L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Première partie/Chapitre XLVII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 1p. 661-674).


CHAPITRE XLVII.

De l’étrange manière dont fut enchanté Don Quichotte de la Manche, avec d’autres fameux événements.



Lorsque Don Quichotte se vit encagé de cette façon et hissé sur la charrette, il se mit à dire : « J’ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves et de bien authentiques ; mais jamais je n’ai lu, ni vu, ni ouï dire qu’on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriphe. Mais me voir à présent emmené sur une charrette à bœufs, vive Dieu ! j’en suis tout confus. Toutefois, peut-être que la chevalerie et les enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que ceux des temps anciens ; peut-être aussi, comme je suis nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité la profession oubliée de la chevalerie errante, a-t-on nouvellement inventé d’autres espèces d’enchantements et d’autres manières de conduire les enchantés. Que t’en semble, mon fils Sancho ? — Je ne sais trop ce qui m’en semble, répondit Sancho, car je n’ai pas tant lu que votre grâce dans les écritures errantes ; mais, cependant, j’oserais affirmer et jurer que toutes ces visions qui vont et viennent ici autour ne sont pas entièrement catholiques. — Catholiques, bon Dieu ! s’écria Don Quichotte ; comment seraient-elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des corps fantastiques pour venir faire cette belle œuvre, et me mettre dans ce bel état ? Et si tu veux t’assurer de cette vérité, touche-les,

palpe-les, et tu verras qu’ils n’ont d’autres corps que l’air, et qu’ils ne consistent qu’en l’apparence. — Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà touchés ; tenez, ce diable-là, qui se trémousse tant, a le teint frais comme une rose, et une autre propriété bien différente de celle

qu’ont les démons ; car, à ce que j’ai ouï dire, ils sentent tous la pierre de soufre et d’autres mauvaises odeurs ; mais celui-ci sent l’ambre à une demi-lieue. » Sancho disait cela de Don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur, devait sentir comme il le disait. « Que cela ne t’étonne point, ami Sancho, répondit Don Quichotte, car je t’avertis que les diables en savent long, et, bien qu’ils portent des odeurs avec eux, par eux-mêmes ils ne sentent rien, car ce sont des esprits, et s’ils sentent, ce ne peut être que de puantes exhalaisons. La raison en est simple : comme, quelque part qu’ils aillent, ils portent l’enfer avec eux, et ne peuvent trouver aucun soulagement à leur supplice ; comme, d’un autre côté, une bonne odeur délecte et satisfait, il est impossible qu’ils sentent jamais bon. Et s’il te semble, à toi, que ce démon dont tu parles sent l’ambre, c’est que tu te trompes, ou qu’il veut te tromper pour que tu ne le croies pas un démon. »

Tout cet entretien se passait entre le maître et le serviteur. Mais Don Fernand et Cardénio, craignant que Sancho ne finît par dépister entièrement leur invention, qu’il flairait déjà de fort près, résolurent de hâter le départ. Appelant à part l’hôtelier, ils lui ordonnèrent de seller Rossinante et de bâter le grison, ce qu’il fit avec diligence. En même temps, le curé faisait marché avec les archers de la sainte-hermandad pour qu’ils l’accompagnassent jusqu’à son village, en leur donnant tant par jour. Cardénio attacha aux arçons de la selle de Rossinante, d’un côté, l’écu de Don Quichotte, et de l’autre, son plat à barbe ; il ordonna par signes à Sancho de monter sur son âne et de prendre Rossinante par la bride, puis il plaça de chaque côté de la charrette les deux archers avec leurs arquebuses. Mais, avant que la charrette se mît en mouvement, l’hôtesse sortit du logis, avec sa fille et Maritornes, pour prendre congé de Don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce. Don Quichotte leur dit : « Ne pleurez pas, mes excellentes dames ; tous ces malheurs sont attachés à la profession que j’exerce, et, si de telles calamités ne m’arrivaient point, je ne me tiendrais pas pour un fameux chevalier errant ; en effet, aux chevaliers de faible renom, jamais rien de semblable n’arrive, et il n’y a personne au monde qui se souvienne d’eux ; c’est le lot des plus renommés, dont la vertu et la vaillance excitent l’envie de beaucoup de princes, et d’autres chevaliers qui s’efforcent, par de mauvaises voies, de perdre les bons. Et cependant la vertu est si puissante, que, par elle seule, et malgré toute la magie qu’a pu savoir son premier inventeur Zoroastre, elle sortira victorieuse de la lutte, et répandra sa lumière dans le monde, comme le soleil la répand dans les cieux. Pardonnez-moi, tout aimables dames, si, par négligence ou par oubli, je vous ai fait quelque offense, car, volontairement et en connaissance de cause, jamais je n’offensai personne. Priez Dieu qu’il me tire de cette prison où m’a enfermé quelque enchanteur malintentionné. Si je me vois libre un jour, je ne laisserai pas sortir de ma mémoire les grâces que vous m’avez faites dans ce château, voulant les reconnaître et les payer de retour comme elles le méritent. »

