L’Industrie de la soie depuis ses origines et les soieries à l’Exposition

L’Industrie de la soie depuis ses origines et les soieries à l’Exposition
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 595-638).
L’INDUSTRIE DE LA SOIE


A L’EXPOSITION





S’il est une industrie vraiment française, c’est celle des soies et des soieries. A quelque époque qu’on la prenne, avant comme après nos grandes crises politiques, et sous les régimes les plus divers, au milieu des métamorphoses que la chimie et la mécanique faisaient subir à toutes les fabrications, toujours on la retrouve avec ce caractère national qui la distingue, et que rien n’a pu altérer. D’autres industries ont pu marcher d’un pas timide, demander à la loi du pays les moyens d’exister, se prévaloir de leur faiblesse pour jouir des bénéfices d’un régime particulier, s’assurer des débouchés intérieurs et ne pas prétendre à d’autres conquêtes, imposer à la communauté des sacrifices dont le calcul dépasserait toute croyance, et qui ne semblent pas près de finir : l’industrie des soies et des soieries n’a eu aucune de ces prétentions et de ces défaillances. A peine introduite sur notre sol et dans nos ateliers, elle a fourni la preuve de sa force et ne s’est pas démentie un seul jour. Non-seulement elle n’a point appelé la législation à son aide, ni cherché dans le privilège une garantie et un appui, mais elle a franchi hardiment nos frontières et s’est ménagé, par son action propre, une place dans le monde entier. Quand d’autres fuyaient la lutte, l’industrie des soieries la cherchait, et, de l’aveu même de ses rivaux, l’avantage lui est resté partout où elle a été admise à combattre.

À quoi peut tenir un succès si avéré et si constant? Tout effet de ce genre a une cause, et en matière d’industrie plus qu’ailleurs. La supériorité de l’Angleterre pour la métallurgie s’explique par des conditions inhérentes au sol d’un pays où la houille et les minerais se touchent dans les plus beaux gîtes du monde, par le voisinage de ports de mer, par l’abondance des capitaux, par le nombre des canaux, des routes et des voies ferrées qui assurent le bon marché des transports, par la puissance d’une exploitation poursuivie sur la plus grande échelle et avec la plus intelligente activité. La supériorité de l’Allemagne pour les lainages s’explique par la quantité de bétail qui couvre ses provinces, par la qualité et le mérite des toisons, par le bas prix de la main-d’œuvre, par des moteurs ou des procédés économiques. Ainsi des autres prééminences manufacturières. En les étudiant une à une, sans prévention ni esprit de système, on en trouverait l’origine dans des causes naturelles, dans des conditions locales dont la main de l’homme a su tirer parti, et qui sont, pour les pays favorisés, une sorte d’apanage.

Mais, en ce qui concerne la soie, est-ce le cas? y a-t-il là une de ces supériorités créées et maintenues par la nature ? était-ce à la France que cet empire devait revenir? D’abord le mûrier n’y est point originaire; il a fallu l’emprunter à l’Asie et en approprier la culture à un climat moins chaud. Le ver également s’y sent mal à l’aise et comme hors de son élément; il ne vit et ne travaille qu’au moyen de soins assidus, d’un régime ingénieux et d’une température artificielle. Livré à lui-même, négligé seulement, il ne rendrait pas les services qu’on attend de lui, et serait à la merci de la première variation atmosphérique. Puis, la soie une fois produite, à quelles villes aurait dû échoir la tâche de la tisser? où traiter une matière si délicate et lui imprimer ces nuances si tendres qu’un souffle semblerait devoir les ternir? Certes, si les faits n’avaient pas répondu à ces questions, et de la manière la plus victorieuse, ce ne serait ni à Saint-Etienne, ni à Lyon qu’on aurait, par conjecture, placé le siège de ce travail; les noms de ces cités enfumées ne se seraient pas présentés à l’esprit, et il eût été naturel d’imaginer pour l’industrie des soieries un ciel plus pur et moins chargé de vapeurs, des ateliers moins tristes et mieux pourvus de lumière.

Il faut donc reconnaître que si le bassin du Rhône a été le berceau de l’industrie des soieries, il ne le doit ni à des causes naturelles, ni à des circonstances locales, comme l’Allemagne pour les lainages, et l’Angleterre pour la métallurgie. A quoi tient cette supériorité? Au génie humain seul et à une faculté particulière du génie français. Le goût, ce fruit du sol gaulois, le juste sentiment de l’art, qui, au milieu de quelques déviations, est resté l’attribut de notre race, ont dès l’origine animé cette fabrication et l’ont maintenue ensuite au-dessus de toutes les rivalités. Et qu’on ne s’y méprenne pas! cet art et ce goût, dont il est permis de s’enorgueillir, ne sont pas non plus un don local, circonscrit dans l’enceinte d’une ou deux villes; c’est à la France entière qu’il appartient, c’est une propriété commune, où tous concourent et dont chacun jouit. On les retrouve ailleurs, cet art et ce goût, sous d’autres formes et avec d’autres élémens, en Alsace dans les toiles peintes, à Paris dans l’ébénisterie et les bronzes, sur d’autres points dans le travail varié des tissus et des métaux; ils sont pour ainsi dire dans l’air et donnent le souffle à toute l’industrie française. Le fabricant lui-même n’est là qu’un agent et un serviteur du sentiment public, porté par la vogue quand il y obéit, délaissé quand il le méconnaît, astreint à des efforts constans et à des risques sans cesse renouvelés, ne pouvant s’arrêter dans sa marche sans être dépassé, ni commettre d’erreurs sans les payer de sa fortune.

Voilà ce qu’est cette souveraineté du goût, la plus troublée et la plus mobile qui soit au monde, (/est à ce prix que l’industrie des soieries a vécu et grandi parmi nous; c’est à ce prix qu’elle a gardé son rang et mis sa bannière hors d’atteinte. On a pu, en Allemagne et en Suisse, descendre plus bas que le bon marché et réunir les élémens d’une fabrication plus économique; on a pu, dans le royaume-uni, arriver au même but par le mélange des matières et l’emploi de mécanismes ingénieux : ce qu’on n’a trouvé nulle part, ce qu’on n’enlèvera ni à Lyon ni à la France, c’est cet esprit d’invention incessamment éveillé, cette imagination si active et si sûre d’elle-même, ce choix heureux de formes, cette variété de dessins, cet éclat et cette solidité de couleurs auxquels tous les marchés du globe paient un tribut si légitime et si bien justifié; c’est surtout et avant tout la tradition, le nom consacré, la puissance acquise. De pareils avantages ne se perdent pas en un jour, même quand on s’en prévaut pour rester immobile. Et pour la cité lyonnaise ce n’est pas le cas; elle travaille comme si elle n’était pas arrivée, comme si elle avait sa réputation et sa fortune à faire. Elle n’a point à compter avec l’étranger, soit; mais elle doit compter avec la France, et cela suffit : elle trouve dans son sein même le plus sûr des aiguillons, cette divinité capricieuse que l’on nomme la mode, devant laquelle il faut s’incliner sous peine de châtiment. De là des métamorphoses, une ardeur de découvertes, un besoin de changement, qui sont, pour l’industrie des soieries, la condition même de son existence, et, en l’obligeant à de perpétuelles évolutions sur elle-même, accroissent et assurent son empire au dehors.

I.

Pour retrouver, les origines de l’industrie de la soie, il faudrait avoir des notions plus sûres que ne le sont les textes épars dans les ouvrages de l’antiquité. Longtemps sans doute le ver qui produit la soie demeura à l’état sauvage, sans que l’homme eût imaginé de le réduire à cette domesticité où il devait se rendre si utile. Il en était du ver à soie comme de ces chenilles dont parle Pline, dont les cocons, gros comme des œufs, se recueillaient dans les branches du cyprès, du térébinthe, du frêne et du chêne, et que les habitans de l’île de Cos dévidaient et filaient à leur usage. Aujourd’hui encore ces vers à soie sauvages se retrouvent en Chine sur une sorte de poivrier qui abonde dans la province de Canton. Ils muent quatre fois et restent sous leur enveloppe depuis le commencement de l’automne jusqu’au printemps. Leur soie est dure, mais solide, et les tissus qu’elle produit peuvent se laver comme du linge. Élevés en plein air, ces vers sauvages exigent moins de soins et entraînent à moins de frais que les vers du mûrier, mais en raison de leur rusticité même, leur soie est moins brillante, moins fine, moins propre à des emplois recherchés.

