L’Océan Islandais

L'OCEAN ISLANDAIS

I. Voyage dans les mers du Nord à bord de la corvette la Reine-Hortense, Paris 1857. — II. The Norse-folk, or A Visit to the home of Norway and Sweden, by Charles Loring Brace ; London 1857, Bentley. — III. The Journal of the Royal geographical Society, London, Murray.



Grâce aux voyages modernes, et surtout depuis les nombreuses et honorables expéditions envoyées à la recherche de sir John Franklin, nous avons aujourd’hui l’assurance que le pôle arctique est entouré d’une mer étroite et continue, qui s’appuie d’une part sur l’espace polaire éternellement congelé, et de l’autre bord côtoie l’Europe septentrionale, la Sibérie ou l’Asie du nord, et enfin toute l’Amérique dans ses latitudes les plus élevées. Un navigateur français partant de Dunkerque, qui est sous le méridien de Paris, irait droit au pôle sans trouver aucune terre. Arrêté par la barrière de glace à jamais infusible, s’il prenait à droite, vers l’orient, il laisserait à gauche et au nord le Spitzberg, à droite et au midi le Cap-Nord. Passant ensuite au-dessus de la Mer-Blanche, il quitterait la mer polaire d’Europe à la Nouvelle-Zemble, puis, longeant toute la Sibérie, il arriverait dans le bassin un peu moins resserré qui est au-dessus du détroit de Behring. Enfin il côtoierait toute l’Amérique septentrionale, toujours sans monter ou descendre beaucoup en latitude, pour arriver au détroit, de Lancastre, par lequel la mer polaire américaine débouche dans le vaste canal qui sépare le Groënland du Nouveau-Monde. Là, le navigateur serait obligé de descendre beaucoup vers le sud pour atteindre les parages de la pointe du Groënland, après avoir, à moitié chemin, traversé le cercle polaire. En descendant ainsi le canal de Davis, entre l’Europe et l’Amérique, le navigateur aborderait le bassin qui termine l’Océan-Atlantique septentrional, et qui a pour limites le Labrador, Terre-Neuve, l’Angleterre, la Norvége, le cercle polaire, l’Islande, et enfin le cap Farewell, à l’extrémité du Groënland. Ce bassin nord de l’Atlantique, qui communique à l’est et à l’ouest avec les mers glaciales, a pour pendant et pour analogue très semblable la partie nord de l’Océan-Pacifique, entre le Kamtchatka, le détroit de Behring, l’Amérique russe et l’Amérique anglaise. On ne sait pas bien si, par le détroit de Behring, le Pacifique n’envoie point un courant d’eau tempérée à la mer glaciale américaine, comme le fait l’Atlantique à la mer glaciale de l’ancien monde par le passage qui sépare le Cap-Nord du Spitzberg. Quant à l’existence d’un courant continu qui suivrait la route du navigateur que nous supposions tout à l’heure, en contournant les régions polaires et en marchant toujours à l’est, c’est là un fait qui ne me paraît pas douteux, et aux époques mêmes où les régions maritimes que ce courant traverse sont gelées à la surface, il n’en suit pas moins sa direction sous la glace. Notez bien qu’un pareil courant, marchant aussi de l’ouest vers l’est, fait le tour de l’autre pôle de la terre ; mais comme le domaine de ce dernier est tout entier dans des mers sans rivages, il suit sans obstacles son chemin vers l’orient, et accomplit sa révolution sans changer sa distance au pôle et sans avoir besoin de régler sa marche sur des terres dont la saillie, analogue à celle du Groënland, complique beaucoup les circonstances mécaniques qui règlent la course de ces deux grands fleuves océaniques (expression d’Homère) que j’ai ajoutés aux cinq grands circuits qui résultent de l’admirable travail de M. Duperrey, de notre Institut, confirmé par la carte de M. Findlay, éditée en Angleterre, dans le Journal de la Société royale de géographie (vol. XXIII). La météorologie, dont quelques savans paraissent révoquer en doute l’existence, déborde de tous côtés dans l’astronomie, dans la physique, dans la géographie, dans la géologie, dans la mécanique, dans l’agriculture et dans l’économie politique, sans compter la médecine hygiénique et pathologique. On peut parodier pour elle le mot célèbre de Sieyès relatif au tiers-état. — Qu’est la météorologie ? Rien. — Que doit-elle être ? Tout.

Le bassin septentrional de l’Atlantique est, comme je viens de le dire, tout à fait analogue au bassin nord du Pacifique. La baleine, le morse, le phoque et les pêcheries en général y attirent la même population de navigateurs européens et américains ; les courans chauds qui y remontent de l’équateur y font sur les côtes orientales et occidentales les mêmes climats et la même végétation. La Haute-Californie et l’Orégon rivalisent avec l’Europe occidentale, et quand les hardis settlers de la race anglo-saxonne auront peuplé les rivages orientaux de ce bassin du Pacifique, il ne le cédera en rien aux rives norvégiennes :

… Ubi Scandia dives
Halecas totum mittit piscosa per orbem,

« où la riche Scandinavie pêche des harengs pour l’univers entier. » Les érudits, pour poétiser le hareng, iront en chercher la mention dans Horace. Est-il un de nos hommes d’état qui puisse nous dire ce que sera le monde de l’humanité et de la civilisation en 1957 ?

