L’Instruction publique en 1789

L’Instruction publique en 1789
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 862-892).
L’INSTRUCTION PUBLIQUE
EN 1789

Le travail qu’on va lire n’a pas la prétention d’être complet ; ce n’est qu’une introduction, la préface en quelque sorte obligée d’une étude où l’on s’est proposé de marquer ce que la révolution a fait pour l’instruction publique à ses divers degrés ; si, comme l’ont avancé ses apologistes, elle a tout créé, ou si, comme le prétendent ses détracteurs, elle a tout détruit sans rien fonder. Entre ces deux opinions violentes et plus passionnées peut-être que raisonnables, la vérité, naturellement, tient le milieu. Mais, pour la dégager, il n’eût pas suffi de se renfermer dans la période qui va de 1789 à l’an VIII. Un coup d’œil rétrospectif était nécessaire. Dans quelle situation la révolution de 1789 a-t-elle trouvé l’enseignement ? Il fallait avant tout fixer ce point. La plupart de nos historiens l’ont négligé ; mais ils avaient une excuse, l’absence de documens. Cette excuse, nous ne saurions aujourd’hui l’invoquer. Depuis une quinzaine d’années, beaucoup de travaux importans ou consciencieux ont jeté sur les origines de la question qui nous occupe une vive lumière. Sans doute, il y reste bien des parties obscures et douteuses ; tout n’a pas été dépouillé ni classé ; nos archives départementales recèlent encore bien des richesses inexplorées. Cependant on peut déjà, sans trop accorder à l’hypothèse, s’avancer avec quelque sécurité sur un terrain ainsi préparé et, sans avoir la prétention de dresser un bilan très exact et très complet, nous possédons dès maintenant assez de données pour déterminer avec quelque précision la part qui revient à l’ancien régime en matière d’instruction publique.


I.

On n’a jamais contesté qu’il y eût de florissans collèges et de fameuses universités en France avant la révolution. L’entreprise eût été par trop osée. On s’est contenté, sur le témoignage singulièrement intéressé des parlementaires et des encyclopédistes, de condamner comme rétrograde l’enseignement qui se donnait dans ces collèges et dans ces universités. Les Petites Écoles ont eu moins de bonheur : jusqu’à ces dernières années, on faisait plus que les critiquer, on en niait l’existence, ou, quand on n’allait pas jusqu’à ce point, on les passait complètement sous silence. Lisez tous les rapports officiels qui ont paru de 1830 à 1848, vous y trouverez à peine de loin en loin une allusion à l’ancien régime. Il semble que ce soit à notre époque et principalement à la monarchie de juillet que revienne le mérite d’avoir créé de toutes pièces l’instruction primaire. Longtemps cette opinion, qu’il eût au moins fallu se donner la peine de démontrer, n’a pas trouvé de contradicteurs ; elle était passée à l’état d’axiome, on la subissait sans la raisonner, comme un dogme, on ne la discutait pas.

Cependant tout s’use, même et surtout les dogmes, et, de nos jours, une critique plus pénétrante et plus sévère a révisé bien des jugemens consacrés par une longue prescription et qui avaient pour eux les plus illustres autorités. Assurément cette critique n’est pas à l’abri de tout reproche : elle manque un peu de hauteur et se perd trop souvent dans les infiniment petits. Elle a une fâcheuse tendance à conclure du particulier au général. Enfin, chose plus grave, elle n’est pas toujours suffisamment impartiale. On l’a vue, dans le même temps, entreprendre les plus étranges réhabilitations et poursuivre insidieusement la ruine des plus patriotiques légendes. Mais, parmi tous ces défauts, il lui reste au moins d’avoir exhumé un grand nombre de pièces et de documens qui seront de précieux matériaux pour les historiens à venir et qu’il n’est déjà plus permis de négliger.

C’est ainsi que nous pouvons, grâce aux monographies publiées dans ces dernières années[1], retrouver la trace d’un grand nombre de petites écoles dans les diverses provinces de France. À vrai dire, les auteurs de ces monographies n’ont pas fait une bien grande découverte, et l’on n’était pas sans soupçonner avant eux l’existence d’une organisation telle quelle de l’instruction primaire. La collection des ordonnances royales et synodales, celle des actes et décisions des conciles, abondent en témoignages de la sollicitude et des efforts que la royauté française et le clergé déployaient de concert pour l’éducation du peuple. Dès le moyen âge, ce zèle s’était affirmé par des actes significatifs. Le concile de Latran, entre autres (1179), avait ordonné que chaque église cathédrale eût un maître chargé d’instruire gratuitement les clercs et les écoliers pauvres et qu’un écolâtre fût établi dans les autres églises et monastères, injonction souvent renouvelée par les papes et les conciles postérieurs. Mais c’est surtout à partir du XVIe siècle que se marque dans l’église et chez nos rois la préoccupation d’instruire le peuple et que cette préoccupation devient vraiment une affaire d’état. En face de la réforme menaçante, l’église se discipline et se réorganise. Le concile de Trente s’ouvre et les jésuites naissent. Dans le même temps, la royauté fait appel à toutes les forces vives de la nation. Contre Luther et Calvin, elle dresse ses parlemens, ses universités, les petites écoles elles-mêmes. Le magister de village devient une puissance avec laquelle il faut compter, un levier, l’auxiliaire naturel du gouvernement dans sa lutte contre l’hérésie. Déjà, pendant les guerres de religion, il apparaît avec ce caractère. Avec Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes, son rôle s’élargit et se précise encore.

« Voulons, lisons-nous dans une ordonnance de 1698, que l’on établisse autant qu’il sera possible des maîtres et des maîtresses dans toutes les paroisses où il n’y en a point pour instruire tous les enfans et nommément ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion prétendue réformée, du catéchisme et des prières qui sont nécessaires, pour les conduire à la messe tous les jours ouvriers, leur donner l’instruction dont ils ont besoin sur ce sujet et pour avoir soin pendant le temps qu’ils iront auxdites écoles qu’ils assistent au service divin les dimanches et les fêtes ; comme aussi pour apprendre à lire et à écrire à ceux qui pourront en avoir besoin, le tout en la manière prescrite par l’article 25 de notre édit d’avril 1695 concernant la juridiction ecclésiastique, ainsi qu’il sera ordonné par les archevêques et évêques, et que dans les lieux où il n’y aura pas d’autres fonds, il puisse être imposé sur tous les habitans la somme qui manquera pour leur subsistance jusqu’à celle de 150 livres pour les maîtres et 100 livres pour les maîtresses.

« Enjoignons à tous les pères, mères, tuteurs et autres personnes qui sont chargées de l’éducation des enfans… de les envoyer auxdites écoles et aux catéchismes jusqu’à l’âge de quatorze ans ;., enjoignons aux curés de veiller avec une attention particulière sur l’instruction desdits enfans dans leurs paroisses. »

Vingt-six ans plus tard, une déclaration du nouveau roi (14 mars 1724) renouvelait ces prescriptions et rendait obligatoire cette même imposition de 150 francs pour les maîtres et de 100 francs pour les maîtresses, toujours « dans les lieux où il n’y avait pas d’autres fonds. »

Que ces prescriptions soient restées la plupart du temps lettre morte, surtout en ce qui concernait les maîtresses, on ne saurait sérieusement le contester. L’idée d’une éducation nationale dirigée par l’état et payée par la communauté n’était pas encore née. La royauté se contentait d’encourager l’instruction publique et s’en remettait volontiers pour le reste à l’initiative individuelle. « L’état n’enseignait pas, a très bien dit M. de Salvandy. Pourquoi l’eût-il fait ? Il voyait partout des maîtres et des écoles suscités et entretenus par le trésor libre des largesses successives de la foi et de la charité. Ces maîtres, la plupart du temps, ne l’inquiétaient pas sur la direction des esprits, ni ces écoles sar la prospérité des études. » En effet, l’état, c’est-à-dire le roi, n’avait aucun intérêt à enseigner ; il n’avait qu’un intérêt, c’était qu’il y eût beaucoup d’écoles et que ces écoles fussent parfaitement orthodoxes. Ajoutons qu’en y tenant la main, il ne faisait qu’user d’un droit dont tous les régimes ont usé. Louis XIV voulait qu’on apprît aux enfans une religion qui apprenait elle-même la soumission au prince. La convention essaiera pareillement de substituer aux commandemens de Dieu la déclaration des droits de l’homme et au catéchisme la morale républicaine.

Toutefois, si les ordonnances royales et les décisions des conciles établissent d’une façon générale les titres et mérites de l’ancien régime en fait d’éducation populaire, on n’y trouve qu’un petit nombre d’indications sur le nombre et le degré de prospérité des petites écoles, sur leur organisation, leurs ressources, leur enseignement, leur personnel, et c’est ici que les travaux particuliers mentionnés plus haut prennent une véritable importance. On peut aujourd’hui, grâce à eux, se former sur tous ces points des idées fort exactes.

Quel était, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, le nombre des petites écoles relativement à celui des communes ? Nous ouvrons le livre de M. Robillard de Beaurepaire et nous y trouvons pour tout l’ancien diocèse de Rouen cette curieuse statistique dressée d’après les procès-verbaux des visites pastorales de Mgr d’Aubigné vers 1718 :


1,159 paroisses visitées ; 855 écoles de garçons ; 306 écoles de filles.


En 1790, nous apprend le même écrivain, « sur 102 communes pour lesquelles on a des renseignemens dans le district de Rouen, on en comptait seulement 15 où il n’y avait pas d’école. » Quant à la ville même, elle comptait des écoles de deux sortes, et il y en avait plusieurs de chaque sorte : celles des mai ires écrivains jurés et celles de charité, ces dernières exclusivement réservées à la classe indigente et généralement tenues par les frères de la doctrine chrétienne. Les maîtres écrivains n’étaient pas moins de 35 en 1789.

Dans ce même diocèse de Rouen, M. de Beaurepaire constate encore l’existence de 5 congrégations de femmes vouées à l’enseignement : ursulines, sœurs de Notre-Dame, sœurs grises, de la Providence et d’Ernemont, dont les écoles étaient presque partout complètement gratuites.

Les ursulines, qui possédaient plus de 300 maisons[2] en France dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, étaient établies à Pontoise, à Eu, à Gisors, à Gournay, à Magny, à Elbeuf, à Dieppe et à Rouen. Dans ces deux dernières villes, le chiffre de leurs élèves se montait à près de 1,000 et celui de leurs membres à plus de 100.

