Paul Ollendorff (N° 14 de la Collection Ollendorff illustréep. 127-139).
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VIII


Vers ce temps-là, pour des raisons que j’ignore, miss Jenny nous quitta. Elle ne fut pas remplacée, et cette embarrassante question se posa : que faire d’Anthony ? Impossible de l’envoyer à l’école de la ville ; il eût été massacré. Pourtant, il approchait de sa douzième année : il fallait l’instruire. Sa mère se mit au travail avec lui : tâche difficile et charmante, qu’allégeait l’intelligence de mon petit camarade, son application, sa curiosité de savoir. Mais je n’avais plus accès aux leçons. Anthony, que je voyais plus rarement, me les racontait, et j’avais la vision d’un monde nouveau, mille fois plus intéressant que celui où m’introduisait l’école. En ville, cependant, ces leçons maternelles constituaient un nouvel objet de reproches et de plaisanteries. On en escomptait le résultat probable.

« Que peut-elle lui enseigner ? Que sait-elle ? »

Jamais les Pleigeans n’auraient soupçonné que les mères savent toujours tout ce qu’il faut que leurs enfants apprennent.

Aux approches de l’hiver, le bruit de leur prochain départ se répandit. C’était une fausse nouvelle : ils restèrent. Et j’entends encore ma marraine expliquer à ma mère pourquoi leur gracieux voyage ne se renouvelait pas.

Je jouais dans un coin du salon, sans faire de bruit. On ne songeait pas à ma présence, ou l’on me croyait tout occupé de mes soldats de plomb. Et je dressais les oreilles, sans perdre un mot de l’entretien.

Les deux femmes étaient assises, à côté l’une de l’autre, comme deux amies, dans une pose intime, sur le vieux canapé à galerie, recouvert de reps grenat, que j’ai toujours conservé tel quel en souvenir de mon enfance — Ma mère avait été plus affectueuse que de coutume ; Mme des Pleiges s’ouvrit davantage, étant encouragée, et prolongea sa visite. Elle parlait de son fils. Elle raconta son zèle et sa sagesse, en s’extasiant avec un peu de crainte, le trouvant trop raisonnable pour son âge. De temps en temps, elle répétait, sans s’apercevoir qu’elle l’avait déjà dit plusieurs fois :

— Je vous assure, chère madame, que c’est un enfant délicieux !

Puis, elle en vint à dire son gros souci du lendemain ; car enfin, elle ne pouvait songer à le garder toujours auprès d’elle, puisqu’il faut qu’un homme se prépare à la vie ; et elle s’assombrit, et elle s’efforça de repousser le plus loin possible cette angoissante pensée.

— Il est encore si petit, disait-elle.

Ma mère dit, pour lui faire plaisir :

— Oh ! sans doute, vous avez du temps devant vous.

Mais elle secoua la tête sans répondre : ses yeux perdus semblaient fixés sur ce coin mystérieux de l’avenir dont elle venait ainsi de soulever le voile.

Pour la tirer de cette dangereuse rêverie, ma mère demanda, comptant sur une réponse affirmative :

— Vous retournez en Italie, cet hiver, n’est-ce pas ?

Je jetai un coup d’œil du côté des deux causeuses, et je vis, oui, je vis une larme briller dans les yeux de ma marraine. Elle hésita un instant avant de répondre lentement :

— Non, pas cet hiver, nous n’irons pas.

Elle restait immobile, les mains posées sur ses genoux, les regards perdus. Après un long silence, elle reprit, en baissant la voix :

— Nous ne pouvons pas…

Et plus bas encore, si bas que j’entendis à peine :

— Nous ne sommes plus assez riches pour voyager.

Ma mère ne put réprimer un geste d’étonnement, presque de doute. La comtesse ajouta :

— Oui, nous avons fait de grandes pertes.

Puis, se reprenant en tâchant de sourire et d’égayer sa voix :

— Il ne faut pourtant pas trop nous plaindre, chère madame. Il va sans dire que, si la santé d’Anthony l’exigeait absolument, nous nous arrangerions, mon père et moi. Mais, grâce à Dieu, ce n’est pas le cas. Il va mieux, beaucoup mieux, cette année. Votre mari lui-même, qui est toujours un peu pessimiste, nous rassure. Alors, vous comprenez, j’en profite pour faire des économies.

En ce moment, elle regarda de mon côté. Je n’eus pas le temps de détourner mes yeux stupéfaits. Elle comprit que j’écoutais, fit un signe à ma mère, qui allait lui répondre et qui baissa la voix, et leur conversation se perdit dans un chuchotement imperceptible. Un moment après, elle se levait pour partir. Elle m’appela :

— Filleul, viens m’embrasser.