M. Arago disait souvent que, d’après Napoléon Ier, la plus puissante de toutes les figures de rhétorique, c’est la répétition. Je ne me lasserai donc jamais de dire et de redire ce que j’ai tant de fois écrit, à savoir que la supériorité des climats du nord sur ceux du midi tient à ce que presque toutes les eaux tièdes du grand courant d’eau chaude des régions équatoriales remontent au nord, soit dans l’Atlantique par le gulfstream, qui donne à la Norvège les riches cultures qui ont fait l’admiration des observateurs de la Reine-Hortense en 1856, et à l’Orégon les géans du monde végétal, ces arbres de 100 mètres de hauteur. Jetez les yeux sur la carte de M. Duperrey, qui a découvert l’un des trois courans qui portent au sud les eaux chaudes de l’équateur. Voyez ces trois faibles courans, celui de la mer des Indes, celui du Pacifique sud, et celui de l’Australie, porter d’indigentes masses d’eau à peu de distance de l’équateur vers le pôle antarctique, tandis que les deux grands et énergiques courans de l’Atlantique et du Pacifique septentrional prennent au-delà de l’équateur même la masse presque entière des eaux du courant chaud qui fait la ceinture du monde intertropical, pour la verser dans notre hémisphère à des latitudes égales ou supérieures à celles du nord de l’Ecosse.

Comment le peuple des compilateurs, après tout ce que les mémoires originaux contiennent de documens sur la question de l’excès de température de l’hémisphère nord sur l’hémisphère sud, vient-il encore nous étaler le vieux bagage des opinions surannées relativement aux causes qui donnent à nos latitudes une immense supériorité de climat sur les latitudes méridionales ? On se plaint de nos jours de l’insuffisance de la critique littéraire : eh ! bon Dieu, que dirait-on de la critique scientifique, quand on voit les meilleurs esprits guidés par les ouvrages les plus accrédités ignorer où en est le monde de la science actuelle et répéter les échos de la science météorologique de 1800 ?

Ces préliminaires étaient indispensables pour bien faire comprendre l’importance de toutes études faites ou à faire sur notre bassin nord de l’Atlantique. En effet, les pêcheurs des côtes de la Scandinavie, les baleiniers des mers qui séparent le Groënland de l’Amérique, et les expéditions qui vont à Terre-Neuve, suivent des routes tellement uniformes et se détournent si peu de la ligne qui les mène directement au lieu de leur exploitation, qu’on est surpris de voir combien sont incomplets les documens qu’on peut recueillir sur leurs fréquentes traversées. Ils font de l’argent et non de la science. Le champ reste donc libre aux explorateurs désintéressés, et l’on est étonné qu’une seule expédition française ou anglaise, voire un voyage de touriste intelligent, nous instruise plus que les nombreuses et périodiques émigrations et retours des marins de l’Europe commerciale.

Le voyage très court du prince Napoléon peut être mis en première ligne pour le nombre et l’importance des faits recueillis sur nos mers polaires. Claude disait que c’était être un sot que de ne pas naître roi. C’est au moins une grande maladresse à un explorateur que de n’être pas prince. Les grands observatoires astronomiques d’Angleterre parlent de la force travailleuse intellectuelle du personnel de ces établissemens, comme ils parleraient du travail d’une chute d’eau ou d’une machine à vapeur. En suivant cette idée, sauf respect pour la force morale, on doit concevoir ce qu’un chef intelligent lui-même, secondé par une élite de marins et de savans de toute espèce, aidé de tous les moyens qu’on peut souhaiter et commandant aux circonstances au lieu d’être obligé de s’y plier, devait en peu de temps moissonner de faits, d’observations, de dessins, de collections de tout genre, quand tout allait au-devant de ses désirs. Un immense volume de huit cents pages, où il n’y a rien de trop, contient à peine tout ce que la rapide excursion de l’été de 1856 a fourni aux explorateurs français. La partie archéologique, la partie descriptive, la partie politique et économique, malgré leur importance, ne sont pas du ressort de cette étude, qui se renfermera dans son titre. Si les auteurs de cette relation, déjà très volumineuse, y eussent ajouté un précis descriptif de la riche collection rapportée de ce voyage, et qui a été mise sous les yeux du public pendant plusieurs mois, je pense qu’on y aurait encore puisé de curieux documens sur ce qui avait été vu, et de précieux exemples pour les récoltes à faire soit par les observateurs de chaque localité, soit par les voyageurs futurs.

La publication que nous a value l’expédition de la Reine-Hortense dans les mers du Nord se divise en deux parties distinctes. D’abord une narration rapide suit vivement le voyage des mines de houille de l’Angleterre au pays des clans d’Écosse, puis à l’Islande, à l’île de Jean-Mayen, entre l’Islande et le Spitzberg, au Groënland, aux îles Færoë et aux îles Shetland, et enfin au travers des pays Scandinaves ; c’est trois ou quatre mille lieues parcourues en trois ou quatre mois, et que le lecteur parcourt en six cents pages. Puis viennent des notices scientifiques en petit texte qui peuvent, je le pense, être considérées comme de précieuses acquisitions pour la connaissance de notre globe. La relation nautique par M. Du Buisson et la partie géologique par MM. Chancourtois et Ferri-Pisani sont particulièrement remarquables par l’abondance et l’intérêt des observations scientifiques. J’ai vu avec bonheur que le dernier des trois auteurs que je viens de nommer, et qui ne s’était point encore produit devant le public, n’était pas resté au-dessous de l’idée que je m’étais faite de sa capacité quand nous avions discuté l’ensemble des travaux futurs de l’expédition. En mentionnant MM. de La Roncière et Laroche-Poncié, d’autres encore, qui n’ont rien donné dans ce volume, mais qui certes n’ont pas moins observé que les auteurs des notices scientifiques, on restera convaincu qu’avec un minimum de temps, les membres de l’expédition du Nord ont effectué le maximum d’effet utile. Il est à regretter que les observations magnétiques n’aient pas un article spécial parmi ces excellentes notices ; elles seront sans doute publiées plus tard. Il va sans dire que c’est aux notices scientifiques que je m’attacherai dans ce que j’ai à dire du voyage de la Reine-Hortense dans les mers du Nord et de deux publications anglaises où l’on s’occupe des mêmes régions.

