L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XXIII
CHAPITRE XXIII.
Des choses admirables que l’insigne Don Quichotte raconta avoir vues dans la profonde caverne de Montésinos ; choses dont l’impossibilité et la grandeur font que l’on tient cette aventure pour apocryphe.
Il était quatre heures du soir, quand le soleil, caché derrière des nuages, et ne jetant qu’une faible lumière et des rayons tempérés, permit à Don Quichotte de conter, sans chaleur et sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, ce qu’il avait vu dans la caverne de Montésinos. Il commença de la manière suivante :
« À douze ou quatorze toises de la profondeur de cette caverne, il se fait, à main droite, une concavité, ou espace vide, capable de contenir un grand chariot avec ses mules. Elle reçoit une faible lumière par quelques fentes qui la lui amènent de loin, ouvertes à la surface de la terre. Cette concavité, je l’aperçus lorsque je me sentais déjà fatigué et ennuyé de me voir pendu à une corde pour descendre dans cette obscure région sans suivre aucun chemin déterminé. Je résolus donc d’y entrer pour m’y reposer un peu. Je vous appelai pour vous dire de ne plus me lâcher de corde jusqu’à ce que je vous en demandasse ; mais vous ne dûtes pas m’entendre. Je ramassai la corde que vous continuiez à m’envoyer, et l’arrangeant en pile ronde, je m’assis sur ses plis tout pensif, réfléchissant à ce que je devais faire pour atteindre le fond, alors que je n’avais plus personne qui me soutînt. Tandis que j’étais absorbé dans cette pensée et cette hésitation, tout à coup je fus saisi d’un profond sommeil, puis, quand j’y pensais le moins, et sans savoir pourquoi ni comment, je m’éveillai et me trouvai au milieu de la prairie la plus belle, la plus délicieuse que puisse former la nature, ou rêver la plus riante imagination. J’ouvris les yeux, je me les frottai, et vis bien que je ne dormais plus, que j’étais parfaitement éveillé. Toutefois je me tâtai la tête et la poitrine pour m’assurer si c’était bien moi qui me trouvais en cet endroit, ou quelque vain fantôme à ma place. Mais le toucher, les sensations, les réflexions raisonnables que je faisais en moi-même, tout m’attesta que j’étais bien alors le même que je suis à présent.
» Bientôt s’offrit à ma vue un royal et somptueux palais, un alcazar, dont les murailles paraissaient fabriquées de clair et transparent cristal. Deux grandes portes s’ouvrirent, et j’en vis sortir un vénérable vieillard qui s’avançait à ma rencontre. Il était vêtu d’un long manteau de serge violette qui traînait à terre. Ses épaules et sa poitrine s’enveloppaient dans les plis d’un chaperon collégial en satin vert ; sa tête était couverte d’une toque milanaise en velours noir, et sa barbe, d’une éclatante blancheur, tombait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme, et tenait seulement à la main un chapelet dont les grains étaient plus gros que des noix, et les dizains comme des œufs d’autruche. Sa contenance, sa démarche, sa gravité, le large aspect de toute sa personne, me jetèrent dans l’étonnement et l’admiration. Il s’approcha de moi, et la première chose qu’il fit fut de m’embrasser étroitement ; puis il me dit : « Il y a bien longtemps, valeureux chevalier Don Quichotte de la Manche, que nous tous, habitants de ces solitudes enchantées, nous attendons ta venue, pour que tu fasses connaître au monde ce que renferme et couvre la profonde caverne où tu es entré, appelée la caverne de Montésinos : prouesse réservée pour ton cœur invincible et ton courage éblouissant. Viens avec moi, seigneur insigne ; je veux te montrer les merveilles que cache ce transparent alcazar, dont je suis le kaïd et le gouverneur perpétuel, puisque je suis Montésinos lui-même, de qui la caverne a pris son nom[1]. »
« À peine m’eut-il dit qu’il était Montésinos, que je lui demandai s’il était vrai, comme on le raconte dans le monde de là-haut, qu’il eût tiré du fond de la poitrine, avec une petite dague, le cœur de son ami Durandart, et qu’il l’eût porté à sa dame Bélerme, comme Durandart l’en avait chargé au moment de sa mort[2]. Il me répondit qu’on disait vrai en toutes choses, sauf quant à la dague, parce qu’il ne s’était servi d’aucune dague, ni petite ni grande, mais d’un poignard fourbi, plus aigu qu’une alène. — Le poignard, interrompit Sancho, devait être de Ramon de Hocès, l’armurier de Séville. — Je ne sais trop, reprit Don Quichotte ; mais non, ce ne pouvait être ce fourbisseur, puisque Ramon de Hocès vivait hier, et que le combat de Roncevaux, où arriva cette catastrophe, compte déjà bien des années. Au reste, cette vérification est de nulle importance et n’altère en rien la vérité ni l’enchaînement de l’histoire. — Non certes, ajouta le cousin ; et continuez-la, seigneur Don Quichotte, car je vous écoute avec le plus grand plaisir du monde. — Je n’en ai pas moins à la raconter, répondit Don Quichotte. Je dis donc que le vénérable Montésinos me conduisit au palais de cristal, où, dans une salle basse, d’une extrême fraîcheur et toute bâtie d’albâtre, se trouvait un sépulcre de marbre sculpté avec un art merveilleux. Sur ce sépulcre, je vis un chevalier étendu tout de son long, non de bronze, ni de marbre, ni de jaspe, comme on a coutume de les faire sur d’autres mausolées, mais bien de chair et d’os. Il avait la main droite (qui me sembla nerveuse et quelque peu velue, ce qui est signe de grande force) posée sur le côté du cœur, et, avant que je fisse aucune question, Montésinos, me voyant regarder avec étonnement ce sépulcre : « Voilà, me dit-il, mon ami Durandart, fleur et miroir des chevaliers braves et amoureux de son temps. C’est Merlin, cet enchanteur français[3] qui fut, dit-on, fils du diable, qui le tient enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d’autres, hommes et femmes. Ce que je crois, c’est qu’il ne fut pas fils du diable, mais qu’il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable. Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le sait ; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera venu, lequel n’est pas loin, à ce que j’imagine. Ce qui me surprend par-dessus tout, c’est de savoir, aussi sûr qu’il fait jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et qu’après sa mort je lui arrachai le cœur de mes propres mains ; et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant les naturalistes, celui qui porte un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui qui n’en a qu’un petit. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme s’il était toujours en vie ? » À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s’écria : « Ô mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée, c’est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon cœur à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague[4]. »
» Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit, les larmes aux yeux : « J’ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j’ai déjà fait ce que vous m’avez commandé dans la fatale journée de notre déroute ; je vous ai arraché le cœur du mieux que j’ai pu, sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine ; je l’ai essuyé avec un mouchoir de dentelle ; j’ai pris en toute hâte le chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la terre, en versant tant de larmes qu’elles ont suffi pour me laver les mains et étancher le sang que j’avais pris en vous fouillant dans les entrailles ; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu’au premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux, je jetai un peu de sel sur votre cœur pour qu’il ne sentît pas mauvais, et qu’il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi, Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses deux nièces, et quantité d’autres de vos amis et connaissances, sommes enchantés ici depuis bien des années par le sage Merlin. Quoiqu’il y ait de cela plus de cinq cents ans, aucun de nous n’est mort : il ne manque que Ruidéra, ses filles et ses nièces, lesquelles, en pleurant, et par la pitié qu’en eut Merlin, furent converties en autant de lagunes, qu’à cette heure, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, on nomme les lagunes de Ruidéra. Les filles appartiennent aux rois d’Espagne, et les deux nièces aux chevaliers d’un ordre religieux qu’on appelle de Saint-Jean. Guadiana, votre écuyer, pleurant aussi votre disgrâce, fut changé en un fleuve appelé de son nom même, lequel, lorsqu’il arriva à la surface du sol, et qu’il vit le soleil d’un autre ciel, ressentit une si vive douleur de vous abandonner, qu’il s’enfonça de nouveau dans les entrailles de la terre. Mais, comme il est impossible de se révolter contre son penchant naturel, il sort de temps en temps, et se montre où le soleil et les gens puissent le voir[5]. Les lagunes dont j’ai parlé lui versent peu à peu leurs eaux, et, grossi par elles, ainsi que par une foule d’autres rivières qui se joignent à lui, il entre grand et pompeux en Portugal. Toutefois, quelque part qu’il passe, il montre sa tristesse et sa mélancolie ; il ne se vante pas de nourrir dans ses eaux des poissons fins et estimés, mais grossiers et insipides, bien différents de ceux du Tage doré. Ce que je vous dis à présent, ô mon cousin, je vous l’ai dit mille et mille fois ; mais, comme vous ne me répondez point, j’imagine ou que vous ne m’entendez pas, ou que vous ne me donnez pas créance, ce qui me chagrine autant que Dieu le sait. Je veux maintenant vous donner des nouvelles, qui, si elles ne servent pas de soulagement à votre douleur, ne l’augmenteront du moins en aucune façon. Sachez que vous avez ici devant vous (ouvrez les yeux, et vous le verrez) ce grand chevalier, de qui le sage Merlin a prophétisé tant de choses, ce Don Quichotte de la Manche, lequel, avec plus d’avantage que dans les siècles passés, a ressuscité dans les siècles présents la chevalerie errante, déjà oubliée. Peut-être, par son moyen et par sa faveur, parviendrons-nous à être désenchantés, car c’est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. — Et quand même cela n’arriverait pas, répondit le déplorable Durandart d’une voix basse et éteinte, quand même cela n’arriverait pas, ô cousin, je dirai : patience, et battons les cartes[6]. » Alors, se tournant sur le côté, il retomba dans son silence ordinaire, sans dire un mot de plus.