J’accourus, elle se pencha sur moi et me caressa les cheveux du geste que j’aimais.

— Il ne faut jamais écouter ce que disent les grandes personnes, me dit-elle.

Quoiqu’elle parlât bien doucement, je me sentis rougir ; mais, pour rien au monde, je n’aurais consenti à ignorer ce que je savais maintenant.

Les paroles de ma marraine m’avaient plongé dans une véritable stupeur : pour moi, les habitants du château étaient des êtres d’une essence supérieure, un peu parents des princes de contes de fées. Voici que, soudain, je les découvrais astreints à de communes misères ! Ce fut comme un coup de lumière douloureuse tombant sur la vie, comme une éclaircie ouverte à mes regards d’enfant sur l’universelle souffrance. Le soir, à dîner, mes parents commentèrent ensemble cette étrange confidence. Mon père, l’air attristé, jouait avec son couteau, en écoutant le récit de ma mère, qui lui demanda :

— Savais-tu ?…

Il répondit :

— Je m’en doutais.

D’un ton de compassion profonde, il murmura :

— Pauvre femme !…

Après avoir rêvé un instant, il reprit :

— Il ne faut pas qu’on s’en doute. Prends bien garde de n’en parler à personne.

Puis, se tournant vers moi :

— Toi aussi, Philippe, si par hasard tu as compris !

La recommandation était superflue : j’avais compris, j’avais senti, je me serais fait hacher en morceaux plutôt que de dire un mot qui pût nuire à ma marraine, en lui enlevant le dernier reste de prestige peut-être qu’elle conservait aux yeux de ses ennemis, celui de sa fortune dont ils ignoraient encore l’écroulement. Mes idées, comme toujours celles des enfants, étaient simplistes : pour moi, gêne, manque d’argent, équivalaient à misère. L’exclamation de mon père : « Pauvre femme ! » prenait un sens littéral qui me terrifiait. Je m’imaginai ma marraine chassée du château par les huissiers et procureurs, gens redoutables dont je connaissais vaguement l’existence. Je passai de fort mauvais jours à me figurer sa destinée. Un incident me rassura : j’appris qu’un des professeurs du lycée, M. Lanternier, était appelé à donner des leçons particulières de latin à Anthony ; j’en conclus aussitôt que la situation n’était point aussi désespérée que je l’avais cru : car des leçons particulières représentaient pour moi une dépense considérable.

Ce M. Lanternier était un pauvre garçon, dont le maigre traitement nourrissait une mère et deux sœurs cadettes. Long, maigre, osseux, la figure glabre, les yeux étonnés derrière des lunettes teintées, timide comme le sont volontiers les êtres faibles et dépendants, il nous paraissait un peu ridicule. Les plus turbulents d’entre nous en avaient fait leur souffre-douleur. Les désordres de sa classe étaient légendaires, en sorte qu’il tremblait toujours d’être blâmé par le proviseur, ou déplacé, et, de ce chef, condamné aux frais d’un déménagement. Quand on sut que trois fois par semaine il prenait le chemin de la demeure maudite, les taquineries redoublèrent : excitée, l’imagination de ses bourreaux trouva des supplices raffinés. J’ai vu le malheureux pleurer, au milieu du tumulte déchaîné où s’agitait son impuissance. Et puis, l’opinion publique ne tarda pas à s’en mêler : l’opinion publique jugea que M. Lanternier, chargé de l’éducation intellectuelle et morale de la jeunesse de la ville, ne pouvait nager dans les eaux de la dangereuse sirène qui avait perdu mon cousin Jacques ; il y avait là, tu comprends, un péril qui intéressait l’honneur de tout le monde. Or un membre de l’Université doit compter avec l’opinion publique. M. Lanternier céda, et la combinaison fut abandonnée.