Le véritable artisan de la soie, c’est le ver du mûrier, le ver domestique, et ici également la Chine, à ce qu’il semble, a les honneurs et le mérite de la priorité. Vingt-six siècles avant notre ère, on y cultivait le mûrier ou l’arbre d’or, comme l’appellent les récits des missionnaires; on y filait le cocon et on y tissait la matière qui en provient. Cependant, aux yeux du monde latin, cette origine ne fut pas avérée; les distances et l’incertitude de la géographie étaient pour beaucoup dans la confusion des idées à cet égard. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les auteurs, les poètes surtout, aient fait de l’Inde ou du pays des Sères la patrie de la soie, et lui aient donné un nom qui en dérive. De semblables méprises sont communes, et ce n’est pas la seule que les recherches modernes aient fourni l’occasion de redresser. Pour la Grèce et pour Rome, l’Asie n’était qu’une collection de hordes barbares vis-à-vis desquelles on ne se piquait ni de justice ni d’exactitude. L’Asie pourtant était le siège d’industries florissantes et qui dataient de loin; au lieu de la dédaigner, il y aurait eu bien des emprunts à lui faire et beaucoup à apprendre d’elle.

Par la force des choses, la soie et les tissus de soie arrivèrent d’Orient en Occident. La matière était si riche, les vêtemens étaient si beaux, que, de proche en proche, le goût et l’usage s’en répandirent. Les procédés de fabrication suivirent la même route que les produits. Après la Chine, ce fut l’Inde, puis la Perse, qui y déploya un art savant, et resta longtemps sans rivale. Déjà ce n’était plus une industrie au berceau; le prestige des dessins, la science des couleurs, relevaient ces étoffes et les faisaient rechercher du monde civilisé. Il y avait des manufacturiers en crédit; il y avait aussi des facteurs, c’étaient les Phéniciens, dont les caravanes franchissaient l’Euphrate et le Tigre, et, après de laborieuses étapes, rapportaient sur le littoral de la Méditerranée ce précieux et lucratif butin. Curieuse histoire que celle-là, si des documens précis permettaient de l’écrire ! On y aurait une fois de plus la preuve que rien n’est nouveau sous notre ciel, et que là où nous croyons inventer, nous ne gommes que des copistes. Malheureusement les Persans et les Phéniciens étaient des gens d’affaires, plus occupés d’eux-mêmes que de la postérité, et n’ayant ni le loisir ni le goût de mettre le public dans la confidence de leurs opérations. Tout ce qu’on en peut dire, c’est que, pendant plusieurs siècles, le trafic de ces étoffes appartint à Sidon et à Tyr, et que le bénéfice le plus net en resta, comme toujours, entre les mains des intermédiaires.

On sait quel coup violent porta à l’industrie et aux arts la chute des deux grandes civilisations païennes. Les tribus du nord de l’Europe, restées maîtresses du terrain, ne poussaient pas bien loin le raffinement en matière de costumes; les dépouilles d’animaux leur étaient plus familières que la soie, et convenaient mieux à leurs corps robustes. Il y eut donc, aux jours de la décadence, soit par la ruine des vaincus, soit par la rudesse des vainqueurs, une sorte d’abandon de ces objets de luxe que l’Asie fournissait à l’Europe pour l’usage des consommateurs opulens. Le premier réveil de l’industrie et du commerce des soieries ne date que du VIe siècle, dans la belle époque de l’empire byzantin. Sous Justinien, deux moines grecs, arrivant des Indes, introduisirent à Constantinople, avec des œufs de vers à soie, l’art de les élever et d’en tisser les produits. Ce voyage, s’il faut en croire la chronique, ne s’accomplit ni sans précautions ni sans difficultés: l’Asie défendait son secret, et pour dérober aux regards une proie si enviée, il fallut la cacher dans des bambous creux et la nourrir en chemin. Est-ce là un fait authentique ou un roman? Quoi qu’il en soit, ce fut dès lors une conquête assurée, dont le génie européen ne devait plus se dessaisir, et qu’il allait pousser jusqu’aux limites où nous la voyons parvenue. Déjà Byzance, à peine à l’œuvre, éclipsait la Perse par la beauté de ses étoffes. On les recherchait, on y mettait de hauts prix, cinq ou six écus d’or pour les couleurs communes, vingt ou vingt-cinq écus d’or pour les couleurs fines, et c’est de là sans doute que nous sont venus ces riches ornemens d’église, ces chasubles, ces étoles, dont les formes et les dispositions ont franchi les siècles sans changemens notables et fixées par la tradition.

Pendant les âges suivans, le mouvement de propagation se continue d’une manière lente et presque imperceptible. L’Europe occidentale n’est pas encore mûre pour y céder; sa chevalerie est bardée de fer, et met plutôt son luxe dans les cottes de mailles que dans ces tissus délicats et légers. La cour d’un souverain, c’est un champ de bataille où l’armet sied mieux que la toque de velours. Si l’industrie nouvelle gagne du terrain, c’est, plutôt en pays levantin, parmi des populations moins militantes et plus efféminées: dans l’Anatolie d’abord, où les soies de Brousse se signalèrent par des qualités qui sont restées les mêmes jusqu’à nous; ensuite dans les montagnes du Liban, dont Beyrouth devint le port et le marché; puis en Chypre et dans les Cyclades; de là à Athènes, à Corinthe et dans la Morée; enfin en Sicile et dans le nord de l’Italie, qui devait devenir le siège d’un travail si florissant et si suivi. Au milieu de ces mouvemens, deux circonstances sont à noter : la première, c’est que la Sicile dut cette richesse à un prince normand, Roger, petit-fils de Tancrède, qui, vainqueur en Grèce, la rapporta dans ses états comme un butin de prix; la seconde, c’est que les Arabes, une fois maîtres de l’Espagne, en dotèrent les provinces assujéties, tant il est vrai que la guerre, dans ces temps confus, était le meilleur et le plus prompt instrument pour la diffusion des lumières et des arts.

Ce fut à la guerre aussi que la France dut le goût de ce luxe, dont jusque-là elle s’était défendue. Nos barons, si rudes qu’ils fussent, n’avaient pu voir, sans en être frappés, ces merveilles de l’Orient, où les avait entraînés l’élan des croisades, et ce spectacle d’une existence pleine de raffinemens inconnus. De retour dans leurs manoirs, ils parlèrent de ces industries lointaines dont ils montraient des échantillons, et qui semblaient dépasser ce que l’on peut attendre des mains de l’homme. Quelques-uns firent plus encore, s’il faut ajouter foi à une tradition qui s’est transmise dans les campagnes du Dauphiné : ils rapportèrent des plants du mûrier noir, le premier qui ait servi en France à l’éducation des vers, et aujourd’hui même on voit, près d’Alton, un de ces arbres qui passe pour le doyen de l’espèce et remonte à cette date éloignée. Il faut ajouter que l’aspect de ce vénérable tronc ne dément pas les récits qu’on en fait. Entouré d’un mur qui en protège le pied, il se divise en trois énormes branches dont les extrémités se couvrent encore de feuilles et de fruits. Ce monument n’est pas d’ailleurs le seul, et dans les vallées de l’Ardèche et du Gard, comme aussi dans les plaines de la Touraine, entre l’Indre et le Cher, d’autres vieux mûriers, qui rappellent une époque moins ancienne, se nomment des Sully en l’honneur de leur parrain et comme témoignage de leur millésime. Tout n’est pas juste pourtant dans cet hommage rendu au ministre du premier Bourbon, et l’histoire n’est pas ici en complet accord avec la voix populaire. Avant lui, plusieurs de nos rois avaient essayé d’introduire en France la culture du mûrier et la fabrication de la soie. Sous Charles VIII, il y eut des plantations faites en Provence; sous Louis XI et Louis XII, il y en eut d’autres aux environs de Tours et dans le comtat venaissin; enfin, sous Charles IX, un simple jardinier de Nîmes, Traucat, multiplia les expériences et leur donna un caractère vraiment industriel. Non-seulement il couvrit le sol de vergers de mûriers et y déploya les soins les mieux entendus, mais il publia sur cette culture un écrit remarquable, où il en faisait valoir les avantages et en conseillait la propagation. D’un autre côté, la fabrication des soieries suivait une marche parallèle. Déjà les principaux foyers existaient et tendaient à s’accroître : dans le midi, Avignon et Nîmes, qui s’efforçaient d’imiter Florence; plus au nord, Lyon et Tours, qui avaient leur genre et leurs procédés, et dont les étoffes, les rubans et la passementerie trouvaient un débit assuré en France et au dehors. On peut même dire que le produit manufacturé y allait d’un pas plus ferme que la matière première, et de nombreux monumens des XVe et XVIe siècles, actes royaux ou municipaux, témoignent que l’activité de nos regnicoles s’était déjà portée de ce côté avec plus ou moins de fruit et des résultats plus ou moins heureux.