Pour les courans de la mer, je dirai qu’on a confirmé plusieurs résultats déjà indiqués, mais qui, dans une question si compliquée et si débattue, avaient grand besoin d’un mot définitif. Nous voyons le courant d’eau tiède qui arrive d’Amérique, après avoir passé au-dessous de Terre-Neuve, venir aborder la côte occidentale de la Norvège en longeant le sud de l’Islande et en traversant le groupe des îles Færoë et celui des îles Shetland. Cette bienfaisante dérivation des mers tropicales remonte vers le nord, et à la hauteur de l’extrême Scandinavie se divise en deux parts. L’une, que nous ne suivrons pas plus loin, se lance par le Cap-Nord dans la mer glaciale d’Europe et de Sibérie, dont elle va tant bien que mal tempérer le climat, tandis que l’autre moitié remonte ou du moins remontait, il y a deux siècles au Spitzberg, qu’elle rendait habitable pour les ours, les phoques, les morses et les baleines ; puis cette même partie du gulfstream, retombant à gauche, descendait vers l’île de Jean-Mayen et l’Islande, et passait entre cette île et la côte orientale du Groënland. C’était par l’effet de ce contre-courant que les bois flottans arrivés du golfe du Mexique par le gulfstream venaient échouer sur la plage septentrionale de l’Islande. Un grand navire abandonné, et qui a été vu deux fois par l’expédition, a confirmé la direction et la vitesse de ce courant, qui longe toute la côte est du Groënland, et qui amène aussi très souvent à la partie nord de l’Islande, d’une manière très fâcheuse, les champs de glace détachés de la ceinture qui aujourd’hui rend inabordable l’île de Jean-Mayen, et qui peut-être va s’appuyer au Spitzberg. On appelle banquise cette triste bordure d’eau de mer gelée qui ne permet pas aux navigateurs d’atteindre une côte où elle est adhérente. Ce sont les débris de la banquise, rompue par les marées ou par les tempêtes, qui forment les champs de glace, champs en général peu épais, formés de l’eau de mer congelée, et qui, en se solidifiant, s’est cependant un peu dessalée, tandis que les montagnes de glace flottantes ont une tout autre origine. Elles proviennent des glaciers de l’intérieur, sont exclusivement formées de glace d’eau douce, et ont souvent des épaisseurs de plusieurs centaines de mètres, dont un huitième environ s’élève au-dessus du niveau de la mer. Quelques-uns de ces monts de glaces (icebergs, eisbergs) ont près d’un kilomètre de diamètre, et forment les masses mobiles les plus formidables qu’on puisse observer dans la nature. Ce n’est que dans le bras de mer qui sépare le Groënland de l’Amérique que l’on rencontre ces flottes de montagnes de glace. Elles suivent le courant qui descend le détroit de Davis, et plongent si profondément dans la mer, que souvent, poussées par le courant, elles vont contre le vent. C’est alors un singulier spectacle de voir la montagne avancer contre la direction de cette espèce de courant superficiel qu’occasionne le souffle du vent, et que les Anglais désignent par le nom de drift. Comme il y a une espèce de remous occasionné par le courant qui descend le détroit de Davis, lequel contre-courant ou remous marche au nord le long de la côte occidentale du Groënland, c’est là que viennent souvent tournoyer ces vastes écueils flottans, et ceci n’est point une expression poétique. On conçoit qu’avant de se fondre, ces masses prodigieuses, entraînées vers le sud par le courant qui les porte, arrivent sur la route que suivent les vapeurs transatlantiques entre New-York et l’Angleterre. Elles sont la terreur des capitaines et des passagers. Un matelot est sans cesse en vigie, et à des intervalles réglés il crie au capitaine : No icebergs, sir ! (Il n’y a pas de monts de glace, capitaine !) On attribue avec juste raison à ces écueils mobiles que ne peut indiquer aucune carte marine la perte corps et biens de grands navires qui ont disparu subitement sans qu’on ait signalé de tempêtes à cette époque. Or, par un temps de brume, comment éviter de se perdre contre une montagne de glace ? D’après les observations recueillies par l’expédition de la Reine-Hortense sur le navire abandonné qui contourna la pointe sud du Groënland pour aller s’échouer dans les baies de la côte ouest de ce pays, en suivant le remous du courant de Davis, je crois qu’on peut présumer que M. Duperrey et M. Finlay font passer le gulfstream trop au-dessous de l’Islande, et qu’ils étendent trop le domaine du contre-courant qui passe entre cette île et le Groënland, car, d’après leurs cartes, le navire désemparé fût descendu vers le sud et eût quitté à jamais les parages de la banquise près de laquelle il avait été vu d’abord.