Mon père en trouva une autre, que, seule, la considération dont il jouissait fit accepter. Il fut convenu qu’Anthony viendrait chez nous, et prendrait en ma compagnie les fameuses leçons de langues mortes. Je n’avais aucun goût pour les études classiques ; néanmoins, je me prêtai de bonne grâce à un arrangement que je devinai agréable à ma marraine. Tout ce que je faisais pour Anthony me causait une joie extrême. À vrai dire, avec ses allures craintives, son application, son peu de goût pour les jeux bruyants, il s’éloignait assez du type « garçon » qui m’aurait convenu ; mais je l’aimais pour sa mère. Et puis, ces leçons, dont l’objet me laissait très froid, prirent bientôt pour moi un intérêt inattendu : elles m’apprirent à connaître M. Lanternier. Au collège, je le trouvais, comme les autres, ridicule ; je ne soupçonnais pas qu’il pût avoir aucun mérite, — et je le méprisais. Dans l’abandon des heures que nous passions ensemble, dans la joie qu’il avait de trouver en Anthony un esprit capable de s’ouvrir à sa manne, je découvris peu à peu un homme tout différent de celui que je me figurais, dont la bonté réservée et l’intelligence discrète finirent par exercer sur moi un véritable ascendant. J’ai gardé un souvenir exquis de ces heures à trois, passées sur un texte de Virgile. Dehors, la bise soufflait éperdument. Dans notre chambre, il faisait bien chaud. Je déchiffrais tant bien que mal les vers difficiles, et je voyais devant moi la figure d’Anthony, le front barré d’effort et d’attention, tandis que M. Lanternier, avec un sourire enchanté, suivait les tâtonnements de sa traduction. Parfois, mon camarade s’écriait :

— Que c’est beau !

J’en demeurais abasourdi, car Énée, Turnus, la reine Amata, Lavinie elle-même, m’ennuyaient à périr. Mais lui, vivait avec eux, tremblait de leurs dangers, frémissait de leurs passions, de toutes les forces vibrantes de sa petite âme ardente et comprimée. Quand sa mère venait le chercher, il se jetait dans ses bras, rayonnant d’enthousiasme :

— Oh ! maman, c’était si intéressant, aujourd’hui !

La figure de M. Lanternier rayonnait aussi.

Quelquefois, ma marraine me demandait :

— Et toi, filleul, qu’en penses-tu ?

Alors je balbutiais quelque chose et je baissais le nez, honteux de manquer d’enthousiasme. Pour me consoler, M. Lanternier disait, gentiment :

— Philippe se donne aussi beaucoup de peine.

Ma marraine concluait :

— Oui, Philippe est un bon garçon !

Ce qui m’humiliait un peu…


Cependant, si l’opinion publique avait interdit l’accès du château à M. Lanternier, pour les raisons que tu connais, elle voulut bien permettre que Mlle Lesdiguettes y allât donner des leçons de musique. Je t’ai déjà parlé, je crois, de cette vieille fille, cousine pauvre et intraitable de ses riches parents, sur lesquels elle éprouvait un malicieux plaisir à faire rejaillir l’humilité de sa condition. C’était une mince petite personne, sèche, rêche, un peu bossue, le profil en lame de couteau, la langue agile et pointue. Elle fut enchantée de pouvoir répéter à tout venant :

— Sans doute, j’aimerais mieux éviter ces gens-là, mais que voulez-vous ? Je suis obligée de gagner ma pauvre vie, je ne puis pas juger les mains qui me nourrissent !

On abondait dans son sens en s’apitoyant sur l’injustice de sa destinée, d’autant plus volontiers qu’on obtenait d’elle quelques éclaircissements sur « ce qui se passait » au château. Le rôle que l’énergie du colonel Marian avait enlevé à Mlle Éléonore lui fut dévolu. Elle s’en acquitta tout aussi bien. À vrai dire, il « ne se passait rien », de sorte que l’imagination de Mlle Lesdiguettes faisait tous les frais de ses racontars. Elle s’exerçait tour à tour aux dépens du père, de la mère et même du petit-fils. À l’en croire, le colonel était « un homme terrible », la bouche « toujours pleine de jurons », « capable de tout », qu’elle chargeait évidemment de ce que ses souvenirs lui rappelaient des « grognards » et des « demi-solde » de son enfance. Anthony, fort malade, était affreusement gâté et recevait d’ailleurs une éducation contraire à toute espèce de bon sens ; quant à la comtesse, c’était une âme aigrie, pleine de sentiments abominables :

— Elle est ulcérée, ulcérée, je vous dis ulcérée. Elle hait la ville. Elle vous hait tous. Oh ! si elle pouvait !…

Savoir ce que pensait la comtesse Micheline, c’était déjà quelque chose ; mais cela ne suffisait pas aux curiosités âpres des Pleigeans. Aussi demandait-on :

— … Et que fait-elle ?

Mlle Lesdiguettes eût été bien embarrassée de le dire ; elle recourait donc à l’arme habituelle de la réticence : elle roulait les yeux, pinçait les lèvres, poussait de gros soupirs, répondant par sa mimique : « Ces choses-là ne se disent pas entre honnêtes gens. » En sorte qu’on savait à quoi s’en tenir.


Philippe, qui paraissait plongé dans son récit, l’interrompit pour me dire :

— Mais peut-être te donné-je trop de détails ?

— C’est tout le drame, lui répondis-je.

Il dit :

— En effet ; du reste, le dénouement approche.