Sully lui-même, à qui on a trop fait les honneurs de l’initiative, n’y apporta pas, au début du moins, de grands encouragemens, et y eut la main forcée, pour ainsi dire. Il faut lire, dans ses Économies royales, un curieux passage où il raconte l’entretien qu’il eut à ce sujet avec Henri IV et le débat qui s’engagea entre eux. Le roi et le ministre y apportaient des dispositions diamétralement opposées. Le ministre, homme tout d’une pièce, n’aimait le luxe ni pour lui ni pour les autres, il y voyait moins la richesse que l’énervement d’un état; il préférait, suivant ses propres expressions, « de vaillans et laborieux soldats à tous ces petits marjolets de cour et de ville, revêtus d’or et de pourpre; » en un mot, il n’entendait pas favoriser ces babioles, comme il les appelait dédaigneusement. Le roi, au contraire, ne croyait pas qu’un pays comme la France dût être mis au régime de Sparte, ni sevré des jouissances qu’amène la marche des civilisations. Il avait lu, dans Olivier de Serres, que la soie pouvait devenir un élément de profits pour l’agriculture au moyen de vers « qui la vomissent toute filée, » et il ne voulait pas que son royaume restât, sous ce rapport, en arrière des petits états italiens qui en recueillaient de grands bénéfices. La discussion fut vive, et, suivant son habitude, Sully défendit le terrain pied à pied. Il dit que cette industrie n’était naturelle ni à notre sol ni à notre climat, et qu’il n’y avait que des échecs à en attendre: à quoi le roi répondit, avec l’autorité de l’agronome dont, il s’appuyait, qu’on en avait dit autant de la vigne et que la vigne avait réussi, que le mûrier et le ver à soie étaient inséparables, et que là où le mûrier portait de la feuille, le ver devait venir à bien. Bref, Sully fut battu, et quand Henri IV quitta l’Arsenal, où l’entrevue avait eu lieu, les destinées de la soie étaient fixées; on allait donner carte blanche à Olivier de Serres et mettre cette culture naissante sous la protection et la tutelle de l’état.

En effet le roi forma une sorte de conseil de commerce et rendit des lettres-patentes pour établir dans tout le royaume, ce sont ses termes exprès, le plant du mûrier et l’art de faire la soie; il écrivit de sa main aux syndics de Genève pour leur demander des hommes versés dans la partie, et ayant obtenu du duc de Savoie, après la campagne de 1600, un certain nombre de plants de mûrier blanc, il chargea Olivier de Serres de les recevoir et de leur donner une destination. Celui-ci y mit une telle diligence, que, dès les premiers mois de l’année d’après, quinze ou vingt mille de ces arbres garnissaient le jardin des Tuileries, et y faisaient sans doute une meilleure figure que les pommes de terre de la convention. C’était, comme il le dit lui-même dans son Théâtre de l’Agriculture, l’introduction de la soie au cœur de la France. Désormais cette industrie n’avait plus rien à attendre que d’elle-même; il ne dépend ni d’un souverain ni d’un ministre de communiquer la vie à ce qui n’est pas viable, et Olivier de Serres, tout habile qu’il fût, cédait à une illusion quand il donnait au mûrier une hospitalité aussi précaire que celle des jardins du roi et des bords de la Seine. Heureusement l’activité particulière allait s’emparer du nouvel instrument qui lui était offert, choisir un meilleur terrain et obtenir des résultats qu’aucune faveur ne lui eût assurés, s’ils n’avaient été dans la nature des choses. Pour mieux apprécier ces résultats, avant de suivre l’industrie de la soie dans ses développemens et de dire quelle figure elle fait à l’exposition de 1855, il faut maintenant expliquer en quelques mots ce qu’elle est et quels en sont les agens et les procédés.

Quand les œufs du ver. à soie ont été préparés et lavés, puis sèches avec soin, et que le moment .convenable est arrivé, on les dépose dans les locaux où ils doivent éclore. Naguère ce n’étaient que des chambres assez mal chauffées et encore plus mal tenues, dont le régime variait suivant les lieux ou les éleveurs, sans qu’il y eût de donnée fixe ni de méthode dominante. Chez quelques cultivateurs, la chenille était un commensal, vivant dans la pièce commune, profitant de la chaleur du foyer et grimpant le long des murs aux bruyères disposées sur le manteau de l’âtre. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi; l’éducation du ver à soie est un art qui a ses règles, et où tout est prévu, depuis l’éclosion jusqu’aux dernières métamorphoses. Au lieu de chambres, on a de vastes établissemens qu’on appelle magnaneries, d’un nom emprunté au midi, et le ver lui-même est un magnan. Là, tout est soumis à des lois fixes, la qualité de l’air, le degré de température, la ventilation, le choix et la quantité des alimens, les mesures d’hygiène, l’espace assigné pendant les diverses mues, les dimensions des claies sur lesquelles on dispose les vers, et les distances qui doivent exister entre les claies. Jamais troupeau ne fut l’objet de soins plus attentifs, et pour aucun ces soins ne sont plus nécessaires. Le ver à soie est d’une complexion délicate; un rien l’affecte, l’état orageux de l’atmosphère, le bruit, les vapeurs d’une usine, l’humidité de la feuille; il y a chez lui des maladies connues comme la muscardine, d’autres qui le sont moins et qui mettent la science et l’observation en défaut. Telle est cette épidémie récente et encore mal appréciée qui provient, dit-on, de la dégénération des œufs. A force de se reproduire sans croisement, l’espèce serait menacée, et déjà les faits sont assez graves pour que les éleveurs aient pris l’alarme. Le monde savant s’en est ému, les empiriques s’en sont mêlés; il y a eu, comme toujours, des avis et des prescriptions contradictoires. Jusqu’ici, tout s’est borné là; point de procédé efficace, point de remède sûr, et le mal s’accroît visiblement. On dit pourtant qu’une femme, dont les produits tiennent un rang distingué à l’exposition, a trouvé les moyens de le conjurer, et que sa découverte est sous les yeux de la Société d’encouragement. Il faut dès lors espérer et attendre : la soie échappera peut-être au fléau qui frappe certains produits de la terre, comme la pomme de terre et le vin.

Le ver qui produit la meilleure qualité de soie est celui qui n’a que trois mues, et qui est nourri avec le mûrier blanc ou mûrier de Chine dans toutes ses variétés; encore le mûrier des plaines, venu sur des terres fortes et grasses, est-il inférieur comme aliment au mûrier des plateaux, qui croît dans un sol sec et léger. C’est là ce qui donne aux soies des Cévennes une supériorité incontestable et leur assure la préférence, même à des prix plus élevés. Il est telle marque, comme celle de M. Louis Blanchon, qui garde toujours de six à sept francs d’avance sur celles de ses concurrens, et qui doit cet avantage moins à des procédés de fabrication où il est possible d’égaler ce producteur qu’à des conditions locales et à un privilège de position. Une nourriture plus substantielle peut fournir des soies plus abondantes, comme cela se voit dans la Calabre, en Espagne et dans le Levant; mais l’abondance ne s’obtient qu’au détriment de la finesse. On a alors des fils chargés d’huile et d’une substance gommeuse qui exigent une préparation particulière, un décreusage, pour employer un terme de l’art. Au contraire une feuille légère et moins riche en sucs, moins dure également, fournit une soie qui, sans manquer de force, a plus de souplesse, plus d’éclat et plus de pureté. Il faut, pour qu’une feuille ait les qualités nécessaires à une bonne éducation, qu’elle renferme, dans une proportion déterminée, la matière sucrée destinée à l’entretien du ver et la matière résineuse qui sert à la formation de la soie.

Rien n’est plus attrayant que l’aspect des campagnes au moment de l’année où commence et s’achève le travail du magnan. Il y règne une activité, une ardeur dont aucune autre branche de l’art agricole ne saurait donner l’idée. Six semaines seulement séparent l’éclosion du ver de la récolte des cocons; mais comme elles sont bien remplies, les dernières surtout! Vers la mi-avril, la besogne commence; elle cesse vers la fin de juin. Dans cet intervalle, la population rurale est sur pied; point de limites fixes pour les journées; à peine songe-t-on au sommeil et au repos. On dîne debout, presque toujours avec des vivres froids; les femmes sont trop occupées du magnan pour veiller à leur cuisine. L’essentiel, c’est que le ver ne souffre pas, qu’il soit délité après ses mues, qu’il ait des alimens frais quatre fois par jour, qu’il trouve, au moment venu, des portiques de bruyère où il puisse tisser sa dernière enveloppe. A ces diverses opérations, tous les bras du ménage, forts ou faibles, peuvent concourir et trouver un emploi largement rétribué. Les garçons aident à cueillir les feuilles, les jeunes filles secondent leurs mères dans les soins de l’atelier. On dirait que le pays tout entier ne vit et ne respire que pour le ver à soie; c’est une véritable fièvre, dont les citadins eux-mêmes ne sont pas affranchis. Un homme qui fait autorité dans ces matières[1] a pu constater à quel point les fonctions de la vie civile en sont affectées et comme suspendues. Pendant la durée de ce travail, les autres travaux cessent; on ne vend plus, on n’achète plus, on ne passe point d’actes, on ajourne ce qui peut être ajourné. Aussi tout chôme, marchands, notaires, avocats, tout, jusqu’aux médecins et aux pharmaciens; la population n’a pas le temps d’être malade.

