déjà, lorsque je fus soudainement réveillé par un grand bruit qui se faisait sur le marbre de ma tombe.
Le premier mouvement fut de l’impatience et de l’emportement ; mais je me calmai aussitôt, sachant qu’une ombre de quelque valeur ne doit jamais se mettre en colère, à moins que ce ne soit une colère jouée : il y a des occasions où cela peut réussir. Ici, je n’avais qu’à écouter de toutes mes oreilles pour distinguer la cause de ce bruit inusité.
C’était une troupe d’enfans échappés de l’école qui venaient se cacher derrière la chapelle du cimetière, dans l’endroit où on les chercherait le moins, et, assis en rond sur ma tombe, ces vauriens jouaient aux cartes. Ils parlaient ou criaient tous à la fois ; ils pestaient, juraient, se volaient. — C’est moi qui ai gagné, disait l’un. — C’est-à-dire que tu m’as volé, disait l’autre.
— Péché originel, péché originel, qui pourrait te nier ? m’écriai-je à ce spectacle ; les enfans ont tous les vices des hommes.
Les propos, les rires, les querelles de ces enfans, m’égayèrent d’abord ; mais cela ne finissait pas, et je cherchai un moyen de renvoyer ces gamins à leur école. Les moyens les plus simples sont les meilleurs ; je n’eus pas besoin de leur adresser un long discours ; je me retournai dans mon cercueil. Ah ! de quelle frayeur ils furent saisis ! il fallait les voir fuir ; ils fuient encore. Dans leur trouble, ils oublièrent leurs cartes et leurs enjeux. Trente-deux cartes et six sous ! J’ai leur emploi ; il ne faut rien laisser perdre.
i. — Il serait beau de dire : La vie est un chemin de fer, et la raison une locomotive qui transporte l’homme sans le fatiguer ; mais il est plus exact de dire : La vie est un chemin de traverse, la raison un cheval poussif, et l’homme un mauvais cavalier.
ii. — La vie a deux faces : à mesure qu’elle vieillit d’un côté, elle rajeunit de l’autre ; elle est bientôt vieille ou toujours jeune, selon qu’on la regarde du même côté, ou qu’on sait se tourner à propos.
iii. — Le brillant de la vie est au commencement ; rien n’a l’éclat de la jeunesse ; la vie est un feu d’artifice qui commence par le bouquet.
IV. — L’amour, c’est une ame qui se greffe sur une autre.
V. — L’amour ressemble à l’amitié, comme un conquérant ressemble à un monarque paisible, comme Napoléon ressemble à Louis XVI.
VI. — L’amant est roi ; l’ami d’une femme est prince seulement, et un prince qui, en aucun cas, ne peut monter sur le trône, car ce trône est toujours la proie d’un usurpateur étranger.
vii. — Deux cœurs tendres et sincères, qui s’aiment sans vouloir se l’avouer, sont comme deux promeneurs qui, dans un jardin anglais, s’évitent, se fuient et se rencontrent au moment où ils s’y attendent le moins.
viii. — Le cceur d’une jeune fille est comme un nid où les petites hirondelles gazouillent, montrent la tête, essaient leurs ailes et guettent le moment de s’envoler.
IX. — Le cœur d’une jeune femme aimante et éprise est un sanctuaire d’or où règne souvent une idole d’argile.
X. — Le cœur d’une vieille coquette est semblable aux tombeaux d’Égypte où gisent des momies entourées de bandelettes.
Xi. — Le cœur d’une femme est parfois, quoique vide, fermé à triple tour ; d’autres fois la porte est entre-bâillée. Pour réussir en amour, il faut moins de mérite que d’à-propos.
XIi. — Même chez les femmes les plus corrompues, il y a toujours, dans un coin de l’imagination ou du cœur, une branche de virginité toujours verte qu’un homme habile saurait faire fleurir.
XIIi. — La virginité est une poésie ; elle n’existe pas pour les sots.
XIV. — Que de femmes, avec beaucoup de cœur, d’imagination et de beauté, avec tout ce qu’il faut en un mot pour inspirer et ressentir une grande passion, se trompent dans un premier choix, et, dans leur empressement de prendre une revanche, se trompent encore, et si souvent, que lorsqu’enfin elles rencontrent celui qu’elles ont tant rêvé, elles ne le méritent plus ! C’est triste.
XV. — Il arrive parfois qu’une femme résiste plus long-temps à celui qu’elle aime beaucoup qu’à celui qu’elle aime médiocrement : avec l’un, elle tremble de diminuer en se donnant ; avec l’autre, sa crainte est moindre. Voilà de quoi mater la vanité de ces petits-maîtres qui viennent et sont vainqueurs.
XVI. — L’amour vrai ne sait pas lutter contre cette artillerie que les coquettes ont à leur service, et il est vaincu. Les roués seuls sont assez habiles pour déjouer leurs savantes manœuvres, de telle sorte que, par une justice providentielle, ce sont les roués qui nous vengent des coquettes.
XVII. — La femme de quarante ans ne compromet pas ses conquêtes ; elle est comme l’Angleterre, elle sait coloniser.
XVIII. — Voici un petit billet qui pourrait être écrit bien souvent à Paris, le matin, sur papier satiné, d’une main encore tremblante : Tout est sauvé, fors l’honneur.
XIX. — Les ames tendres se replient sur elles-mêmes, les ames fortes se jettent plus volontiers au dehors. Les premières vivent surtout du passé dès qu’elles ont un passé, les autres aspirent surtout à l’avenir, ce qui fait qu’avec les femmes tendres il faut surtout être jaloux de l’amant qui vous a précédé ; avec les autres, de celui qui vous suivra.
XX. — Il y a des gens qui ont l’esprit paresseux et le cœur infatigable.
XXI. — La femme est un poème qu’il faut lire avec le cœur pendant des années pour bien le comprendre. Tel homme qui n’a aimé qu’une fois, mais profondément, connaît mieux les femmes que tel autre qui, pendant vingt ans, a changé chaque jour de maîtresse. Don Juan, avec ses infidélités sans fin, me fait l’effet d’un homme qui n’a pas lu un poème, et qui passerait sa vie à lire les variantes.
