L’Aurore du 02 février 1899 (p. 2-14).


L’INIQUITÉ



En burinant sur la couverture de son livre ce mot détesté et maudit : L’Iniquité, Georges Clemenceau a donné, non pas seulement à l’affaire Dreyfus, mais à l’époque qui a permis cette affaire, son caractère véritable et toute sa signification morale. Ce mot, terrible, et suprême, proscripteur et homicide, restera, comme une flétrissure éternelle sur la mémoire de ceux qui commirent l’iniquité initiale — les moins coupables ; sur la mémoire de ceux, plus odieux, qui la défendirent ; sur la mémoire à jamais déshonorée de ceux-là qui, après des tentatives de réparation hypocrite, par calcul imbécile, par lâcheté, espèrent aujourd’hui, comme Lebret et Dupuy, la consommer, pour toujours. Il n’épargnera pas, non plus, tout un peuple affolé et perverti qui, pouvant tout empêcher, a laissé tout faire, et, une fois de plus, se sera rendu complice de son propre égorgement.

Il faut lire ce livre ; il faut le relire ; il faut se pénétrer de lui. C’est plus que de la polémique, c’est de l’histoire, de la forte, grande et tragique histoire. Dans ce temps où l’Iniquité triomphe partout, dans la rue, au Parlement, à l’Église, dans les temples de justice, au gouvernement, ce livre est le bienvenu, car il double les énergies des militants, et il apporte un nouveau courage à ceux qui seraient tentés de se lasser, à ceux dont l’effort pourrait mollir, à combattre, toujours seuls et toujours sans autres armes que la vérité, l’armée nouvelle du mensonge et de l’iniquité.

Bien qu’écrit au jour le jour, selon l’accident de l’heure, et le coup de théâtre de la journée, il a, par la pensée directrice qui l’anime, par l’esprit philosophique qui en relie, l’une à l’autre, les feuilles éparses, il a une valeur d’unité, une ampleur de synthèse qui étonne, qui passionne et qu’on admire. Les hommes et les choses, par qui et par quoi se préparent les ruines futures, nous les voyons, à leur plan, avec une incomparable netteté, passer dans la tourmente et, cependant, l’ensemble de la généralisation est si rigoureusement, si puissamment coordonné, il y a une telle mise en valeur des masses que, malgré les détails, les multiplicités, les encombrements de l’événement quotidien, malgré les saillies ronde-bosse de l’individu, nous embrassons d’un coup d’œil, dans un raccourci de toutes les lignes, dans un ramassement de toutes les formes, l’histoire, à la fois sommaire et complexe, du grand forfait national.

Ces sortes de livres, éclos dans la fièvre de la lutte, parmi le bruit des mêlées furieuses, ne peuvent constituer, en général, que des documents partiaux ou suspects, en tout cas déformés par la passion individuelle. À la critique historique de leur redonner, plus tard, leurs proportions justes, et de les ramener à la vérité.

Ici, rien de semblable. Le livre de Clemenceau, c’est l’œuvre, déjà ; l’œuvre qui évoque, explique et juge. De tout ce qui fut publié sur l’Affaire, et sur les questions vitales qui s’y rattachent ou qui la dominent, deux livres gardent, déjà, sitôt parus, un air de postérité : Les Preuves, de Jaurès, L’Iniquité de Georges Clemenceau.

L’iniquité !… Oui, oui !… C’est bien elle, toute nue et sans fards, qui a pris possession de la vie, de toute la vie, de la vie politique, de la vie judiciaire, de la vie sociale !… Elle est partout. Jamais encore elle n’avait montré, aussi effrontément, avec une telle impudence, dans une si sanglante lumière, sa face détestée de ténèbres et de crimes.

On nous reprochera — et l’on reprochera peut-être à Clemenceau de se répéter. Devant les actes monstrueux, toujours les mêmes, ne nous faut-il pas toujours dire et redire les mêmes paroles, opposer les mêmes protestations de justice aux mêmes provocations d’iniquité ?

Voyez ce qui s’est passé hier, ce qui se passe aujourd’hui.

Pendant que les innocents sont jetés en prison et leurs défenseurs livrés à la haine meurtrière de la foule, les traîtres, eux, sont bien tranquilles. Ils vont et viennent, sur la terre française, qu’ils ont vendue, librement, audacieusement. Sûrs de l’impunité, ils dictent des conditions à la justice et traitent de pouvoir à pouvoir avec la loi ! Ce n’est pas assez ! Par une effarante perversion du sens patriotique, ils sont protégés, défendus, acclamés, au nom de la patrie… Ils reçoivent l’accolade des princes ; des écrivains, des poètes, des artistes, des philosophes, de hauts fonctionnaires, des bâtonniers fraternisent avec eux. Ce n’est pas tout ! Aux faussaires glorifiés on dresse des statues. On leur souscrit des épées d’honneur, des rentes sur l’État, des remerciements nationaux. L’armée leur fait un triple rempart de ses fusils, de ses canons, de ses drapeaux. L’Église les exalte et, en quelque sorte, les béatifie. Le faussaire est un saint, le traître un martyr… Le dolman de l’officier et la robe du moine, l’épée de l’un, la croix de l’autre les couvrent pour imposer au monde le dogme nouveau de l’immaculée trahison d’Esterhazy… Non seulement pour les sauver du châtiment, mais surtout pour les honorer, les héroïfier, le gouvernement fausse et brise tous les organismes sociaux. Il n’hésite pas à crocheter la porte du temple de justice afin d’assurer aux traîtres et aux faussaires un asile inviolable. De l’indépendance, il fait un crime, du respect de la loi, un déshonneur. Aux escrocs, aux faussaires, aux assassins, il distribue des récompenses et des primes, publiquement. Après avoir enlevé aux juges le droit d’être des juges, il enlèvera aux hommes le droit d’être des hommes. Après la justice, la liberté ; après la liberté, la vie elle-même : on ne s’arrête pas dans cette voie, et la progression dans le crime suit un rythme fatal et connu… Et comme si cela ne suffisait pas, pour que l’infamie soit complète, et l’Iniquité victorieuse, de toutes parts, un cri se lève de la foule ignorante et trompée, ce cri de honte, dont la honte restera, à jamais, sur la face de la France :

— Vivent les faussaires et gloire aux traîtres !

Si j’étais ce qu’on appelle un conservateur, je ne serais pas rassuré et je tremblerais fort, pour l’avenir de mon parti. Car tous les principes politiques, toutes les conceptions gouvernementales sur lesquelles le conservateur s’appuie, ou du moins, sur lesquelles il tâche d’appuyer son désir de domination, craquent et s’effondrent. Il s’est trouvé un gouvernement conservateur pour les détruire, voulant les consolider. Après avoir, par une résistance aussi stupide que criminelle, achevé de compromettre l’armée, non seulement dans ses institutions modifiables, mais dans son esprit, et dans son principe, après avoir porté sur elle une suspicion dont elle ne se relèvera pas, le voilà maintenant qui, follement, s’en prend à l’idée de justice. Cette idée fondamentale, il la supprime de son code, non pas socialement, mais matériellement. Il invente des lois pour dire aux pays : « Il n’y a pas de loi ». Et c’est une chose admirable, car, mieux que les anarchistes, il a ruiné, dans l’esprit des hommes, avec des idées de patrie et de justice, l’idée de gouvernement… Et il n’a rien laissé debout, que la monstrueuse iniquité !…

Si c’est l’anarchie qu’il veut, soit !… Mais qu’il le dise !…

Octave Mirbeau.