Cette activité n’est pas le seul élément nécessaire au succès; il importe encore qu’elle soit accompagnée de l’intelligence. — Pour d’autres labeurs ruraux, l’acte matériel est presque tout; ici sa part est la moindre. — Non-seulement il faut nourrir le ver, mais il faut l’étudier, le suivre, voir comment il se comporte, deviner quand il souffre, connaître les phases régulières de sa vie, en combattre les accidens; c’est là plus qu’une besogne, c’est un art, presque une science, et l’éducateur, dans son humble sphère, doit en posséder les rudimens. Il faut qu’il ait sous la main sa provision de feuilles et qu’il la double en cas d’orage; il faut qu’il ait l’œil fixé sur le thermomètre, afin d’élever ou d’abaisser la température au degré voulu, qu’il sache quand le ver va entrer en mue, afin de lui supprimer la nourriture, et, quand il se dispose à en sortir, qu’il soit prêt à la lui rendre avec abondance; il faut qu’il saisisse le moment précis où la bruyère doit être dressée et qu’elle ne le soit ni trop tôt ni trop tard, sous peine de mécomptes dans le produit; il faut aussi qu’aux premiers symptômes des maladies si communes chez le magnan, il ait recours aux remèdes consacrés par l’expérience et guérisse le mal, s’il n’a pu le prévenir. Il faut qu’il aille plus loin encore, si l’état de ses élèves empire, et, s’il désespère de la cure, qu’il renonce à temps à une éducation qui doit avorter et serait pour lui une ruine gratuite et sans compensation : opérations délicates, variées, qui exigent autant d’adresse que de sang-froid et exercent les facultés de l’esprit au moins autant que les forces du corps !

Aussi les classes vouées à la production du cocon sont-elles en général robustes, intelligentes et morales. Ce travail a en lui-même quelque chose d’élevé et de sain qui doit agir sur les habitudes et former les caractères; il ouvre les idées et tient l’observation en éveil, il inspire l’ordre et la patience. Ajoutons que c’est un travail convenablement rétribué, et qui éloigne la misère des provinces où il fleurit. La matière est riche et peut payer les soins de ceux qui la produisent, elle est en outre un privilège pour quelques localités et échappe ainsi à une concurrence trop étendue. De là plus d’un avantage attaché à cette exploitation et un bien-être réel dont elle est la source et l’origine. Peu de populations rurales sont sous ce rapport plus favorisées que celle qui cultive le mûrier et élève le magnan. Le salaire du journalier de dernier ordre, celui qui soigne l’arbre, le plante, le greffe, le fossoie, le fume, le taille et en détache la feuille, ne descend jamais au-dessous de 1 fr. 50 c. et 1 fr. 40 c. pendant l’hiver; il s’élève à 1 fr. 75 c. et 2 fr. pendant l’été. A de certaines époques même, et quand il s’agit d’ouvrages pressés, la tâche remplace le salaire à la journée, et l’on voit alors le prix de la journée monter, suivant les cas et l’urgence, à 2 fr. 50 c., 3 fr. et jusqu’à 3 fr. 50 c. Ce n’est pas tout : à ces salaires qui sont ceux des hommes, il faut joindre ceux que les femmes et les enfans obtiennent dans les ateliers de dévidage, et qui ne sont pas inférieurs à 1 fr. 50 c. par jour, quand elles sont fileuses en titre, et à 1 fr. 25 c. pendant l’apprentissage, qui ne dure que deux ou trois ans. Tout compte fait et d’après des évaluations très exactes, on arrive à une recette de 800 fr. environ pour un ménage composé du père, de la mère et de deux enfans adultes. C’est, comme on le voit, une moyenne de beaucoup supérieure à la moyenne générale de nos populations agricoles, et il serait à souhaiter que toutes arrivassent au même niveau.

La vie domestique se ressent de cette aisance. Les classes vouées à la culture du mûrier ne vivent ni de châtaignes, ni de seigle, ni de maïs, ni d’autres grains d’un ordre inférieur; elles consomment un pain substantiel fait de blés de première qualité, comme la tuzelle et le froment, d’excellens légumes, de bons fruits, un peu de viande de boucherie, et surtout la viande des porcs qu’elles élèvent et nourrissent à peu de frais. Leur boisson est le vin, moins dans le ménage que hors du ménage — et dans les débits publics où les hommes se réunissent après le travail. Quant aux vêtemens, ils sont propres et solides; les haillons sont rares, c’est la livrée de l’inconduite. Chez les jeunes filles, le goût de la parure est très prononcé; elles y consacrent la portion des salaires qui ne reste pas dans la maison; une fois mariées, elles y mettent plus de réserve. L’aspect des logemens répond à ces habitudes de bien-être : — point de chaume, point de murs en pisé, point de lézardes, point de châssis vermoulus et qui donnent accès à tous les vents, mais de vraies maisons recouvertes en tuiles, bâties à chaux et à sable, avec des portes bien closes, des volets bien ajustés et des fenêtres garnies de vitres. Quelques-unes n’ont qu’un étage : ce sont celles des pauvres gens; beaucoup en ont deux, trois même, et alors le rez-de-chaussée est affecté au bétail et aux animaux de culture, le premier à la famille, la partie supérieure aux granges et surtout aux magnaneries. Ainsi rien ne manque aux conditions matérielles de la vie, et c’est à la soie que ce monde industriel et agricole est redevable de ces bienfaits.

Naturellement, l’état moral et intellectuel des pays à mûriers se ressent de cette aisance : sous ce rapport, rien qui ne soit de nature à satisfaire. Les écoles sont très fréquentées, surtout pendant la mauvaise saison, et l’instruction est fort répandue. Il y a même des départemens, comme le Gard, où la jeunesse peut jouir des avantages d’un enseignement professionnel, créé et maintenu par le gouvernement. La ferme de Mas-le-Comte reçoit chaque année trente-trois élèves, qui, en dehors des notions générales d’agriculture, y suivent un cours spécial, qui comprend toutes les branches de la production de la soie et les complète par une application sur les lieux même. Ces places sont très recherchées, et déjà des sujets distingués sont sortis de l’école, dont la fondation est récente. Avec le temps, cette institution fera plus encore. La population environnante y fournit un bon élément; elle a l’esprit ouvert, l’intelligence prompte; elle est préparée à cette étude par les premières impressions; elle en a le goût et l’instinct, C’est d’ailleurs un enseignement professionnel dans toute la rigueur du mot; tous les élèves ont la bêche ou la serpe à la main, choisissent les cocons, délitent les vers, appareillent les papillons, apprennent comment les œufs se traitent et se conservent, font en un mot œuvre de cultivateurs et d’éducateurs dans toute la sphère des opérations usuelles.

Dans les pays à soie comme dans tous les pays de culture, le désir de la propriété est une passion dominante. Si les campagnards ne Fréquentent pas plus qu’ils ne le font ces cafés et ces cercles qui, dans le midi, remplacent le cabaret, s’ils fuient les occasions de dépenses et veillent sur eux-mêmes avec une certaine rigueur, c’est dans l’espoir de devenir propriétaires, d’avoir un morceau de champ, puis de l’agrandir, s’ils le peuvent. Rien de mieux; mais, comme toute passion, celle-ci a ses écueils. Presque toujours, dans un achat, l’acquéreur excède ses moyens et va au-delà de ses forces. Que s’ensuit-il? On le devine assez. Ne pouvant payer, il emprunte, et dès lors il est livré à toutes les gênes et à toutes les servitudes de l’hypothèque, servitudes physiques, servitudes morales, et ces dernières ne sont pas les moins pénibles à supporter. S’il évite la ruine et l’expropriation, ce n’est qu’au prix de sacrifices qui s’aggravent par leur durée et d’un vasselage qui enchaîne jusqu’à la conscience. Ainsi s’explique le succès qu’ont eu parmi des populations en apparence si favorisées ces doctrines d’une date récente, qui toutes avaient pour objet un partage agraire et une spoliation plus ou moins avouée. Les malheureux abusés n’y voyaient qu’une chose, un moyen expéditif d’acquitter leurs dettes et d’arriver à une liquidation sommaire au préjudice de leurs créanciers.

Telle est la population qui habite les grands foyers de la production de la soie, c’est-à-dire les vallons des Cévennes, le comtat venaissin et le Dauphiné. Ailleurs la culture du mûrier est un détail insignifiant dans l’ensemble des exploitations; pour ces provinces, c’est un point capital et une véritable richesse. — Nous voici maintenant arrivés au moment où l’agriculture va se dessaisir et livrer le produit à l’industrie, chargée de lui donner une nouvelle forme et de le faire passer par les diverses phases de la filature et de l’ouvraison. Quelques mots là-dessus.