XXII. — L’homme qu’on est convenu d’appeler artiste a la tête plus aimante que le cœur, ou, pour mieux dire, l’artiste a deux cœurs, le premier d’une tempe à l’autre, le second sous la mamelle gauche.
XXIIi — Le bonheur est un mauvais début dans la vie ; il dispose l’ame à la médiocrité. Il faudrait l’éviter au génie, s’il n’était fort ingénieux lui-même à se créer toute sorte de tourmens.
XXIV. — Une belle passion à vingt ans désenchante tout le reste de la vie. Si tel homme est un si grand dédaigneux, n’allez pas chercher la cause ailleurs, la voilà.
XXV. — On est triste après une passion comme après une banqueroute.
XXVI. — La volonté est la fortune de l’homme moral.
XXVII. — L’ambition, telle qu’on l’entend aux époques corrompues, déforme l’ame ; de chaque vertu elle fait un vice. C’est une sorte d’orthopédie morale au rebours.
XXVIII. — Les ambitieux sont comme les taureaux au combat, ils se précipitent sur un lambeau de pourpre, et trouvent un fer aigu.
XXIX. — L’esprit sans le goût, c’est un équipage sans cocher. Le goût sans l’esprit, c’est un cocher sans place, — sur le pavé.
XXX. — Augurez mal d’un homme qui a de l’esprit dans une fausse situation ; les situations fausses n’inspirent de l’esprit qu’aux Scapins et aux Mascarilles : les honnêtes gens y sont bêtes.
XXXI. — Quelle leçon pour cet ambitieux qui devenait méchant dans l’obscurité ! on lui a servi un vin depuis plus de vingt ans perdu dans les sables de sa cave, et qui s’est vengé de l’oubli en devenant meilleur.
XXXII. — L’amour-propre se prend pour dupe, il emploie mille et mille ruses pour se tromper, et il n’y réussit que trop bien. Sa fourberie égale sa crédulité ; l’amour-propre est à la fois Scapin et Géronte.
L’aube ne devait pas se lever avant une heure ; j’avais le temps de faire une bonne action. J’ouvris la porte de mon sépulcre et m’élançai au dehors. Je franchis le cimetière, effleurant à peine la terre. Le désir donne des ailes ; je parcourus en un clin d’œil un mille à travers champs, et m’arrêtai devant la chaumière d’un bûcheron.
Cette chaumière isolée, à l’entrée de la forêt, au bord d’un étang, n’a qu’une fenêtre, laquelle ne se ferme pas, et qu’une porte, laquelle se ferme à peine. J’entendis parler à l’intérieur, j’écoutai.
— Jacques, dit une voix triste, réveille-toi ; ce sera bientôt le jour, et nous n’avons plus de pain depuis hier soir, ni un pauvre sou.
— Je le sais, femme, dit Jacques en se réveillant et en poussant un soupir. Pourtant je travaille de toutes mes forces ; mais on me paie si peu. Puis, c’est la maladie de notre petit Baptiste qui a épuisé nos dernières ressources. Si l’un de nous tombait malade maintenant, il nous faudrait mourir sans secours.
Ah ! j’aurais voulu avoir une bourse pleine d’or, pour la donner à ce pauvre homme. Malheureusement je n’avais que six sous. Il est vrai que Dieu ne regarde pas l’abondance de l’aumône ; il regarde l’émotion du cœur. Il est vrai aussi que l’argent ne m’appartenait point ; mais que font les philanthropes, sinon l’aumône avec l’argent d’autrui ? Je déposai donc les six sous au milieu du seuil, afin que le bûcheron ne pût sortir sans faire cette trouvaille, et remercier le ciel de ce don inattendu.
En m’en retournant, je passai devant un magnifique château où il y avait grande fête. Le parc était illuminé, les salons étaient resplendissans d’or et de lumière. Une musique bruyante frappait les airs. On avait dansé toute la nuit, et la fête allait se terminer par un splendide festin.
Ce château est la demeure d’un traitant. Et moi qui sais par quels moyens ces gens-là remplissent leur coffre-fort, et ce qu’ils ont dans le cœur ; moi qui sais qu’ils s’enrichissent par des rapines, qu’ils se ruinent par vanité, et qu’ils laissent mourir de faim un pauvre à leur porte, je pensais avec tristesse à la misère morale qu’il y a sous cet amas d’écus.
Le financier, rayonnant, vint à passer dans une allée détournée du parc, ayant une jeune femme à son bras.
— Oui, ma chère, disait ce Turcaret en jouant avec son lorgnon, la fête que je vous donne m’a coûté cinquante mille francs.
La belle promeneuse répondit par un sourire assez dédaigneux, et par un ou deux mots qu’emporta le vent.
— Beau financier, m’écriai-je par-dessus le mur, au moment où les deux promeneurs allaient disparaître derrière un massif, quand tu voudras faire danser tous ceux que tu as ruinés, il te faudra agrandir ton château.
Allons, me dis-je en moi-même, j’aimerais mieux être le bûcheron, et je continuai ma route.
La ligne droite n’est pas le plus court chemin, c’est le plus long, car c’est le plus ennuyeux. Ce qui est prévu ne divertit guère, le hasard seul est amusant, et le hasard hante de préférence les chemins de traverse. Je me rendis donc à mon tombeau par le chemin de l’école. Bien m’en prit, car je fis une bonne rencontre. Je me trouvai au milieu de six jeunes femmes qui sortaient du bal, et qui, ne craignant pas la fraîcheur de la nuit, n’avaient pas jeté le plus léger manteau sur leurs robes de gaze et de fleurs, et s’en allaient, tête nue, causant et riant. Admirez l’esprit du hasard ! ces gaies danseuses étaient des amies de mon enfance. Que de fois nous avions joué ensemble sous l’œil des mères attentives et contentes ! Et depuis cet heureux temps je ne les avais pas revues ; mais leurs traits étaient profondément gravés dans mon souvenir, et la renommée, si bavarde à propos des jolies femmes, m’avait raconté leur histoire en détail.