Les religieuses de la congrégation de Notre-Dame tenaient deux établissemens, l’un à Caudebec et l’autre à Rouen.

Les sœurs grises ou des écoles charitables en avaient fondé 7 à Rouen et dans les faubourgs.

Les sœurs de la Providence en comptaient plus de 20 dans le diocèse.

Les sœurs d’Ernemont possédaient 4 écoles considérables à Rouen et rayonnaient sur tout le département. À partir du XVIIe siècle, chaque province pour ainsi dire a son ordre particulier : à Paris, ce sont les filles de Sainte-Geneviève, les dames de l’Union chrétienne et de la Mère de Dieu qui s’établissent de 1730 à 1750 ; au Puy, ce sont les sœurs de Saint-Joseph ; à Agen, celles de la Foi. Un peu plus tard, dans le Velay, les béates ; ailleurs, les sœurs marquettes, les sœurs barrettes, les sœurs de la Charité, d’Évreux, qui avaient 89 établissemens en 1785 ; les sœurs de la Charité de l’instruction chrétienne, de Nevers, qui en possédaient 120 ; les sœurs de Saint-Charles, les sœurs de Saint-Paul, et tant d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. Au fur et à mesure qu’on avance dans le XVIIIe siècle, leur nombre augmente dans des proportions très sensibles. Et si l’on veut réfléchir aux conditions exprimées dans les divers contrats de ces écoles, — nous empruntons encore cette remarque à M. de Beaurepaire, — on reconnaîtra qu’il était impossible de faire le bien à moins de frais. « 100 livres au XVIIe siècle,150 pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, 250 vers la fin, c’est à ces chiffres modestes que se réduisait l’entretien d’une sœur dévouée qui apprenait non-seulement à lire, à écrire et à compter aux petites filles, et suppléait le curé ou le vicaire pour l’enseignement du catéchisme, mais encore était la garde-malade de tous les pauvres de la paroisse » et la distributrice des remèdes du roi dans les terribles épidémies qui ravagèrent à plusieurs reprises nos provinces.

Les autres diocèses n’étaient guère moins bien partagés. Dans celui d’Autun, M. de Charmasse compte 295 écoles sur 383 paroisses visitées. Dans celui de Châlons, M. Édouard Barthélémy en trouve 235 sur 319. Dans celui de Sens (arrondissement de Sens), il y avait presque autant d’écoles que de communes (Quantin). Dans celui de Coutances, au rapport de M. l’abbé Trochon, presque toutes les paroisses étaient pourvues d’écoles. « Sur les 446 communes que renferme aujourd’hui le département de l’Aube, écrit M. Albert Babeau, nous pouvons affirmer que 403 au moins avaient des écoles en 1789. » — « Dans le département de la Haute-Marne, écrit M. Fayet, sur 550 paroisses, il y avait avant la révolution 473 écoles, soit 86 pour 100. » — « La Provence, écrit M. de Barthélémy, ne nous offre pas un spectacle différent. Les budgets des communautés au XVIIe siècle ont été étudiés par M. de Ribbe. Ils portent annuellement et invariablement une allocation pour le maître d’école et souvent pour la maîtresse. » — « Sous l’ancien régime, écrit M. Sauzay, le département du Doubs possédait une université, cinq collèges et des écoles primaires dans toutes les paroisses. » Enfin il n’est pas jusqu’au département des Landes où M. de Tartière n’ait constaté l’existence de 235 écoles sur 448 communes avant la révolution.

Ajoutez que, dans la plupart des cas, les recteurs étaient tenus de recevoir gratuitement un certain nombre d’indigens et que la rétribution exigée des simples journaliers et des femmes veuves était moindre que celle des cultivateurs aisés. On retrouve dans beaucoup de contrats et dans les règlemens diocésains la trace de ces usages. Ainsi la convention passée en 1746 entre la communauté de Pommard et son recteur porte « que les pauvres orphelins seront instruits gratis au nombre de cinq à six » et, dans le règlement du diocèse d’Autun, un article spécial recommandait aux maîtres « de recevoir les pauvres avec la même affection que les riches. »

Cette recommandation ne s’adressait, cela va sans dire, ni aux maîtres faisant partie d’une congrégation, ni à ceux qui tenaient des écoles fondées par des particuliers — et le nombre des uns comme des autres était considérable. Dans ces écoles, il n’était perçu aucune rétribution sur les enfans. Ç’avait même été longtemps pour les congrégations enseignantes et notamment pour les frères de la doctrine chrétienne une source de difficultés et de procès avec les grammairiens et les maîtres écrivains. À Rennes, le parlement avait été sur le point de les expulser ; à Chartres, ils n’avaient été reçus que grâce à l’intervention du duc d’Orléans ; à Paris, les grammairiens prétendaient exercer sur leurs établissemens un droit de contrôle et de visite et les accusaient de concurrence déloyale. Mais tous ces obstacles n’arrêtèrent pas les progrès de l’institut du vénérable Jean-Baptiste de La Salle. Déjà, de son vivant, cet éminent pédagogue avait eu la satisfaction de voir son ordre appelé dans plusieurs grands centres comme Rouen. En 1789, la majeure partie des écoles publiques dans les villes étaient tenues par des ignorantins[3], comme on les appelait déjà.

Voilà pour le nombre et la gratuité des écoles ; quant aux résultats qu’elles donnaient, on a pu, dans plusieurs départemens, en relever quelques-uns. D’après M. Babeau, dans l’Aube, la moyenne des habitans, hommes et femmes, sachant lire et écrire était vers 1780 d’environ 47 pour 100. Dans le Nord[4], de 1750 à 1790 le nombre des conjoints et des conjointes ayant pu signer leur acte de mariage s’élève : pour les premiers à 53.97 pour 100, pour les secondes à 36.29 pour 100. D’après M. Fayet, — nous ne citons ici que sous les plus expresses réserves, — dans la Haute-Marne la moyenne des habitans sachant lire et écrire, qui n’est encore aujourd’hui que de 72 pour 100, était déjà avant la révolution de 71.8.

Évidemment tous ces chiffres ne sont pas d’une exactitude et d’une rigueur absolues. Il peut, il doit y entrer une certaine part d’exagération et même, chez quelques-uns, de parti-pris. Les faiseurs de statistique sont parfois sujets à caution ; en tout cas, ils peuvent se tromper dans leurs calculs. Mais, tout en tenant compte de ces divers élémens d’erreur, la conclusion qui se dégage de ces chiffres et de ces observations multipliées est encore fort honorable. On en trouverait d’ailleurs la confirmation dans un document bien souvent cité, mais que peu de personnes ont eu la patience de lire jusqu’au bout, à savoir le rapport de Condorcet. À ce rapport se trouve jointe sous forme d’annexé une note dont les élémens avaient été réunis par Romme. Or veut-on savoir à quelle somme cet habile calculateur évaluait la dépense des petites écoles dans les dernières années de la monarchie, dépenses supportées en grande partie par les fabriques et par des fondations particulières ? À 12 millions. Ce chiffre vaut tous les argumens du monde et c’est un des plus violens adversaires de l’ancien régime, un jacobin, qui nous le fournit. Jugez, si c’était un ami.

Nombreuses, il est donc certain que les petites écoles l’étaient dans presque toutes nos provinces. Très défectueuses au point de vue de la construction, de l’aération, et par conséquent de la salubrité, la chose n’est pas moins évidente. Il suffit de regarder les anciennes gravures qui nous restent, entre autres une très curieuse eau-forte de Boissieu. pour se former une idée du délabrement et de la pauvreté des locaux affectés à l’enseignement dans les campagnes. C’étaient généralement de simples chaumières que rien ne distinguait des autres habitations. Couvertes en paille et construites en bois, elles n’avaient qu’un rez-de-chaussée éclairé par d’étroites et rares ouvertures où les enfans se réunissaient pêle-mêle avec le recteur et sa famille. Peu ou point de mobilier, si ce n’est celui du maître. Les tables étaient formées de planches mobiles, posées sur des tréteaux. Les élèves écrivaient debout ; les plus jeunes seulement étaient assis sur de petits bancs.

Tel était l’aspect qu’offrait encore au XVIIIe siècle l’intérieur d’une école rurale. Il y a loin de cette misère au confortable actuel ; mais il ne faut pas oublier que la plupart de ces maisons d’école étaient d’anciennes habitations privées léguées par des personnes charitables ou fournies par les fabriques. Un petit nombre seulement avaient été construites en vue de leur destination, soit par les communautés, soit par le seigneur du lieu, et cela dans un temps où l’on n’avait encore aucun souci des lois de l’hygiène. Il n’y a pas si longtemps qu’à Paris même, dans nos hôpitaux, les malades étaient couchés plusieurs dans le même lit.