Pendant que cette scène se passait entre Don Quichotte et les dames du château, le curé et le barbier prirent congé de Don Fernand et de ses compagnons, du capitaine et de son frère l’auditeur, et de toutes ces dames, à présent si contentes, notamment de Dorothée et de Luscinde. Ils s’embrassèrent tous, et promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l’informer de ce que deviendrait Don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait plus de plaisir que de le savoir. Il s’engagea, de son côté, à le tenir au courant de tout ce qu’il croirait lui devoir être agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de l’aventure de Don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents. Le curé s’offrit à faire tout ce qui lui était demandé, avec une ponctuelle exactitude. Ils s’embrassèrent de nouveau, et de nouveau échangèrent des offres et des promesses de service.

L’hôte s’approcha du curé, et lui remit quelques papiers qu’il avait, disait-il, trouvés dans la doublure de la malle où s’était rencontrée la nouvelle du Curieux malavisé. « Leur maître, ajouta-t-il, n’ayant plus reparu, vous pouvez les emporter tous ; puisque je ne sais pas lire, ils ne me servent à rien. » Le curé le remercia, et, les ayant aussitôt déroulés, il vit qu’en tête se trouvait écrit le titre suivant : Nouvelle de Rinconete et Cortadillo, d’où il comprit que ce devrait être quelque nouvelle ; et, comme celle du Curieux malavisé lui avait semblé bonne, il imagina que celle-ci ne le serait pas moins, car il se pouvait qu’elle fût du même auteur[1]. Il la conserva donc dans le dessein de la lire dès qu’il en aurait l’occasion.

Montant à cheval, ainsi que son ami le barbier, tous deux avec leur masque sur la figure pour n’être point immédiatement reconnus de Don Quichotte, ils se mirent en route à la suite du char à bœufs, dans l’ordre suivant : au premier rang marchait la charrette conduite par le charretier ; de chaque côté, comme on l’a dit, les archers avec leurs arquebuses ; Sancho suivait, monté sur son âne, et tirant Rossinante par la bride ;

enfin, derrière le cortége, venaient le curé et le barbier sur leurs puissantes mules, le visage masqué, la démarche lente et grave, ne cheminant pas plus vite que ne le permettait la tardive allure des bœufs. Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les mains attachées, les pieds étendus, le dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence et la même immobilité que s’il eût été, non point un homme de chair et d’os, mais une statue de pierre.

Ayant fait environ deux lieues de chemin, avec cette lenteur et dans ce silence ininterrompu, ils arrivèrent à un vallon qui parut au bouvier un endroit convenable pour donner à ses bœufs un peu de repos et de pâture. Il en avertit le curé, mais le barbier fut d’avis qu’on allât un peu plus loin, parce qu’il savait qu’au détour d’une colline qui s’offrait à leurs yeux, il y avait un autre vallon plus frais et mieux pourvu d’herbe que celui où l’on voulait faire halte. On suivit le conseil du barbier, et toute la caravane se remit en marche. À ce moment, le curé tourna la tête et vit venir, par derrière eux, six à sept hommes à cheval, fort bien équipés. Ceux-ci les eurent bientôt atteints, car ils cheminaient, non point avec le flegme et la lenteur des bœufs, mais comme gens montés sur des mules de chanoines, et talonnés par le désir d’aller promptement faire la sieste dans une hôtellerie qui se montrait à moins d’une lieue de là.

