Contes d’Andersen/L’Ombre

Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 172-190).


L’OMBRE.


C’est terrible, comme le soleil brûle dans les pays chauds ! Les gens y deviennent bruns comme de l’acajou, et, dans les plus chauds, noirs comme des nègres. Un savant était arrivé de son pays froid dans un de ces pays chauds, où il pensait pouvoir se promener comme chez lui ; mais bientôt il fut persuadé du contraire. Comme les gens raisonnables, il fut obligé de s’enfermer toute la journée chez lui ; la maison avait l’air de dormir ou d’être abandonnée. Du matin jusqu’au soir, le soleil brillait entre les hautes maisons, le long de la petite rue où il restait. En vérité, c’était insupportable.

Le savant des pays froids, qui était jeune encore, se croyait dans une fournaise ardente ; il maigrit de plus en plus, et son ombre se rétrécit considérablement. Le soleil lui portait préjudice. Il ne revenait véritablement à la vie qu’après le coucher du soleil.

Que d’agréments alors ! Dès qu’on allumait la bougie dans la chambre, l’Ombre s’étendait sur tout le mur, même sur une partie du plafond ; elle s’étendait le plus possible, pour reprendre ses forces.

Le savant, de son côté, sortait sur le balcon pour

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall

s’y étendre, et ; à mesure que les étoiles apparaissaient sur le beau ciel, il se sentait peu à peu revivre. Bientôt il se montrait du monde sur chaque balcon de la rue : dans les pays chauds, chaque fenêtre a un balcon, car il faut de l’air même aux gens de couleur acajou. Comme tout s’animait alors ! Les cordonniers, les tailleurs, tout le monde se répandait dans la rue. On y voyait des tables, des chaises, et mille lumières. L’un parlait, l’autre chantait ; on se promenait ; les voitures roulaient, les ânes passaient en faisant retentir leurs sonnettes, un mort était porté en terre au bruit des chants sacrés, les gamins lançaient des pétards, les cloches des églises carillonnaient ; en un mot, la rue était bien animée.

Une seule maison, celle qui se trouvait en face du savant, ne donnait aucun signe de vie. Cependant quelqu’un y demeurait, car des fleurs admirables s’épanouissaient sur le balcon, et pour cela il fallait absolument que quelqu’un les arrosât. Aussi, le soir, la porte s’ouvrait, mais il y faisait noir, une douce musique sortait de l’intérieur. Le savant trouvait cette musique sans pareille, mais peut-être était-ce un effet de son imagination : car il eût trouvé toute chose sans pareille dans les pays chauds, si le soleil n’y eût brillé toujours. Son propriétaire lui dit qu’il ignorait absolument le nom et l’état du locataire d’en face ; on ne voyait jamais personne dans cette maison, et, quant à la musique, il la déclarait horriblement ennuyeuse.

« C’est quelqu’un qui étudie continuellement le même morceau sans pouvoir l’apprendre, dit-il ; quelle persévérance ! »

Une nuit, le savant, se réveilla et crut voir une lueur bizarre sur le balcon de son voisin ; toutes les fleurs brillaient comme des flammes, et, au milieu d’elles, se tenait debout une grande demoiselle svelte et charmante, qui brillait autant que les fleurs. Cette forte lumière blessa les yeux de notre homme, il se leva tout d’un coup, et alla écarter le rideau de la fenêtre pour regarder la maison d’en face : tout avait disparu. Seulement, la porte qui donnait sur le balcon était entr’ouverte, et la musique résonnait toujours. Il fallait qu’il y eût quelque sorcellerie là-dessous. Qui donc habitait là ? où était donc l’entrée ? Tout le rez-de-chaussée se composait de boutiques ; nulle part on ne voyait de corridor ni d’escalier conduisant aux étages supérieurs.