On a dépensé beaucoup de sensibilité depuis La Bruyère et surtout depuis la révolution au sujet des paysans. Robespierre n’en pouvait parler qu’avec des larmes dans la voix, et, de nos jours, d’aimables philosophes se sont fait des souffrances du peuple sous l’ancien régime un thème facile à déclamation. Des torrens de philanthropie banale se sont ainsi longtemps épandus sur nous sans rencontrer d’obstacles. Personne n’osait se mettre en travers ; les meilleurs esprits eux-mêmes étaient ébranlés par tant de faconde et d’assurance. Peu à peu cependant une sorte de réaction s’est produite ; le moyen âge, étudié d’un peu plus près, est apparu moins sombre. À le fouiller, on s’est aperçu qu’il avait été, sinon calomnié, du moins fort noirci, et quelques-uns, les plus hardis, ont osé protester. Du moyen âge on est passé aux temps modernes, et l’on a connu qu’il y avait quelque exagération à dater de 1789 la fraternité, la bienfaisance et généralement toutes les vertus sociales. Bref, dans une certaine mesure, l’ancien régime s’est vu réhabilité. Sans doute il reste encore beaucoup à faire pour transformer en âge d’or le temps de la Saint-Barthélémy et des dragonnades ; mais entre l’âge d’or que quelques-uns ont entrevu dans leurs rêves et l’âge de fer qu’on nous a longtemps représenté sous de si tristes couleurs, notre vieille France s’est enfin trouvée mise à son point. Beaucoup de préjugés et d’injustes préventions se sont évanouis. C’est un point accepté par exemple aujourd’hui que la condition des maîtres d’école ou recteurs avant 1789 n’avait rien que de très supportable. À coup sûr leur rémunération était des plus modestes. On l’a évaluée dans les chefs-lieux de paroisse à 400 livres au minimum et 800 livres au maximum, dans les autres paroisses à 50 livres, plus la nourriture, que fournissaient à tour de rôle les parens. D’après une autre évaluation, elle était en moyenne, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, de 120 livres, auxquelles venaient s’ajouter les mois des écoliers, le revenu de l’église et le logement[5]. Il faut singulièrement se défier de ces moyennes obtenues à l’aide d’observations locales ; elles peuvent être exactes pour telle région et parfaitement fausses pour telle autre. Autant il y avait de communautés, autant il existait de coutumes et d’usages différens. Ici le mode en vigueur était celui de la taxe, à la fois libre et proportionnelle, indiqué par beaucoup de règlemens diocésains : libre parce qu’elle ne portait que sur ceux qui envoyaient leurs enfans à l’école ; proportionnelle parce qu’elle avait pour base l’étendue de l’enseignement (soit 5 sols par mois pour ceux qui apprenaient seulement à lire et 10 sols quand on y joignait l’écriture). Là, au contraire, la taxe était obligatoire pour tous les paroissiens, mais proportionnelle à leurs facultés, et elle se percevait au moyen d’une redevance en argent ou en nature, imposée sur chaque feu, indépendamment des mois des écoliers. Ailleurs le traitement du maître se composait d’une imposition au marc la livre de la taille royale. C’était le mode le plus généralement recommande par les intendans. Il avait sur le précédent l’avantage de peser plus lourdement sur les habitans aisés que sur les autres.

Dans quelques localités, la rétribution se composait d’une somme d’argent, très variable, et d’une dotation territoriale. M. de Charmasse cite le cas d’un maître qui, outre une indemnité de 90 livres produite par une imposition spéciale, avait encore la jouissance de trois journaux de terre et la faculté de nourrir deux vaches et douze brebis sur le commun.

Souvent aussi les émolumens d’un recteur ne consistaient qu’en redevances. Mme au XVIIIe siècle, ce mode était fort en faveur, principalement auprès des petites communautés. Une l’était guère, en revanche, auprès des intendans. Beaucoup l’interdisaient comme étant la source d’une foule de difficulté., et de litiges et comme contraire aux règles d’une bonne administration. « M. l’intendant n’est pas dans l’usage de permettre de pareilles rétributions, écrit en 1768 le subdélégué Boileau au syndic de la communauté de Pommard. Il serait plus à propos de fixer une somme qui s’imposerait sur tous les habitans. »

Mais, quel que fût le système adopté par les communautés, la partie fixe de la rémunération des recteurs n’en était pas à beaucoup près la plus importante. En général, ils avaient le logement ou recevaient, pour en tenir lieu, une indemnité. De plus, comme sacristains, chantres, bedeaux, sonneurs, horlogers, voire même fossoyeurs, ils étaient payés par la fabrique ou la communauté. L’assistance aux mariages et aux enterremens leur était également comptée, à raison de 15 sols et le dîner pour les mariages et de 20 sols pour les enterremens. Rappelons enfin qu’avant 1789 les classes vaquaient quatre ou cinq mois de l’année dans les petites écoles et que, pendant ce laps de temps, les maîtres avaient toute liberté de se consacrer à tels travaux ou d’exercer tel métier qui pouvaient leur convenir.

Il y avait là, quoi qu’on ait dit, de sérieux avantages. Toutes ces petites rétributions ajoutées les unes aux autres finissaient par faire une somme, et, si l’on tient compte du prix de l’argent, on arrive à cette conclusion que, sans être entièrement à leur aise, les recteurs avaient en général de quoi vivre. Certes, nous n’allons pas jusqu’à prétendre, comme certains écrivains, qu’ils étaient au point de vue matériel aussi bien partagés que le sont aujourd’hui nos instituteurs ; mais nous ne croyons pas exagérer en constatant que leur sort avait été déjà bien amélioré, dans les dernières années de la monarchie.

Par contre, il semble difficile de ne pas admettre qu’au point de vue de la considération dont un gouvernement éclairé doit toujours entourer les instituteurs de la jeunesse, la condition des recteurs laissait fort à désirer. Sans en faire, comme on y tend aujourd’hui, une espèce de troisième pouvoir dans la commune en face du maire et du curé, il semble que l’ancien régime aurait pu les tenir dans une situation moins subalterne et surtout moins dépendante à l’égard du clergé. Dans les premiers temps, au moyen âge, il était tout naturel que l’église exerçât sur les grammairiens, comme on les appelait, une véritable dictature. L’enseignement rentrait dans son domaine ; nul ne le lui disputait, et pour cause. L’école n’était pour ainsi dire que le prolongement de la paroisse ou du monastère. Il fallait bien que le curé y fût tout-puissant, qu’il eût droit de justice et de surveillance sur les maîtres. Qui eût exercé ce pouvoir à sa place ? Mais qu’en plein XVIIIe siècle les recteurs fussent soumis à l’approbation diocésaine, qu’ils pussent être non-seulement inspectés, mais encore révoqués par les évêques, et cela sans appel, sans que le pouvoir civil, laïque, fût consulté, en un mot, que l’école fût encore sous la tutelle de l’église, il y avait là quelque chose de choquant et qui ne pouvait durer. L’anachronisme était manifeste. Aussi voyons-nous déjà, dans la première moitié du XVIIIe siècle, un grand nombre de maîtres et de communautés essayer de se soustraire au joug. Dans une visite pastorale de 1737, l’évêque de Bayonne en trouve plusieurs en défaut et est obligé de recourir au bras séculier, c’est-à-dire, dans l’espèce, au parlement de Navarre, qui rend un arrêt enjoignant aux délinquans de se mettre en règle[6]. « Quelque soin et quelque activité qu’apportât le bureau ou conseil épiscopal à l’exécution régulière des ordonnances du diocèse, dit M. Fayet, il constatait encore fréquemment que bien des maîtres étaient restés de longues années en exercice sans avoir demandé l’approbation épiscopale. » Cependant la loi était bien formelle. Nous venons de citer un arrêt du parlement de Navarre ; jusqu’à la révolution la jurisprudence demeure conforme à cet arrêt, témoin cet extrait du répertoire de Guyot publié en 1784 ;

« Quoique la discipline des écoles soit séculière et regarde la police des villes, cependant les ordonnances et les arrêts ont donné aux évêques, aux curés et autres personnes ecclésiastiques la connaissance de ces matières. C’est ce qu’a prescrit le concile de Narbonne, tenu en 1551, et cette disposition se trouve autorisée par divers arrêts du concile. Ces arrêts ont fait défense aux officiers municipaux des villes de connaître de ce qui concernait les petites écoles, et d’y établir aucun maître sans approbation par écrit de l’évêque, dans les lieux mêmes où les gages sont payés par les habitans[7], Dans les petits endroits, on se contente de l’approbation des curés, conformément à l’article la de l’édit de décembre 1606 et à l’article 25 de l’édit d’avril 1695.

Suivant cette dernière loi, les évêques ou leurs archidiacres peuvent interroger les maîtres et maîtresses d’écoles dans le cours de leurs visites et ordonner qu’on en mette d’autres à leur place lorsqu’ils ne sont pas contens de leur doctrine et de leurs mœurs, et même en d’autres temps que dans le cours de leurs visites. La jurisprudence des arrêts est conforme à ces dispositions. »

On le voit par cette citation, les titres de l’église étaient bien authentiques. À l’évêque ou à son délégué appartenaient l’approbation, la surveillance et même la révocation des recteurs ; les communautés n’en avaient que la nomination conditionnelle[8]. C’était l’évêque aussi qui faisait tous les règlemens en usage dans les écoles du diocèse. Il nous en reste plusieurs spécimens intéressans, entr’autres un qu’a retrouvé M. de Charmasse dans le recueil des ordonnances synodales du diocèse d’Autun et qui porte la signature d’un prélat dont le souvenir est encore vénéré dans cette ville, Mgr de Roquette.

Mais, pour légale qu’elle fût et si paternellement qu’en général elle s’exerçât, on conçoit fort bien que cette espèce de suzeraineté du clergé sur le personnel enseignant ne fût plus acceptée qu’avec répugnance à une époque d’émancipation universelle. Il existe aux Archives un Cahier des doléances à présenter aux états-généraux assemblés à Paris par les instituteurs des petites villes, bourgs et villages de la Bourgogne. Ce qui éclate à chaque page de ce document inédit, c’est moins le souci d’une meilleure rétribution qu’un désir ardent d’indépendance et de respectabilité.

« Premièrement, y est-il dit, les grammairiens, maîtres, écrivains et recteurs d’écoles sont chargés d’enseigner aux enfans les devoirs de la religion et la partie des sciences pour laquelle on les leur confie ; et, pour cet effet, ils emploient leur temps dès le matin au soir, quelquefois même au-delà.

« Secondement, dans les petites villes, bourgs et villages, les maîtres, après avoir passé les heures et les jours dus au travail dans leur classe, après s’être épuisés dans les pénibles instructions de la jeunesse, sont encore obligés d’être à l’église les premiers chantres et soutenir le chœur dans le service divin. Dans la plupart des campagnes mêmes, les recteurs d’école sont tenus d’assister les pasteurs dans toutes les fonctions de leur ministère, soit de jour, soit de nuit. Ce n’est pas tout : ils sont encore souvent sacristains, marguilliers et sonneurs. — En sont-ils pour cela plus heureux ou plus considérés ? Tant s’en faut. Il semble au contraire que plus ils rendent de services dans une communauté, plus ils sont avilis. On les regarde comme de vils mercenaires auxquels chaque paroisse ou communauté donne un gage (rougissons du terme), oui, un gage comme au dernier des valets, depuis 40 jusqu’à 150 livres et qui très rarement dans les petites villes ou bourgs monte à 200 livres ou excède cette somme. On les exempte en outre des impôts s’ils n’ont point de biens-fonds, et quelquefois sont logés, et avec cela, quoique vivant très sobrement, ils ont à peine leur subsistance… Ils n’ont aucune part aux biens communaux et ne jouissent d’aucuns avantages locaux parce que, dit-on, on les a exemptés des charges. Que si quelquefois on leur accorde une portion dans les fruits qui croissent dans le pays, c’est une simple permission de quêter comme des mendians…

« Troisièmement, ils sont regardés comme étrangers et non comme citoyens et n’ont point entrée aux assemblées des communes. Comme gens errans et sans aveu ils n’y ont aucune voix délibérative. Si quelquefois un maître est appelé dans une assemblée, ce sera pour servir de scribe à défaut de celui qui est établi et payé pour l’être, ou si on l’en charge, il faut qu’il le fasse gratis. Encore croit-on lui faire trop, d’honneur en lui confiant cette fonction. »

Viennent ensuite les vœux, au nombre de six :

1o Qu’aucun maître ne puisse être nommé avant d’avoir accompli sa vingtième année, d’être marié ou de s’engager à l’être dans l’année, à moins de « demeurer avec père, mère, frère ou sœur. »

2o Que les candidats soient munis de bons certificats de vie, mœurs et catholicité, et astreints à passer leur examen en présence des pasteurs et magistrats « à iceux joints quatre notables habitans. »

3o Qu’un maître une fois admis dans telle ville ou commune ne puisse être destitué que de l’autorité des administrateurs et pour des causes légitimes.