— Eh quoi ! m’écriai-je, c’est vous, Herminie, Fernande, Élisa ! C’est vous, Clotilde ; vous, Sabine ; Éléonore, c’est vous !
— C’est lui ! c’est bien lui ! s’écrièrent-elles toutes en chœur ; mais, grand Dieu ! comme il est changé !
— On le serait à moins, leur dis-je ; mais vous donc ? quoique vous soyez jeunes et belles encore, je vous assure que vous êtes tout aussi changées que moi.
— Expliquez-nous cela, dit Fernande d’un air mutin.
— N’empêchez pas monsieur de parler, dit Élisa.
— Offre ton flacon à monsieur, dit Sabine à Éléonore, il va avoir une faiblesse ; il est pâle comme un mort.
Ce ne fut pas sans difficulté que je parvins à me faire entendre.
— Vous croyez donc, leur dis-je, que tout consiste dans la jeunesse et la beauté ? et vous comptez pour rien les changemens qui s’opèrent dans l’ame. Vous ne vous regardez que dans vos miroirs, et en vérité, je vous le dis, si vous vous regardiez dans votre conscience, vous ne vous reconnaîtriez pas ! Vous étiez, quand je vous quittai, naïves comme des enfans, et je vous retrouve habiles comme des diplomates. Vous étiez bonnes, désintéressées, généreuses ; vous êtes cruelles, avides, profondément égoïstes. Vous aimiez tout ce qui était beau, noble et pur ; vous n’aimez plus que vous-mêmes et l’encens qu’on brûle pour vous. En un mot, blonde Herminie, petite Fernande, piquante Élisa, belle Clotilde, fière Sabine, riche Éléonore, vous êtes de fieffées coquettes !…
— Oh ! l’insolent !
— Les belles sottises que vous débitez là !
— Allez prêcher plus loin…
— À qui donc croit-il parler ?
— C’est un sot !
— Vous êtes un misérable !
Toutes ces interpellations s’élançaient à la fois de six bouches courroucées ; je me crus perdu. Jugez donc : un pauvre jeune homme aux mains de six coquettes. Je rompis d’une semelle.
— Que vos majestés ne se mettent pas en colère…
— Il a raison, dit Fernande ; est-ce que ces billevesées sont dignes de notre courroux ? Prenons mieux les choses.
Et aussitôt elle donna un mot d’ordre à ses compagnes ; elles chuchotèrent un moment entre elles, puis, se prenant par la main, légères comme des willis, elles dansèrent une ronde villageoise, m’enfermant dans un cercle vivant de gaze et me couvrant de railleries ; mais, à mesure qu’elles dansaient, leur visage perdait de son éclat, les rides naissaient aux tempes, l’œil s’éteignait peu à peu, les cheveux tombaient et les dents aussi.
— Arrêtez-vous ! arrêtez-vous ! m’écriai-je, et regardez-vous ; vous étiez jeunes, vous étiez belles il n’y a qu’un moment, et vous avez vieilli dans l’espace d’une ronde !
— Ah ! firent-elles en se regardant l’une l’autre, toutes saisies d’effroi, et chacune, portant aussitôt la main à la tête (les mains sont un miroir), s’aperçut que la vieillesse ne l’avait pas plus épargnée que les autres.
— Riez, riez donc, mes belles dames ! il y a de quoi. Vous avez beau jeu ! Moquez-vous des sentimens purs et profonds, trompez qui vous aime, allumez l’imagination des adolescens !
Elles baissaient la tête et se taisaient.
— Au moins, repris-je avec plus de douceur, parmi tant de cœurs que vous avez tourmentés avec une joie cruelle, avez-vous su, par des dévouemens et des sacrifices, vous en attacher un, noble et grand, qui ne vous abandonnera pas dans votre vieillesse et ne vous fuira pas le lendemain de votre beauté ?
— Non, répondirent-elles. Et ajoutant, avec de profonds soupirs :
— Hélas ! hélas ! — elles s’enfuirent mornes et désespérées.
Une mince raie blanche paraissait déjà à l’horizon ; une alouette chantait ; j’étais en retard. J’eus bientôt regagné mon domicile.
Dans mon gîte, je passe souvent mon temps à songer comme le héros de La Fontaine, quelquefois aussi à regarder à ma fenêtre, c’est-à-dire à travers une fente que j’ai pratiquée à mon tombeau, et d’où je vois loin, bien loin. Or, en promenant mes regards à droite et à gauche, de tous côtés, j’avais remarqué depuis long-temps une maison gracieuse et mignonne, séparée de toute autre, ayant un seul étage et quatre façades. Cette chartreuse a un large perron et un toit en terrasse ; elle est entourée d’une grille en fer, et son portail verni a un marteau en cuivre doré. Cette jolie demeure tient, comme on voit, de la villa italienne et de l’habitation anglaise. La maison était sans hôte ; mais, un jour, j’aperçus toutes les fenêtres ouvertes : on battait les tapis, on faisait reluire la porte et le marteau ; évidemment l’on attendait quelqu’un. Je restai en sentinelle, et, vers le soir, je vis la diligence s’arrêter devant la grille, déposer un voyageur, et repartir au galop : la diligence est l’image du monde, elle laisse ses voyageurs avec leurs bagages sur la route, et continue sa marche sans s’inquiéter de ce qu’ils deviennent. Le voyageur était un grand jeune homme d’une physionomie ouverte, qui me plut d’abord. Il paraissait avoir trente ans, et j’appris qu’il avait déjà un nom célèbre dans les lettres. C’était pour se délasser de ses grands travaux, disait-il, qu’il venait de loin en loin passer quelques mois dans sa province natale. À cause de ses apparitions, ou pour tout autre motif, on l’avait surnommé le Revenant.