Quand le cocon est à point, la première opération qu’il ait à subir est le triage. Il faut séparer les bons cocons des mauvais, ceux dont le ver est mort et ceux qui, formés de deux vers réunis, ne donneront qu’une soie grossière, enfin les cocons satinés de ceux qui ne le sont pas; après quoi on les étouffe au moyen de la vapeur et on les jette dans une bassine pleine d’eau bouillante. Là, à l’aide d’une petite agitation produite dans l’eau, les bouts se détachent et s’accrochent d’eux-mêmes aux brins d’un bouleau qui y est plongé. Quand ces bouts sont réunis au nombre de quatre à quinze, on les porte sur l’asple du tour, et la filature commence.

Il y a trente ans à peine, cette filature pouvait encore passer pour une annexe du travail agricole, un complément de l’éducation du ver et de la production du cocon. Lorsque les cocons avaient été détachés de la bruyère et qu’on les avait passés au four pour en étouffer les chrysalides, un atelier domestique s’en emparait : c’était ou un hangar ou une tente contiguë à la demeure de l’éleveur et pourvue du plus simple des outillages, — la bassine, un fourneau chauffé au charbon et une petite roue pour recevoir le brin de soie et le former en écheveau. Voilà ce qu’était le métier à filer ou le tour, pour employer le mot consacré. Le nombre des tours s’élevait en raison du nombre des cocons à dévider; chaque maison en avait un, deux, trois, jusqu’à cinq, rarement plus. Les femmes et les filles de l’éleveur suffisaient à la besogne; une première ouvrière, la fileuse, détachait le brin; une seconde ouvrière, la tourneuse, imprimait le mouvement à la roue. Ce travail de famille durait de un à trois mois suivant l’importance de la récolte; puis l’appareil chômait jusqu’à l’année suivante, et l’éleveur allait vendre son ballot de soie sur le marché le plus voisin, ou le dirigeait sur un atelier de moulinage. Tel était l’ancien procédé, et à peine y dérogeait-on dans quelques établissemens montés sur une plus grande échelle. C’était alors une réunion de dix à cinquante tours, conduits avec plus de soin, quoique par les mêmes procédés et produisant une soie plus fine. Ces ateliers formaient pour ainsi dire la transition entre l’agriculture et l’industrie. Ils n’appartenaient pas à des cultivateurs, mais à des filateurs, travaillaient la soie d’autrui, et restaient en activité pendant cinq mois, depuis le commencement de l’été jusqu’aux approches de l’hiver : ils tendaient à suppléer l’atelier champêtre, et procédaient dans cette voie par des empiétemens lents et successifs ; mais ce n’était là que le présage et le prélude d’une révolution plus complète.

Cette révolution arriva avec toutes celles que la vapeur allait apporter dans le monde manufacturier. La soie fut entraînée, comme la laine, comme le coton, comme toutes les matières textiles, dans le courant des découvertes nouvelles. La première application qui s’en fit eut pour objet l’eau de la bassine, que la vapeur chauffa d’une manière plus égale, moins coûteuse, et surtout moins préjudiciable au lustre de la soie. Plus tard, l’emploi des moteurs à feu vint suppléer les bras de l’homme, et là où ceux-ci furent encore employés, on en seconda l’action par de puissans mécanismes. Dès lors, la métamorphose fut complète et s’étendit à tous les pays à soie, à ceux du moins qui méritent de compter dans cette branche de la production française. On vit s’élever ces vastes usines où la vapeur met en mouvement plusieurs centaines de bassines et autant de dévidoirs, et dans lesquelles on apporte presque tous les cocons de la contrée environnante. À peine reste-t-il debout, comme débris du passé, quelques ateliers domestiques, réduits à fabriquer les soies les plus communes, vivant d’une vie précaire et se débattant sous l’étreinte de leurs redoutables concurrens.

Dans le cours de cette révolution, deux circonstances sont à noter. La première, c’est qu’elle s’accomplit sans secousse et sans souffrance matérielle. À l’origine, ce fut un long cri d’alarme dans les pays à soie. Qu’allaient devenir ces agens humains que des agens naturels allaient remplacer ? qu’allaient devenir ces cultivateurs auxquels la production du cocon donnait du pain et assurait une certaine aisance ? Les faits ont répondu péremptoirement et de la manière la plus rassurante. L’emploi de la vapeur, au lieu de supprimer le travail de l’homme, l’a augmenté en le modifiant. On occupe aujourd’hui plus de bras dans ces vastes usines qu’on n’en occupait dans les mille petits ateliers d’autrefois. Seulement la besogne a changé de nature : les femmes et les jeunes filles, qui tournaient la roue, ont passé à la filature ; elles ont monté en grade, et la hausse du salaire a été la conséquence de cet avancement: au lieu de 1 franc, elles gagnent aujourd’hui 1 franc 50 centimes. De leur côté, les éleveurs avaient d’autres craintes. Ces grands établissemens ne leur feraient-ils pas la loi ? Comment lutter, eux si chétifs et si à court d’argent, contre des maisons armées de capitaux considérables, et qui abuseraient de leurs besoins ? Évidemment il en faudrait passer par les conditions que ces potentats de l’industrie allaient leur dicter. Fausses terreurs, appréhensions chimériques ! Il s’est trouvé qu’en fin de compte les véritables maîtres du marché ont été plutôt les éleveurs que les filateurs. Pour les uns, il y avait, il est vrai, nécessité de vendre, mais pour les autres il y avait nécessité d’acheter. Puis la t concurrence s’en est mêlée et a renversé les rôles, si bien qu’aujourd’hui il n’y a, au bout de cette crise tant redoutée, qu’un travail plus suivi et de plus beaux bénéfices.

La seconde circonstance se rattache à des questions d’ordre moral. Quelle influence cette transformation allait-elle exercer sur les populations des campagnes ? N’y avait-il point de fâcheuses perspectives au bout de cette modification du travail ? C’était encore une victime offerte à l’idole du jour, l’industrie ; la soie allait lui être livrée, et avec la soie les populations qui en vivent. Dès lors, plus de ces métiers de famille où la fille restait sous les yeux de la mère, la jeune femme sous les yeux du mari; plus de veillées laborieuses, égayées par des récits ou animées par des chants; plus de bons exemples, plus de sages avis, plus de surveillance, et parlant plus de garanties pour la conduite. Les grandes usines allaient absorber ce personnel, hommes et femmes, employer les corps sans souci des âmes, devenir le siège de tous les vices et de tous les déréglemens, — l’ivrognerie pour les uns, la débauche pour les autres, le scandale sous diverses formes, — et on allait voir se multiplier de telles occasions de chute, que peu y résisteraient. Adieu les principes, adieu la pudeur, adieu tout ce qui fait l’honneur et la parure de la vie! D’un tel pêle-mêle, il n’y avait rien à attendre de bon; c’étaient autant d’écoles de pervertissement. — Tels étaient les pronostics. Grâce au ciel, ils ont été démentis. Les choses ont fini par se régler dans ces vastes ateliers comme elles se réglaient dans l’atelier domestique. La fille y travaille près de la mère; les sexes y sont confondus le moins possible. A défaut d’un autre sentiment, les entrepreneurs ont écouté leur intérêt, en maintenant dans l’enceinte de l’usine des habitudes d’ordre, de décence et de régularité. Plusieurs d’entre eux ont même attaché des sœurs à leurs établissemens, pour y exercer une sorte de police et maintenir l’empire du sentiment religieux. Dans quelques usines, ce sont les dames de la maison qui se chargent de ce soin, et veillent sur les ateliers avec une touchante sollicitude. Partout, il y a eu émulation, bonne volonté, sacrifices d’argent au besoin pour que cette révolution restât inoffensive, et n’agit pas dans un sens funeste sur les habitudes et sur les mœurs.

En revanche, les avantages attachés à une exploitation sur une grande échelle sont devenus sensibles dès le début, et depuis lors n’ont fait que s’accroître. dans les ateliers de campagne, le progrès était lent et restreint; la routine régnait en souveraine; aux plus hardis les avances manquaient pour les essais. dans les grands ateliers, rien de pareil; c’est à qui l’emportera par des innovations heureuses, et les capitaux abondent, même quand il s’agit de livrer quelque chose au hasard. De là bien des découvertes qui ont marqué dans l’industrie des soies et corrigé les défectuosités de la matière. L’insecte en effet ne livre pas son produit dans les conditions qu’exige l’emploi industriel de la soie. Le fil, tel qu’il le pelotonne, est trop fin et a une longueur trop variable pour être mis en usage sans de grandes modifications. Il faut développer et rassembler les brins élémentaires, faire disparaître le vrillement et les ondulations, éviter dans le rattachage les boucles et les bouchons, qui diminueraient la netteté de la trame et en altéreraient le brillant. C’est tout un art, et un art des plus délicats; les machines et la main de l’homme en sont les instrumens. Déjà on a renoncé, dans quelques ateliers, à la cuisson dans l’eau bouillante et à la recherche du bout, pratiquées de temps immémorial; l’eau bouillante a été remplacée par la vapeur agissant sur les cocons exposés dans le vide, au balai on a substitué un sac en filet contenant les cocons à préparer. Convenablement traités, les bouts s’y rattachent d’eux-mêmes, de telle façon que l’ouvrière n’ait plus qu’à les réunir et à les éclaircir. Il semble aussi qu’on soit sur la voie d’une découverte plus importante, celle d’un filage direct sur bobines, qui supprimerait le filage sur l’asple en écheveaux. sujet à des déchets et entraînant une double main-d’œuvre. Telle est la loi de la grande industrie : rien n’est fait pour elle tant qu’il y a quelque chose à faire; toujours en quête, toujours en éveil, elle a en elle-même les conditions de son mouvement et le germe de ses progrès.