4o Que les instituteurs de la jeunesse dépendent positivement du gouvernement ou de l’administration provinciale, quoique « surveillés dans leurs fonctions des pasteurs et des magistrats qui seraient tenus de visiter de temps en temps les écoles » et d’en rendre compte à l’administration.

5o Qu’ils aient « qualité de citoyen dans les lieux qu’ils habiteront, » c’est-à-dire le droit d’entrer aux assemblées des communes et d’y prendre part aux délibérations, et qu’en conséquence ils soient appelés à supporter, suivant leur rang, les charges de l’état « excepté celles qui seraient absolument incompatibles avec leur fonction. »

6o Enfin, qu’on leur fasse une pension fixe « payée par le gouvernement ou la province » et que les communautés n’aient plus d’autre charge que de loger leurs maîtres suivant l’usage, « supprimant ainsi tous mois d’écoliers, toutes quêtes, toutes perceptions et droits onéreux aux habitans qui les paient et honteux pour ceux qui les reçoivent. »

Tout n’est pas également fondé dans ces réclamations, ni vrai dans le portrait que les instituteurs de Bourgogne traçaient d’eux-mêmes à la veille de la révolution. Évidemment la couleur en est très chargée, les traits durs, l’expression emphatique. On y entrevoit des profondeurs d’amertume accumulée et l’on y sent comme un frémissement de colère mal contenue. Voltaire et Diderot ont déjà passé par là. Néanmoins, la part une fois faite à l’exagération du langage, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’une refonte complète de la législation des petites écoles était urgente et que là comme ailleurs la royauté manqua de clairvoyance et de présence d’esprit en ne prenant pas la direction d’un mouvement aussi légitime.

Soyons justes pourtant, ce mouvement, la royauté semblait prête à s’en emparer quand elle fut emportée par les événemens, et ce n’étaient pas seulement des rêveurs isolés, comme Turgot, qui l’y poussaient. Dès le milieu du XVIIIe siècle, l’idée de la sécularisation de l’enseignement se manifestait sans beaucoup de suite assurément et d’une façon bien timide encore ; mais enfin le branle était donné : déjà quelques intendans, touchés de l’esprit révolutionnaire avant la révolution, cherchaient à substituer leur autorité à celle de l’église et s’attribuaient tout doucement le droit d’approbation sans que cette victoire de l’esprit laïque sur l’épiscopat rencontrât de résistance, tant il est vrai que l’heure était venue. Le fait a été observé dans plusieurs provinces ; avec le temps il se serait certainement généralisé. Et l’on devine bien quels en eussent été les résultats très prochains. Un écrivain du XVIIIe siècle, dont on a quelquefois invoqué le témoignage, a dit des maîtres d’école de son temps que « lire, écrire sans principes et faire tant bien que mal les premières règles de l’arithmétique était toute leur science. » Il ajoutait plaisamment : « C’est un jeune homme qui sort de l’école, qui craint le sort de la milice, qui a été enfant de chœur dans son village, qui sait lire jusqu’à trouver l’office du jour dans un livre d’église, qui chante au lutrin, qui écrit quoique machinalement et sans principes, qui fait tant bien que mal les premières règles de l’arithmétique. Voilà toute la science de l’instituteur que l’on donne à la jeunesse. Il se présente, il fait éclater une voix qui approche de celle de Stentor, on le croit habile, il est reçu avec applaudissement. M. le magister se pavane dans l’église avec une chape sur le corps ; peu s’en faut qu’il ne veuille faire la loi au curé de la paroisse. »

L’abbé Courtalon, curé de Sainte-Savine, à Troyes, — car cette citation est de lui, — n’aurait certainement pas tenu ce langage si l’initiative prise par quelques administrateurs intelligens dans certaines provinces avait eu beaucoup d’imitateurs ; car le premier soin de l’état, en mettant la main sur les écoles, eût été d’en assurer le recrutement au moyen de ces maisons d’institution[9] dont l’idée commençait à se répandre et que la révolution devait un jour reprendre sans réussir à l’appliquer.


II.

L’histoire des établissemens d’enseignement secondaire et supérieur avant 1789 n’est plus à faire. Du Boulay, M. Taranne, M. Vallet de Viriville, M. Jourdain, pour ne citer que les travaux les plus complets et les plus importans sur la matière, l’ont écrite, le dernier surtout, avec une ampleur et une autorité qui ne sauraient être égalées. Aussi glisserons-nous légèrement sur toute la partie de cette étude relative au nombre et à la population des collèges et des universités, à leur régime, à leur personnel, et nous attacherons-nous de préférence au seul point sur lequel tout n’ait peut-être pas encore été dit : l’enseignement.

Il existait en France, dans les dernières années de l’ancien régime, pour une population de 25 millions d’habitans, 562 collèges (nous empruntons ce chiffre au rapport de M. Villemain sur la situation de l’enseignement secondaire en 1843).

Ces 562 collèges comptaient 72,747 élèves, dont 40,000 environ recevaient l’instruction soit entièrement, soit partiellement gratuite.

Aujourd’hui, d’après la dernière statistique officielle publiée, pour 38 millions d’habitans, la France ne possède plus que 81 lycées et 300 collèges communaux, dont la population est, pour les lycées, de 40,995, et pour les collèges de 38,236 élèves. Soit, en tout, 79,231 élèves, dont 4,949 boursiers, internes ou externes, à bourse entière, à demi ou même à quart de bourse.

De la comparaison de ces chiffres, il résulte qu’en 90 ans, bien que la population ait augmenté de plus du tiers, l’enseignement secondaire public n’a gagné que 6,484 élèves et qu’il a perdu 35,000 boursiers et 200 établissemens.

Il est vrai qu’avant la révolution le clergé se recrutait presque entièrement parmi les élèves sortis des divers collèges et qu’il n’y avait pas à cette époque, à côté des grands séminaires, d’écoles préparatoires pour les premières études des aspirans au sacerdoce, telles que les écoles secondaires ecclésiastiques. D’où il suit qu’en bonne statistique, et pour tenir compte de la part considérable que l’église prélevait sur le nombre total des élèves dans l’ancien système d’enseignement, il faudrait ajouter à l’effectif actuel des collèges et des lycées celui des petits séminaires.

Mais, d’autre part, il en faudrait retrancher les 14,000 élèves qui se trouvaient, d’après les derniers états de situation, dans les classes élémentaires de nos lycées et collèges et qui, par parenthèse, figureraient bien plus justement dans une statistique de l’enseignement primaire. Et de cette sorte la proportion ne serait pas pas sensiblement changée.

Veut-on encore quelques chiffres ? (Nous les empruntons toujours à M. Villemain.) « La population du royaume étant avant 1789 de 25 millions d’habitans, devait compter, d’après les tables du Bureau des longitudes, 2,326,364 enfans mâles de 8 à 18 ans. Le nombre des élèves étant alors de 72,747 enfans, il y avait ainsi un élève sur 31 enfans. Aujourd’hui (en 1843), sur le chiffre total de 34 millions d’habitans, il y a 3,182,397 enfans en âge de recevoir l’instruction classique. Le nombre des élèves des divers établissemens, y compris les écoles secondaires ecclésiastiques, étant de 89,341, la proportion est de 1 élève sur 37. »

L’enseignement secondaire était donc, sous l’ancien régime et sans qu’il en coûtât presque rien au trésor, dans un état de prospérité où il n’est parvenu de nos jours qu’au prix de longs efforts et de grands sacrifices. Il avait de plus, à nos yeux du moins, le mérite de n’être pas concentré comme aujourd’hui dans quelques grandes villes. Il était plus également réparti sur toute la surface du territoire. C’est ainsi que des localités d’une importance très secondaire possédaient souvent des établissemens considérables. Au collège de la Flèche, d’après un catalogue envoyé à Rome et conservé dans les archives du Gesu, il n’y avait pas moins de 1,300 élèves en 1625, et le président Rolland en comptait encore 700, en 1763, après l’expulsion des jésuites. À Sorèze, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il y en avait plus de 500 ; au Mans, 900 ; à Dieppe, de 150 à 200.

On n’a pas pu contester ces chiffres ni faire qu’il en sortît un rapprochement qui, sans être humiliant pour l’état moderne, est assurément fort honorable pour l’ancien. Mais on n’a pas laissé de chercher à en diminuer la portée. L’opinion de Richelieu[10], qui trouvait déjà de son temps le nombre des collèges excessif, celle de Louis XIV[11], qui en eût aussi voulu moins et de meilleurs, celle de Guyton de Morveau, qui allait jusqu’à se demander « si la politique d’un état ne devrait pas leur assigner des bornes et jusqu’à quel point le législateur doit favoriser les moyens de s’instruire dans les sciences et dans les lettres, » et qui proposait carrément de « supprimer tous les établissemens de cours gratuits ; » celle de La Chatolais, qui, non content de dénoncer les frères de la doctrine chrétienne aux proscripteurs des jésuites, « regrettait de voir tant d’étudians dans un royaume où tout le monde s’inquiétait de la dépopulation, » tous ces témoignages et bien d’autres encore qu’il serait trop long de citer ont tour à tour servi d’argument aux adversaires systématiques de l’ancien régime. Ils leur ont emprunté la plupart des traits de la peinture qu’ils ont tracée de l’instruction publique avant 1789, et, pendant longtemps, sur la seule autorité de ces témoignages, il n’a pas été permis de penser qu’une organisation qui a produit les deux plus grands siècles littéraires de la France ne devait pas être si défectueuse.

