L’Odyssée/Traduction Bareste/09

A . Titeux T. Devilly Eugène Bareste Homer
Lavigne (p. 186-207).


Le prudent Ulysse répond à Alcinoüs en ces termes :

« Certes il est doux d'entendre un tel chanteur, qui, par ses accents, est égal aux immortels. Non, rien n'est plus beau que la joie qui règne parmi tout un peuple. Il est agréable aussi de voir des convives, assis en ordre devant des tables chargées de pain et de viandes, écouter un chanteur, tandis que l'échanson puise le vin dans le cratère et le verse dans les coupes. Oui, ce sont bien là les plus grands charmes de la vie[1] ! Tu veux maintenant, ô puissant Alcinoüs, apprendre tout ce que j'ai souffert : il faut donc que je soupire encore et que je verse des torrents de larmes ! Que vais-je d'abord te raconter, et comment ensuite vais-je terminer mon récit ; car les divinités célestes m'ont accablé de douleurs sans nombre ? — Phéaciens, je commencerai par vous dire mon nom afin que vous le connaissiez tous. Si j'échappe à la triste destinée, je veux encore être votre hôte lors même que j'habiterai des demeures lointaines. Je suis le fils de Laërte, Ulysse, qui, par mes ruses diverses, me suis fait connaître à tous les hommes, et dont la gloire est montée jusqu'au ciel. J'habite Ithaque aux rivages élevés[2], Ithaque qui possède une haute montagne ombragée d'arbres, le Nérite qu'on aperçoit au loin, Ithaque entourée des îles de Dulichium, de Samé et de la verdoyante Zacynthe, îles nombreuses et rapprochées entre elles. Ithaque est située bien avant dans la mer et elle est la plus rapprochée du couchant (car les autres îles sont au levant et au midi) ; cette terre est hérissée de rochers, mais elle nourrit une vigoureuse jeunesse. Je ne puis voir nulle part d'autres lieux qui me soient plus doux que ma patrie ! — Calypso, la plus noble des déesses, m'a retenu longtemps dans sa grotte profonde (désirant avec ardeur que je devinsse son époux). L'astucieuse Circé, la reine de l'île d'Ea, m'a aussi retenu dans son palais, pour que je partageasse sa couche ; mais aucune d'elles n'a pu toucher mon cœur. Non, rien n'est plus cher à l'homme que sa patrie et ses parents ; quand bien même il habiterait, loin de sa famille, une riche demeure sur une terre étrangère ! — Mais puisque tu le désires, ô roi puissant, je te raconterai toutes les infortunes que par la volonté de Jupiter je supportai pendant mon triste voyage, lorsque j'abandonnai la ville de Troie.

» En quittant Ilion, les vents me poussèrent vers le pays des Ciconiens, près la cité d'Ismare. Je ravageai cette ville et je fis périr ses habitants : les jeunes femmes et les richesses furent partagées également entre nous, afin que personne ne restât privé de butin. Puis j'exhortai mes compagnons à fuir d'un pas rapide, mais les insensés ne m'écoutèrent pas ! Ces guerriers, buvant le vin en abondance, immolaient sur le rivage de nombreuses brebis et des bœufs aux cornes tortueuses et à la marche pesante. Pendant ce temps les Ciconiens, en prenant la fuite, appellent à leur secours d'autres Ciconiens, leurs voisins, plus nombreux et plus vaillants qu'eux. Ces Ciconiens habitaient l'intérieur du pays ; ils savaient combattre du haut de leurs chars, et attendre leurs ennemis de pied ferme. Dès le point du jour ils accourent, et ils sont innombrables comme les feuilles et les fleurs qui naissent au printemps. Alors la funeste destinée de Jupiter s'attache à nous, malheureux Achéens, pour nous faire souffrir encore bien des maux ! Les Ciconiens, rangés près des rapides navires, nous livrent de sanglants combats ; et tour à tour nous nous attaquons avec nos lames d'airain. Durant toute la matinée et tant que s'élève l'astre sacré du jour, nous résistons à nos ennemis, et nous bravons la supériorité de leur nombre ; mais quand le soleil s'incline et ramène l'heure où l'on délie les bœufs, les Ciconiens font plier la faible armée des Grecs. — Chaque vaisseau perdit six combattants, mais les autres guerriers échappèrent à la mort.

» Nous nous rembarquons, heureux d'éviter le trépas, mais le cœur navré d'avoir perdu nos compagnons. Cependant nos navires ballottés par les îlots ne s'avancent point avant que nous n'ayons appelé trois fois les malheureux guerriers qui périrent sur ce rivage vaincus par les Ciconiens[3]. Alors Jupiter, le dieu qui commande aux nuages, nous envoie le Borée accompagné d'une affreuse tempête, et il cache sous d'épaisses nuées la terre et les ondes : tout à coup une nuit affreuse tombe du ciel. Nos vaisseaux sont emportés à travers les mers, et les voiles sont déchirées en lambeaux par la violence des vents. Nous, craignant de périr, nous plions les voiles, et nous dirigeons aussitôt nos vaisseaux vers le continent. Durant deux jours et deux nuits nous restons sur cette plage les membres accablés de fatigue et le cœur dévoré de chagrin. Mais dès que la fille du matin, Aurore à la belle chevelure, a ramené le troisième jour, nous dressons les mâts, nous déployons les voiles, et nous nous plaçons dans nos vaisseaux guidés par les vents et par nos pilotes. J'espérais enfin arriver heureusement dans ma patrie, lorsqu'on doublant le cap Malée je me vois entouré par le violent Borée, par les vagues et par les rapides courants qui me repoussent loin de Cythère.