Tout n’est pas achevé pour la soie lorsque les brins élémentaires du cocon ont été dévidés, accolés et croisés les uns sur les autres. On a alors des soies grèges dans leurs variétés, les unes fermes, les autres fines, composées de plus ou moins de brins, et d’un mérite plus ou moins grand, mais toutes impropres, dans l’état où elles se trouvent, au tissage industriel. Il faut, pour les y approprier, les soumettre à de nouvelles opérations, et c’est ainsi qu’après la filature commence l’ouvraison ou moulinage. Le moulinage consiste à réunir plusieurs fils de soie grège en un seul fil plus fort, plus uni et plus continu; ce qui les distingue, c’est le nombre de tors donnés à la soie, et quand ils ont subi cette préparation, ils changent de nom et deviennent des organsins. Des règlemens fixent la valeur et les titres des soies suivant les degrés de l’ouvraison et la quantité de tours que les fils ont subis. Là-dessus, chaque pays producteur a ses procédés et ses méthodes adaptés aux fabrications locales et modifiés en raison de la destination du produit. Telle ouvraison conviendra au satin, telle autre à la peluche, telle autre à la bonneterie et à la passementerie; la trame double d’Annonay à la fabrication des blondes, le poil d’Alais à la rubannerie, la grenadine aux effilés, le fleuret aux galons, la fantaisie aux châles de Lyon, et ainsi des autres. La France, le siège principal de cette industrie est dans le Vivarais, où de nombreuses chutes d’eau offrent des moteurs naturels, et qui, placé à égale distance du midi et de Lyon, semble être l’intermédiaire naturel entre la filature et le tissage, entre la matière première et le produit manufacturé.

De toutes les ouvraisons, aucune ne vaut celle de nos ateliers, et des faits récens en sont venus fournir la preuve. Le prix des soies indigènes s’était naguère élevé et se maintient encore à des chiffres tels que les fabriques de tissus du bassin du Rhône se virent réduites à chercher nu dehors des qualités plus communes, mais offertes à des prix plus discrets. Les organsins d’Alais valaient de 100 à 110 francs net le kilogramme, tandis qu’on pouvait obtenir à Londres des soies grèges de Chine à 49 francs, ou des bengales d’un ordre supérieur à 56 francs. Ouvrées et mises en état, ces soies ne revenaient pas au-dessus de 70 à 72 francs, et présentaient ainsi une marge de 25 pour 100 sur les matières récoltées et préparées en France; essayées sur nos métiers, elles y donnèrent de bons résultats. La spéculation se porta donc de ce côté et prit bientôt de grandes proportions. Aujourd’hui il est peu de fabricans qui n’emploient, au moins en mélange, des soies de Bengale, et n’aient à se féliciter de cette innovation. On est parvenu à obtenir, au moyen de cet élément, des étoiles égales en qualité, et qui coûtent infiniment moins cher: c’est, il faut le dire, que les procédés de l’ouvraison en ont pour ainsi dire renouvelé la matière première, et qu’en sortant des moulins de l’Ardèche, ces soies ont acquis un lustre, une pureté, un éclat dont on ne les croyait pas susceptibles.

Une autre opération, plus curieuse et plus originale encore, a suivi celle-là. Les soies du Levant, celles de Syrie surtout, passaient pour les plus détestables qu’il y eût au monde. Chargées de matières hétérogènes, lourdes et grossières, elles ne convenaient qu’aux emplois communs, et remplaçaient la bourre dans beaucoup de cas. A quoi cela tenait-il? Aux procédés élémentaires employés sur les lieux et à la routine des éducateurs. En vain des maisons françaises habiles et hardies avaient-elles créé dans le Liban même des établissemens importans, bien situés, bien outillés, réunissant toutes les conditions de succès : des habitudes invétérées semblaient mettre au défi la patience et l’intelligence des fondateurs. La soie n’était pas filée comme ils le voulaient et comme elle aurait dû l’être. Quel parti prendre? On ne réforme pas un peuple en un jour, et il était difficile d’envoyer si loin des ouvriers comme on avait envoyé des instrumens. Ne pouvant surmonter la difficulté, nos fabricans la tournèrent. Jusqu’ici le cocon était regardé comme une marchandise d’un transport impossible; tout lui est funeste, la compression, la pluie, l’atmosphère. C’est comme un fruit mûr qui ne doit être consommé que sur place. Le ver qu’il renferme ne peut se dissoudre sans altérer son enveloppe et en dégrader le prix. Tels étaient les obstacles; ils ont été vaincus. Les cocons sont devenus transportables sans dépréciation, et voici comment : on les étend sur le sol en couches légères et on les soumet à l’action du soleil. Au moyen de ce traitement, non-seulement les chrysalides périssent asphyxiées comme dans nos fours et nos étouffoirs, mais à la longue elles passent à l’état complet de dessiccation; ce n’est plus une matière animale, mais une poussière inerte. Plus de décomposition à craindre, par conséquent plus de souillure pour la soie. Alors, au moyen d’un appareil mécanique, les cocons sont aplatis, pressés comme le sont des figues sèches, et disposés par couches dans des caisses ou dans des ballots. Ils arrivent ainsi à Marseille, d’où ils sont dirigés dans les filatures des Cévennes pour y être soumis à un traitement régulier qui leur donne les qualités requises pour le tissage.

A Lyon même, le ballot de soie ne va pas directement de chez le marchand à la manufacture; il passe d’abord dans un établissement public pour y être essayé et classé. Cet établissement se nomme la condition des soies; il sert d’arbitre sans appel entre le vendeur et l’acheteur; il fixe le titre et le denier de la marchandise. La soie a en effet cette propriété singulière d’emprunter à l’atmosphère et d’absorber une certaine quantité d’eau qui en augmente le poids. Cette absorption est constante, quoiqu’elle varie suivant les qualités, suivant l’état du ciel et d’autres circonstances moins appréciables : d’où la nécessité d’amener la soie à un certain degré de siccité, afin d’en fixer le poids réel et vénal. Des appareils ingénieux, soumis à une température déterminée, reçoivent des échantillons tirés des ballots et indiquent la proportion du déchet qu’ils doivent subir. Cette opération achevée, le marché est complet; la soie appartient au fabricant, qui la met en mains, puis la livre au décreusage, où elle se dépouille de la Comme qui la charge, enfin à la teinture, où elle reçoit la couleur propre au genre de fabrication auquel on la destine. Alors paraît un autre agent, le chef de l’atelier, qui prend livraison de la soie teinte, dévide la trame sur une mécanique de six à douze guindres[2], la donne à ourdir, puis à plier. Dans cet état, la soie a subi toutes les opérations préliminaires; il n’y a plus qu’à la tisser.

Avant d’aller plus loin, il importe de montrer quel a été le mouvement de la production de la soie depuis que cette industrie s’est naturalisée en France et quel en est l’état actuel. Henri IV, en la couvrant de sa protection, n’avait qu’un pressentiment bien confus de ses destinées. Il estimait à quatre millions d’écus d’or la somme des richesses qu’elle allait créer et répandre; combien cette somme a été dépassée ! A propos des soieries, on verra, par le nombre croissant des métiers et malgré des fluctuations inévitables, la fabrication des étoffes suivre un cours et un développement réguliers. Pour la soie, les données sont moins authentiques et remontent moins haut; il faut s’en tenir, sous peine d’appréciations arbitraires, aux chiffres que le gouvernement publie de loin en loin, et qui sont eux-mêmes sujets à beaucoup de rectifications. Deux tableaux officiels ont été établis à des dates assez éloignées, 1820 et 1840 ; depuis lors, on est réduit à des documens particuliers. En 1820, le mûrier n’était cultivé que dans dix-huit département; en 1840, cette culture s’était étendue à douze autres, mais il n’y a en réalité que quatre départemens où elle atteigne un chiffre de quelque importance, et mérite qu’on s’y arrête. Ils sont situés tous les quatre sur les rives du Rhône, deux à droite, le Gard et l’Ardèche; deux à gauche, la Drôme et Vaucluse. Après ceux-là viennent en ordre utile : l’Hérault, l’Isère, les Bouches-du-Rhône et le Rhône; le reste est insignifiant. En 1840, le Gard affectait; à cette culture 15,000 hectares environ et y récoltait 2,096,281 kilogrammes de soie; la Drôme obtenait 2,585,000 kilogrammes sur 6,212 hectares, l’Ardèche 1,785,121 kilogrammes sur 5,602 hectares, le Vaucluse 660,600 kilogrammes sur 3,985 hectares, l’Hérault 1,248,972 kilogrammes sur 2,592 hectares. Il faut citer ces chiffres sans toutefois s’en porter garant. Évidemment celui qui est assigné au département de Vaucluse pour sa production en kilogrammes n’est point en rapport avec le nombre d’hectares attribué à la culture, et il y a ici une de ces erreurs dont les statistiques administratives ne sont pas plus exemptes que les autres statistiques. Il en est de même pour les évaluations des produits, que semblent démentir les données les plus superficielles. D’après ces tableaux, en effet, la production ne se serait élevée qu’à 42 millions de francs environ sur l’ensemble du territoire, tandis qu’on estime aujourd’hui à 140 millions de francs les soies que l’agriculture livre à nos fabriques, et à 110 millions celles qui leur arrivent de l’étranger. Or, quels que soient les progrès faits depuis 1840, il est impossible d’y voir la justification suffisante de cet écart.