Ouvrez (page 145 du vingt-troisième volume de la Société géographique anglaise) le mémoire du docteur Rink, de Copenhague ; vous y verrez de nombreux fleuves de glace débouchant dans la mer par de profondes vallées comblées de glaces semblables à celles de nos glaciers des Alpes. Quand ces masses, poussées par une force irrésistible qui les moule comme un métal ductile, ne sont pas soutenues par la terre et font saillie au large, l’extrémité se brise avec fracas, et voilà une montagne de glace fabriquée par la nature. Un de ces fragmens de glace, dit le docteur Rink, si on l’échouait à sec sur la côte, donnerait une montagne de plus de 300 mètres de haut. Les explorateurs de la Reine-Hortense ont vu mieux encore : ils en ont vu de trois fois la hauteur du Mont-Valérien au-dessus de la Seine. Ainsi, en se figurant ce mont, qui fait perspective aux brillans promeneurs du bois de Boulogne, comme un bloc, une île de glace flottante, dure et compacte, on aura en petit, très en petit, l’idée d’une de ces masses voyageuses qui descendent le détroit de Davis pour marcher vers Terre-Neuve et les États-Unis. Je dis que cette glace est dure et compacte, car la Reine-Hortense, ayant essayé ses boulets sur d’insolens petits icebergs qui venaient parader près d’elle, ne les a pas même troublés dans leur promenade. C’est ainsi que dans les contes et les légendes on voit en frémissant un spectre frappé d’un coup de feu bien assuré dire froidement à son antagoniste terrifié : « Continue ! »

L’expédition a donné le bon exemple de jeter dans la mer des blocs de bois percés d’un trou contenant une fiole avec un papier portant la date et la position géographique du lieu où ce bloc avait été jeté. Plusieurs de ces indicateurs ont été recueillis, et on a transmis à l’amirauté de France le lieu et la date de l’atterrissement. On conçoit que les bouteilles que les marins jettent souvent à la mer n’auraient pas beau jeu au milieu des glaces flottantes. Pour constater le courant dirigé vers l’est qui longe toute la Sibérie, il faudrait jeter un grand nombre de ces blocs dans le détroit qui, à l’est de la Mer-Blanche, sépare le continent de la Nouvelle-Zemble, et on les verrait reparaître aux alentours du détroit de Behring, où l’on prétend du reste que l’on a pris des baleines qui portaient les harpons dont elles avaient été frappées dans les mers du Spitzberg. L’expédition a constaté par des témoignages unanimes la détérioration du climat dans le Groënland, l’Islande et le Spitzberg. Le Groënland, à quelques kilomètres des côtes, n’est plus qu’un immense glacier pareil à ceux des Alpes. La neige et la glace ont nivelé, en les dépassant, montagnes et vallées, et les astronomes qui de Mars ou de Vénus dessinent ou photographient notre planète doivent être fort étonnés de cette proéminence des neiges polaires, qui persiste même quand les neiges de la Russie, de la Sibérie et du Canada ont disparu aux rayons du soleil d’été.

La banquise qui enveloppe aujourd’hui l’île de Jean-Mayen, à moitié chemin entre l’Islande et le Spitzberg, rend inabordable la côte est du Groënland. Parfois cette] banquise se soude aux anfractuosités du nord de l’Islande, et fermeté passage entre ces deux terres, ce qui n’arrivait pas (autrefois. Les pêcheurs de baleiné ont cessé d’aller au Spitzberg, dépeuplé dans ses mers comme sur ses plaines, où la neige ne fond plus. On cherche la cause d’un effet si désastreux, qui menace, dans un avenir plus ou moins lointain, de chasser de l’Islande la population famélique d’environ soixante mille habitans qu’elle nourrit aujourd’hui, ou plutôt qu’elle ne nourrit pas, car c’est au moyen de la pêche que la plupart des Islandais se procurent la subsistance insuffisante qui les fait vivre à peine, même avec les secours de la métropole danoise. Si la banquise enveloppait l’Islande comme elle a fait l’île de Jean-Mayen et le Groënland oriental, que deviendraient les insulaires ?

Les hypothèses n’ont pas manqué pour expliquer cette détérioration du climat du Groënland, qui n’offre plus maintenant qu’une terre engloutie sous une masse de glace et de neige compacte de cinq à six cents mètres de hauteur. On observe en général que toutes les côtes se soulèvent dans la Baltique, le long de la côte Scandinave, en Islande et au Groënland. Pour ce dernier pays, l’expédition a vu dans une des baies où elle a abordé d’anciens cailloux roulés à une hauteur où n’atteint pas la mer actuelle. Ces anciens rivages sur la côte norvégienne sont en quelques localités à près de cent mètres de hauteur. On a donc pensé que le soulèvement du fond de la mer avait pu arrêter les glaces qui descendaient du nord entre l’Islande et le Groënland, et produire l’encombrement actuel de la côte orientale. Je ne crois pas que cette raison soit acceptable. La banquise qui côtoie le Groënland ne ressemble guère à ces amas de glace que les courans et les vents accumulent quelquefois dans les golfes des mers polaires. Je pense que la vraie cause de la détérioration du climat des mers polaires de l’Atlantique est plutôt une diminution dans cette partie du gulfstream qui se dirigeait autrefois vers le nord, et qui allait réchauffer le Spitzberg à la latitude de 80 degrés. Le soulèvement du fond de la mer et la moindre profondeur qui en est résultée pour le lit du courant d’eau chaude ont dû diminuer ce courant. L’eau tiède qui remontait au Spitzberg et qui donnait la vie à toute la population de cétacés, d’oiseaux et de quadrupèdes arctiques pullulant autour de ses pics aigus, puis qui redescendait vers l’Islande, cette circulation d’eau chaude, dis-je, étant tarie ou amoindrie, n’a plus dès-lors compensé, comme autrefois, les inconvéniens d’une trop grande proximité du pôle, et dans tout ce bassin le climat s’est détérioré. On pourrait dire hardiment que le courant qui contourne le Cap-Nord a dû faiblir, et en le sondant avec le thermomètre, comme l’a fait, il y a quelques années, M. de Laroche-Poncié, on devrait trouver de dix en dix ans un abaissement de chaleur. Par suite, le climat des rivages de la Mer-Blanche doit avoir subi un affaiblissement dans sa température. Il serait donc important, dans plusieurs localités de la Mer-Glaciale, de tâter le pouls aux courans au moyen du thermomètre, et cela tous les dix ans. Je répète qu’on n’a jamais rien fait de sérieux et d’ensemble pour connaître météorologiquement notre terre. Supposez un habitant de la lune, un sélénite (qui n’existe pas), transporté ici-bas : nous lui dirions la distance de tous les points de sa lune, la hauteur de ses montagnes, la forme de ses cratères, les fentes du sol qu’il foulerait s’il existait, la rugosité de chaque plaine, le niveau des plateaux et les coulées de lave des volcans lunaires, enfin les effets de la chaleur solaire pendant ses jours et ses nuits d’un demi-mois. Malheureusement, si à son tour il concluait que l’habitant de la terre, le cybélien, qui sait tant de choses sur la lune, va le renseigner sur la géographie physique de sa terre, il serait fort surpris de voir son savant obligé de lui répondre à chaque question : « Je ne sais pas ! » Ce qui serait pis et ce qui donnerait de celui-ci une pauvre idée au sélénite, c’est qu’il serait obligé d’avouer que, pouvant savoir, il ne s’est même pas douté de l’importance de ces notions au sein d’une nature dont les modifications météorologiques règlent la fécondité de la terre et les productions sur lesquelles la race humaine base sa subsistance matérielle.