Que n’a-t-on pas écrit sur le régime intérieur, la discipline, les coutumes surannées et bizarres, les querelles intestines, l’esprit étroit et rétrograde des anciens collèges et des universités, sur l’état de délabrement d’un grand nombre de ces établissemens et la condition misérable de leurs professeurs ! Sans doute il y a dans ces critiques une part de vérité. La France du XVIIIe siècle était fort arriérée sous le rapport de la pédagogie ; l’esprit et les formes gothiques pesaient toujours sur elle et s’opposaient à toute grande réforme. On était encore, en fait de législation scolaire, et l’université demeura jusqu’au règlement de 1769 sous l’empire des statuts d’Henri IV. Quant à ce chiffre de 562 collèges, il est clair qu’il ne faudrait pas en tirer une conclusion trop absolue. S’il en était de florissans, il n’en manquait pas non plus qui végétaient. À Paris même, avant l’expulsion des jésuites, plusieurs de ces prétendus collèges n’étaient que d’infimes pensionnats sans clientèle et sans fortes études, où de rares professeurs enseignaient un peu de latin à de non moins rares écoliers. Ce qu’on appelait l’exercice, c’est-à-dire l’enseignement de la grammaire, des belles-lettres et de la philosophie, en avait disparu depuis longtemps. Les revenus suffisaient à peine à l’entretien des boursiers, les bâtimens tombaient en ruines. Enfin, au fur et à mesure qu’on s’était avancé dans le XVIIIe siècle, il était devenu plus évident que ces vieilles fondations ne pouvaient plus subsister. Tels étaient les collèges de Bayeux, fondés par Guillaume Bouet, évêque de Bayeux, pour 21 boursiers ; celui de Séez, fondé par Grégoire Langlois, évêque de Séez, pour 12 boursiers ; celui du Mans, fondé par le cardinal Philippe de Luxembourg en faveur de 12 écoliers pauvres de son diocèse, et bien d’autres. Cependant il s’en faut que l’état de ces établissemens et, d’une façon plus générale, la condition des régens et professeurs des collèges et des universités fût aussi précaire qu’on l’a prétendu. Nous avons sous les yeux une pétition à l’assemblée nationale des régens du collège d’Ajaccio, un des plus petits qu’il y eût en France[12]. D’après ce document, les émolumens fixes du recteur ou principal étaient de 1,000 livres ; ceux du professeur de rhétorique, de 900 livres ; ceux des deux professeurs d’humanité, de 750 livres, et ceux des professeurs de grammaire, de 650 livres. Et là ne se bornait pas en réalité le gage des régens ; ils en trouvaient le complément soit dans la rétribution payée par les écoliers, soit dans une foule de petits avantages variables suivant les localités et néanmoins fort appréciables.

À dire vrai, la rétribution scolaire était loin d’exister partout. Dans les collèges des jésuites, notamment, les classes étaient ouvertes à tous les enfans que les familles jugeaient à propos d’y envoyer sans qu’elles eussent à payer aucuns frais d’études. Il en était ou il en fut de même à Paris : au collège des Quatre-Nations, en vertu des lettres patentes qui servaient de règlement à la fondation du cardinal Mazarin et dans les autres collèges à partir de 1719. On sait qu’à cette époque, grâce à l’intelligente libéralité du régent, qui consentit à ce que le produit des messageries royales fût joint à celui des messageries de l’université, l’instruction devint entièrement gratuite dans tous les établissemens de plein exercice dépendant de la faculté des arts. Les émolumens fixes des professeurs de philosophie et de rhétorique furent alors portés à 1,000 livres, ceux des professeurs de seconde et de troisième à 800 livres, ceux des professeurs de quatrième, cinquième et sixième à 600 liv., leur éventuel à peu près au même chiffre. En 1783, il était de l,400, 1,200 et 1,000 livres. Ces sommes nous paraissent bien faibles aujourd’hui ; dans le moment, il ne paraît pas qu’elles aient été jugées insuffisantes. En effet, l’école de Paris accueillit avec un véritable enthousiasme la publication de l’édit qui instituait la gratuité. « Il semblait, a dit son historien[13], qu’elle fût appelés à une nouvelle vie et que Louis XV, ou plutôt le duc d’Orléans, fût son second fondateur. Par mandement du recteur un Te Deum fut chanté dans les collèges et deux jours de congé accordés aux élèves. L’université en corps alla remercier le roi, le régent, le garde des sceaux. Et Coffin, heureux de servir d’interprète aux sentimens de ses collègues, exprima en termes bien sentis les motifs de leur reconnaissance. « Vous avez compris, monseigneur, dit-il au régent, que l’éducation de la jeunesse est le premier et le plus solide fondement de la gloire et de la félicité des états ; que l’honneur et la liberté sont l’âme des lettres, que pour servir plus utilement le public dans nos professions il faut être indépendant… C’est par des vues si nobles et si élevées, monseigneur, que vous avez formé le dessein de l’instruction gratuite dans l’Université de Paris et que vous en avez avancé l’exécution avec un empressement qui pourrait faire douter si vous avez eu plus de joie en nous accordant cette faveur que nous en la recevant. »

Que ce langage fût celui de gens aigris et mécontens de leur sort, il serait difficile de le soutenir. On aurait aussi quelque peine à démontrer que les membres des collèges et des universités fussent tombés, au point qu’on l’a prétendu, dans l’estime publique. Le parlement et l’église exceptés, il n’y avait pas avant 1789 de corps plus considéré ni qui poussât plus loin le sentiment de son honneur. À plusieurs reprises, au cours de son histoire, l’Université de Paris eut à défendre ses prérogatives contre le pouvoir royal lui-même, et toujours elle le sut faire avec une respectueuse fermeté qui l’honore grandement. C’est ainsi qu’en 1734, sous l’administration du cardinal Fleury, quelques-uns de ses suppôts ayant été révoqués ou déplacés par lettres de cachet, elle rédigea successivement trois mémoires où se trouvaient rappelés avec beaucoup de force les droits de ses membres à l’inamovibilité. Elle n’obtint pas gain de cause à la vérité. Le cardinal Fleury maintint sa décision, mais il eut soin, dans la très courtoise réponse qu’il fit au recteur, de lui bien marquer que « l’intention de Sa Majesté n’était pas d’oster à l’université ses droits et privilèges,.. et qu’en son particulier il y concourrait toujours avec plaisir quand il s’agirait du soutien et des avantages d’un corps aussi illustre. » C’est en ces termes que le premier ministre de Louis XV écrivait au chef de cette Université de Paris, si décriée de nos jours par quelques écrivains ? Que penser maintenant de la valeur des critiques adressées par les mêmes personnes à son enseignement ? Nous devons ici pour plus de clarté remonter à la double source d’où sont sorties ces critiques.

L’ancienne organisation des études en France a succombé sous l’effort combiné des deux plus grandes forces qu’il y eût au XVIIIe siècle, les parlementaires et les philosophes, également acharnés contre elle, quoique dans des vues et pour des motifs différens : les uns poursuivant la revanche du jansénisme et la résurrection de l’esprit et des méthodes de Port-Royal ; les autres s’attaquant à l’université comme à l’une des forteresses de l’ancien régime : ceux-ci, qui se seraient volontiers contentés d’une réforme à la condition qu’ils en fussent chargés et qu’elle dût profiter à leur influence ; ceux-là qui, dans leurs rêves de progrès et de régénération, considéraient la ruine de toutes les institutions du moyen âge comme autant de destructions nécessaires. Entre ces deux forces poussées par des principes et guidées par des mobiles aussi contraires, entre ces hommes dont les uns étaient encore animés de la foi la plus pure et dont les autres avaient toujours été des fanatiques d’irréligion, il se conclut, un jour, une alliance tacite. Tout les séparait : ils n’avaient les mêmes idées, ni sur le gouvernement, ni sur la société, ni sur l’éducation ; ils appartenaient à des mondes et parlaient des langues absolument dissemblables. Ceux-ci, par l’esprit de corporation, par toutes leurs traditions et par leurs tendances se rattachaient étroitement au passé ; chez les autres, il y avait déjà comme une lueur de 93. La haine de l’ennemi commun les rapprocha ; la croisade contre les jésuites en fit des amis, leur expulsion des complices.

C’est pourquoi nous croyons qu’il faut singulièrement se défier du témoignage de ces hommes. Leur unanimité ne prouve rien ; au contraire, elle est le plus clair indice de leurs communes passions. Et, sans les récuser absolument, — ils ont droit d’être entendus, comme tout le monde, dans la cause, — on peut bien n’accorder à leurs dépositions que la valeur qu’on accorde d’ordinaire aux dires des parties intéressées. Avant comme après l’édit de 1763, ce qui éclate dans les écrits des encyclopédistes et des parlementaires, dans la violence et l’âpreté de leurs jugemens sur l’université, c’est le dessein de poursuivre jusque dans ses derniers retranchemens l’esprit et l’influence jésuitiques. Lisez le mémoire de La Chatolais, lisez-le sans parti-pris, froidement, et vous verrez si vous ne croyez pas encore entendre le fougueux magistrat requérir du haut de son siège l’application des lois du royaume contre les congrégations. Il y a du réquisitoire aussi dans le plan d’éducation de Rolland, dans celui de Guyton de Morveau, comme il y a du pamphlet chez Diderot, chez d’Alembert, chez Helvétius. De modération dans la pensée et de mesure dans l’expression, il ne faut pas en demander à ces derniers ; manifestement, ils ne sont pas de sang-froid. Voyez par exemple de quelle façon sommaire Diderot exécute les collèges : « C’est là qu’on cherche encore aujourd’hui, dit-il, sous le nom de belles-lettres deux langues mortes qui ne sont utiles qu’à un très petit nombre de citoyens ; c’est là qu’on les étudie pendant six ou sept ans sans les apprendre ; que sous le nom de rhétorique on enseigne l’art de parler avant que d’avoir des idées ; que sous le nom de logique on se remplit la tête des subtilités d’Aristote et de sa très sublime et très inutile théorie du syllogisme et qu’on délaie en cent pages obscures ce qu’on pourrait exposer clairement en quatre ; que sous le nom de morale je ne sais ce qu’on dit, mais je sais qu’on ne dit pas un mot ni des qualités de l’esprit, ni des vices, ni des vertus, ni des devoirs, ni des lois, ni des contrats. »[14].