» En ce moment, de grands cris se firent entendre, ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de soupirs entrecoupés. Je tournai la tête, et vis, à travers les murailles de cristal, passer dans une autre salle une procession formée par deux files de belles damoiselles, toutes habillées de deuil avec des turbans blancs sur la tête, à la mode turque. Derrière les deux files marchait une dame (elle le paraissait du moins à la gravité de sa contenance), également vêtue de noir, avec un voile blanc, si long et si étendu qu’il baisait la terre. Son turban était deux fois plus gros que le plus gros des autres femmes ; elle avait les sourcils réunis, le nez un peu camard, la bouche grande, mais les lèvres colorées. Ses dents, qu’elle découvrait parfois, semblaient être clairsemées et mal rangées, quoique blanches comme des amandes sans peau. Elle portait dans les mains un mouchoir de fine toile, et dans cette toile, à ce que je pus entrevoir, un cœur de chair de momie, tant il était sec et enfumé. Montésinos me dit que tous ces gens de la procession étaient les serviteurs de Durandart et de Bélerme, qui étaient enchantés avec leurs maîtres, et que la dernière personne, celle qui portait le cœur dans le mouchoir, était Bélerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, faisait avec ses femmes cette procession, et chantait, ou plutôt pleurait des chants funèbres sur le corps et le cœur pitoyable de son cousin. « Si elle vous a paru quelque peu laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu’elle en avait la réputation, c’est à cause des mauvais jours et des pires nuits qu’elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu’il n’en est plus question pour elle, mais de l’affliction qu’éprouve son cœur à la vue de celui qu’elle porte incessamment à la main, et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce, en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans tous ces environs et dans le monde entier. »
« Halte-là ! m’écriai-je alors, seigneur Don Montésinos ; que votre grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute comparaison est odieuse, et qu’ainsi l’on ne doit comparer personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu’elle est, madame Doña Bélerme ce qu’elle est et ce qu’elle a été, et restons-en là. — Seigneur Don Quichotte, me répondit-il, que votre grâce me pardonne. Je confesse que j’ai eu tort, et que j’ai mal fait de dire qu’à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme, car il me suffisait d’avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que votre grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt que de la comparer à personne, si ce n’est au ciel même. »
« Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon cœur, et me remit de l’agitation que j’avais éprouvée en entendant comparer ma dame avec Bélerme. — Je m’étonne même, dit alors Sancho, que votre grâce ait pu s’empêcher de monter sur l’estomac du bonhomme, de lui moudre les os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en laisser un poil au menton. — Non pas, ami Sancho, répondit Don Quichotte ; c’eût été mal à moi d’agir ainsi ; car nous sommes tous tenus de respecter les vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore lorsqu’ils le sont, et qu’ils sont enchantés par-dessus le compte. Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l’un avec l’autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous sommes mutuellement adressées. »