J’ai remarqué dans le voyage de la Reine-Hortense cette curieuse et importante observation, qu’en 1856 le vent dans les latitudes de 50 à 60 degrés a toujours soufflé de l’est ; Le contraire avait lieu les années précédentes. C’est, comme je l’avais dit en 1856, une rechute des courans qui a produit en France tant d’inondations, et c’est le retour des vents à l’état normal qui a remis de même les saisons d’Europe dans leur marche régulière ; la prédiction que j’en avais tirée pour 1857 s’est accomplie, et quoique je l’eusse hardiment annoncée dans le discours que je prononçai au mois d’août, à la séance solennelle des cinq académies[1], j’avoue que je suis beaucoup plus sûr qu’alors de l’exactitude de mes conjectures. Ce qui doit encourager MM. les astrologues, mes confrères, à prédire à tort et à travers, c’est que, s’ils se trompent, on ne fait pas d’attention à leurs bévues, tandis que s’ils rencontrent juste, on crie au miracle. Je redirai à satiété qu’en 1846, ayant prédit un hiver pluvieux d’après la pose des baleines au-dessus du banc de Terre-Neuve, on me fit grand honneur de ma prédiction, mais qu’ayant pronostiqué d’après d’autres données les saisons suivantes, je reçus de la météorologie un démenti formel. Or, quand on me félicitait de ma sagacité de 1846, j’y opposais ma méprise de 1847 malgré des indications tout aussi plausibles ; mais personne n’avait gardé la mémoire de cet échec. L’esprit humain paraît tellement ami de l’erreur, que quand il ne se trompe pas tout seul, il est enchanté qu’on veuille bien prendre la peine de le tromper.

Reste la question de savoir si, pour les régions qui nous occupent, la situation ira toujours en empirant, ou si ce n’est qu’une période défavorable qui sera suivie d’une période contraire. Je réponds que cela est peu à espérer, et voici mes raisons : en attribuant au soulèvement du fond des mers islandaises une diminution du courant chaud, diminution dont la France et l’Europe moyenne profiteraient en prenant une plus grande part dans les eaux chaudes du gulfstream, la question revient à savoir si ce soulèvement s’arrêtera, ou s’il sera progressif. Or on doit présumer que la même cause qui, au commencement de l’ordre actuel de la nature, a brusquement mis à sec le sol de la Scandinavie, de l’Islande, du Groënland et de toute la côte occidentale ; de l’Europe, que cette cause, dis-je, après une grande catastrophe, conserve encore un reste d’action et complète lentement l’effet qu’elle a produit d’abord en presque totalité. C’est la loi mécanique des actions entre les corps qui sont un peu flexibles, et il n’en est point d’autres dans la nature. Posez un poids sur un ressort, il le fléchira tout de suite d’une quantité considérable ; mais laissez le poids sur le ressort, il s’ajoutera encore un peu de flexion à l’effet déjà obtenu. Malgré des assertions contraires, je maintiens que, tout le long du littoral de la France, le continent va de siècle en siècle en se soulevant lentement, et que la mer par suite semble se retirer. Avis encore cette fois aux observateurs de chaque localité. La riche collection que le prince Napoléon avait rapportée de son voyage, et qui a été exposée plusieurs mois au Palais-Royal, offrait un exemple des plus instructifs. On y avait mis séparément les échantillons de l’Angleterre, puis ceux des îles Fœroë, puis ceux de l’Islande, enfin ceux du Groënland et de même ceux de la Norvège. Si l’on eût ajouté sur une pancarte le nom des minéraux qui sont partout, on aurait eu le bordereau complet de chaque localité. Ce qu’un voyage rapide a pu donner de lumières sur chaque point serait sans doute surpassé par des observateurs sédentaires qui suivraient la marche tracée. Enfin, si peu qu’on ajoute à un travail physique déjà fait, la science remercie. Voici là-dessus un axiome mathématique : il y a quelque chose qui a plus de valeur que mille pièces d’or, c’est mille et une pièces d’or.