Ailleurs[15] encore : « J’ai passé les premières années de ma vie dans les écoles publiques… et j’y ai vu cinq ou six sujets merveilleux occupés pendant six ou sept ans de l’étude des langues anciennes qu’ils n’ont point apprises. Je les ai vus tous sortir du collège sots, ignorans et corrompus. »

Voilà pour la faculté des arts ; voici maintenant pour les autres.

« Notre faculté de droit est misérable. On n’y dit pas un mot de droit français ; pas plus du droit des gens que s’il y en avait point ; rien de notre code civil et criminel ; rien de notre procédure, rien de nos lois, rien des constitutions de l’état, rien du droit des souverains, rien de celui des sujets, rien de la liberté, rien de la propriété, pas davantage des offices et des contrats… De quoi s’occupe-t-on donc ? On s’occupe du droit romain dans toutes ses branches. La faculté de droit n’habite plus un vieux bâtiment gothique, mais elle parle goth sous les superbes arcades de l’édifice qu’on lui a élevé.

« La faculté de théologie a réglé les études sur les circonstances présentes : elles sont tournées vers la controverse avec les protestans, les luthériens, les sociniens, les déistes et la nuée des incrédules modernes. Elle est elle-même une excellente école d’incrédulité ; il y a peu de sorbonnistes qui ne recèlent sous leur fourrure ou le déisme ou l’athéisme. Ils n’en sont que plus intolérans et plus brouillons ; ils le sont par caractère ou par ambition, ou par intérêt, ou par hypocrisie. Ce sont les sujets de l’état les plus inutiles, les plus intraitables et les plus dangereux…

« Notre faculté de médecine est la meilleure des quatre. On y enseigne l’anatomie, la chirurgie, le traitement des maladies dans toutes les branches, les élémens de l’histoire naturelle, la botanique, la chimie et la pharmacie. D’ailleurs point de pratique[16] et c’est un grand défaut…[17] ».

Dans l’Encyclopédie, d’Alembert va tout aussi loin ; c’est la même inspiration, le même esprit de dénigrement. Humanités, rhétorique, philosophie, mœurs, religion, sous tous ces rapports qu’il examine successivement, notre philosophe ne trouve qu’à condamner.

Les humanités ? « C’est ainsi que l’on appelle le temps que l’on emploie dans les collèges à s’instruire des principes de la langue latine. On y joint vers la fin quelque connaissance du grec. On y apprend à expliquer tant bien que mal les auteurs anciens les plus faciles, puis à composer tant bien que mal en latin. Et c’est tout. » La rhétorique ? « Étendre une pensée, circonduire et allonger des périodes, faire des amplifications, presque toujours en latin, et s’habituer ainsi à noyer dans deux feuilles de verbiage ce qu’on pourrait dire en dix lignes, voilà tout le fruit qui peut être retiré de cette classe. »

La philosophie ? Celle qu’on enseigne dans un grand nombre ce collèges « est à peu près celle que le maître de philosophie se propose d’apprendre au bourgeois gentilhomme. »

Les mœurs et la religion ? Quand la corruption fut-elle plus grande ? Au résumé, après dix ans passés dans un collège, un jeune homme, un bon élève encore, en sort avec la connaissance imparfaite d’une langue morte, avec des principes de rhétorique et de philosophie qu’il doit tâcher d’oublier, souvent le corps et l’âme également flétris par de précoces débauches, quelquefois avec les principes d’une dévotion mal entendue, mais le plus ordinairement avec une connaissance de la religion si superficielle qu’elle succombe à la première conversation ou à la première lecture dangereuse.

La note est dure : chez Helvétius, chez Grimm surtout, elle s’accentue encore. La seule chose qu’on apprenne au collège, au dire du premier, « c’est à faire des vers latins. » Quant à Grimm, il attribue tout le mal au christianisme. Le système d’éducation uniforme que cette révolution a produit a tenu les peuples abrutis pendant une longue suite de siècles, et malgré la renaissance des lettres, cet abrutissement subsiste. Les traces de l’esprit monacal se voient encore partout. C’est ainsi que, dans nos collèges, « nul germe de grandeur, nulle idée de patriotisme et de véritable gloire ne fut jamais inculquée à la jeunesse, » et c’est pourquoi « les héros et les grands hommes de toute espèce nous sont venus du Nord depuis deux siècles[18]. »

Passons maintenant aux parlementaires.

D’après La Chatolais, l’enseignement « se ressent partout de la barbarie des siècles passés, où l’on ne faisait étudier que ceux qui se destinaient à la cléricature. » Il se réduit encore à l’étude de la langue latine. On n’acquiert dans la plupart des collèges aucune connaissance du français ; on n’y apprend « qu’une philosophie abstraite qui ne peut être d’aucun usage dans le cours de la vie, qui ne renferme ni les principes de morale nécessaires pour se bien conduire dans la société, ni rien de ce qu’il importe de savoir étant homme. »

… La jeunesse « est intéressée à oublier en entrant dans le monde presque tout ce que ses prétendus instituteurs lui ont appris. » Sur mille étudians qui font leurs humanités, à peine en trouverait-on dix qui fussent en état « d’exposer clairement et avec méthode les premiers élémens de la religion, d’écrire une lettre, de discerner une bonne raison d’une mauvaise, un fait prouvé de celui qui ne l’est pas. »

Les Grecs et les Romains, « plus sages et plus vigilans que nous sur un objet aussi important que l’éducation, » s’étaient bien gardés « de l’abandonner à des hommes qui eussent des vues et des intérêts différens de ceux de la patrie ; elle était dirigée par des législateurs ou par des philosophes capables de l’être. » Elle était « nationale, » c’est-à-dire « relative à la constitution et aux lois ; elle tenait aux mœurs, tandis que chez nous, la jeunesse, après avoir essuyé toutes les fatigues et les ennuis des collèges, se trouve dans la nécessité d’apprendre en quoi consistent les devoirs communs à tous les hommes » et manque absolument « d’instruction sur les vertus morales et politiques. »

D’après Guyton de Morveau, il semblerait « qu’à la manière dont on élève tous les enfans, indifféremment, » l’éducation des collèges n’ait « d’autre méthode que celle qui conduit à faire des prêtres et des théologiens. » Le latin et le grec, une rhétorique qui n’est propre « qu’à dépraver le goût et à rendre l’esprit faux, » un cours de philosophie où, dans l’espace de deux années, « on n’apprend que des choses sèches et rebutantes, » voilà à quoi « se réduit cette méthode. »

Citons enfin, pour clore une énumération qui finirait par devenir fastidieuse, cette appréciation du président Rolland : « Je ne crains pas d’avancer que, dans les collèges, le plus grand nombre des jeunes gens perdent le temps qu’ils y passent, les uns pour avoir appris ce qu’il leur était inutile et quelquefois nuisible de savoir, les autres pour n’avoir pas été instruits de ce qu’il leur aurait été essentiel d’apprendre. »

Tels étaient le langage et les sentimens communs au jansénisme et à la philosophie du XVIIIe siècle, à l’auteur de la Religieuse et des Bijoux indiscrets et au vertueux Rolland, et telles sont encore aujourd’hui les grandes autorités dont on se sert pour maintenir la tradition de la décadence des études classiques à la fin de l’ancien régime. Mais que pèsent toutes ces déclamations intéressées devant les faits ? Oui ou non, le XVIIe et le XVIIIe siècle ont-ils été nos deux plus grands siècles littéraires ? oui ou non, ces deux siècles ont-ils vu s’épanouir dans tous les genres, philosophie, éloquence, histoire, poésie, les plus fortes et les plus nombreuses générations qui aient jamais été ? Si oui, d’où sortaient donc ces écrivains, à quelles écoles s’était formé leur esprit, et quels avaient été leurs instituteurs ? D’où venait aussi, je vous prie, cette société si parfaitement polie, qui donnait le ton à toute l’Europe et dont l’empire incontesté n’avait pour ainsi dire pas de frontières ? Qui avait élevé toute cette noblesse de plume depuis Reiz et La Rochefoucauld jusqu’à Saint-Simon et Montesquieu, ce clergé sans doute un peu léger, mais si français, cette bourgeoisie, si peu bourgeoise, où la moyenne des esprits était déjà presque une élite et qui entretenait sur tant de points à la fois, ce culte des choses de l’intelligence, ces traditions d’élégance et de bon goût, ce respect de la langue qu’on retrouve à un si haut degré dans toutes les œuvres de ce temps, depuis les plus fugitives jusqu’aux plus solides, depuis les moindres mémoires et correspondances jusqu’à ces admirables travaux d’érudition qui sont encore aujourd’hui des modèles de style et de critique ? Gothique tant qu’on voudra, un régime qui a donné de tels fruits avait du bon, une cause qui produit de si merveilleux effets n’est pas une cause condamnée. Libre à l’Allemand Grimm de biffer d’un trait de plume Descartes et Pascal, Corneille et Molière, Voltaire et Rousseau, tout le génie, toute la culture française, et d’immoler cette gloire, cet éclat, cette perfection à son idole germanique ; nier que le système d’éducation contemporain de cette immortelle pléiade eût du mérite, c’est nier le soleil. En fait d’argument, dans ce procès les œuvres valent bien les critiques, et puisqu’on y a fait comparaître tant de témoins à charge, c’est bien le moins que les autres y soient appelés, qu’après Grimm on entende aussi Britannicus et Polyeucte.