Un soir, le savant était assis sur son balcon, et, derrière lui, dans la chambre, brûlait une bougie ; il était donc tout naturel que son ombre se dessinât sur le mur du voisin. Elle se montrait entre les fleurs, et répétait tous les mouvements du savant.

« Je crois que mon ombre est la seule chose qui vive là, en face : comme elle est gentiment assise entre les fleurs, près de la porte entr’ouverte ! Elle devrait être assez fine pour entrer, regarder ce qui se passe, et venir me le raconter. Va donc ! cria-t-il en plaisantant ; montre au moins que tu sers à quelque chose ; allons ! entre. »

Puis il fit un signe de tête à l’Ombre, et l’Ombre répéta ce signe. « Va ! mais ne reste pas trop longtemps. »

À ces mots, le savant se leva et l’Ombre fit comme lui. Il se tourna, et l’Ombre se tourna aussi. Quelqu’un qui eût fait attention aurait pu voir que l’Ombre entrait par la porte entr’ouverte chez le voisin, au moment où le savant entrait lui-même dans sa chambre en tirant derrière lui le grand rideau.

Le lendemain, lorsque ce dernier sortit pour prendre son café et lire les journaux, arrivé sous l’éclat du soleil, il s’écria tout à coup : « Qu’est-ce donc ? où est mon ombre ? serait-elle, en effet, partie hier au soir, et pas encore revenue ? C’est excessivement fâcheux. »

Grand était son dépit, non pas parce que l’Ombre avait disparu, mais parce qu’il savait l’histoire d’un homme sans ombre, comme tout le monde dans les pays froids, et si lui, revenu un jour, racontait sa propre histoire, on l’accuserait de plagiat sans qu’il le méritât le moins du monde. Il résolut donc de n’en parler à personne. Et bien il fit.

Le soir, il retourna sur son balcon après avoir bien posé la lumière derrière lui, pour faire revenir son ombre ; mais il eut beau se faire grand, petit, et répéter, hem ! hem ! l’ombre n’apparut pas.

Cette séparation le tourmenta beaucoup ; mais, dans les pays chauds, tout repousse bien vite, et, au bout de huit jours, il remarqua, à son grand plaisir, qu’une nouvelle ombre sortait de ses jambes lorsqu’il se promenait au soleil. La racine de l’ancienne y était probablement restée. Au bout

Vignette de Bertall
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de trois semaines, il avait une ombre convenable qui, dans son voyage aux pays du Nord, crût tellement que notre savant aurait pu se contenter de la moitié.

Revenu dans son pays, il composa plusieurs livres sur ce que le monde a de vrai, de beau et de bon : et bien des années s’écoulèrent ainsi.

Un soir qu’il était assis dans sa chambre, quelqu’un frappa à la porte.

« Entrez ! dit-il.

Mais personne n’entra. Il alla ouvrir et vit un homme très-grand et très-maigre, du reste parfaitement habillé et de l’air le plus comme il faut.

« À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda le savant.

— Je me doutais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, répondit l’homme délicat ; voyez-vous ? c’est que je suis devenu corps ; j’ai de la chair, et je porte des habits. Ne reconnaissez-vous pas votre ancienne ombre ? Vous avez cru que je ne reviendrais plus. J’ai eu bien de la chance depuis que je vous ai quitté ; je suis riche et j’ai par conséquent les moyens de me racheter. »

Puis il fit sonner un tas de breloques attachées à la lourde chaîne d’or de sa montre, et ses doigts couverts de diamants lancèrent mille éclairs.

« Je n’en reviens pas ! dit le savant ; qu’est-ce que cela signifie ?

— Certes, cela est extraordinaire, en effet, mais vous-même, n’êtes-vous pas un homme extraordinaire ? Et moi, vous le savez bien, j’ai suivi, vos traces dès votre enfance. Me trouvant mûr pour faire seul mon chemin dans le monde, vous m’y avez lancé, et j’ai parfaitement réussi. J’ai eu le désir de vous voir avant votre mort, et, en même temps, de visiter ma patrie. Vous savez, on aime toujours sa patrie. Sachant que vous avez une autre ombre, je vous demanderai maintenant si je dois quelque chose à elle ou à vous. Parlez, s’il vous plaît.