Une fois le Revenant établi dans sa chartreuse, je devins curieux comme une jeune fille ; je le lorgnai dans son alcôve, dans sa salle à manger, dans son cabinet de travail. Je le suivis dans ses promenades, je l’accompagnai dans ses visites, et ce ne fut pas sans désappointement que je vis cette célébrité contemporaine vivre absolument comme un simple mortel, dormant bien, mangeant beaucoup, lisant et écrivant quelque peu, et rêvant le reste du temps ; dans le monde, causant gaiement et étourdiment, comme s’il n’avait rien dans la tête. La scène ne variait pas, et j’allais abandonner cette jeune gloire à ses destinées, lorsqu’un matin (que s’était-il passé la veille ?) je vis venir chez le jeune maître une vieille messagère portant discrètement un billet d’où s’exhalait un parfum d’amour. Quelques instans après, je vis poindre une jeune suivante avec un autre message qui exhalait le même parfum. Ce jour-là, le Revenant passa deux heures derrière sa persienne qui regarde au levant la maison d’Emma, et deux autres heures, part égale, derrière la persienne qui regarde au couchant la maison de Juliette. Emma brodait à sa croisée et ne brodait guère, Juliette lisait à la sienne ou plutôt ne lisait pas, et l’une ne voyait pas le manége de l’autre parce que leurs yeux ne percent pas les murailles.
— Diable, me dis-je, ceci ressemble singulièrement à une double intrigue.
Emma et Juliette sont deux amies d’enfance ; elles s’aiment tendrement. Elles se sont mariées, comme on se marie à dix-huit ans, pour mille petites raisons qu’on a oubliées six mois après. Leurs maris ne sont ni beaux, ni laids, ni spirituels, ni trop bêtes. Ces deux jeunes femmes ont de l’esprit et des prétentions. Elles s’ennuient fort de la vie de province, qu’elles regardent comme au-dessous d’elles, ce qui est vrai, et ce qu’elles disent. La conformité parfaite de leurs goûts, de leurs pensées, de leur situation, a formé les nœuds d’une intimité si grande, que, jusqu’à ce jour, elles ne se sont rien caché, peut-être parce que, jusqu’à ce jour, elles n’ont eu rien à se dire ; mais elles descendent la côte glissante qui va de vingt-cinq à trente ans : le Revenant est arrivé à propos.
Le manége des deux persiennes continuait de mieux en mieux ; mais je n’apercevais plus ni duègne, ni jeune suivante, et je supposai judicieusement qu’on avait dû adopter d’autres moyens de correspondance. En effet, j’ai découvert que chaque soir, à la nuit close, le jeune homme descend dans le jardinet qui fait le tour de la chartreuse, place un papier entre deux tuiles, sur une caisse d’oranger qui touche presque la grille, voilà pour Emma ; il va en faire autant du côté opposé, voilà pour Juliette. Emma descend, rase la grille, passe la main à travers les barreaux et disparaît. De son côté, Juliette joue exactement le même jeu : les lettres sont arrivées à leur adresse. Or, l’autre soir, Emma et Juliette descendent, vont à leur oranger et s’emparent de leur butin, juste au même moment ; puis, bien enveloppées dans leur cachemire, dare, dare, elles trottent menu, comme dit Figaro, toutes deux dans la même direction, et se rencontrent de l’autre côté de la grille. — Te voilà, Juliette. — C’est toi, Emma. — J’allais chez toi, dit l’une. — Et moi chez toi, dit l’autre. Au même instant, leurs maris vinrent à passer. Ils s’arrêtèrent, et là, à cette même place, les quatre personnages causèrent fort agréablement. Je levai les yeux vers les fenêtres de la chartreuse : il était derrière ses persiennes, lui, et il riait !
J’avoue que cette comédie me scandalise, et l’autre nuit, voyant passer, non loin de mon tombeau, ce jeune homme dont j’aime du reste le talent sobre et spirituel, — sobre, ce qui est si rare, — et qui ne serait pas trop loin d’être parfait, s’il avait autant de cœur que de goût, je me levai en ombre légère, et, comme si j’étais la voix de sa conscience, je murmurai ces mots à son oreille : — Comment un homme tel que vous, qui, à l’âge où l’on commence à peine sa carrière, a déjà un nom glorieux, peut-il descendre à ce rôle honteux et misérable de don Juan ?
— Ah ! répondit-il, quand on a de grandes passions dans la tête, on ne peut avoir que des passions légères dans le cœur. Voilà pourquoi les penseurs et les ambitieux sont égoïstes, voilà pourquoi…
Il allait continuer sa dissertation, mais je connaissais la suite, et, le laissant disserter tout seul, je restai plus que jamais convaincu qu’il vaut mieux pour une femme être aimée d’un homme médiocre qui l’aime pour elle que d’un homme supérieur qui l’aime pour lui ; mais qui parviendra à faire comprendre cette vérité aux femmes ? Ce n’est pas la qualité de l’amour qu’elles considèrent, c’est la qualité de l’amant. D’ailleurs, pour mieux les tromper, il y a quelques exceptions parmi les hommes supérieurs ; et quelle est la femme qui ne se flatte pas de rencontrer une exception ?
La double intrigue durera-t-elle long-temps ? Ne pourrait-il pas arriver que le jeune maître se trompât un beau soir, et, grace aux ténèbres, ne plaçât sur l’oranger d’Emma la lettre de Juliette, et réciproquement ? Oui, si le diable n’aimait les imbroglios et ne les prolongeait pour son plaisir. Ce que je sais, c’est que rien ne transpire encore, et que les deux jeunes femmes continuent d’être les meilleures amies du monde, quoiqu’elles ne se disent plus tout absolument, comme j’ai pu m’en convaincre par les deux lettres suivantes que le hasard a fait tomber entre mes mains, et que j’ai ouvertes et lues sans scrupule, comme si j’étais un gouvernement absolu. On verra ce qui en advint pour mon repos ; ce sera une nouvelle preuve que, si l’on ne veut pas entendre de dures vérités sur son compte, il ne faut pas plus violer le secret des lettres qu’écouter aux portes.