» Pendant neuf jours j'errai sur la mer poissonneuse, emporté par le souffle impétueux des vents ; mais le dixième jour j'atteignis enfin le pays des Lotophages, peuples qui se nourrissent de la fleur du lotos[4]. Alors nous descendons sur le rivage, nous puisons de l'eau aux fontaines, et mes compagnons prennent leur repas auprès de nos navires rapides. Quand ils ont achevé de manger et de boire, je choisis deux de mes guerriers et je les envoie, accompagnés d'un héraut, pour savoir quels sont les peuples, habitants de ces lieux, qui se nourrissent des doux fruits de la terre. Ils partent et arrivent bientôt auprès des Lotophages, qui, loin de méditer la perte de mes compagnons, leur donnent du lotos à goûter. Les guerriers qui mangeaient de cet excellent fruit ne voulaient plus revenir pour me rendre compte du message ; mais ils désiraient rester parmi les Lotophages pour cueillir le lotos et oublier leur chère patrie. Cependant je les entraîne par force vers nos creux navires, et malgré leurs larmes je les attache avec des cordes sur les bancs des rameurs. Puis j'ordonne aux autres Grecs de monter promptement sur nos vaisseaux, de peur qu'eux-mêmes, en mangeant du lotos, n'oubliassent aussi leur terre natale. Mes compagnons se placent aussitôt sur les bancs, et tous assis en ordre ils frappent de leurs rames la mer blanchissante.


» Le cœur navré de douleur, nous abandonnons ces côtes ; et bientôt nous arrivons au pays des orgueilleux Cyclopes, de ces hommes qui vivent sans lois, qui se confient aux soins des dieux, qui ne sèment aucune plante et ne labourent jamais la terre. Là tout s'élève sans semence et sans culture ; Jupiter, par ses pluies abondantes, fait croître pour ces géants l'orge, le froment et les vignes, qui, chargées de grappes, donnent un vin délicieux. Les Cyclopes n'ont point d'assemblées, ni pour tenir conseil, ni pour rendre la justice ; mais ils vivent sur les sommets des montagnes, dans des grottes profondes, et ils gouvernent leurs enfants et leurs épouses sans avoir aucun pouvoir les uns sur les autres.


» En face du port et à quelque distance du pays des Cyclopes s'étend une île fertile couverte de forêts, où naissent en foule des chèvres sauvages ; car les pas des hommes ne les mettent point en fuite. Les chasseurs, qui supportent de si grandes fatigues en explorant les sommets ombragés des montagnes, ne visitent point cette île, qui n'est fréquentée ni par les bergers ni par les laboureurs, mais qui reste toujours sans semence, sans culture et sans habitants : les chèvres seules y paissent en poussant de longs bêlements. Les Cyclopes n'ont point de constructeurs de vaisseaux, ni de navires aux parois teintes en rouge, pour se transporter vers les cités (car souvent les peuples traversent les mers dans leurs navires pour se visiter les uns les autres), et pour aborder à cette terre afin de la cultiver et de la rendre habitable. Cette île, loin d'être stérile, peut produire des fruits en toute saison. On aperçoit des prairies humides et touffues qui s'étendent sur les bords de la mer blanchissante. Si l'on plantait des vignes en ces lieux, elles y seraient éternelles ; le labourage y serait facile, et l'on recueillerait chaque année des moissons abondantes, parce que le sol de l'île est gras et fertile. Là se trouve aussi un port commode où l'on ne se sert jamais ni de cordages, ni d'ancres, ni de liens pour attacher les navires. Quand les vaisseaux abordent en ces contrées, ils y restent jusqu'à ce que les nautoniers désirent partir et que les vents viennent à souffler dans les voiles. À l'extrémité du port coule une onde limpide dont la source est placée sous une grotte entourée de magnifiques peupliers. C'est là que nous arrivâmes et qu'un dieu nous guida pendant la nuit obscure. Nul objet ne frappa notre vue ; d'épaisses ténèbres enveloppèrent nos vaisseaux, et la lune, cachée par les nuages, ne brilla point dans le ciel. Aucun de nous ne découvrit cette île. Nous n'aperçûmes même pas les vagues énormes qui roulaient en s'avançant vers les rives avant que nos vaisseaux eussent touché la plage. Enfin nous abordons, nous plions les voiles, nous descendons sur les bords de la mer, et là nous nous endormons en attendant le retour de la divine Aurore.


» Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, nous parcourons, pleins d'admiration, cette île agréable et fertile. Alors les nymphes, filles de Jupiter, nous envoient pour notre repas les chèvres des montagnes. Aussitôt nous apportons de nos navires nos arcs recourbés, nos javelots à la longue pointe, et nous nous divisons en trois bandes ; puis nous lançons nos traits, et les dieux nous accordent à l'instant une chasse abondante. Douze vaisseaux m'avaient suivi : chacun d'eux obtint par le sort neuf chèvres, moi seul j'en pris dix. Durant le jour et jusqu'au coucher du soleil nous goûtons ces viandes exquises et nous savourons le doux nectar ; car le vin de nos navires n'était point épuisé. Lorsque nous ravageâmes la ville des Ciconiens, nous remplîmes de vin toutes nos amphores. De cette île nous voyons s'élever à peu de distance la fumée du pays des Cyclopes, et nous entendons leurs voix mêlées au bêlement des chèvres et des brebis. Quand le soleil a terminé sa course et que les ténèbres du soir se sont répandues sur la terre, nous nous couchons sur le rivage. Au retour de la brillante Aurore, je rassemble tous mes guerriers, et je leur dis :


« Vous, restez maintenant en ces lieux ; moi, avec les rameurs de mon navire, j'irai visiter ces peuples et savoir s'ils sont cruels, sauvages et sans justice, ou s'ils sont hospitaliers et si leur âme respecte les dieux. »

» En achevant ces paroles, je m'embarque et j'ordonne à mes compagnons de me suivre et de délier les cordages ; ils obéissent aussitôt, se placent sur les bancs, et tous assis en ordre ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Lorsque nous touchons au rivage du pays des Cyclopes, nous apercevons à l'entrée du port, près de la mer, une caverne immense ombragée de lauriers. Là reposent de nombreux troupeaux de chèvres et de brebis. Autour de la caverne s'étend une bergerie construite sur des pierres enfouies dans le sol et entourées de pins énormes et de chênes à la haute chevelure. Là demeure aussi un homme gigantesque, qui, seul, fait paître au loin ses troupeaux : il ne se mêle point aux autres Cyclopes, mais, toujours à l'écart, il renferme dans son cœur l'injustice et la cruauté. Ce monstre horrible n'est point semblable aux autres humains qui se nourrissent des doux fruits de la terre ; car il ressemble à un mont élevé couronné d'arbres, dont le sommet s'élève au-dessus de toutes les montagnes.


» J'ordonne à mes compagnons de rester près du navire pour le garder ; puis je choisis douze de mes plus vaillants guerriers, et je prends encore avec moi une outre de peau de chèvre remplie d'un vin délicieux que me donna Maron, fils d'Évatithée, prêtre d'Apollon. — Maron régnait sur la ville d'Ismare, et il habitait le bois sacré du brillant dieu du jour ; nous, pleins de vénération pour ce prêtre, nous le protégeâmes, lui, sa femme, ses enfants, et, en récompense, il me combla de présents magnifiques : il me donna sept talents d'or d'un travail précieux, un cratère d'argent, et il remplit douze amphores d'un vin suave et pur, véritable breuvage des dieux ; hors Maron, sa femme et l'intendante, nul dans la maison, pas même les esclaves, ne croyait à l'existence du vin détectable qu'il nous fit présent. Lorsque, dans une coupe, on mêlait ce délicieux nectar avec vingt mesures d'eau, alors s'exhalait du cratère un suave et divin parfum auquel personne ne pouvait résister. — J'emporte donc une grande outre remplie de ce vin, et dans un sac de cuir je mets des provisions ; car je pensais déjà au fond de mon cœur que je rencontrerais un homme doué d'une force immense, plein de férocité, et ne connaissant ni la justice ni les lois.


» Bientôt nous arrivons à l'antre, et nous n'apercevons point le géant : il faisait paître ses magnifiques troupeaux. Nous entrons dans la caverne et nous y trouvons des corbeilles chargées de fromage. Des chevreaux et des agneaux remplissent la bergerie et sont enfermés dans différentes enceintes : dans les unes sont les agneaux nés les premiers, dans les autres sont les plus jeunes, et dans les troisièmes sont ceux qui ne viennent que de naître. Nous y trouvons encore des vases de toutes espèces dans lesquels le Cyclope trait ses troupeaux et qui sont remplis de lait et rangés en ordre[5]. Mes compagnons m'engagent à prendre quelques fromages et à nous en retourner ensuite ; ils me supplient aussi d'enlever des chèvres et des brebis, de les emmener dans notre navire et de franchir avec elles l'onde amère. Mais moi je ne les écoutai point (j'eusse cependant mieux fait de suivre leurs conseils !), parce que je voulais voir le Cyclope et savoir s'il m'accorderait les présents de l'hospitalité. Hélas ! cette entrevue devait être fatale à mes braves compagnons !

» Nous allumons des bûchers et nous offrons des sacrifices aux dieux immortels ; puis nous prenons quelques fromages et nous les mangeons en attendant le Cyclope qui arrive bientôt en por­tant un lourd fardeau de bois desséché pour apprêter son repas et qu'il jette à l'entrée de sa caverne avec un bruit horrible. Nous, saisis d'effroi, nous fuyons jusqu'au fond de l'antre. Le Cyclope fait entrer dans sa vaste grotte toutes les chèvres qu'il veut traire ; il laisse dans la cour les boucs et les béliers, et il soulève et roule un énorme rocher qu'il applique ensuite contre sa demeure. Vingt-deux chariots à quatre roues n'auraient pu remuer la lourde pierre qu'il vient de placer à l'entrée de sa caverne. Le géant, s'étant assis, trait, selon sa coutume, ses brebis, ses chèvres bêlantes, et il rend les jeunes agneaux à leurs mères ; puis, laissant cailler la moitié du lait, il le dépose dans des corbeilles tressées avec soin, et il met l'autre moitié dans des vases afin que ce lait lui serve de breuvage pendant son repas du soir. Lorsqu'il a terminé ces apprêts, il met le feu au bois qu'il vient d'apporter. Tout à coup il nous aperçoit et nous dit :