— C’est donc véritablement toi ! répondit le savant. C’est extraordinaire ; jamais je n’aurais cru que mon ancienne ombre me reviendrait sous la forme d’un homme.

— Dites ce que je dois, reprit l’Ombre, je n’aime pas les dettes.

— De quelles dettes parles-tu ? tu me vois tout heureux de ta chance ; assieds-toi, vieil ami, et raconte-moi tout ce qui s’est passé. Que voyais-tu chez le voisin, dans les pays chauds ?

— Je vous le raconterai, mais à une condition ; c’est de ne jamais dire à personne ici, dans la ville, que j’ai été votre ombre. J’ai l’intention de me marier ; mes moyens me permettent de nourrir une famille, et au delà.

— Sois tranquille ! je ne dirai à personne qui tu es. Voici ma main, je te le promets. Un homme est un homme, et une parole....

— Et une parole est une ombre.

À ces mots, l’Ombre s’assit, et, soit par orgueil, soit pour se l’attacher, elle posa ses pieds chaussés de bottines vernies sur le bras de la nouvelle ombre qui gisait aux pieds de son maître comme un caniche. Celle-ci se tint bien tranquille pour écouter, impatiente d’apprendre comment elle pourrait s’affranchir et devenir son propre maître.

« Devinez un peu qui demeurait dans la chambre du voisin ! commença la première Ombre ; c’était une personne charmante, c’était la Poésie. J’y suis resté pendant trois semaines, et ce temps a valu pour moi trois mille ans. J’y ai lu tous les poëmes possibles, je les connais parfaitement. Par eux j’ai tout vu et je sais tout.

— La Poésie ! s’écria le savant ; oui, c’est vrai, elle n’est souvent qu’un ermite au milieu des grandes villes. Je l’ai vue un instant, mais le sommeil pesait sur mes yeux. Elle brillait sur le balcon comme une aurore boréale. Voyons ! continue. Une fois entré par la porte entr’ouverte…

— Je me trouvai dans l’antichambre ; il y faisait à peu près noir, mais j’aperçus devant moi une file immense de chambres dont les portes étaient ouvertes à deux battants. La lumière s’y faisait peu à peu, et, sans les précautions que je pris, j’aurais été foudroyé par les rayons avant d’arriver à la demoiselle.

— Enfin que voyais-tu ? demanda le savant.

— Je voyais tout, comme je vous le disais tout à l’heure. Certes, ce n’est pas par fierté ; mais comme homme libre, et avec mes connaissances, sans parler de ma position et de ma fortune, je désire que vous ne me tutoyiez pas.

— Je vous demande pardon ; c’est une ancienne habitude. Vous avez parfaitement raison, cela ne m’arrivera plus. Enfin que voyiez-vous ?

— Tout ! j’ai tout vu et je sais tout.

— Quel aspect vous offraient les salles de l’intérieur ? Ressemblaient-elles à une fraîche forêt, à une sainte église ou au ciel étoilé ?

— Elles ressemblaient à tout cela. Il est vrai que je ne les traversai pas ; mais, de l’antichambre, je vis tout.

— Mais enfin, les dieux de l’antiquité passaient-ils par ces grandes salles ? Les anciens héros y combattaient-ils ? Est-ce que des enfants charmants y jouaient et racontaient leurs rêves ?