« Tu m’oublies, ma très chère. Quoi ! tu es partie il y a ce matin quinze jours bien comptés, je t’ai écrit deux fois, et je n’ai pas reçu de réponse ! Cependant tu n’es pas malade, je le sais. Tu n’as rien à faire, je le sais encore. Ah ! prends-y garde, mon ange ; tu vas me laisser supposer que, sans avoir rien à faire, tu es la plus occupée des femmes : une pensée est la plus grande des occupations. Réponds à ce chiffon par le prochain ordinaire, ou tu te compromets gravement. Lance sur-le-champ ta plume au galop, soit que tu n’aies rien à me dire, soit que tu ne veuilles me rien dire, soit que tu veuilles me dire tout.
« Je ne te garde pas rancune, ma gracieuse. Une bonne et loyale amitié comme la mienne ne s’affaiblit pas pour si peu. Je ne suis pas même de mauvaise humeur, et je vais te régaler de quelques cailletages, ce que je n’ai pas fait dans mes dernières lettres, qui étaient toutes remplies de moi ; c’est peut-être ce qui t’a ennuyée : alors je t’excuse.
« Pendant que tu te promènes dans ton jardin, au milieu de tes jonquilles, que tu relis les premières élégies de Lamartine, ou que tu essaies de lire le dernier roman de Balzac ; pendant que tu regardes les nuages, ou qu’inclinant le front, tu as l’air d’être abîmée dans la contemplation de tes jolies pantoufles vertes ; pendant que tu rêves, en un mot, tu t’imagines que la vie ne marche pas ailleurs. Ah ! mon enfant, elle marche ici, et d’un bon train : il y a du scandale dans Landernau. Je ne veux pas te faire attendre et te laisser jeter ta langue aux chiens ; je lâche la grande nouvelle : Hélène a été enlevée hier soir, et Ménélas, c’est toi qui l’as baptisé prophétiquement, court après elle. Il a pris des chevaux de poste ce matin, avant le jour, et veut poursuivre les fugitifs jusqu’à extinction. Ce qu’il y a de bon, c’est que les gens qui paraissent le mieux informés racontent que les fugitifs n’ont pas fui du tout, qu’ils ne sont pas loin, qu’ils sont très près, et qu’Hélène aura réintégré le domicile conjugal avant le retour de Ménélas. En effet, où pourrait-elle aller avec son ravisseur, un bonhomme de dix-sept ans, Alfred ? Quel Pâris ! La rumeur est grande ; on ne s’aborde qu’en parlant de l’évènement, et, si je voulais t’envoyer la moitié des commentaires qui sont débités à ce sujet, un in-octavo ne suffirait pas.
« Ne te tarde-t-il pas un peu de savoir (mais peut-être non ; tes démangeaisons de curiosité me semblent considérablement affaiblies ; tu deviens indifférente à ces mille caquets qui te piquaient si fort ; je te le répète, c’est grave) ; ne te tarde-t-il donc pas un peu de savoir ce que sont devenues les amours d’Estelle et de Némorin ? Ma chère, relis M. de Florian. Change le nom de la rivière, supprime la houlette, la panetière et les moutons, et tu auras l’histoire exacte des tendres soupirs de ce couple intéressant et naïf.
« Et Clélie ? que devient Clélie ? elle s’est endormie dans son bonheur, ou, si tu aimes mieux, elle s’est ensevelie dans son triomphe. Je ne la vois pas plus souvent que tu ne la voyais. Elle ne rit plus, parce qu’elle a ouï dire que le vrai bonheur rend sérieux. Elle a fait je ne sais combien de toilettes d’intérieur ; elle étudie la musique avec une passion !… Tu sais qu’il chante. Je souhaite que tout cela dure la saison.
« Mais je m’aperçois que je deviens mauvaise langue. À la vérité, que faire, quand l’ennui nous tient, quand ce que nous aimons le plus est absent, quand il fait toujours froid dans un ménage où l’on avait espéré les brises tièdes du printemps ou tout au moins un pâle soleil d’automne, quand on sent que les beaux jours passent, et qu’on arrive presque en face de cette terrible trentième année ? Puisqu’on n’est pas encore assez vieille pour se faire dévote, le meilleur parti à prendre n’est-il pas de devenir un peu plus mondaine pour s’étourdir ? Alors on s’installe dans une bonne loge des premières, et on suit la pièce, comédie ou drame, sans en perdre un mot ; mais ce n’est pas ce qu’on voit qui a le plus d’attrait dans la pièce : c’est ce qu’on ne voit pas, ce qui se passe dans la coulisse ; aussi, ma chère, je hante la coulisse avant le lever du rideau. Ce n’est que lorsque le cœur est rempli, lorsqu’on aime, que cette comédie du monde est fort peu de chose. Les autres alors ne sont plus rien pour nous, parce qu’un seul est tout. Je n’en suis pas là, tu le sais. Mon cœur est mort à l’amour, il ne peut plus vivre que pour l’amitié, et tu sais, mignonne, à qui va cette amitié. Nous ne nous ressemblons pas tout-à-fait sur ce point. Quoique du même âge, ton cœur est beaucoup plus jeune que le mien. Tu comprends l’amitié aussi délicatement que personne, mais je tremble que tu n’aies gardé quelque part en toi une place toute prête pour y loger un sentiment plus vif et plus dangereux. J’ai toujours eu ces craintes, et je dois t’avouer, mon ange, que depuis un mois elles n’ont pas diminué.