Un homme qui devrait également figurer dans la cause et dont la parole mérite à coup sûr autant de crédit que celle d’un Diderot ou d’un La Chalotais, c’est le bon Rollin. L’auteur du Traité des études est bien aussi, dans une certaine mesure, sujet à caution. Si les parlementaires et les philosophes étaient passionnés contre l’université, il était, lui, passionné pour elle ; il l’aimait comme un fils peut aimer sa mère et il n’en a pas vu tous les défauts ou, quand il les a vus, ce n’est qu’avec d’infinies précautions et toutes sortes de détours qu’il s’est hasardé à en parler. Toutefois son livre est bien moins un traité dogmatique, une théorie de l’éducation qu’un exposé des méthodes et des pratiques en usage dans les collèges au commencement du XVIIIe siècle. C’est l’enseignement secondaire à cette époque pris sur le fait et pour ainsi dire photographié. Rollin songeait moins, — on l’a très bien dit, — « à proposer des nouveautés et des réformes qu’à être le rapporteur de ce qui se faisait dans l’université. »

Or que dit ce rapport ? quel tableau nous présente-t-il et quel enseignement s’en dégage ? Sans doute, il y a des parties faibles, de lacunes et des omissions regrettables dans le Traité des études. Pendant que certains exercices qui, par parenthèse, n’ont vu leur importance diminuer que de nos jours, y occupent une place exagérée, des branches entières de connaissances et des plus indispensables, l’histoire moderne, la géographie, les langues vivantes, les sciences mathématiques et physiques n’y figurent pas ou sont reléguées au dernier plan. Rollin, bien que descendant en droite ligne de Port-Royal, était trop imbu de l’esprit et des traditions universitaires pour ne pas tout subordonner à la langue classique par excellence. Mais, à côté de ces défauts, que de conseils précieux, de vues fortes et élevées ! Avec quelle sûreté de main et quel bonheur d’expressions il trace les règles d’une bonne discipline et marque le but des humanités ! Où philosophes et parlementaires ne voient que du temps perdu, de stériles efforts, un amas confus de connaissances inutiles acquises au détriment des positives, Rollin nous montre le goût qui s’épure, la raison qui mûrit, l’honnête homme qui se forme peu à peu. Loin de blâmer cette lente progression des études classiques qui était déjà de son temps le grand argument des adversaires des universités, il y trouve, au contraire, leur premier et leur plus solide mérite. Passer huit à dix années dans le commerce des plus beaux génies, « se familiariser avec ces hommes immortels qui sont sans aucun doute les meilleurs des maîtres, se nourrir par une lecture assidue de leurs ouvrages, » quelle salutaire incubation pour de jeunes esprits ! Où puiser plus sûrement qu’à pareille école le goût des belles et grandes choses et l’amour du bien ? Personne n’a mieux saisi ni placé dans une aussi vive lumière ce côté vraiment supérieur de l’éducation classique. Les lettres ont pu trouver de plus éloquens panégyristes ; aucun n’a marqué avec autant de force leur vertu morale et sociale. Il est vrai qu’ici Rollin emprunte le secours de la foi et qu’il est singulièrement soutenu par elle ; aux leçons de l’antiquité païenne il joint les enseignemens plus purs et plus élevés du christianisme. Dans son programme, l’étude et la pratique de la religion occupent peut-être, après le latin, la place la plus considérable. Faire d’honnêtes gens ne lui suffit pas ; former de pieux chrétiens, voilà le but suprême à atteindre, la fin dernière de toute bonne pédagogie.

Il y a loin de cette pédagogie, de cette large façon de comprendre les humanités aux critiques étroites et bornées qu’on rappelait tout à l’heure, et vraiment, si l’on peut considérer le Traité de Rollin comme l’expression exacte des études à la fin du XVIIe et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, il est difficile de se défendre d’un sentiment pénible en songeant à l’âpreté des griefs auxquels ont succombé nos collèges et nos universités et qui pèsent encore sur leur mémoire.

Est-ce à dire qu’il n’y eût pas d’urgentes et nombreuses réformes à introduire dans ces établissemens ? Non, certes, on ne le prétend pas. Si prospères qu’ils fussent et quelques fruits qu’ils eussent donnés, ils devaient nécessairement se transformer ou disparaître. L’ancienne organisation des études avait fait son temps, comme beaucoup d’autres choses. Le cadre en était devenu trop juste. À cette société du XVIIIe siècle, éprise de nouveautés, affolée de mouvement, insatiable de progrès, il fallait d’autres écoles, un enseignement plus varié, plus en rapport avec les aspirations et les idées régnantes, moins exclusivement littéraire. Il fallait que cet enseignement s’élargît et se complétât, qu’il s’ouvrît plus libéralement à l’esprit philosophique, aux sciences, à l’histoire, aux langues vivantes. On a dit que le latin était gentilhomme ; ce qui est certain, c’est qu’il ne répondait plus aux besoins de l’époque.

L’enseignement de l’histoire et de la philosophie surtout commandait une refonte complète. Sous le rapport de l’histoire, on n’avait pas avancé d’un pas depuis Rollin en 1789 ; on ne consacrait un peu de temps qu’à l’histoire romaine ; on en était encore « à en trouver pour s’appliquer à celle de France. » Elle n’avait guère été l’objet d’un enseignement sérieux que dans les collèges des jésuites, où régnait déjà le Précis du père Daniel, celui-là dont Voltaire a dit que, sans être au rang des grands écrivains, il était certainement « à celui des meilleurs historiens. »

Sous le rapport de la philosophie, on était peut-être un peu moins arriéré. Grâce aux efforts d’un des plus éminens prédécesseurs de Rollin dans le rectorat, Pourchot, la scolastique avait cédé la place aux principes essentiels du cartésianisme ; cependant elle se défendait encore et non sans succès dans plus d’une université.

Comment aussi laver les universités des reproches que leur ont valus leurs tendances rétrogrades, leur puéril attachement à des formes surannées et par-dessus tout les scandaleux abus qui les rongeaient ? Si le régime des collèges laissait à désirer, combien plus vicieux encore n’était pas celui de nos facultés de droit, de médecine et de théologie ! « À Toulouse, dit M. Jourdain[19], comme dans la plupart des universités, les abus s’étaient fort multipliés. Les étudians avaient pleine liberté pour s’affranchir des conditions de scolarité fixées par les statuts. Ils se présentaient aux examens sans produire aucun certificat d’études, ou simplement munis d’attestations délivrées par leurs condisciples. Une argumentation dérisoire qui se passait entre eux dans la salle des cours, sous l’œil du professeur, suffisait pour obtenir le baccalauréat et la licence ; quelquefois il arrivait que les grades fussent délivrés sans aucune épreuve préalable. Les professeurs, dégoûtés de leurs fonctions, se montraient aussi peu attachés que les écoliers eux-mêmes à leurs fonctions ; on en vit s’absenter pendant plusieurs mois, en laissant le soin des cours à des suppléans inconnus et incapables. »

À Bourges, où les jésuites occupaient seuls les chaires de la faculté des arts, — nous empruntons ce fait à M. Compayré, — les diplômes de maître ex-arts étaient souvent accordés à des aspirans qui n’avaient subi aucun examen, mais qui se recommandaient par d’autres titres spirituels ou temporels.

Dans la plupart des écoles de médecine, à ce que rapporte M. Vallet de Viriville, la collection des degrés n’était subordonnée à aucune garantie réelle d’instruction ni même d’études. C’était une simple question de finances et de formalités. « Des documens officiels attestent que des brevets de docteur se délivraient sans aucun rapport personnel entre les juges et les candidats, par correspondance. Les facultés de Paris et de Montpellier étaient les seules où des examens fussent imposés aux récipiendaires et qui eussent conservé quelque crédit… Au sein même de la capitale, la faculté de droit n’imposait plus depuis longtemps d’examen sérieux à ceux qui se présentaient pour recevoir ses grades. Ses diplômes s’achetaient également. »

Il est clair qu’une telle corruption de la discipline devait avoir pour conséquence un notable affaiblissement des études supérieures. Elle appelait en tout cas une énergique intervention de l’état, et, là comme dans l’ordre des petites écoles, on doit regretter que la royauté n’ait pas tu plus tôt le sentiment des devoirs et des responsabilités qui lui incombaient.

Sauf l’institution, en 1746, du concours général des collèges de Paris, c’est en effet de la seconde moitié du XVIIIe siècle que datent les premiers et les seuls efforts sérieux d’organisation qui soient à l’honneur de l’ancien régime, tels que l’affectation à l’université des vastes terrains naguère occupés par ses rivaux ; la réunion au collège Louis-le-Grand de 27 petits collèges et de leurs bourses, l’établissement d’un chef-lieu de l’université dans une partie des bâtimens de ce même collège, en 1763 ; la création de soixante places d’agrégés près la faculté des arts et d’un concours d’agrégation, en 1766 ; enfin le règlement du 4 décembre 1769 pour les exercices intérieurs du collège Louis-le-Grand.

L’honneur de ces premiers essais d’organisation revient au parlement, surtout à celui de Paris, qui donna l’impulsion, et cet honneur est réel. Toutes ces mesures étaient bonnes ; l’institution du concours d’agrégation surtout eût certainement produit avec le temps les meilleurs résultats. Gardons-nous cependant d’exagérer. Si judicieuse qu’ait été l’initiative des parlemens, il ne faut pas oublier, en stricte équité, qu’elle leur était en quelque sorte imposée par le rôle décisif qu’ils avaient joué dans le plus grand événement scolaire du temps. On a beaucoup disserté sur l’expulsion des jésuites, et le sujet n’est malheureusement pas, il s’en faut, épuisé. Il n’entre pas dans le cadre de cette étude d’apprécier les causes et la moralité de cette révolution moitié pédagogique et moitié politique ; une telle digression nous entraînerait beaucoup trop loin.

Mais, quelque opinion qu’on professe sur le fond même de la question, une chose certaine, c’est que la suppression des 200 collèges de la compagnie de Jésus dut porter un grand trouble dans les études, les jésuites, en disparaissant, après une possession d’état de deux siècles, laissaient un vide immense. Ce vide, il fallait le combler. Or, qui y était plus directement intéressé que les parlemens ? À qui revenait plus nécessairement la tâche de réparer, dans la mesure du possible, tant de ruines accumulées en un instant ? À qui, si ce n’est à ceux qui les avaient faites ? Que si après avoir soulevé l’opinion contre la société de Jésus, avoir instruit son procès, l’avoir dissoute et chassée, les parlemens s’étaient croisé les bras, à quels reproches d’impuissance et d’étourderie ne se seraient pas exposés ces graves compagnies ? C’était bien le moins, en vérité, qu’ayant détruit, ils aient tenté de restaurer.

Et notre observation ne vise pas seulement les quelques mesures conservatoires énumérées plus haut ; elle s’applique avec non moins de force aux projets beaucoup plus vastes élaborés en particulier par plusieurs parlementaires. L’expulsion des jésuites devait, par une suite toute naturelle, amener leurs adversaires au dessein d’une éducation nationale et civile dirigée par l’état, dans le sens de ses principes et de ses intérêts. Tel est en effet le fond commun des projets de La Chatolais, de Guy ton de Morveau, de Rolland. Sans doute, on n’y trouverait pas la pure conception de l’état enseignant, encore moins l’idée du monopole et de la centralisation universitaires. Il faudra du temps et singulièrement de génie pour tirer de leurs prédisses cette large et puissante conclusion. Mais le germe est né, il vit ; vienne qui le féconde, et il se développera.