« Étrangers, qui êtes-vous ? D'où venez-vous en traversant les plaines immenses de l'Océan ? Est-ce pour votre négoce, ou errez-vous, sans dessein, comme des pirates qui parcourent les mers en exposant leur vie et en portant le ravage chez des peuples étrangers ? »

» Aux accents terribles de cette voix formidable et à l'aspect de cet affreux colosse, nous sommes saisis d'effroi. Cependant, moi, j'ose lui répondre en ces termes :


« Nous sommes Achéens, et nous revenons de la ville de Troie. Des vents contraires nous ont égarés sur les flots, pendant que nous voguions vers notre patrie, et nous nous sommes perdus dans des voies inconnues : ainsi l'a voulu Jupiter. Nous nous glorifions d'être les guerriers d'Agamemnon, fils d'Atrée, d'Agamemnon dont la gloire est immense sous le ciel ; car il a renversé une puissante ville et vaincu des peuples nombreux. Maintenant nous venons embrasser tes genoux afin que tu nous donnes, selon l'usage, l'hospitalité ou du moins quelques présents. Vaillant héros, respecte les dieux, puisque nous implorons ta pitié. Jupiter hospitalier est le vengeur des suppliants et des hôtes, et il accompagne toujours les vénérables étrangers. » » Telles sont mes paroles. Le cruel Cyclope me répond :

« Étranger, tu as sans doute perdu la raison, ou tu viens d'un pays bien éloigné, puisque tu m'ordonnes de respecter et de craindre les dieux. Sache donc que les Cyclopes se soucient peu de Jupiter et de tous les immortels fortunés : ils sont plus puissants qu'eux ! Pour éviter le courroux de Jupiter, je n'épargnerai ni toi, ni tes compagnons, à moins que je le veuille bien. Mais dis-moi maintenant où tu as laissé ton navire ; apprends-moi, pour que je le sache, s'il est à l'extrémité de l'île ou près de ma grotte. »

» C'est ainsi qu'il parle afin de me tenter ; mais ma grande expérience n'est point dupe de ses ruses, et je lui réponds à mon tour par ces trompeuses paroles :

« Neptune, le dieu qui ébranle la terre, a brisé mon navire en le jetant contre un rocher, au moment où j'allais toucher le promontoire qui s'élève sur les bords de ton île ; et le vent a dispersé les débris de mon frêle esquif sur les flots de la mer. Moi et ces guerriers, nous avons seuls échappé à la triste mort ! »

» À ces paroles le Cyclope ne répond rien. Il se lève brusquement, saisit deux de mes compagnons et les écrase comme de jeunes faons contre la pierre de la grotte : leur cervelle jaillit à l'instant et se répand sur la terre. Alors il divise leurs membres palpitants, prépare son repas, et, semblable au lion des montagnes, il dévore les chairs, les entrailles, et même les os remplis de moelle de mes deux compagnons. A la vue de cette indigne cruauté nous élevons, en gémissant, nos mains vers Jupiter, et le désespoir s'empare de nos âmes. Quand le Cyclope a rempli son vaste corps en mangeant ces chairs humaines, il boit un lait pur, se couche dans la caverne, et s'étend au milieu de ses troupeaux. — Je voulus m'approcher de ce monstre, tirer le glaive aigu que je portais à mes côtés et le lui enfoncer dans la poitrine, à l'endroit où les muscles retiennent le foie, mais une autre pensée me retint ; car nous aurions péri dans cette grotte, et nous n'aurions jamais pu enlever avec nos mains l'énorme rocher que le géant avait placé à l'entrée de sa caverne.

— Ainsi nous attendons en gémissant le retour de la divine Aurore.

» Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le Cyclope allume de nouveau son bois desséché, trait ses superbes troupeaux, dispose tout avec ordre et rend ensuite les agneaux à leurs mères. Quand il a terminé ces apprêts, il saisit deux autres de mes compagnons et les dévore. Puis le monstre chasse hors de l'antre ses grasses brebis ; il enlève sans effort la roche immense de la porte, et il la remet ensuite aussi facilement qu'il aurait placé le couvercle d'un carquois. Le Cyclope, en faisant entendre de longs sifflements, conduit ses grasses brebis sur les montagnes ; et moi, je reste seul dans la grotte, méditant la vengeance, si toutefois Minerve veut encore me protéger.