Les diligents rattrapèrent donc les paresseux, et, en s’abordant, ils se saluèrent avec courtoisie. Mais un des nouveaux venus, qui était finalement chanoine de Tolède, et le maître de ceux qui l’accompagnaient, ne put voir cette régulière procession de la charrette, des archers, de Sancho, de Rossinante, du curé et du barbier, et surtout Don Quichotte emprisonné dans sa cage, sans demander ce que cela signifiait, et pourquoi l’on emmenait cet homme d’une telle façon. Cependant il s’était imaginé déjà, en voyant les insignes des archers, que ce devait être quelque brigand de grands chemins, ou quelque autre criminel dont le châtiment appartenait à la sainte-hermandad. Un des archers, à qui la question fut faite, répondit de la sorte : « Seigneur, ce que signifie la manière dont voyage ce gentilhomme, qu’il vous le dise lui-même, car nous ne le savons pas. » Don Quichotte entendit la conversation : « Est-ce que, par hasard, dit-il, vos grâces sont instruites et versées dans ce qu’on appelle la chevalerie errante ? En ce cas, je vous confierai mes disgrâces ; sinon, il est inutile que je me fatigue à les conter. » En ce moment, le curé et le barbier étaient accourus, voyant que la conversation s’engageait entre les voyageurs et Don Quichotte, pour répondre de façon que leur artifice ne fût pas découvert. Le chanoine avait répondu à Don Quichotte : « En vérité, frère, je sais un peu plus des livres de chevalerie que des éléments de logique du docteur Villalpando[2]. Si donc il ne faut pas autre chose, vous pouvez me confier tout ce qu’il vous plaira. — À la grâce de Dieu, répliqua Don Quichotte. Eh bien ! sachez donc, seigneur chevalier, que je suis enchanté dans cette cage par envie et par surprise de méchants enchanteurs, car la vertu est encore plus persécutée des méchants que chérie des bons. Je suis chevalier errant, et non pas de ceux dont jamais la renommée ne s’est rappelé les noms pour les éterniser dans sa mémoire, mais bien de ceux desquels, en dépit de l’envie même, en dépit de tous les mages de la Perse, de tous les brachmanes de l’Inde, de tous les gymnosophistes de l’Éthiopie[3], elle doit graver les noms dans le temple de l’immortalité, afin qu’ils servent d’exemples et de modèles aux siècles futurs, et que les chevaliers errants des âges à venir y voient le chemin qu’ils doivent suivre pour arriver au faîte de la gloire militaire. — Le seigneur Don Quichotte dit parfaitement vrai, interrompit en ce moment le curé. Il marche enchanté sur cette charrette, non par sa faute et ses péchés, mais par la mauvaise intention de ceux qu’offusque la vertu et que fâche la vaillance. C’est en un mot, seigneur, le Chevalier de la Triste-Figure, si déjà vous ne l’avez entendu nommer quelque part, dont les valeureuses prouesses et les grands exploits seront gravés sur le bronze impérissable et sur le marbre d’éternelle durée, quelques efforts que fassent l’envie pour les obscurcir et la malice pour les cacher. »