— Je vous répète encore une fois que j’ai tout vu. En y entrant, vous ne seriez pas devenu un homme ; mais moi j’en devins un. J’y appris à connaître ma véritable nature, mes talents et ma parenté avec la Poésie. Lorsque j’étais encore avec vous, je n’y réfléchissais jamais ; mais vous devez vous rappeler comme je grandissais toujours au lever et au coucher du soleil. Au clair de la lune, je paraissais presque plus distinct que vous-même, seulement, je ne comprenais pas alors ma véritable nature ; c’est dans l’antichambre que j’ai appris à la connaître. J’étais mûr au moment où vous m’avez lancé dans le monde, mais vous partiez tout à coup en me laissant presque nu. J’eus bientôt honte de me trouver dans un pareil état ; j’avais besoin de vêtements, de bottes, de tout ce vernis qui fait l’homme. Je me cachai, je vous le dis sans crainte, persuadé que vous ne l’imprimerez pas, je me cachai sous les jupons d’une marchande de gâteaux qui ignorait ma valeur. Le soir seulement, je sortais pour courir les rues au clair de la lune. Je montais et je descendais le long des murs, regardant par les grandes fenêtres dans les salons et par les lucarnes dans les mansardes. Je vis par où personne ne pouvait voir, et ce que personne ne pouvait voir ni ne devait voir. Pour vous dire la vérité, ce monde est bien vil ; et, sans ce préjugé qu’un homme signifie quelque chose, je ne me soucierais pas de l’être. J’ai vu des choses inimaginables chez les femmes, chez les hommes, chez les parents et les enfants charmants. J’ai vu ce que personne ne devait savoir, mais ce que tous brûlaient de savoir, le mal du prochain. Si j’avais écrit un journal, on l’aurait dévoré ; mais je préférais écrire aux personnes elles-mêmes, et dans toutes les villes où je passais, c’était une frayeur inouïe. On me craignait et on me chérissait. Les professeurs me firent professeur, les tailleurs me donnèrent des habits ; j’en ai en quantité ; le directeur de la monnaie me frappait de belles pièces ; les femmes me trouvaient gentil garçon. C’est ainsi que je suis devenu ce que je suis. Là-dessus, je vous présente mes respects. Voici ma carte ; je demeure du côté du soleil, et, en temps de pluie, vous me trouverez toujours chez moi. »

À ces mots, l’Ombre partit.

« C’est cependant bien remarquable, » dit le savant.

Juste une année après, l’Ombre revint.

« Comment allez-vous ? demanda-t-elle.

— Hélas ! j’écris sur le vrai, sur le beau et sur le bon, mais personne n’y fait attention. J’en suis au désespoir.

— Vous avez tort ; regardez-moi ; j’engraisse, et c’est ce qu’il faut. Vous ne connaissez pas le monde. Je vous conseille de faire un voyage ; encore mieux, comme j’ai l’intention d’en faire un cet été, si vous voulez m’accompagner en qualité d’ombre, vous me ferez grand plaisir. Je paye le voyage.

— Vous allez trop loin.

— C’est selon. Je vous assure que le voyage vous fera du bien. Soyez mon ombre, vous n’aurez rien à dépenser.

— C’en est trop ! dit le savant.

— Il en est ainsi du monde, et il en sera toujours ainsi, » repartit l’Ombre en s’en allant.

Le savant se trouva de plus en plus mal, à force d’ennuis et de chagrins. Ce qu’il disait du vrai, du beau et du bon, produisait sur la plupart des hommes le même effet que les roses sur une vache.

« Vous avez l’air d’une ombre, » lui dit-on, et cela le fit frémir.

« Il faut que vous alliez prendre les bains, lui dit l’Ombre, qui était revenue le voir ; c’est le seul remède. Je m’y rendrai avec vous, car ma barbe ne pousse pas bien, et c’est une maladie. Il faut toujours avoir de la barbe. Je paye le voyage : vous en ferez la description, et cela m’amusera chemin faisant. Soyez raisonnable et acceptez mon offre ; nous voyagerons comme d’anciens camarades. »

Ils se mirent en route. L’Ombre était devenue le maître, et le maître était devenu l’ombre. Partout ils se suivaient à se toucher, par devant ou par derrière, suivant la position du soleil. L’Ombre savait toujours bien occuper la place du maître et le savant ne s’en formalisait pas. Il avait bon cœur, et un jour il dit à l’Ombre :

« Puisque nous sommes des compagnons de voyage et que nous avons grandi ensemble, tutoyons-nous, c’est plus intime.