Parmi tous les projets qui se présentent à mon esprit, celui-ci me semble préférable : — Le Cyclope avait placé dans l'étable l'énorme tronc d'un verdoyant olivier qu'il avait coupé pour lui servir de bâton quand cet arbre serait desséché ; nous le comparions, nous, au mât d'un navire sombre et pesant, garni de vingt rames, d'un de ces navires qui sillonnent l'immensité des mers, tant ce tronc était gros et long. J'en coupe une brasse[6] et je donne cette partie à mes compagnons en leur commandant de la dégrossir ; ceux-ci la rendent unie, moi je la taille en pointe, et je l'endurcis encore en l'exposant à la flamme étincelante ; puis je la cache avec soin sous du fumier amoncelé dans la grotte. J'ordonne ensuite à mes compagnons de tirer au sort pour savoir ceux qui, avec moi, plongeront ce pieu dans l'œil du Cyclope[7], quand le monstre goûtera les charmes du repos. Les quatre guerriers que désigne le sort sont ceux-là même que j'aurais voulu choisir ; et moi je suis le cinquième. — Vers le soir le géant revient en conduisant ses brebis à la belle toison ; il pousse dans la grotte ses troupeaux, et il n'en laisse aucun dehors, soit par défiance, soit qu'un dieu l'eût voulu ainsi. Il soulève l'énorme roche, la replace à l'entrée de sa caverne, s'assied, trait ses brebis et ses chèvres bêlantes, et rend les agneaux à leurs mères ; puis il saisit de nouveau deux de mes compagnons et les mange. Alors je m'approche du monstre, en tenant une coupe remplie d'un vin aux sombres couleurs, et je lui dis :

« Tiens, Cyclope, bois de ce vin, puisque tu viens de manger de la chair humaine. Je veux que tu saches quel breuvage j'avais caché dans mon navire ; je te l'offre dans l'espoir que, prenant pitié de moi, tu me renverras promptement dans ma patrie. Cyclope, tes fureurs sont maintenant intolérables ! Homme cruel et sans justice, comment veux-tu que désormais les mortels viennent en ces lieux ? »

» À ces paroles le monstre prend la coupe, et il éprouve un si vif plaisir à savourer ce doux breuvage, qu'il m'en demande une seconde fois en ces termes :

« Verse-moi encore de ce vin délectable, et dis-moi quel est ton nom, afin que je te donne, comme étranger, un présent qui te réjouisse. Notre terre féconde produit aussi du vin renfermé dans de belles grappes que fait croître la pluie de Jupiter ; mais le délicieux breuvage que tu me présentes émane et du nectar et de l'ambroisie. »

» Il dit, et aussitôt je lui verse de cette liqueur étincelante : trois fois j'en donne au Cyclope, et trois fois il en boit outre mesure. Aussitôt que le vin s'est emparé de ses sens, je lui adresse ces douces paroles :

« Cyclope, puisque tu me demandes mon nom, je vais te le dire ; mais fais-moi le présent de l'hospitalité comme tu me l'as promis. Mon nom est Personne : c'est Personne que m'appellent et mon père et ma mère, et tous mes fidèles compagnons. »

» Le monstre cruel me répond :

« Personne, lorsque j'aurai dévoré tous tes compagnons je te mangerai le dernier : tel sera pour toi le présent de l'hospitalité. »

» En parlant ainsi, le Cyclope se renverse : son énorme cou tombe dans la poussière ; le sommeil, qui dompte tous les êtres, s'empare de lui, et de sa bouche s'échappent le vin et les lambeaux de chair humaine qu'il rejette pendant son ivresse. Alors j'introduis le pieu dans la cendre pour le rendre brûlant, et par mes discours j'anime mes compagnons, de peur qu'effrayés ils ne m'abandonnent. Quand le tronc d'olivier est assez chauffé et que déjà, quoique vert, il va s'enflammer, je le retire tout brillant du feu, et mes braves compagnons restent autour de moi : un dieu m'inspira sans doute cette grande audace ! Mes amis fidèles saisissent le pieu pointu, l'enfoncent dans l'œil du Cyclope, et moi, me plaçant au sommet du tronc, je le fais tourner avec force. — Ainsi, lorsqu'un artisan perce avec une tarière la poutre d'un navire, et qu'au-dessous de lui d'autres ouvriers, tirant une courroie des deux côtés, font continuellement mouvoir l'instrument : de même nous faisons tourner le pieu dans l'œil du Cyclope. Tout autour de la pointe enflammée le sang ruisselle ; une ardente vapeur dévore les sourcils et les paupières du géant ; sa prunelle est consumée, et les racines de l'œil pétillent, brûlées par les flammes. — Ainsi, lorsqu'un forgeron plonge dans l'onde glacée une hache ou une doloire rougies par le feu pour les tremper (car la trempe constitue la force du fer[8]), et que ces instruments frémissent à grand bruit : de même siffle l'œil du Cyclope percé par le pieu brûlant. Le monstre pousse des hurlements affreux qui font retentir la caverne ; et nous, saisis de frayeur, nous nous mettons à fuir. Le Cyclope arrache de son œil ce pieu souillé de sang, et dans sa fureur il le jette au loin. Aussitôt il appelle à grands cris les autres Cyclopes qui habitent les grottes voisines sur des montagnes exposées aux vents. Les géants, en entendant la voix de Polyphème, accourent de tous côtés ; ils entourent sa caverne et lui demandent en ces termes la cause de son affliction :



« Pourquoi pousser de tristes clameurs pendant la nuit divine et nous arracher au sommeil ? Quelqu'un parmi les mortels t'aurait-il enlevé malgré toi une brebis ou une chèvre ? Crains-tu que quelqu'un ne t'égorge en usant de ruse ou de violence ? »

» Polyphème, du fond de son antre, leur répond en disant :

« Mes amis, Personne me tue[9], non par force, mais par ruse. »