Le cousin dit alors : « Je ne sais en vérité, seigneur Don Quichotte, comment votre grâce, depuis si peu de temps qu’elle est descendue là au fond, a pu voir tant de choses, a pu tant écouter et tant répondre. — Combien donc y a-t-il que je suis descendu ? demanda Don Quichotte. — Un peu plus d’une heure, répondit Sancho. — Cela ne se peut pas, répliqua Don Quichotte, car j’ai vu venir la nuit et revenir le jour, puis trois autres soirs et trois autres matins, de manière qu’à mon compte je suis resté trois jours entiers dans ces profondeurs cachées à notre vue. — Mon maître doit dire vrai, répondit Sancho ; car, puisque toutes les choses qui lui sont arrivées sont venues par voie d’enchantement, peut-être ce qui nous a semblé une heure lui aura-t-il paru trois jours avec leurs nuits. — Ce sera cela sans doute, dit Don Quichotte. — Dites-moi, mon bon seigneur, demanda le cousin, votre grâce a-t-elle mangé pendant tout ce temps-là ? — Pas une bouchée, répondit Don Quichotte, et n’en ai pas senti la moindre envie. — Est-ce que les enchantés mangent ? dit le cousin. — Non, ils ne mangent pas, répondit Don Quichotte, et ne font pas non plus leurs grosses nécessités ; mais on croit néanmoins que les ongles, la barbe et les cheveux leur poussent. — Et dorment-ils, par hasard, les enchantés, mon seigneur ? demanda Sancho. — Non certes, répliqua Don Quichotte ; du moins pendant les trois jours que j’ai passés avec eux, aucun n’a fermé l’œil, ni moi non plus. — Alors, dit Sancho, le proverbe vient à point : « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. » Allez donc avec des enchantés qui jeûnent et qui veillent, et étonnez-vous de ne manger ni dormir tant que vous serez avec eux ! Mais pardonnez-moi, mon seigneur, si je vous dis que, de tout ce que vous avez dit jusqu’à présent, Dieu m’emporte, j’allais dire le diable, si je crois la moindre chose. — Comment donc ! s’écria le cousin, le seigneur Don Quichotte peut-il mentir ? mais, le voulût-il, il n’aurait pas eu le temps de composer et d’imaginer ce million de mensonges. — Oh ! je ne crois pas que mon maître mente, reprit Sancho. — Que crois-tu donc ? demanda Don Quichotte. — Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin, ou ces enchanteurs, qui ont enchanté toute cette brigade que votre grâce dit avoir vue et fréquentée là-bas, vous ont enchâssé dans la cervelle et dans la mémoire toute cette kyrielle que vous nous avez contée, et tout ce qui vous reste encore à nous dire. — Cela pourrait être, Sancho, répliqua Don Quichotte, mais cela n’est point ; car ce que j’ai conté, je l’ai vu de mes propres yeux et touché de mes propres mains. Mais que diras-tu quand je vais t’apprendre à présent que, parmi les choses infinies et les merveilles sans nombre que me montra Montésinos (je te les conterai peu à peu et à leur temps dans le cours de notre voyage, car elles ne sont pas toutes de saison), il me montra trois villageoises qui s’en allaient par ces fraîches campagnes sautant et cabriolant comme des chèvres ? Dès que je les vis, je reconnus que l’une était la sans pareille Dulcinée du Toboso, et les deux autres ces mêmes paysannes qui venaient avec elle, et à qui nous parlâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montésinos s’il les connaissait ; il me répondit que non, mais qu’il imaginait que ce devaient être de grandes dames enchantées, qui avaient paru depuis peu de jours dans ces prairies. Il ajouta que je ne devais point m’en étonner, puisqu’il y avait en cet endroit bien d’autres dames, des siècles passés et présents, enchantées sous d’étranges et diverses figures, parmi lesquelles il connaissait la reine Genièvre et sa duègne Quintagnone, celle qui versait le vin à Lancelot, comme dit le romance, quand il arriva de Bretagne. »
Lorsque Sancho entendit parler ainsi son maître, il pensa perdre l’esprit ou crever de rire. Comme il savait mieux que personne la vérité sur le feint enchantement de Dulcinée, dans lequel il avait été l’enchanteur, et dont il avait rendu témoignage, il acheva de reconnaître que son seigneur était décidément hors du bon sens, et fou de point en point. Aussi lui dit-il : « C’est en mauvaise heure et sous une mauvaise étoile que vous êtes descendu, mon cher patron, dans l’autre monde ; et maudit soit l’instant où vous avez rencontré ce seigneur Montésinos, qui vous a rendu à nous comme vous voilà. Pardieu, votre grâce était bien ici en haut, avec son jugement complet, tel que Dieu le lui a donné, débitant des sentences et donnant des conseils à chaque pas, et non point à cette heure contant