Ce qui contribue à rendre ces chiffres plus suspects, c’est la belle figure que fait à l’exposition universelle l’industrie de la soie. Il est à croire que beaucoup de manufactures n’y sont pas représentées, et que là aussi il y a des vides. Cependant les soies et soieries n’y comptent pas moins de 966 exposans, sur lesquels le contingent de la France est de 521. La Suisse vient ensuite avec 94 exposans, l’Autriche avec 86, la Prusse 49, les états sardes 37, l’Angleterre 35, l’Espagne 30, la Toscane 30, les états pontificaux 12, le Portugal 9, l’Algérie 8, la Grèce 8. Dans ce nombre, il est vrai, sont compris la matière première et les tissus fabriqués; mais en décomposant ce chiffre et en faisant la part isolée de la filature et de l’ouvraison, on trouve encore 15 exposans pour les instrumens mécaniques et 173 exposans pour les soies grèges ou moulinées. Certes c’est là une légion imposante, et quand on songe que la vogue est aux grandes usines, il est impossible de réduire ce travail aux termes que constate le document officiel.

Comment se reconnaître au milieu de tant de richesses? Auxquelles s’arrêter? Par où commencer et par où finir? Besogne difficile, et il faut dire que la commission chargée du classement n’a rien fait pour l’alléger. Au lieu de rapprocher les produits analogues, elle a mis la France à l’un des pôles du palais, l’Angleterre à l’autre pôle, l’Algérie le long de la Seine, les autres états au rez-de-chaussée ou dans les galeries supérieures, sans avoir souci de l’embarras que cette dissémination devait causer au visiteur, ni au trouble qu’elle devait jeter dans les esprits. Si on avait voulu soustraire cette exposition universelle à une appréciation raisonnée et à un examen réfléchi, je doute qu’on s’y fût pris autrement. Comparez donc les soies du Piémont avec celles de la Lombardie, lorsque ces deux états, dont les frontières se touchent, sont séparés aux Champs-Elysées par des masses de produits, et qu’on ne peut aller de l’un à l’autre qu’en traversant l’Inde et la Chine! Le classement n’est donc ni industriel, ni géographique, et il est en outre peu favorable à l’observation. Aussi, quelque désir que j’eusse de voir toutes les soies et d’en parler aussi pertinemment que possible, dois-je avouer qu’il en est beaucoup dans le nombre qui ont échappé à mes recherches. Où trouver les États-Unis? où trouver le cap de Bonne-Espérance? Qui me conduira vers Tripoli? Dans quelle direction est situé le Mexique? Tous ces pays ont des soies, et c’est en vain que j’ai voulu m’assurer de leur existence : après quelques efforts j’ai dû y renoncer.

Les vides sont d’ailleurs sensibles et portent sur les soies d’Asie principalement. Ni la Chine, ni le Bengale n’ont des étalages en rapport avec l’importance de leurs opérations et le rôle que ces pays jouent dans l’approvisionnement européen. L’Asie-Mineure et la Syrie sont dans le même cas. Je n’ai vu ni mestoup de Brousse, ni grèges de Beyrouth, ni perses, ni saloniques, ni demerdechs. Ce ne sont pas là sans doute des soies supérieures, mais elles ont leur destination dans la manufacture et leur place dans le mouvement commercial. Ne fût-ce que comme contraste, il eût été curieux de les voir en regard des belles provenances du Vivarais. L’Espagne n’a pas non plus d’assortiment complet; tout se borne à quelques échantillons de Tolède, de Valence et de Murcie. Même disette dans les envois du Portugal, qui compte seulement cinq exposans, parmi lesquels le duc de Palmella. Ajoutons à ces catégories négatives l’Egypte, Tunis et deux ou trois autres localités insignifiantes, et nous resterons en présence des véritables états exposans, — le Piémont, la Lombardie, la Toscane, Rome, la France, et son satellite l’Algérie. Je ne parle pas du royaume de Naples, qui s’est fait une place à part dans l’exposition et y brille par son absence.

Le Piémont est vigoureusement et dignement représenté. On sent, dans ce petit royaume, une sève et une ardeur qui se répandent jusque dans l’industrie. Pour lui, la fabrication de la soie est de tradition ; elle a toujours été un de ses titres et une de ses richesses. A en juger par les produits, elle n’a pas dégénéré. Trente-cinq exposans figurent dans les galeries supérieures, et il serait difficile de choisir entre eux, tant ils marchent sur une ligne parallèle pour la beauté, l’éclat, le lustre, la finesse des écheveaux. La soie blanche y a les reflets de l’argent, la soie jaune ceux de l’or. Il y a des grèges, des organsins, des trames, toutes les variétés et toutes les nuances; il y a aussi des appareils nouveaux, comme celui de M. Corregio, pour mesurer la force de la soie. Le marquis de Balbi peut s’enorgueillir des produits de son établissement de Piovera, M. Denegri de ceux qu’il file dans ses ateliers de Novi. Il en est de même des soies que présentent MM. Charles Novellis, Bellino frères, Jean-Baptiste Barberis, Vincent Gabaldoni, Michel Bravo, Avigdor, Imperatori, Bolmida frères, Borelli, Rey, Bignon, Sinigaglia, et d’autres dont les noms m’échappent et qui mériteraient les honneurs d’une mention. Je citerai encore, comme essai spécial, les soies de MM. Perelli, si tant est qu’on puisse donner ce nom à un produit qui provient des plantes filamenteuses. En dégageant les fibres vasculaires de ces plantes des parties gommeuses qui y adhèrent, MM. Perelli sont parvenus, assurent-ils, à obtenir des fils très fins et très résistans, propres au tissage, et qui peuvent remplacer la soie dans beaucoup d’usages et avec une grande économie.

La Lombardie va de pair avec le Piémont; l’industrie mit ce que la politique a séparé. L’exposition lombarde n’est ni moins riche ni moins intéressante que celle des états sardes. Nous y retrouvons les mêmes qualités, les mêmes formes, les mêmes procédés et une sorte de communauté d’origine. Il y a aussi la même affluence d’exposans; on en compte vingt-neuf dans la Lombardie proprement dite, la Vénétie et le Tyrol. La Hongrie n’en fournit que quatre, la Galicie deux, l’Illyrie trois, la Croatie deux, la basse et la haute Autriche deux, la Styrie deux, l’Esclavonie, la Transylvanie et la Moravie un. Au simple coup d’œil et à une première impression, on peut remarquer et signaler les soies de MM. l’abbé Massa, Lamberti, Mylius, Montagni, baron de Bretton, chevalier de Laminet, Magistris, Piazzoni, Gavazzi, Simoni frères, Manganotti pour ses bombyx-cynthia, Ferrari, Maffio, et enfin celles de la filature de Zinkendorf. Une vitrine entière, sous l’étiquette de manufacture impériale, contient également de très beaux échantillons, et doit occuper un rang à part dans cette nomenclature. En somme, l’exposition lombarde est digne d’un pays qui approvisionne une grande partie de l’Europe, et dépasse même la France dans le chiffre de sa production.

A côté de ces deux métropoles de la filature italienne, la Toscane et les états pontificaux n’occupent qu’une place secondaire, sinon pour la qualité, du moins pour l’importance du travail. Il existe pourtant en Toscane des manufactures de premier ordre, comme celles de MM. Baldoni frères, Bolognini-Rimediotti, Della-Ripa, Franceschini, Lepori, Petrucci, comte Pieri-Pecci et Ravagli, qui jouissent d’un crédit mérité et d’une réputation justement acquise. Les états pontificaux ont aussi de dignes représentans dans MM. Beretta, Bellini frères, Feoli, Lardinelli, Padoa, Salari et Valazzi: mais il n’y a rien, ni dans la nature du produit, ni dans le traitement auquel il est assujetti, qui s’écarte des procédés de l’Italie supérieure. Ce sont les enfans de la même mère; seulement les Lombards et les Sardes sont les aînés, et comme tels ils ont des droits qu’ils ne laissent pas prescrire.