» Les Cyclopes répliquent aussitôt :

« Puisque personne ne te fait violence dans ta solitude, que nous veux-tu ? Il est impossible d'échapper aux maux que nous envoie le grand Jupiter. Adresse-toi donc à ton père, le puissant Neptune. »

» À ces mots tous les Cyclopes s'éloignent. Moi je riais en songeant combien Polyphème avait été trompé par mon nom supposé et par mon excellente ruse. — Le Cyclope, souffrant d'atroces douleurs, pousse de longs gémissements ; il marche en cherchant la pierre qui ferme l'entrée de sa caverne, et bientôt il la trouve ; puis il la saisit, la déplace, et, s'asseyant devant l'ouverture de la grotte, il étend ses mains afin de prendre quiconque tenterait de s'échapper en se confondant avec les troupeaux : ce Cyclope me croyait donc bien insensé ! — Je cherche un moyen pour nous arracher à la mort, moi et mes compagnons. J'imagine mille ruses, mille stratagèmes ; car notre vie était en danger, et nous étions menacés par un grand malheur. Voici le projet qui me semble préférable. — Il y avait dans la grotte de gras béliers à l'épaisse toison, grands, beaux et couverts d'une laine noire. Je lie en secret trois de ces béliers avec les osiers flexibles sur lesquels dormait le monstre cruel ; le bélier du milieu cachait un homme, et de chaque côté se tenaient deux autres béliers pour protéger la fuite de mes compagnons : ainsi trois animaux sont destinés à porter un guerrier. Comme il restait encore le plus beau bélier du troupeau, je le saisis par le dos, et, me glissant sous son ventre, je me tiens à sa laine ; j'attache fortement mes mains à cette épaisse toison, et j'y reste suspendu avec une constance inébranlable. C'est ainsi qu'en soupirant nous attendons le retour de la divine Aurore.

» Dès que la fille du matin a brillé dans les cieux, tous les béliers sortent pour se rendre aux pâturages ; les brebis que le Cyclope n'a pu traire bêlent dans l'intérieur de la grotte ; car leurs mamelles sont chargées de lait. Le monstre, affligé par de grandes douleurs, passe sa main sur le dos des béliers sans soupçonner que sous leurs ventres touffus sont attachés mes braves compagnons. Enfin le dernier de tous, le plus beau bélier du troupeau sort de la caverne : il est chargé de son épaisse toison, et de moi que mille pensées agitent. Alors le puissant Polyphème, caressant l'animal de sa main, lui parle en ces termes :

« Cher bélier, pourquoi sors-tu aujourd'hui le dernier de ma grotte ? Autrefois, loin de rester en arrière des brebis, tu marchais à leur tête, et tu étais constamment le premier à paître dans les prairies et à brouter les tendres fleurs qui y croissent ; le premier aussi tu arrivais aux bords du fleuve et tu rentrais toujours le premier dans l'étable quand survenaient les ombres du soir. Cependant aujourd'hui te voilà le dernier de tous. Regretterais-tu l'œil de ton maître ? Personne, ce vil mortel, aidé de ses odieux compagnons, m'a privé de la vue après avoir dompté mes sens par la force du vin ; mais j'espère qu'il n'échappera pas à sa perte. Cher bélier, puisque tu partages mes peines, que n'es-tu doué de la parole pour me dire où cet homme se dérobe à ma fureur ! Je briserais alors son crâne contre le sol ; sa cervelle se répandrait de toutes parts dans ma caverne, et mon cœur serait soulagé de tous les maux que m'a causés Personne, cet homme sans valeur ! »

» En achevant ces paroles il laisse sortir l'animal. Quand nous sommes à quelque distance de la grotte je quitte le premier la laine du bélier et je délie ensuite mes compagnons. Aussitôt nous chassons devant nous les animaux les plus gras, les béliers aux jambes élancées, jusqu'à ce que nous soyons arrivés près de notre vaisseau. Joyeux, enfin, nous apparaissons à nos chers compa gnons, nous qui venions d'échapper à la mort ! Mais ces guerriers, regrettant les victimes du Cyclope, poussent de longs gémissements. Moi, par mes regards, je ne leur permets pas de pleurer plus longtemps, et je leur ordonne de conduire ces superbes et nombreux troupeaux dans notre navire et de fendre ensuite l'onde amère. Mes compagnons s'embarquent, se placent sur les bancs, et, assis en ordre, ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Lorsque nous sommes loin de l'île, à une distance d'où ma voix peut encore se faire entendre, j'adresse au Cyclope ces paroles outrageantes :

« Ce ne sont point les compagnons d'un lâche que tu as dévorés en les égorgeant avec violence dans ta grotte profonde ! Homme cruel, tes horribles forfaits devaient être expiés, puisque tu n'as pas craint de manger tes propres hôtes dans ta demeure ! Jupiter et les autres dieux t'ont puni ! »