Quand le chanoine entendit parler en un semblable style l’homme en prison et l’homme en liberté, il fut sur le point de se signer de surprise ; il ne pouvait deviner ce qui lui arrivait, et tous ceux dont il était accompagné tombèrent dans le même étonnement. En cet instant, Sancho Panza, qui s’était approché pour entendre la conversation, ajouta, pour tout raccommoder : « Ma foi, seigneurs, qu’on me veuille bien, qu’on me veuille mal pour ce que je vais dire, le cas est que mon seigneur Don Quichotte n’est pas plus enchanté que ma mère. Il a tout son jugement, il boit, il mange, il fait ses nécessités aussi bien que les autres hommes, et comme il les faisait hier avant qu’on le mît en cage. Et puisque il en est ainsi, comment veut-on me faire croire, à moi, qu’il est enchanté ? J’ai ouï dire à bien des personnes que les enchantés ne peuvent ni manger, ni dormir, ni parler, et mon maître, si on ne lui ferme la bouche, parlera plus que trente procureurs. » Puis, tournant les yeux sur le curé, Sancho ajouta : « Ah ! monsieur le curé, monsieur le curé, est-ce que votre grâce s’imagine que je ne la connais pas ? Est-ce que vous pensez que je ne démêle et ne devine pas fort bien où tendent ces nouveaux enchantements ? Eh bien, sachez que je vous connais, si bien que vous vous cachiez le visage, et sachez que je vous comprends, si bien que vous dissimuliez vos fourberies. Enfin, où règne l’envie, la vertu ne peut vivre, ni la libéralité à côté de l’avarice. En dépit du diable, si votre révérence ne s’était mise à la traverse, à cette heure-ci mon maître serait déjà marié avec l’infante Micomicona, et je serais comte pour le moins, puisqu’on ne pouvait attendre autre chose, tant de la bonté de mon seigneur de la Triste-Figure, que de la grandeur de mes services. Mais je vois bien qu’il n’y a rien de plus vrai que ce qu’on dit dans mon pays, que la roue de la fortune tourne plus vite qu’une roue de moulin, et que ceux qui étaient hier sur le pinacle sont aujourd’hui dans la poussière. Ce qui me fâche, ce sont ma femme et mes enfants, car lorsqu’ils pouvaient et devaient espérer de voir entrer leur père par les portes de sa maison, devenu gouverneur de quelque île ou vice-roi de quelque royaume, ils le verront revenir palefrenier. Tout ce que je viens de dire, seigneur curé, c’est seulement pour faire entendre à votre paternité qu’elle se fasse conscience des mauvais traitements qu’endure mon bon seigneur. Prenez garde qu’un jour, dans l’autre vie, Dieu ne vous demande compte de cet emprisonnement de mon maître, et qu’il ne mette à votre charge tous les secours et tous les bienfaits que mon seigneur Don Quichotte manque de donner aux malheureux, tout le temps qu’il est en prison. — Allons, remettez-moi cette jambe ! s’écria en ce moment le barbier. Comment, Sancho, vous êtes aussi de la confrérie de votre maître ? Vive Dieu ! je vois que vous avez besoin de lui faire compagnie dans la cage, et qu’il faut vous tenir enchanté comme lui, puisque vous tenez aussi de son humeur chevaleresque. À la malheure vous vous êtes laissé engrosser de ses promesses et fourrer dans la cervelle cette île que vous convoitez et qui doit avorter. — Je ne suis gros de personne, répondit Sancho, et ne suis pas homme à me laisser engrosser, même par un roi ; et quoique pauvre, je suis vieux chrétien ; et je ne dois rien à personne : et si je convoite des îles, d’autres convoitent de pires choses ; et chacun est fils de ses œuvres ; et puisque je suis homme, je peux devenir pape, à plus forte raison gouverneur d’une île, et surtout lorsque monseigneur en peut gagner tant qu’il ne sache à qui les donner. Prenez garde comment vous parlez, seigneur barbier ; il ne s’agit pas seulement de raser des barbes, et il y a quelque différence de pierre à Pierre. Je dis cela parce que nous nous connaissons tous, et ce n’est pas à moi qu’il faut jeter un dé pipé. Quant à l’enchantement de mon maître, Dieu sait ce qui en est ; et laissons l’ordure en son coin, car il ne fait pas bon la remuer. »