C’est surtout le plan de Rolland qu’il faut étudier si l’on veut bien se rendre compte du mouvement des esprits en matière d’instruction publique dans les derniers temps de la monarchie. Le Mémoire de La Chalotais n’avait guère été qu’une furieuse et brillante charge contre les collèges ; les vues de réorganisation n’y abondent pas. De même, chez Guyton de Morveau, la partie critique est de beaucoup la plus importante. Avec Rolland, au contraire, nous sommes en présence d’un esprit très net et très positif, allant droit à la solution pratique, et l’indiquant toujours. Il y a d’incontestables qualités de style chez La Chalotais : du mouvement, de la chaleur, une grande vivacité ; il y avait surtout un administrateur chez Rolland, et, naturellement, un centralisateur. Il eût voulu que Paris devînt le chef-lieu de l’instruction publique et l’université de Paris la supérieure hiérarchique des universités provinciales. Au-dessus un conseil assez mal nommé bureau de correspondance, et un directeur supérieur de l’éducation, placé sous les ordres immédiats du ministre de la justice auraient été chargés de maintenir l’unité de renseignement. Ajoutez des visiteurs délégués par la faculté les arts pour l’inspection des collèges, la création d’une maison d’institution pour les maîtres, sorte d’école normale, enfin la subordination des établissemens privés aux collèges et à l’autorité de l’étal et vous aurez les grandes lignes d’un système qui ne manquait assurément pas de largeur.

Si large qu’il fut, pourtant, ce projet ne laissait pas d’être encore bien incomplet. En fait d’instruction primaire, Rolland se bornait à de platoniques déclarations et ne précisait rien ; en fait d’enseignement supérieur, ses vues étaient également bien confuses. Manifestement ce qu’il avait le mieux observé, le seul ordre d’études qui l’intéressât vraiment, c’étaient les humanités. Le XVIIIe siècle, il est vrai, n’allait guère au-delà et le plan de Rolland peut être considéré comme le testament du XVIIIe siècle en matière d’instruction publique, comme l’expression la plus achevée des aspirations de l’ancien régime à la veille de 1789. La révolution peut venir à présent ; elle trouvera le terrain tout préparé. Son rôle est bien nettement marqué : achever la réforme commencée par les parlemens, élaborer un nouveau plan d’études comprenant les trois degrés d’enseignement, rattacher l’instruction publique à l’état, réaliser enfin cette grande idée d’une éducation nationale et cependant respectueuse des droits et de la liberté d’autrui, civile sans irréligion, laïque sans fanatisme, voilà la tâche qui s’offrait aux méditations des trois ordres réunis pour le bien du royaume à Versailles[20].

Grande et belle tâche s’il en fut jamais et pour laquelle, heureusement les matériaux ne manquaient pas. « Avant 1789, il y avait en France, a dit excellemment M. Guizot[21], une grande et active concurrence entre tous les établissemens particuliers, toutes les congrégations, toutes les fondations savantes, littéraires, religieuses qui s’occupaient d’instruction publique. Cette concurrence était très active, très efficace, et c’est à cette concurrence qu’ont été dus en grande partie les bienfaits du système d’éducation de cette époque et la vitalité, cette vitalité énergique qu’il a manifestée à différentes époques. »

En effet, beaucoup de vitalité parmi beaucoup d’incohérence, d’excellentes fondations, mais une construction vicieuse, de très nombreux établissemens d’instruction de tout ordre, petites écoles, collèges, universités, disséminés sur toute la surface du territoire, mais sans ordre et sans relation et, pour compléter ce vaste ensemble, des sociétés savantes, des académies, des jeux floraux, des écoles spéciales, en un mot un état déjà très avancé de culture, tel était le tableau que présentait la France à la fin de l’ancien régime. M Villemain, auquel nous avons déjà fait plus d’un emprunt, a dressé le bilan complet de ces établissemens. D’après ses calculs, aux 562 collèges et aux 21 universités qui existaient en 1789, il faudrait ajouter, sans compter le Collège de France, 77 écoles spéciales ou professionnelles de dessin, d’hydrographie, de mathématiques, d’accouchement, d’art militaire, de marine, des mines, des ponts et chaussées, des sourds-muets, vétérinaires, etc., 40 académies, 18 jardins des plantes, 40 bibliothèques et un observatoire. Il n’est que juste de porter toutes ces fondations à l’actif de l’ancien régime. À chacun sa part : sans offenser la révolution, on peut bien se permettre de penser que la France ne croupissait pas absolument dans les ténèbres avant elle.


ALBERT DURUY.

  1. Voir pour quelques-uns de ces travaux, dans la Revue du 15 octobre 1879 ; la revue littéraire de M. F. Brunetière.
  2. J’emprunte ce chiffre à M. J. Jolly (Histoire du mouvement intellectuel au XVIe siècle, t. I, p. 147).
  3. C’est à ce point que le président Rolland, que La Chalotais lui-même dont a si souvent de nos jours vanté le libéralisme, n’eussent pas été très éloignés de les expulser. « Il ne faut pas confondre, écrivait Rolland, des congrégations respectables avec un nouvel ordre fondé par le sieur de La Salle. Cette congrégation n’est pas autorisée par lettres patentes dans le ressort de la cour et mérite la plus grande attention. » Quant à La Chatotais, voici dans quels termes il s’exprimait aux applaudissemens de Voltaire : « Les frères de la doctrine chrétienne qu’on appelle ignorantins sont survenus pour achever de tout perdre. Ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot. Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier ne s’en acquittera jamais avec courage et patience. Parmi les gens du peuple, il n’est presque nécessaire de savoir lire et écrire qu’à ceux qui vivent par ces arts ou que ces arts font vivre. »
  4. De Resbecq, Histoire de l’instruction primaire avant 1789 dans les communes qui ont formé le département du Nord.
  5. Mongeonjean.
  6. Vicomte Sérurier.
  7. « Il faut excepter de cette règle plusieurs églises cathédrales, dont quelques dignitaires ont conservé le droit d’approuver les maîtres d’école, comme à Paris le chantre des églises de Notre-Dame, à Orléans le scolastique, à Amiens et à Reims l’écolâtre, etc. Il y a des diocèses où l’écolâtre donne cette approbation pour les petites écoles de la ville, et l’archidiacre pour celle de la campagne. »
  8. Les nominations étaient faites ordinairement par l’assemblée générale des pères de famille après un examen — qui devait être assez superficiel — et après que le candidat avait accepté et signé un contrat qui liait les deux parties.
  9. L’abbé Courtalon lui-même avait eu cette idée. Il aurait voulu « qu’il y eût dans chaque ville épiscopale une maison d’institution où tous ceux qui se destinaient à une maîtrise d’école seraient obligés de passer un certain temps pour y apprendre les choses nécessaires à leur état. »
  10. « La grande quantité des collèges qui sont en notre royaume, disait-il en 1625, fait que les plus pauvres faisant estudier leurs enfans, il se trouve peu de gens qui se mettent au trafic et à la guerre. »
  11. « Le roi fit répondre par Colbert, qu’il avait approuvé la requête de l’université et qu’il aviserait aux moyens de lui rendre son antique splendeur. Il ajouta que l’université devait faire de son côté tous ses efforts pour remplir exactement et fidèlement sa mission, qu’elle avait donné lieu à des plaintes, qu’au témoignage de beaucoup de personnes la manière dont la jeunesse était instruite dans les collèges laissait beaucoup à désirer, que les écoliers y apprenaient tout au plus un peu de latin, mais qu’ils ignoraient la géographie, l’histoire et la plupart des sciences qui servent dans le commun de la vie… » (C. Jourdain.)
  12. Arch.
  13. Jourdain.
  14. Diderot, Plan d’une université pour le gouvernement de Russie.
  15. Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius.
  16. Il n’y avait pas, au temps de Diderot, une seule chaire de clinique en France.
  17. Plan d’université russe.
  18. Grimm, Ed. Tourneux, t. V, p. 259. Je ne crois pas qu’il existe, dans tout le répertoire du XVIIIe siècle, de plus basse flatterie que cette phrase, à l’adresse de Catherine et de Frédéric. Du reste, tout serait à citer dans cette lettre ; nous en détachons encore ce passage :
    « Au défaut d’un système religieux sensé et capable d’attirer les esprits, il nous reste les grands exemples dont l’empire est si puissant sur les âmes généreuses… En portant nos regards sur cette guerre d’éternelle mémoire que Frédéric vient de terminer par une paix si glorieuse, nous verrons que ce n’est pas seulement à la supériorité de ses talens que ce héros du siècle doit le soutien de sa cause contre les efforts de l’Europe réunie ; c’est surtout à cet enthousiasme que la grandeur de génie et de courage inspire et qu’elle a porté jusque dans le cœur du dernier de ses sujets… C’est un grand et beau spectacle pour l’humanité que de voir ce héros, auquel Plutarque n’aurait pas su trouver un pendant dans toute l’histoire connue, réunissant toutes les sortes de talent et de gloire, réunir encore tous les vœux secrets de son siècle, faire regarder ses malheurs comme des calamités publiques et, ses succès comme des sujets de triomphe et de réjouissance pour toute l’Europe. Quel est en effet le cœur généreux, dans quelque coin de terre qu’il respire, qui n’ait été troublé et vivement agité par six ans de vicissitudes, de cette guerre opiniâtre, et qui ne se soit enorgueilli de la manière dont le héros vient de la terminer ?.. Il faut actuellement qu’il en consacre la mémoire et qu’il rende croyable à la postérité cette suite de prodiges en publiant l’histoire de ses campagnes. Ce serait un ouvrage immortel quand même on y trouverait que le simple récit des opérations militaires. Mais il ne tiendra qu’au philosophe couronné d’en faire le plus beau et le plus grand livre de l’humanité. »
  19. L’Université de Toulouse au XVIe siècle.
  20. Voir le résumé des cahiers et pouvoirs remis par les bailliages et sénéchaussées à leurs députés aux états-généraux.
  21. Séance du 15 mars 1835.