« Je ne veux pas insister, je glisse ; je veux seulement qu’on me comprenne. Quant à moi, ma vie est toujours la même. Les matinées se passent assez bien : d’abord je me lève tard. Après le déjeuner, je lis ou je brode. Les après-midi se passent aussi tant bien que mal : une visite, une promenade, autre chose ; mais les soirées ! ah ! ces tête-à-tête sont terribles. Donnons-nous la main, ma toute belle.
« J’ai rencontré quelquefois chez la grande vicomtesse le célèbre Revenant, auquel (soit dit entre nous, et au risque de te causer un peu de peine) je trouve plus de vanité que d’esprit, et plus de réputation que de talent. Qu’est-ce donc que la gloire littéraire aujourd’hui ? Voilà ce qu’on appelle un grand écrivain, et les honneurs vont arriver chez lui à la file ! Un grand écrivain, c’est donc alors un peu d’imagination mêlée à beaucoup de savoir-faire ; car il me semble, en vérité, que notre Revenant n’est guère autre chose. Tel est au moins mon avis ; est-ce le tien ?
« Mon Dieu, comme tout perd de son prestige ! N’est-ce pas, en effet, bien étrange qu’une provinciale de mon espèce analyse sans plus de façon une célébrité parisienne, et soulève ainsi son manteau de pourpre pour voir les difformités cachées dessous ? Ma foi, c’est bien leur faute, à nos illustres contemporains, si à une telle distance nous voyons clair sur leur compte. Avec quelle complaisance ils étalent leurs travers et leurs vices ! On dirait que c’est leur point d’honneur. Vraiment, je leur conseillerais de prendre pour devise : luxe et indigence ; car, si leur imagination est riche quelquefois, leur cœur le plus souvent est dans la misère. Ce sont gens à méconnaître toutes les délicatesses de sentiment. Que de secrets arrachés à l’amitié pour les traduire en prose ou en vers, et les livrer à la malignité du lecteur ! Que de bonnes fortunes qu’on transforme en deux volumes et qu’on escompte chez son libraire ! Croirait-on que pour plusieurs le roman a été une claie sur laquelle ils ont traîné une femme adorée la veille ? Et lorsqu’un poète et une muse se rencontrent et se prennent de belle passion, on s’imaginerait, n’est-ce pas ? que tout va se passer d’une façon charmante. Mais la poésie n’est plus si naïve. Sais-tu ce qu’ils découvrent au bout de quelques mois d’orage ? qu’au lieu d’un amant et d’une maîtresse, ils ont été l’un pour l’autre un sujet. Que dis-tu de tout cela, ma chère Emma ? Tu dis que la conclusion à tirer de cette homélie, c’est que le Revenant n’a pas l’heur de me plaire : d’accord.
« J’ai reçu une étoffe qu’on me dit toute nouvelle. C’est charmant à mon avis. Je t’envoie un échantillon. Si tu veux, nous serons habillées comme deux sœurs.
« Bien adieu ; je t’aime sincèrement et profondément,
« P. S. Mon amie, pas de secret entre nous ! »
« Que je mette ma plume au galop, dis-tu ? l’y voilà. Et je crois que je suis bien inspirée de t’obéir ainsi ponctuellement ; tu m’aurais fait un mauvais parti. Tu es d’une amitié vraiment despotique, et qui me plaît, ma chère Juliette. J’ai bien ri de ta supposition et de l’air quasi sérieux dont tu m’apostrophes. Ton post-scriptum surtout est charmant, et pèse plus qu’il n’est gros. Quoi ! parce que je reste quelques jours sans t’écrire, ton imagination se met en campagne, et tu ne me supposes rien moins qu’une belle et bonne passion, car j’appelle les choses par leur nom, moi ; il fallait achever. Pour qui ma passion, s’il vous plaît ? Est-ce pour le diplomate ? Ne serait-ce pas pour le poète ? C’est pour le Revenant, à moins que ce ne soit pour mon mari. Pourquoi pas ? qui sait ? nous sommes si bizarres. Au fait, une femme ne doit jamais jurer qu’elle n’aimera pas un homme, à moins qu’elle ne l’ait aimé.
« Mais je me ravise, madame ; ne serait-ce pas vous qui, d’aventure, vous seriez rendue un peu coupable du gros péché dont vous m’accusez ? N’auriez-vous pas à votre insu, je dis à votre insu, un peu trop remarqué quelqu’un, et ne partiriez-vous pas de là pour supposer qu’aucune femme, voire votre meilleure amie, n’a pu se mettre à l’abri des charmes qui vous ont séduite ? ce qui serait de la jalousie à la quatrième puissance. Cela ne serait pas impossible à la rigueur ; pourtant rassure-toi, ma chère Juliette, je ne le crois point : je ris, je joue, je te renvoie le volant. Veux-tu que je parle sérieux ? Ni toi, ni moi, ma chère amie, ne devons éprouver un sentiment qui vit de douces illusions et de fraîches espérances. Nous avons depuis trop long-temps accepté notre destinée faite d’ennui, et n’oublie pas que le cœur, quand il ne se développe pas dans les années de force et de jeunesse, vieillit et se rétrécit vite. On aurait beau me dire que je n’ai pas trente ans encore, je suis sûre que mon cœur a près du double ; et soixante ans, tu en conviendras, ce n’est pas l’âge des amours.
« Nous sentons trop, ma jolie commère, le ridicule des amours que nous avons sous les yeux pour nous éprendre à notre tour. Ne pensons-nous pas que cette Hélène, dont tu m’apprends l’enlèvement qui m’a médiocrement étonnée, est une vieille folle ; qu’Estelle, avec ses éternels soupirs si prétentieux, est une sotte mijaurée, et que Clélie est presque une femme perdue ? On n’est impitoyable envers les passions que lorsqu’on est très jeune ou qu’on est déjà vieille. Or, nous ne sommes pas très jeunes ; donc, nous ne sommes plus jeunes. Eh bien ! sais-tu quel est notre parti le plus sage ? C’est de descendre au fond de notre cœur, de le visiter avec une attention scrupuleuse, de le parcourir en tout sens, et, si nous trouvons dans quelque recoin obscur une dernière espérance qui s’est blottie là en attendant mieux, chassons-la sans hésitation, sans miséricorde. Juliette, je t’ai donné l’exemple, et, quoi que tu en dises, je ne jurerais pas que tu l’aies suivi.