La constitution physique de l’Islande et du Groënland forme, dans l’ouvrage dont je parle, deux morceaux de main de maître. Je ne vois rien à y contredire, et, je dirais même, rien à y ajouter, malgré l’axiome de tout à l’heure. Honneur donc à MM. Ferri-Pisani et Chancourtois, tous deux de notre École polytechnique ! A l’occasion du glacier groënlandais, je ferai remarquer combien est triste la situation d’un sol envahi par des neiges perpétuelles, ou qui ne fondent que pendant une petite partie de l’année. D’abord la chaleur du soleil ne peut atteindre le sol, puisque toute son action s’emploie à fondre la couche d’eau congelée, et quand au contraire arrive la saison froide, la neige et la glace se refroidissent indéfiniment »et enlèvent au sol qui est au-dessous le peu de chaleur qu’il avait conserve. C’est ainsi que j’ai trouvé dans les montagnes d’Auvergne des terrains en perpétuelle congélation, quoique libres de neige. Les sources ou minces filets d’eau qui couraient sous le sol étaient à peu près à zéro de température, et à une certaine profondeur il faisait plus froid encore. Ainsi, pendant la nuit presque perpétuelle de l’hiver arctique, le glacier qui recouvre ce malheureux pays groënlandais va toujours en se refroidissant et transmet ce refroidissement au sol sous-jacent, tandis que, sous l’action oblique des faibles rayons du soleil d’été, la glace échauffée fond en refusant de monter au-dessus de zéro, et jamais le sol ne reçoit de chaleur supérieure à zéro, tandis que le froid qui lui est transmis par le glacier peut aller à 50 ou à 60 degrés au-dessous de la glace fondante. Habillez un thermomètre de glace qui puisse s’écouler, et placez-le alternativement pendant une heure tantôt dans une enceinte à 20 degrés au-dessus de zéro, tantôt dans une enceinte à 20 degrés au-dessous ; vous trouverez qu’en moyenne il est au-dessous de zéro. L’expérience se fait plus commodément avec de la cire, du blanc de baleine ou de la bougie stéarique, en prenant les deux enceintes l’une au-dessus, l’autre au-dessous du point de fusion de la substance employée. Avec un thermomètre à boule nue, les deux effets se compensent exactement.

La réaction de l’intérieur de la terre contre son enveloppe extérieure, bien établie par M. de Humboldt, est mise dans un grand jour par les notices géologiques du Voyage. Quand on ajoute à la fluidité ignée, que tout le monde admet, la circonstance indiquée par Laplace, à savoir que le fluide intérieur au-dessous de la lave sur laquelle flottent les continens est à l’état de liquide élastique, que c’est une espèce de gaz très compacte, dont l’élasticité immense au centre a pour mesure le poids de toute la demi-épaisseur de la terre, on lève toutes les difficultés mécaniques. L’action érosive de la vapeur et des gaz est admirablement traitée dans ces notices. Quant à ceux qui admettaient autrefois que la vapeur d’eau pût soulever les couches continentales, cela n’a pu avoir lieu que quand la croûte solidifiée n’avait qu’une épaisseur et un poids équivalent à quatorze ou quinze cents atmosphères, c’est-à-dire la tension maximum que puisse prendre la vapeur. Ainsi, dès que l’enveloppe solidifiée a eu plus de six kilomètres de profondeur, elle a cessé de pouvoir être brisée par la vapeur d’eau souterraine. On sait que cette enveloppe a maintenant cinquante ou soixante kilomètres de puissance. J’ai reçu récemment de l’astronome royal d’Ecosse, M. Piazzi Smyth, fils de l’amiral qui a tant illustré ce nom, une série admirable de photographies des laves du pic de Ténériffe. Il semble qu’on y voie encore l’action écorchante des gaz chimiques corrosifs que le laboratoire de l’action volcanique lançait entre les fissures de ces entassemens de laves concassées mécaniquement par les tremblemens de terre. À propos de ces réactions chimiques produites par les convulsions terrestres, on se rappelle involontairement la mort de Pline, suffoqué par les lourdes éruptions gazeuses du Vésuve au premier siècle de notre ère. Je quitte à regret le tableau de la terre primitive tracé dans les notices scientifiques de la relation qui m’occupe. Développé, ce beau travail ferait deux excellens volumes. Les mots techniques y sont même rendus intelligibles ; on y voit la nature s’élever dans ses formations à mesure qu’elle se refroidit ; on y voit se dessiner les formes ultérieures des objets,

Et rerum paulatim sumere formas.

Il y a dans ce volume une figure, que je dirai très probable, du mode d’action du grand Geyser d’Islande, si bien étudié par M. Descloizeaux, et qui lance de temps en temps dans les airs une colonne d’eau bouillante, ayant pour diamètre l’orifice des puits d’une vaste mine, et pour hauteur celle des tours de Notre-Dame. Banks et Solander y firent cuire leur poisson. La troupe joyeuse du prince Napoléon, rendue sans doute un peu plus grave par une cavalcade de plusieurs heures au galop sur des chevaux et des selles islandaises, et sous une pluie suivie d’un bivouac en habits trempés d’eau, ne paraît pas, sauf un punch, s’être livrée aux excentricités que met en œuvre avec un grand sérieux le flegme britannique. Nos Français ne se trouvèrent pas seuls au Geyser : un touriste, le jeune lord Dufferin, était là avec sa tente, guettant depuis plusieurs jours un des paroxysmes du puits volcanique ; Il paraît que la présence de nos voyageurs décida enfin le Geyser : la gerbe d’eau bouillante s’éleva, plus haute que ce que pouvaient mesurer les yeux de spectateurs trop rapprochés. Le dessin de ce beau phénomène ornait l’exposition du Palais-Royal. — Est-ce croyable ? — se demandaient les visiteurs en face de cette fidèle esquisse. Si je voulais préciser ce que c’est que le Geyser d’après la théorie que le commandant Ferri-Pisani donne de ce volcan, je ne pourrais mieux le comparer qu’à un vaste manomètre d’eau plus que bouillante, au moment où la vapeur souterraine, surexcitée par les feux volcaniques, lance dans les airs le liquide du manomètre, qui heureusement retombe droit dans le tube d’où il a été momentanément expulsé. — Un peu plus loin, il fallut solder un compte de 220 francs pour le gazon brouté pendant quelques heures par les cent chevaux de la caravane. L’herbe est rare et chère en Islande ; mais je me restreins aux faits scientifiques.