Le barbier ne voulut plus répondre à Sancho, de peur que celui-ci ne découvrît par ses balourdises ce que le curé et lui faisaient tant d’efforts pour tenir caché. Dans ce même sentiment de crainte, le curé avait dit au chanoine de marcher un peu en avant, et qu’il lui dirait le mystère de cet homme en cage, avec d’autres choses qui le divertiraient. Le chanoine, en effet, prit les devants avec lui, suivi de ses domestiques, et écouta fort attentivement tout ce qu’il plut au curé de lui dire sur la qualité, la vie, les mœurs et la folie de Don Quichotte. Le curé conta succinctement le principe et la cause de sa démence, et tout le cours de ses aventures jusqu’à sa mise en cage, ainsi que le dessein qu’ils avaient de l’emmener de force dans son pays pour essayer de trouver là quelque remède à sa folie. Le chanoine et ses domestiques redoublèrent de surprise en écoutant l’étrange histoire de Don Quichotte, et, quand il eut achevé d’en entendre le récit : « Véritablement, seigneur curé, dit le chanoine, je trouve, pour mon compte, que ces livres qu’on appelle de chevalerie sont un vrai fléau dans l’état. Bien que l’oisiveté et leur faux attrait m’aient fait lire le commencement de presque tous ceux qui ont été jusqu’à ce jour imprimés, jamais je n’ai pu me décider à en lire un seul d’un bout à l’autre, parce qu’il me semble que, tantôt plus, tantôt moins, ils sont tous la même chose, que celui-ci n’a rien de plus que celui-là, ni le dernier que le premier. Il me semble encore que cette espèce d’écrit et de composition rentre dans le genre des anciennes fables milésiennes, c’est-à-dire de contes extravagants, qui avaient pour objet d’amuser et non d’instruire, au rebours des fables apologues qui devaient amuser et instruire tout à la fois. Maintenant, si le but principal de semblables livres est d’amuser, je ne sais, en vérité, comment ils peuvent y parvenir, remplis comme ils le sont de si nombreuses et de si énormes extravagances. La satisfaction, le délice que l’âme éprouve, doivent provenir de la beauté et de l’harmonie qu’elle voit, qu’elle admire dans les choses que lui présente la vue ou l’imagination ; et toute chose qui réunit en soi laideur et déréglement ne peut causer aucun plaisir. Eh bien ! quelle beauté peut-il y avoir, ou quelle proportion de l’ensemble aux parties et des parties à l’ensemble, dans un livre, ou bien dans une fable, si l’on veut, où un damoiseau de seize ans donne un coup d’épée à un géant haut comme une tour, et le coupe en deux comme s’il était fait de pâte à massepains ? Et qu’arrive-t-il quand on veut nous décrire une bataille, après avoir dit qu’il y a dans l’armée ennemie un million de combattants ? Pourvu que le héros du livre soit contre eux, il faut, bon gré mal gré, nous résigner à ce que ce chevalier remporte la victoire par la seule valeur et la seule force de son bras. Que dirons-nous de la facilité avec laquelle une reine ou une impératrice héréditaire se laisse aller dans les bras d’un chevalier errant et inconnu ? Quel esprit, s’il n’est entièrement inculte et barbare, peut s’amuser en lisant qu’une grande tour pleine de chevaliers glisse et chemine sur la mer comme un navire avec le bon vent ; que le soir elle quitte les côtes de Lombardie, et que le matin elle aborde aux terres du Preste-Jean des Indes[4], ou en d’autres pays que n’a jamais décrits Ptolomée, ni vus Marco-Polo[5] ? Si l’on me répondait que ceux qui composent de tels livres les écrivent comme choses d’invention et de mensonge, et que dès lors ils ne sont pas obligés de regarder de si près aux délicatesses de la vérité, je répliquerais, moi, que le mensonge est d’autant meilleur qu’il semble moins mensonger, et qu’il plaît d’autant plus qu’il s’approche davantage du vraisemblable et du possible. Il faut que les fables inventées épousent en quelque sorte l’entendement de ceux qui les lisent ; il faut qu’elles soient écrites de telle façon que, rendant l’impossible croyable, et aplanissant les monstruosités, elles tiennent l’esprit en suspens ; qu’elles l’étonnent, l’émeuvent, le ravissent, et lui donnent à la fois la surprise et la satisfaction. Or, toutes ces choses ne pourront se trouver sous la plume de celui qui fuit la vraisemblance et l’imitation de la nature, en quoi consiste la perfection d’un récit. Je n’ai jamais vu de livre de chevalerie qui formât un corps de fable entier, avec tous ses membres, de manière que le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu. Les auteurs les composent, au contraire, de tant de membres dépareillés qu’on dirait qu’ils ont eu plutôt l’intention de fabriquer une chimère, un monstre, que de faire une figure proportionnée. Outre cela, ils sont durs et grossiers dans le style, incroyables dans les prouesses, impudiques dans les amours, malséants dans les courtoisies, longs et lourds dans les batailles, niais dans les dialogues, extravagants dans les voyages, finalement dépourvus de tact, d’art et d’intelligente invention, et dignes, par tous ces motifs, d’être exilés de la république chrétienne comme gens désœuvrés et dangereux. »