les plus énormes sottises qui se puissent imaginer. — Comme je te connais, Sancho, répondit Don Quichotte, je ne fais aucun cas de tes paroles. — Ni moi non plus des vôtres, répliqua Sancho, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer, pour celles que j’ai dites et pour celles que je pense dire, si vous ne pensez, vous, à corriger et réformer votre langage. Mais dites-moi, maintenant que nous sommes en paix, comment et à quoi avez-vous reconnu madame notre maîtresse ? — Je l’ai reconnue, répondit Don Quichotte, à ce qu’elle porte les mêmes habits qu’elle avait quand tu me l’as montrée. Je lui parlai, mais elle ne me répondit pas un mot ; au contraire, elle me tourna le dos, et s’enfuit si rapidement qu’une flèche d’arbalète ne l’aurait pas atteinte. Je voulus la suivre, et je l’aurais suivie, si Montésinos ne m’eût donné le conseil de n’en rien faire, disant que ce serait peine perdue, et que d’ailleurs l’heure s’approchait où il convenait que je sortisse de la caverne. Il ajouta que, dans les temps à venir, on me ferait savoir comment il fallait s’y prendre pour désenchanter lui, Bélerme, Durandart et tous ceux qui se trouvaient là. Mais ce qui me causa le plus de peine de tout ce que je vis et remarquai là-bas, ce fut qu’étant à causer sur ce sujet avec Montésinos, une des deux compagnes de la triste Dulcinée s’approcha de moi, sans que je la visse venir, et, les yeux pleins de larmes, elle me dit d’une voix basse et troublée : « Madame Dulcinée du Toboso baise les mains à votre grâce, et supplie votre grâce de lui faire celle de lui faire savoir comment vous vous portez ; et, comme elle se trouve dans un pressant besoin, elle supplie votre grâce, aussi instamment que possible, de vouloir bien lui prêter, sur ce jupon de basin tout neuf que je vous présente, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez dans la poche, engageant sa parole de vous les rendre dans un bref délai. » Une telle commission me surprit étrangement, et, me tournant vers le seigneur Montésinos : « Est-il possible, lui demandai-je, que les enchantés de haut rang souffrent le besoin ? — Croyez-moi, seigneur Don Quichotte, me dit-il, ce qu’on nomme le besoin se rencontre en tous lieux ; il s’étend partout, il atteint tout le monde, et ne fait pas même grâce aux enchantés. Puisque madame Dulcinée du Toboso envoie demander ces six réaux, et que le gage paraît bon, il n’y a rien à faire que de les lui donner, car sans doute elle se trouve en quelque grand embarras. — Le gage, je ne le prendrai point, répondis-je ; mais je ne lui donnerai pas davantage ce qu’elle demande, car je n’ai sur moi que quatre réaux (ceux que tu me donnas l’autre jour en monnaie, Sancho, pour faire l’aumône aux pauvres que je trouverais sur le chemin), et je les lui donnai, en disant : « Dites à votre dame, ma chère amie, que je ressens ses peines au fond de l’âme, et que je voudrais être un Fucar[7] pour y porter remède ; qu’elle sache que je ne puis ni ne dois avoir bonne santé tant que je serai privé de son agréable vue et de sa discrète conversation, et que je la supplie, aussi instamment que je le puis, de vouloir bien se laisser voir et entretenir par son errant chevalier et captif serviteur. Vous lui direz aussi que, lorsqu’elle y pensera le moins, elle entendra dire que j’ai fait un serment et un vœu, à la manière de celui que fit le marquis de Mantoue de venger son neveu Baudoin, quand il le trouva près d’expirer dans la montagne, c’est-à-dire, de ne point manger pain sur table, et de faire d’autres pénitences qu’il ajouta, jusqu’à ce qu’il l’eût vengé. Eh bien ! je ferai le vœu de ne plus m’arrêter et de courir les sept parties du monde, avec plus de ponctualité que ne le fit l’infant Don Pédro de Portugal[8], jusqu’à ce que je l’aie désenchantée. — Tout cela, et plus encore, votre grâce le doit à ma maîtresse, me répondit la demoiselle, » et prenant les quatre réaux, au lieu de me faire une révérence, elle fit une cabriole, telle, qu’elle sauta en l’air haut de deux aunes.