« Il ne faut pas que ce bavardage me fasse oublier ce qui a été convenu entre nous, c’est-à-dire les quinze jours que tu dois venir passer dans ma solitude. Je ne te fais pas grace ; tu viendras, puisque tu l’as promis : je ne veux pas t’attendre sous l’orme. Cette fin d’automne est délicieuse. Nous ferons de longues promenades, l’après-midi, dans le petit bois ; le soir, le long du ruisseau et de ses hauts peupliers, dans mes grandes prairies, nous garderons en robe de soie mes belles vaches blanches qui font si mélancoliquement tinter leurs clochettes. Viens.
« Une nouvelle : nous avons des voisins. Le château de Saint-Fleurien a reçu ses propriétaires, qui n’y étaient pas venus depuis dix ans. M. et Mme O’Neilly ont imperceptiblement changé. De cinquante à soixante ans, la métamorphose n’est pas très sensible. Mais c’est le jeune Raoul qui s’est métamorphosé, lui. L’enfant est devenu un grand et beau garçon qui a du monde déjà et ne manque pas d’esprit. Il me fait sa cour ; cela est bien entendu. Ne va pas songer à mal. Viens, et à ton tour tu seras adorée.
« Autre nouvelle : le Revenant nous arrive ce soir, c’est ce qu’il écrit ce matin à mon mari qui l’avait invité, sans m’en prévenir ; c’est un de ses coups, tu le reconnais là. Je me serais passée de cette visite, surtout depuis ta lettre, méchante. Je suis de ton avis sur le compte du personnage, et je crois qu’il a quatre fois plus de vanité au soleil que d’esprit en portefeuille ; ce qui ne m’empêche pas de te demander où tu veux en venir avec ton tableau des mœurs littéraires du temps. À qui en as-tu donc ? crois-tu m’apprendre quelque chose de nouveau, mon cher docteur ? Si je suis provinciale, tu l’es aussi quelque peu, quoique tu l’avoues bien haut. Nous sommes voisines, presque porte à porte, et de chez moi à Paris il n’y a peut-être pas plus loin que de chez toi. Aussi, je me pique de savoir à peu près ce qui se passe là-bas, dans le pays des imaginations échauffées, des vanités exorbitantes et des égoïsmes intraitables. Je n’ignore pas, charmante Bélise, que l’amour, dans ce pays, va d’un extrême à l’autre, qu’il est un calcul ou une folie, mais le plus souvent un calcul, quelque chose comme un marché léonin et frauduleux. Les amoureux, en cet endroit-là, sont de deux classes : les usuriers et les fous, et je plains les maîtresses des uns autant que celles des autres ; c’est te dire que je plains la maîtresse du Revenant, comme je plaignais celle de feu le poète Éric de triste mémoire. Tu sais ce malheureux Éric, que nous avions vu enfant, doué d’un si bon naturel et de tant d’esprit, et qui nous mit des premières dans les confidences de sa muse ? Quand il partit d’ici, n’était-ce pas l’innocence même ? Il ressemblait à un jeune lévite, tu t’en souviens. Dis-moi donc quel air empoisonné on respire là-bas, pour que ce jeune lévite de la chaste poésie y fût devenu, en si peu de temps, comme un grand-prêtre du libertinage. Ce qu’on nous a raconté est à ne pas y croire, si on ne savait que les imaginations poétiques, une fois dans le désordre, ne s’arrêtent plus. Peut-on comprendre qu’étant aimé et en assez bon lieu, aimant lui-même, il se soit livré aux courtisanes et ait compté ses jours par ses orgies ? Son dévergondage alla si loin, que, sur la fin de sa vie, il passait, dans ses amours, par un raffinement odieux, du vice couvert de souillures à la virginité dans toute sa fraîcheur… Tu m’arrêtes, tu me pries de te faire grace des détails. D’ailleurs, tu me dis que c’est de l’histoire ancienne : soit ; mais ce que tu ne sais pas et que j’ai appris récemment, c’est que les désordres d’Éric furent le résultat d’une vengeance féminine. Voici le fait. Éric, pour ses débuts, avait séduit une jeune fille du peuple ; cette enfant l’aimait, il l’abandonna pourtant. Ce n’était pas une femme ordinaire, et, pour se venger, elle conçut un horrible projet. Elle se jeta dans le vice, et y acquit une célébrité retentissante. Puis, connaissant le faible du poète, elle sut l’attirer à elle, l’enlacer, l’entourer de séductions et de plaisirs, exciter toutes ses passions, éteindre ses derniers scrupules, et finalement le livrer désarmé à ses dignes compagnes, qui achevèrent l’œuvre, à tel point que, si Éric était un plus grand poète, on pourrait parfaitement le comparer à Orphée déchiré par les bacchantes. Orphée ou non, c’est ainsi qu’on raconte que notre jeune et poétique compatriote a été mis en lambeaux. Que Dieu ait son ame !
« Je suis sûre que tu vas me demander pourquoi je te parle d’Éric quand tu me parles du Revenant, je te répondrai que je n’en sais rien, que la plume m’a tourné, qu’apparemment le Revenant m’ennuie ; après quoi, je te demanderai la permission de rentrer dans mon sujet.
« Si tu ne veux pas venir ici la semaine prochaine, que ce soit l’autre, mais ne tarde pas davantage. Écris-moi toujours. Tu dis que je ne m’intéresse plus aux caquets : où as-tu pris cela ? Rien ne m’amuse comme tes gazettes de salon et d’alcôve, et même comme tes aperçus littéraires, ma précieuse. Raconte, raconte tant qu’il te plaira, je t’écoute. Seulement ne te contente pas de dire l’évènement d’hier, dis aussi celui de demain. Babille un peu sur ce qui arrivera ; ce qui est arrivé est déjà moins piquant.