Puisque je suis en Islande, en plein monde volcanique, j’essaierai d’expliquer ici la formation de la célèbre grotte de Fingal, dont plusieurs de mes lecteurs ont sans doute vu les curieux dessins. Dans cette grotte profonde, où l’on entre en bateau, d’immenses colonnes basaltiques à droite et à gauche du voyageur s’élancent à une grande hauteur, et soutiennent un plafond formé de tronçons pendans de colonnes pareilles. La théorie de cette curiosité naturelle n’est pas plus compliquée que celle de la formation de nos grottes de pierre ordinaires. Pour ces dernières, dans la dislocation primitive du sol, la masse rocheuse s’est soulevée tout d’une pièce, excepté dans la partie qui correspond à l’ouverture de la grotte. Là le rocher qui en fait le sol n’a pas suivi le mouvement de l’escarpement qui se haussait. Il y a eu séparation, bâillement entre la partie élevée et la partie qui est restée en place, et cela est si vrai qu’en y regardant de près, on trouve des témoins de la jonction primitive de la roche qui fait le sol de la grotte avec la roche qui en fait la plafond : elles se correspondent par des creux et des saillans qui en attestent l’ancienne union. Maintenant supposez l’opération faite dans une localité recouverte de ces belles colonnes de basalte que les laves primitives ont formées par retrait en se solidifiant : si, tandis que la majeure partie de la colonnade est soulevée, il y a une autre partie disjointe qui refuse de suivre le mouvement général, il se fera une cavité entre les colonnes soulevées. La partie supérieure des colonnes immobiles formera un plafond composé des tronçons supérieurs de ces colonnes qui seront restées à leur place primitive, et dont les tronçons inférieurs deviendront le sol de la grotte. On peut voir aux flancs des basaltes disloqués des anciens volcans d’Auvergne des ébauches de grottes pareilles. Presque toujours, comme dans la grotte de Fingal ou plutôt dans les grottes de Fingal, car on en trouve plusieurs analogues, la masse basaltique a pivoté autour d’une ligne placée en arrière de l’ouverture de la grotte, qui se trouve ainsi moins élevée au fond que sur le devant. Ouvrez modérément la gueule d’un chien de chasse au long museau : ses dents (toujours très belles) en dessus et en dessous vous représenteront assez bien les tronçons séparés des colonnes basaltiques, tronçons formant le toit et le pavé de la grotte, tandis que ses deux crocs, atteignant les deux mâchoires, figureront les colonnes restées entières, et qui des deux côtés soutiennent la voûte formée par les tronçons soulevés des colonnes basaltiques partagées en deux.

La théorie des bois fossiles de l’Islande, telle que je la trouve exposée dans la relation du voyage de la Reine-Hortense, me paraît devoir être accueillie avec une pleine confiance, et comme d’ordinaire, une vérité en amène d’autres. Si l’on admet, par exemple, que ces bois ont été charriés par des courans marins, les diverses hauteurs où ces bois se trouvent seront un précieux indice des soulèvemens du sol. Il n’y a qu’aux îles Faeroë que la relation reste muette sur le soulèvement des rivages. Toutefois, quand une expédition a pris une bonne initiative, elle trouve des continuateurs, et par conséquent elle fait avancer la science par ce qu’elle fait faire comme par ce qu’elle a fait. Il ne manque à la physique du globe que des encouragemens convenables et des appréciateurs qui paient en renommée ce qu’on tente pour ses progrès. On a dit depuis longtemps : Il n’y a point de public pour les sciences. C’est vrai. Je crois qu’on en peut dire autant de la chaire et du barreau.

Scarron même l’emporte aujourd’hui sur Patru.

La France ne doit pas oublier, qu’elle est l’aréopage de la gloire. « Si je l’osais, dit Frédéric le Grand dans une lettre à Maupertuis du 12 mars 1750, je vous dirais confidemment (aujourd’hui confidentiellement), à vous Français, ce qu’Alexandre disait aux Athéniens : « Que j’entreprends de choses pénibles pour être loué de vous ! »

Il résulte de la relation nautique qu’on vient d’examiner que, si les glaces flottantes n’ont pas écrasé la Reine-Hortense, ce n’est pas la faute de la témérité des navigateurs, compensée à la vérité par la surveillance la plus active et la plus savante qu’on puisse imaginer. Le pauvre Saxon, bâtiment en fer qui portait un approvisionnement de charbon, ne s’en tira pas si bien : il fut crevé, sans s’en apercevoir, par un tout doucereux glaçon. Heureusement il ne périt pas tout à fait. Je suis fier d’avoir plus d’une fois témoigné, avant l’expédition, de la haute imprudence d’une pareille campagne le long d’une banquise dont les glaces produisent infailliblement la brume, ce qui revient à aveugler tout l’équipage. Enfin, plus habiles encore qu’imprudens, nos navigateurs sont aujourd’hui de retour avec un beau volume, qui même ne contient pas tout ce qu’ils ont à nous apprendre. Ce qui peut néanmoins prêter à la critique, c’est le très petit nombre de sondages qui ont été opérés. Le temps, mais surtout le beau temps, a manqué. Cependant la question des communications transatlantiques par le télégraphe sous-marin donne une haute importance à la détermination de la profondeur des détroits par où l’on pourrait faire passer le câble. En général, les profondeurs mesurées semblent très considérables.