— Ô sainte Vierge ! s’écria Sancho en jetant un grand cri ; est-il possible que le monde soit ainsi fait, et que telle y soit la force des enchanteurs et des enchantements, qu’ils aient changé le bon jugement de mon seigneur en une si extravagante folie ! Ah ! seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que votre grâce veille sur soi, et songe à son honneur, et ne donne pas crédit à ces billevesées, qui vous troublent et vous dépareillent le sens commun. — C’est parce que tu m’aimes bien, Sancho, que tu parles de cette façon, dit Don Quichotte ; et, parce que tu n’as nulle expérience des choses du monde, toutes celles qui ont quelque difficulté te semblent impossibles. Mais le temps marche, comme je te l’ai dit maintes fois, et je te conterai plus tard quelques-unes des choses que j’ai vues là-bas ; elles te feront croire celles que je viens de conter, et dont la vérité ne souffre ni réplique, ni dispute. »
- ↑ D’après les anciens romances de chevalerie, recueillis dans le cancionero general, le comte Grimaldos, paladin français, fut faussement accusé de trahison par le comte Tomillas, dépouillé de ses biens et exilé de France. S’étant enfui à travers les montagnes avec la comtesse, sa femme, celle-ci mit au jour un enfant qui fut appelé Montésinos, et qu’un ermite recueillit dans sa grotte. À quinze ans, Montésinos alla à Paris, tua le traîte Tomillas en présence du roi, et prouva l’innocence de son père, qui fut rappelé à la cour. Montésinos, devenu l’un des douze pairs de France, épousa dans la suite une demoiselle espagnole, nommée Rosa Florida, dame du château de Rocha Frida, en Castille. Il habita ce château jusqu’à sa mort, et l’on donna son nom à la caverne qui en était voisine. — Cette caverne, située sur le territoire du bourg appelé la Osa de Montiel, et près de l’ermitage de San-Pédro de Saelicès, peut avoir trente toises de profondeur. L’entrée en est aujourd’hui beaucoup plus praticable que du temps de Cervantès, et les bergers s’y mettent à l’abri du froid ou des orages. Dans le fond du souterrain coule une nappe d’eau assez abondante, qui va se réunir aux lagunes de Ruidéra, d’où sort le Guadiana.
- ↑ Durandart était cousin de Montésinos, et, comme lui, pair de France. D’après les romances cités plus haut, il périt dans les bras de Montésinos à la déroute de Roncevaux, et exigea de lui qu’il portât son cœur à sa dame Bélerme.
- ↑ Ce Merlin, le père de la magie chevaleresque, n’était pas de la Gaule, mais du pays de Galles ; son histoire doit se rattacher plutôt à celle du roi Artus et des paladins de la Table-Ronde, qu’à celle de Charlemagne et des douze pairs.
- ↑ La réponse de Durandart est tirée des anciens romances composés sur son aventure ; mais Cervantès, citant de mémoire, a trouvé plus simple d’arranger les vers et d’en faire quelques-uns, que de vérifier la citation.
- ↑ Le Guadiana prend sa source au pied de la Sierra de Alcaraz, dans la Manche. Les ruisseaux qui coulent de ces montagnes forment sept petits lacs, appelés Lagunes de Ruidéra, dont les eaux se versent de l’un dans l’autre. Au sortir de ces lacs, le Guadiana s’enfonce, l’espace de sept à huit lieues, dans un lit très-profond, caché sous d’abondants herbages, et ne reprend un cours apparent qu’après avoir traversé deux autres lacs qu’on appelle les yeux (los ojos) de Guadiana. Pline connaissait déjà et a décrit les singularités du cours de ce fleuve, qu’il appelle sæpius nasci gaudens (Hist. nat., lib. III, cap. iii) C’est sur ces diverses particularités naturelles que Cervantès a fondé son ingénieuse fiction.
- ↑ Expression proverbiale prise aux joueurs, et que j’ai dû conserver littéralement à cause des conclusions qu’en tire, dans le chapitre suivant, le guide de Don Quichotte.
- ↑ C’était le nom d’une famille originaire de Suisse et établie à Augsbourg, où elle vivait comme les Médicis à Florence. La richesse des Fucar était devenue proverbiale, et, en effet, lorsqu’à son retour de Tunis, Charles-Quint logea dans leur maison d’Augsbourg, on mit dans sa cheminée du bois de cannelle, et on alluma le feu avec une cédule de paiement d’une somme considérable due aux Fucar par le trésor impérial. Quelques membres de cette famille allèrent s’établir en Espagne, où ils prirent à ferme les mines d’argent de Hornachos et de Guadalcanal, celle de vif-argent d’Almaden, etc. La rue où ils demeuraient à Madrid s’appelle encore calle de los Fucares.
- ↑ La relation des prétendus voyages de l’infant Don Pédro a été écrite par Gomez de Santisteban, qui se disait un de ses douze compagnons.