» À ces mots le Cyclope sent redoubler sa rage ; il arrache le sommet d'une montagne et le lance au-delà de mon navire à la proue azurée, (le rocher faillit effleurer l'extrémité de mon gouvernail). Alors la mer est bouleversée par la chute de cette énorme pierre ; les flots sont émus, ils refluent avec violence, repoussent mou vaisseau qui, soulevé par les ondes, est près de toucher au rivage. Aussitôt de mes deux mains je saisis un fort aviron, et j'éloigne mon navire de la plage ; puis j'encourage de nouveau mes compagnons, et je leur ordonne, par un signe de tête, de se courber sur les rames pour éviter un malheur ; ceux-ci obéissent et rament avec effort. Quand nous sommes en mer, deux fois plus loin qu'auparavant, je veux encore parler au Cyclope, mais les guerriers qui m'accompagnent veulent me faire abandonner ce projet :

« Téméraire, me disent-ils, pourquoi vouloir toujours irriter ce monstre cruel ? C'est lui qui, lançant un rocher dans la mer, a jeté notre vaisseau sur ce rivage où nous avons pensé mourir. S'il entend encore ta voix et tes menaces, il va tout à la fois écraser nos têtes et briser les poutres du navire sous le poids d'une énorme pierre qu'il nous lancera violemment ! »

Ainsi parlent mes compagnons, mais ils ne parviennent point à me fléchir. Alors plein de colère, je m'écrie : « Cyclope, si quelqu'un parmi les faibles mortels t'interroge sur la honteuse plaie causée par la perte de ton œil, dis-lui qu'elle te fut faite par le fils de Laërte, Ulysse, le destructeur des villes, Ulysse qui possède de superbes palais dans Ithaque »

» À ces paroles le monstre répond en gémissant :

« Hélas ! la voilà donc accomplie cette ancienne prédiction ! Jadis était en cette île un devin fort et puissant qui s'appelait Télémus : il était fils d'Euryme, et il excellait dans l'art de la divination. Télémus vieillit au milieu des Cyclopes en leur annonçant l'avenir : il me prédit tout ce qui devait plus tard s'accomplir, et il me dit qu'Ulysse me ravirait la vue. Je m'attendais toujours à voir arriver dans ma grotte un héros grand, superbe, et doué d'une force immense ; et pourtant aujourd'hui c'est un homme petit, faible et lâche, qui m'arrache l'œil après m'avoir dompté par le vin ! Viens donc maintenant, Ulysse, pour que je t'offre les dons de l'hospitalité et que je supplie Neptune de t'accorder un heureux voyage ; car moi, je suis son fils, et il se glorifie, lui, d'être mon père ! Mais si cet immortel le veut, il me guérira : lui seul, parmi les hommes et les dieux, en a le pouvoir ! »

» Il dit ; et moi je lui réponds en ces termes :

« Que ne suis-je aussi sûr, monstre cruel, de te priver de la vie et de t'envoyer dans les sombres demeures de Pluton, comme il est certain que Neptune ne te rendra pas ton œil ! »

» Alors le Cyclope implore Neptune en élevant ses mains vers le ciel étoilé.

« Écoute-moi, puissant Neptune, immortel à la chevelure azurée, toi qui entoures la terre et les eaux ! Si vraiment je suis ton fils, et si tu te glorifies d'être mon père, fais que ce destructeur des villes (ce fils de Laërte, habitant d'Ithaque) ne retourne point dans ses demeures ! Cependant, si le destin veut qu'il revoie ses amis, sa patrie et ses riches palais, fais du moins que, conduit sur un navire étranger, il ne rentre dans ses foyers qu'après de longues années de souffrances ; fais encore, ô Neptune, qu'après avoir perdu tous ses compagnons, il ne trouve dans sa maison que de nouvelles infortunes ! »



» C'est ainsi qu'il priait, et Neptune exauça ses vœux. — Le Cyclope saisissant de nouveau une roche plus lourde encore que la première, la balance dans les airs et la jette avec force loin de lui : cette masse tombe derrière mon navire à la proue azurée et longe l'extrémité du gouvernail. La mer est bouleversée par la chute de cette roche énorme ; les vagues émues poussent le navire en avant et le portent vers la rive.

Lorsque nous touchons à l'île où les autres vaisseaux sont restés, nous trouvons nos compagnons se livrant à la douleur et nous attendant en versant des torrents de larmes. Nous tirons le navire sur le sable et nous descendons tous sur le rivage de la mer. Mes amis fidèles font sortir du vaisseau les troupeaux enlevés au Cyclope ; nous les divisons entre nous, afin que chacun ait une part égale au butin. Quand les troupeaux sont partagés, mes guerriers aux belles cnémides me font présent du bélier sous lequel je m'étais caché ; je l'immole aussitôt sur la rive, et je brûle les cuisses de cette victime en l'honneur du fils de Saturne, qui commande aux sombres nuages et règne sur tous les immortels. — Jupiter, loin d'accueillir favorablement mon offrande, délibéra comment il anéantirait mes navires aux belles rames et ferait périr mes compagnons fidèles.

Pendant tout le jour et jusqu'au coucher du soleil nous restons assis sur le rivage, goûtant les mets abondants et savourant le vin délectable. Mais, quand l'astre du jour a terminé sa course et que les ténèbres se sont répandues sur la terre, nous nous endormons sur la plage. — Le lendemain, dès que la fille du matin, Aurore aux doigts de rose, a brillé dans les cieux, je réveille mes compagnons et je leur ordonne de s'embarquer et de délier les cordages. Ils montent aussitôt dans le navire, se placent sur les bancs, et tous assis en ordre ils frappent de leurs rames la mer blanchissante.