Un autre voyage, celui d’un Américain, M. Loring Brace, chez les populations du Nord, aurait mérité de ma part mieux qu’une simple mention, si la science y tenait plus de place. M. Loring Brace ne donne les résultats des sciences exactes que quand ils sont des plus saillans. En ce sens, on peut juger de la valeur d’un document par l’attention qu’il y donne. Cependant son livre a le rare avantage de n’être pas celui d’un touriste qui n’a vu que des auberges. M. Brace cherche les gens chez eux, at home, pour emprunter un mot au titre de son livre. Les pays Scandinaves, observés au point de vue d’un citoyen des États-Unis, sont d’un grand intérêt, et, je le répète, l’auteur s’est mis plus qu’aucun autre en contact avec la population de tous les rangs. On distribue souvent aux étrangers des guides ayant pour titre : Paris vu en huit jours ! Rien de plus amusant : on reçoit, entre une course à Versailles et un spectacle au Théâtre-Français, la visite d’une nombreuse famille anglaise, haletante, effarée de curiosité à satisfaire. Après quelques mots sur leur fatigue accablante, ils repartent pour voir encore, si cela peut s’appeler voir. On attribue ce mot à un touriste anglais sortant de la galerie de tableaux du Louvre et rencontrant un compatriote : « Ah ! mon ami, quel admirable musée ! Figure-toi que j’ai mis plus d’une heure à le visiter, et tu sais que je vais bon pas ! » Plaisanterie à part, l’ouvrage de M. Loring Brace mériterait les honneurs d’une traduction française. C’est tout ce qu’on peut dire de plus favorable à un livre de voyage. Le nombre de ceux qui publient des relations de ce genre est à celui des observateurs dignes de ce nom comme le nombre des vrais poètes est à celui des gens qui font des vers.

Passons maintenant à la conclusion et au sens moral de cette étude sur l’expédition de la Reine-Hortense. Le capitaine de vaisseau La Roncière et les officiers qui l’entouraient, sous la direction du chef de l’expédition, ont fait preuve au plus haut degré du génie de la navigation arctique. La France doit-elle laisser perdre pour sa gloire de telles capacités ? On sait l’estime que Napoléon Ier faisait des gens heureux. Il les regardait comme des capacités pratiques. Nos marins ont été fort heureux, donc fort habiles. Il faut utiliser cette habileté reconnue, et cela dans le cercle de leur spécialité. Or voici ce qu’il reste à explorer de plus curieux au monde.

En pénétrant dans la Mer-Glaciale sur notre méridien, mais de l’autre côté du monde, qui a midi quand nous avons minuit, par le détroit de Behring, on trouve, en remontant à gauche dans les mers de Sibérie, un bassin peu exploré qui arrive à des îles qui ont reçu le nom de Nouvelle-Sibérie. C’est là que de temps immémorial la race qui fait le pendant de nos Esquimaux d’Europe et d’Amérique va chercher en hiver cet ivoire antédiluvien qui, sur nos billards, roule en concurrence avec celui des éléphans contemporains d’Asie et d’Afrique. Or toutes les relations, tous les renseignemens nous donnent ces îles comme les catacombes du monde animal primitif. J’avais espéré que M. le prince Demidof, qui avait annoncé un voyage scientifique par terre en Sibérie, nous donnerait la clé de cette grande énigme de la nature. Une expédition maritime, avec des relâches bien connus sur la côte sibérienne, serait bien plus efficace. Il faut qu’une mission spéciale française parte pour Nijney-Kolymsk et les îles découvertes en 1770 par Liakof (Liaikhov). Il faut, ajouter quelque chose à ce que le monde savant depuis 1804 répète sur les mammouths conservés intacts par le froid. Pour les végétaux comme pour les animaux, les trois ou quatre îles principales de ce groupe gardent des trésors d’archéologie organique. Si, suivant l’assertion de M. Guizot, contre-signée par M. Airy, l’astronome royal d’Angleterre, la France est le grand pionnier de la science, elle ne doit pas ignorer quand elle peut savoir.

Je ne parle pas de toutes les questions d’aurores boréales, de magnétisme terrestre, de pesanteur, de géographie physique que cette expédition pourrait examiner et résoudre, et je demande pardon de n’avoir pas mis avant mon nom ceux de MM. Duperrey et Dupetit-Thouars, qui ont infiniment plus d’autorité ; mais dans le domaine de la science, l’empire souverain est celui de la vérité. Un renseignement curieux, que j’ai oublié de mentionner parmi toutes les observations de la Reine-Hortense, c’est que, dans les mers arctiques qu’elle a visitées, l’aiguille aimantée, qui pointe ici vers le nord, se dirigeait là-haut vers l’ouest, et même un peu pis que cela. Il faut donner à M. Duperrey le moyen de mettre à jour ses cartes magnétiques jusqu’en 1860, et fournir au XXe siècle, qui maintenant nous talonne de près, des données dont il nous sera reconnaissant, ainsi que les siècles à venir.


BABINET, de l’Institut.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 août 1857.