« Ton étoffe me plaît ; habillons-nous et surtout aimons-nous comme deux sœurs.
« Je t’envoie une causeuse que j’ai brodée en ton honneur, et dont le dessin me paraît d’un assez bon goût. C’est là que, l’hiver prochain, nous aurons de ces bonnes et longues causeries, comme on en a quand on s’aime bien et qu’on ne se cache rien.
« On a besoin de moi, je te quitte. Adieu, belle et bonne ; je t’embrasse tendrement sur les deux joues.
Ce que je venais de lire par hasard sur mon passé réveilla en sursaut les chagrins de mon amour-propre et les remords de ma conscience. — La belle renommée que tu as laissée sur la terre ! disait mon orgueil. — Souviens-toi de la jeune fille séduite ! disait ma conscience. — Bientôt l’orgueil se tut, et la conscience seule eut la voix haute pour me rappeler en détail une bien triste histoire, et me faire mille fois rougir de honte.
Séverine était une jeune ouvrière orpheline ; elle avait seize ans, une beauté fière, et, pour toute ressource, le produit de son travail. Chaque jour, elle passait sous ma fenêtre, à la nuit tombante, en allant porter son ouvrage à l’atelier. Le démon me tenta, je la suivis ; je parvins à me faire écouter d’elle, et un jour, employant une ruse vulgaire, je pénétrai dans sa mansarde. C’était par une belle soirée d’été ; les derniers rayons du soleil couchant doraient la chambre de la jeune fille. Séverine, belle et calme comme un ange, travaillait, assise à sa croisée, derrière un rideau de fleurs. Une image de la Vierge ornait le chevet du lit, qu’entouraient des rideaux blancs, luxe de la mansarde, et une Imitation était posée sur la cheminée. Comment osai-je porter le trouble et le déshonneur dans cet asile du travail et de l’innocence ? je ne sais ; mais il fallait être bien lâche et bien cruel. Je dis à Séverine que je l’aimais et passionnément. — Vous êtes riche et je suis pauvre, me répondit-elle ; vous m’aimerez aujourd’hui et vous me délaisserez demain. — Je l’assurai que je ne l’abandonnerais jamais. Elle se leva gravement, alla prendre sur sa cheminée l’exemplaire de l’Imitation, et me dit : — Jurez sur ce livre que vous m’aimez et ne m’abandonnerez pas. — Je donnai le serment qu’on me demandait, et Séverine crut à ma parole. Les ames nobles sont les plus faciles à tromper : elles s’imaginent qu’on leur ressemble. Malheureux, je ne tins pas mon serment trois mois ! Et, comme cette enfant du peuple était une de ces ames qui ne font rien à demi, et qui deviennent des héroïnes dans le bien ou dans le mal, se voyant déshonorée, elle se lança avec emportement dans tous les désordres de la vie. Oh ! c’est moi, c’est bien moi qui suis le coupable ! c’est moi qui suis entré de sang-froid chez la jeune fille innocente et pure, et qui en ai fait une effrontée courtisane ! On dit que tu t’es vengée, Séverine ; n’importe, je ne suis pas moins responsable de ton ame devant Dieu !
Ce souvenir m’obséda long-temps, et, pour échapper à ces sombres pensées, j’évoquai le plus doux temps de ma vie ; je songeai à Mira, cette tendre Mira qui m’aime toujours, et qui ne veut pas croire au mal qu’on dit de moi. Je caressai quelques instans cette charmante image, puis je voulus écrire à cette fidèle maîtresse, ainsi qu’à mes deux amis. Je remarquai fort à propos que, dans ces derniers temps, j’avais négligé ma correspondance, ce qui est plus qu’un péché véniel. Qui ne sait les désagrémens immenses qui peuvent résulter d’une correspondance en retard ? Je dis donc à ma lampe de s’allumer, elle s’alluma. Je pris toutes mes armes dans mon microscopique secrétaire ; puis, mettant la tête dans mes deux mains, comme un homme qui va se livrer à un grand travail, je réfléchis, et, quand je me crus suffisamment préparé, j’écrivis sur une première feuille volante : « Ce dimanche soir. » Je n’en écrivis pas plus long, car trois coups frappés à ma porte d’une main discrète m’annoncèrent une visite. C’était ma bienfaitrice, qui, n’ayant pas une minute à perdre, ne me donna pas le temps de la saluer, et s’exprima aussitôt en ces termes, avec plus de dignité que je ne lui en avais vu encore :
— Si je n’hésite pas à vous interrompre, c’est que la circonstance est grave. Des affaires de la dernière importance me rappellent à l’instant même dans mon royaume, où je vous propose de me suivre, pour peu que cela vous fasse plaisir.
— Vous avez un royaume ! m’écriai-je stupéfait.
— Oui, j’ai un royaume où je règne et gouverne ; et que cela ne vous étonne pas, il y en a de si petits !
On ne peut rien refuser à une reine. J’acceptai la proposition qui m’était faite. Tant bien que mal, j’arrangeai un peu ma toilette, et nous sortîmes de mon tombeau. Un char de forme antique, noir comme du jais, grand comme une brouette d’enfant, nous attendait à la porte. Il était attelé du barbet, dont le harnais d’or et d’argent brillait au clair de la lune, et qui relevait la tête et piaffait comme un cheval pur sang. La reine monta la première, et me fit signe de prendre place à côté d’elle ; j’obéis après m’être incliné profondément. Au moment où elle prenait les rênes d’une main, et plaçait sur l’autre le moineau comme un faucon :
— Si je ne craignais d’être indiscret, lui dis-je, j’oserais demander à votre majesté le nom de son royaume.
— Mon ami, me répondit-elle, nous allons dans le royaume des Miettes. — Et nous partîmes comme le vent.