— Vous parlez franchement, repartit l’Ombre, ou plutôt le véritable maître : moi aussi je parlerai franchement. En qualité de savant, vous devez savoir combien la nature est étrange. Il y a des personnes qui ne peuvent toucher un morceau de papier gris sans se trouver mal ; d’autres frémissent en entendant frotter un clou sur un carreau de vitre ; quant à moi, j’éprouve la même sensation à m’entendre tutoyer, il me semble que cela me couche par terre comme au temps où j’étais votre ombre. Vous voyez que chez moi ce n’est pas fierté, mais sentiment. Je ne peux pas me laisser tutoyer par vous, mais je vous tutoierai ; ce sera la moitié de ce que vous désirez. »

Dès ce moment, l’Ombre tutoya son ancien maître.

« C’est trop fort ! pensa celui-ci ; je lui dis vous, et il me tutoie. » Néanmoins il prit son parti.

Arrivés aux bains, ils rencontrèrent une grande quantité d’étrangers ; entre autres, une belle princesse affectée d’un mal inquiétant : elle voyait trop clair.

Elle remarqua bientôt l’Ombre parmi tous les autres : « Il est venu ici pour faire pousser sa barbe, à ce qu’on dit ; mais la véritable cause de son voyage, c’est qu’il n’a point d’ombre. »

Prise de curiosité, elle entama conversation dans une promenade avec cet étranger. Comme princesse, elle n’avait pas besoin de faire beaucoup de façons, et elle lui dit : « Votre maladie est de ne pas produire d’ombre.

— Votre Altesse Royale se trouve heureusement bien mieux, répondit l’ombre ; elle souffrait de voir trop clair, mais maintenant elle est guérie, car elle ne voit pas que j’ai une ombre, et même une ombre extraordinaire. Voyez-vous la personne qui me suit continuellement ? Ce n’est pas une ombre commune. De même qu’on donne souvent pour livrée à ses domestiques du drap plus fin que celui que l’on porte soi-même, ainsi j’ai paré mon ombre comme un homme. Je lui ai même donné une ombre. Quoi qu’il m’en coûte, j’aime à avoir des choses que les autres n’ont pas.

— Quoi ! pensa la princesse, est-ce que vraiment je serais guérie ? Il est vrai que l’eau, dans le temps où nous vivons, possède une vertu singulière, et ces bains ont une grande réputation. Cependant je ne les quitterai pas encore ; on s’y amuse parfaitement, et ce jeune homme-là me plaît. Pourvu que sa barbe ne pousse pas ! car il s’en irait. »

Le soir, la princesse dansa avec l’Ombre dans la grande salle de danse. Elle était bien légère, mais son cavalier l’était encore davantage ; jamais elle n’en avait rencontré un pareil. Elle lui dit le nom de son pays, et lui le connaissait bien, car il y avait regardé par les fenêtres. Il raconta même à la princesse des choses qui l’étonnèrent on ne peut plus. Certes, c’était l’homme le plus instruit du monde ! Elle lui témoigna peu à peu toute son estime, et en dansant encore une fois ensemble, elle trahit son amour par des regards qui semblaient le pénétrer. Néanmoins, comme c’était une fille réfléchie, elle se dit : « Il est instruit, c’est bon ; il danse parfaitement, c’est encore bon ; mais possède-t-il des connaissances profondes ? C’est ce qu’il y a de plus important ; je vais l’examiner un peu à ce sujet. »

Et elle commença à l’interroger sur des choses tellement difficiles, qu’elle n’aurait pu y répondre elle-même. L’Ombre fit une grimace.