Notre curé, qui avait écouté fort attentivement le chanoine, le tint pour homme de bon entendement, et trouva qu’il avait raison en tout ce qu’il disait. Aussi lui répondit-il qu’ayant la même opinion, et portant la même haine aux livres de chevalerie, il avait brûlé tous ceux de Don Quichotte, dont le nombre était grand. Alors il lui raconta l’enquête qu’il avait faite contre eux, ceux qu’il avait condamnés au feu, ceux auxquels il avait fait grâce de la vie, ce qui divertit singulièrement le chanoine. Celui-ci, reprenant son propos, ajouta que, malgré tout le mal qu’il avait dit de ces livres, il y trouvait pourtant une bonne chose : le canevas qu’ils offraient pour qu’une bonne intelligence pût se montrer et se déployer tout à l’aise. « En effet, dit-il, ils ouvrent une longue et spacieuse carrière, où, sans nul obstacle, la plume peut librement courir, peut décrire des naufrages, des tempêtes, des rencontres, des batailles ; peut peindre un vaillant capitaine, avec toutes les qualités qu’exigent une telle renommée, habile et prudent, déjouant les ruses de l’ennemi, éloquent orateur pour persuader ou dissuader ses soldats, mûr dans le conseil, rapide dans l’exécution, aussi patient dans l’attente que brave dans l’attaque. L’auteur racontera, tantôt une lamentable et tragique aventure, tantôt un événement joyeux et imprévu ; là, il peindra une noble dame, belle, honnête, spirituelle ;

ici, un gentilhomme, chrétien, vaillant et de belles manières ; d’un côté, un impertinent et barbare fanfaron ; de l’autre, un prince courtois,

affable et valeureux ; il représentera la loyauté de fidèles vassaux, les largesses de généreux seigneurs ; il peut se montrer tantôt astronome, tantôt géographe, tantôt musicien, tantôt homme d’état, et même, s’il en a l’envie, l’occasion ne lui manquera pas de se montrer nécromant[6]. Il peut successivement offrir les ruses d’Ulysse, la piété d’Énée, la valeur d’Achille, les infortunes d’Hector, les trahisons de Sinon, l’amitié d’Euryale, la libéralité d’Alexandre, la bravoure de César, la clémence de Trajan, la fidélité de Zopire, la prudence de Caton, et finalement toutes les actions diverses qui peuvent faire un héros parfait, soit qu’il les réunisse sur un seul homme, soit qu’il les divise sur plusieurs. Si cela est écrit d’un style pur, facile, agréable, et composé avec un art ingénieux, qui

rapproche autant que possible l’invention de la vérité, alors l’auteur aura tissé sa toile de fils variés et précieux, et son ouvrage, une fois achevé, offrira tant de beauté, tant de perfection, qu’il atteindra le dernier terme auquel puissent tendre les écrits, celui d’instruire en amusant. En effet, la libre allure de ces livres permet à l’auteur de s’y montrer tour à tour épique, lyrique, tragique, comique, et d’y réunir toutes les qualités que renferment en soi les douces et agréables sciences de l’éloquence et de la poésie, car l’épopée peut aussi bien s’écrire en prose qu’en vers[7]. »

  1. Elle est, en effet, de Cervantès, et fut publiée pour la première fois dans le recueil de ses Nouvelles exemplaires, en 1613. C’est la meilleure, non-seulement de celles qu’il appelait badines (jocosas), mais, selon l’opinion commune en Espagne, de toutes ses Nouvelles, y compris celles qu’il appelait sérieuses (serias).
  2. Gaspar Cardillo de Villalpando, qui se distingua au concile de Trente, est l’auteur d’un livre de scolastique, fort estimé dans son temps, qui a pour titre Sumas de las sumulas. Alcala, 1557.
  3. Pline, Apulée, toute l’antiquité, ont placé les gymnosophistes dans l’Inde. Mais Don Quichotte pouvait se permettre quelque étourderie.
  4. Voir la note 4 du prologue.
  5. On sait que ce fameux voyageur vénitien, de retour en Italie, et prisonnier des Génois en 1298, fit écrire la relation de ses voyages par Eustache de Pise, son compagnon de captivité. Cette relation fut traduite en espagnol par le maestre Rodrigo de Santaella. Séville, 1518.
  6. Comme Le Tasse, dans la description des enchantements d’Ismène et d’Armide.
  7. Cervantès donnait son opinion sur ce dernier point, bien avant la querelle que fit naître le Télémaque.