» Ainsi nous voguons loin de ces rives, heureux d'échapper à la mort ; mais le cœur attristé d'avoir perdu nos compagnons chéris.


  1. Platon, dans sa République, s'indigne fort qu'Ulysse, le plus sage des hommes, pense qu'il n'est rien de plus beau que des tables chargées de pain et de viandes : « Sont-ce là, dit-il, des exemples à présenter au jeune homme qu’on veut accoutumer à la tempérance ? » On aurait pu répondre à Platon qu’Homère ne prêche jamais la tempérance dans ses poèmes, et que ce divin auteur se contente seulement de décrire les mœurs de son époque.
  2. Homère dit : Ἰθάκην ἐυδείελον· (vers 21). Pour l'explication du mot ἐυδείελος, nous adoptons l'explication de Buttmann ; d'après lequel auteur ce mot signifie bien clair, bien distinct, visible au loin, et s'applique particulièrement à l’île d'Ithaque : parce que les îles bien dessinées ou encadrées par la mer se découvrent aisément au loin. D'autres auteurs, tels que les traducteurs de Strabon, les petites scholies et Dugas-Montbel, le traduisent par occidental, Voss dit : Ithaka's sonnige Hohen (les hauteurs d'Ithaque exposées au soleil) ; Clarke le traduit par apricus, et Dubner par late-conspicuus.
  3. Chez les anciens, quand les guerriers étaient forcés de laisser les corps de leurs compagnons en terre étrangère sans leur avoir donné la sépulture, ils les appelaient trois fois, afin que leurs âmes revinssent dans leur patrie. Pindare (Pythior., IV) et Théocrite (Idyll., 15) font allusion à cette coutume. Eustathe va plus loin, il raconte que les Athéniens bâtissaient des cénotaphes pour ceux qui avaient péri ; car on pensait alors que les âmes revenaient lorsqu'on les appelait trois fois. Virgile (Aen., III et VI) parle de cette ancienne coutume.
  4. Homère dit : εἶδαρ ἄνθινον (vers 84) (mets de fleurs, composé de fleurs). C'est le nom que le poète donne au fruit du lotos, que mangeaient les Lotophages (mangeurs de lotos).
  5. Nous avons passé sous silence les significations de γαυλὸς et σκαφἱς nous ne nous sommes seulement servi que du terme générique ἄγγος (vase servant à contenir du lait), parce que l'on n'a aucune notion exacte de ces deux significations.
  6. C'est-à-dire : « J'en ai coupé une partie égale par la longueur à l'espace compris entre mes deux bras étendus. » Ce passage n'a été rendu littéralement que par les traducteurs latins et allemands.
  7. Quoique Homère emploie toujours le mot ὀφθαλμὁς (œil) au singulier, il n'est pas démontre que les Cyclopes n'eussent qu'un œil ; car certains critiques anciens font, observer que le poète parle au pluriel des paupières et des sourcils de Polyphème.
  8. Au moment où nous livrions ce neuvième livre à l'impression, nous avons reçu communication d'un savant et intéressant Mémoire manuscrit adressé à l'Académie, et ayant pour titre : Observations adressées par l'auteur des Découvertes de la Troade à MM. les membres de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, touchant des erreurs très graves qui se perpétuent dans les traductions d'Homère. L'auteur de ce Mémoire, M. Mauduit, correspondant de l'Institut, prouve, par des passages tirés d'Hésiode, de Pausanias, de Pline, de Proclus etc., et d'après les expériences faites sur les armes des anciens par les célèbres chimistes Mongez et d'Arcet, que, dans les temps homériques, les armes offensives ou défensives (à l'exception de quelques flèches et d'une massue), n'étaient ni en fer ni en acier, mais bien en cuivre ou en airain Cette découverte est sans aucun doute de la plus haute importance, et nous avons tout lieu de croire que MM. les membres de l'Académie l'accueilleront comme elle doit l'être. Dans ce Mémoire M. Mauduit établit assez positivement que, dans les poèmes d'Homère, le mot χαλκὸς signifie cuivre ou airain, et le mot σίδηρος fer ; ensuite il prouve que dans l'âge héroïque on ne connaissait point encore le fer, ou que si l'on faisait usage du minerai de ce métal, on ne savait pas encore l'extraire convenablement ou en tirer parti, et que nommément alors il ne servait point à la fabrication des armes. Nous voudrions pouvoir citer ici les judicieuses réflexions de M. Mauduit et les curieuses observations de Mongez et de M. d'Arcet à ce sujet ; mais, à notre grand regret, l'espace nous en empêche. Seulement, pour remercier M. Mauduit de ses découvertes, nous traduirons désormais χαλκὸς par cuivre et σίδηρος par fer. Nous désirons vivement que, dans l'intérêt de la science historique, les hellénistes français et étrangers suivent notre exemple.
  9. Homère dit : Οὖτίς με κτείνει (vers 408) (personne ou nul ne me tue). Il nous a été impossible de rendre cette tournure grecque en français ; car notre langue ne possède point, comme les langues latine, allemande et anglaise, l'avan­tage de pouvoir employer les mots nul et personne sans se servir de la négative ne. Ainsi nous devrions dire, pour être correct ; Personne NE me tue ; mais alors nous effacerions l'allusion du poète grec.