« Vous ne savez donc pas répondre ? dit la princesse.

— Je savais tout cela dans mon enfance, répondit l’Ombre, et je suis sûr que mon ombre, que vous voyez là-bas devant la porte, y répondra facilement.

— Votre ombre ! ce serait bien étonnant.

— Je n’en suis pas tout à fait certain, mais je le crois, puisqu’elle m’a suivi et écouté pendant tant d’années. Seulement, Votre Atesse Royale me permettra d’appeler son attention sur un point tout particulier ; cette ombre est tellement fière d’appartenir à un homme, que, pour la trouver de bonne humeur, ce qui est nécessaire pour qu’elle réponde bien, il faut la traiter absolument comme un homme.

— Je l’approuve, » dit la princesse.

Puis elle s’approcha du savant pour lui parler du soleil, de la lune, de l’homme sous tous les rapports ; il répondait convenablement et avec beaucoup d’esprit.

« Quel homme distingué, pensa-t-elle, pour avoir une ombre aussi sage ! Ce serait une bénédiction pour mon peuple, si je le choisissais pour époux. »

Bientôt la princesse et l’Ombre arrêtèrent leur mariage ; mais personne ne devait le savoir avant que la princesse fût de retour dans son royaume.

« Personne ! pas même mon ombre, » dit l’Ombre, qui avait ses raisons pour cela.

Lorsqu’ils furent arrivés dans le pays de la princesse, l’Ombre dit au savant : « Écoute, mon ami, je suis devenu heureux et puissant au dernier point, et je vais maintenant te donner une marque particulière de ma bienveillance. Tu demeureras dans mon palais, tu prendras place à côté de moi dans ma voiture royale, et tu recevras cent mille écus par an. Cependant j’y mets une condition ; c’est que tu te laisses qualifier d’ombre par tout le monde. Jamais tu ne diras que tu as été un homme, et une fois par an, lorsque je me montrerai au peuple sur le balcon éclairé par le soleil, tu te coucheras à mes pieds comme une ombre. Il est convenu que j’épouse la princesse, et la noce se fait ce soir.

— Non, c’en est trop ! s’écria le savant ; jamais je ne consentirai à cela ; je détromperai la princesse et tout le pays. Je veux dire toute la vérité : je suis un homme, et toi, tu n’es qu’une ombre habillée.

— Personne ne te croira : sois raisonnable, ou j’appelle la garde.

— Je vais de ce pas trouver la princesse.

— Mais moi j’arriverai le premier, et je te ferai jeter en prison. »

Puis l’Ombre appela la garde, qui obéissait déjà au fiancé de la princesse, et le savant fut emmené.

« Tu trembles ! dit la princesse en revoyant l’Ombre ; qu’y a-t-il donc ? Prends garde de tomber malade le jour de ta noce.

— Je viens d’essuyer une scène cruelle ; mon ombre est devenue folle. Figure-toi qu’elle s’est mis en tête qu’elle est l’homme, et que moi, je suis l’ombre.

— C’est terrible ! j’espère qu’on l’a enfermée ?

— Sans doute ; je crains qu’elle ne se remette jamais.

— Pauvre ombre ! dit la princesse ; elle est bien malheureuse. Ce serait peut-être un bienfait que de lui ôter le peu de vie qui lui reste. Oui, en y songeant bien, je crois nécessaire d’en finir avec elle secrètement.

— C’est une affreuse extrémité, répondit l’Ombre en ayant l’air de soupirer ; je perds un fidèle serviteur.

— Quel noble caractère ! » pensa la princesse.

Le soir, toute la ville fut illuminée, on tira le canon ; partout retentissaient la musique et les chants. La princesse et l’Ombre se montrèrent sur le balcon, et le peuple, enivré de joie, cria trois fois hourra !

Le savant ne vit rien, n’entendit rien, car on l’avait tué.

Vignette de Bertall
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