Venons à la France. On a vu combien son exposition est riche; elle peut hardiment porter un défi à l’étranger. Vanité nationale à part, ses soies sont les premières du monde; elles n’ont qu’un défaut et ne semblent pas vouloir s’en corriger; elles sont plus chères qu’aucunes. Entre les organsins du Piémont, les plus beaux après les nôtres, et les organsins du Vivarais, il y a toujours dans les prix de cinq à six francs de différence par kilogramme. L’opinion du fabricant n’en est pas moins favorable à la France, et cette opinion est appuyée de la meilleure des preuves, la préférence à prix d’argent. S’il surpaie la soie française, c’est qu’à l’emploi il retrouve au moins l’équivalent du sacrifice qu’il a fait, c’est que rien ne la supplée dans certaines fabrications, c’est qu’elle est plus égale, plus suivie, plus fine et plus forte à la fois que les soies venues d’au-delà des frontières. L’expérience est facile à faire, même pour les mains les moins expérimentées. Qu’on prenne dans les vitrines deux écheveaux, l’un des meilleures marques de l’étranger, l’autre de nos marques courantes; qu’on les déplie, qu’on examine la rondeur du brin, la netteté et la régularité du fil, et le jugement sera bientôt porté.

Dans l’exposition des soies françaises comme dans les expositions étrangères, il y a trois ordres de produits en montre : les cocons, les filés et les organsins, les déchets et les bourres. L’exposition du cocon est plutôt une affaire de curiosité qu’un acte d’industrie. Un fabricant de Lyon a eu l’ingénieuse idée d’en donner le spectacle au public; il a rassemblé et mis sous nos yeux tous les détails de la filature. De son côté, la magnanerie expérimentale de Sainte-Tulle (Basses-Alpes), que dirigent avec autant de succès que de talent MM. Guérin-Menneville et Eugène Robert, a exposé dans sa vitrine les élémens de la classification industrielle de la soie et tous les matériaux de son histoire. Dans aucun autre établissement la science et l’art ne jouent un plus grand rôle. Des recherches et des études y sont faites sur les races et sur la graine, sur les maladies du ver et sur les remèdes qu’il convient d’y apporter, sur tout ce qui touche à l’hygiène des locaux, aux soins et aux procédés les mieux vérifiés, aux moindres circonstances de l’éducation. Nulle part on n’a fait plus d’essais, ni des essais plus heureux. En outre, une école gratuite de sériciculture, théorique et pratique, est annexée à l’établissement et compte déjà vingt ans d’exercices féconds en bons résultats. Ce sont là des services qui sortent de la ligne d’une exploitation ordinaire et donnent à la magnanerie de Sainte-Tulle un caractère à part. D’autres éducateurs ont également fourni des échantillons de cocons et dans toutes les espèces, — M. le marquis de Berthelat pour l’Allier, M. Durel pour l’Ardèche, M. Séneclause et M. Turquais-Drutel pour la Loire, M. Fougassié-Vidal pour le Tarn ; je ne parle ici que de ceux qui n’ont que des cocons et point de soie. Il y en a même qui n’exposent que des œufs, les uns purement français, les autres de races croisées, comme M. Estève, de la Drôme. Mystères de la nature où le profane n’a rien à voir et qui trompent même l’observation la plus exercée !

Du cocon si l’on passe à la soie, grège ou ouvrée, on se trouve en face de la plus abondante collection qui se soit jamais vue, et la plume hésite quand il s’agit de choisir. Naguère le même embarras naquit au sein des comités chargés de décerner les prix à la suite de l’exposition universelle de Londres, et pour s’en affranchir, on imagina un moyen de couronner tout le monde en ne désignant personne et d’accorder des médailles collectives soit à un groupe de producteurs, soit à un centre de production. Malheureusement le moyen a eu peu de succès ; il faut, bon gré, mal gré, mettre quelques noms en relief. Il en est qui se désignent d’eux-mêmes et que la voix publique a mis hors de concours. Tel est celui de M. Louis Blanchon, dont la marque est classée à Lyon comme la première parmi les filatures connues. Après lui, nommons M. Dumaine de l’Ardèche, MM. Arduin et Chancel des Hautes-Alpes, Louis Boudon du Gard, Regard frères de Privas, Barrès frères et Menet de l’Ardèche, Molines de Saint-Jean du Gard, qui sont des grands lauréats de Londres, et dont l’exposition actuelle ne dément pas les succès. Puis viendront MM. Champanhet, Fougeirol, Deydier, Lambert, Panisset et Meffre, Perbost, Soubeyran et Thomas frères, qui tous appartiennent à la zone méridionale, — enfin, pour ne pas négliger les essais qui ont lieu dans des départemens moins favorisés, M. le comte d’Arlos dans l’Ain, M. Buffet à Chaley, et M. Schertz dans le Bas-Rhin, dont la soie provient de vers nourris de la feuille du scorsonère.

Restent maintenant les déchets et les bourres de soie, article longtemps négligé et de peu de valeur, et qui semble aujourd’hui, au moyen d’un, traitement nouveau, acquérir une certaine importance. Ces déchets comprennent toutes les soies courtes et brisées, qui résultent du travail de la soie grège, connues sous le nom de frisons et de bassinats, les cocons percés par les papillons destinés à la reproduction et ceux même qui, sous le nom de douppions, proviennent de l’accouplement de deux chenilles filant ensemble le même cocon. Plusieurs exposans en offrent dans leurs montres. L’aspect en est satisfaisant et prouve de sensibles améliorations. Les moyens employés pour transformer ces déchets ont beaucoup d’analogie avec ceux qui sont en usage dans la fabrication de la laine, et se ressentent des perfectionnemens dont cette dernière industrie a été l’objet. Aussi la bourre de soie entre-t-elle aujourd’hui, au moins pour une part, dans beaucoup de tissus nouveaux, non-seulement en soie pure, mais mélangés avec d’autres matières filamenteuses, tantôt à l’état de chaîne, tantôt à l’état de trame, quelquefois incorporée au fil de nature différente. De l’avis des hommes compétens, c’est là une tentative heureuse et qui doit multiplier le nombre des étoffes à bon marché, destinées aux fortunes modestes. La Suisse a fait dans ce genre un pas très marqué. Cependant il ne faudrait pas que cette petite révolution servît d’encouragement à la fraude et fût poussée hors de ses limites. La bourre de soie ne saurait remplacer la soie grège pour les grands articles, où celle-ci domine et doit toujours dominer : dans les foulards, par exemple, qui se prêtent peu à des combinaisons mixtes, même dans les tissus mélangés laine et soie, qui ont des règles précises, comme les baréges, les tarlatanes et les nombreux articles pour robes et châles qui servent de principal élément à la fabrication parisienne.

Telle est l’industrie de la soie avant la période du tissage; je passe maintenant aux soieries; ce sera l’objet de la seconde partie de ce travail.


II.

On a vu que la fabrication des tissus de soie a précédé en France la fabrication de la soie même. Sans admettre qu’il y eût déjà, comme quelques auteurs le prétendent, des fabriques de taffetas, dès le XIIIe siècle, dans le comtat venaissin, il est constant qu’une manufacture fut fondée à Lyon en 1450, une autre à Tours en 1470. Nîmes, Saint-Etienne, Avignon et Saint-Chamond ne montèrent leurs métiers que cent ans plus tard. Ces débuts furent d’ailleurs, autant qu’on en peut juger à cette distance, humbles et précaires; on s’attaqua plutôt aux petites étoffes, aux florences, aux doucettes, qui n’exigeaient pas une grande dépense ni un art bien raffiné. L’histoire a recueilli, comme un événement, la date des premiers bas de soie qui aient paru en France; ce fut en 1517, et l’honneur de les porter revînt à Henri II. Ces bas étaient d’origine étrangère; nos ateliers ne visaient pas encore si haut. Il fallait tout emprunter aux nations qui avaient pris les devans : les ouvriers à Florence ou à Gênes, les soies à la Perse, à l’Inde, à l’Asie-Mineure et à la Grèce.

D’ailleurs les conditions de la lutte n’étaient, dans cette première période, ni égales ni encourageantes. Les républiques italiennes, douées d’un génie entreprenant, servies par la nature et par la tradition, régnaient alors en souveraines sur le marché européen et n’étaient pas d’humeur à s’en dessaisir. Leurs étoiles réunissaient tous les mérites : l’éclat, la richesse, le bon marché. La matière première était à leurs portes et devint bientôt un produit de leur propre sol. Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir la fabrication française contenue dans son premier élan, et sujette à des crises qui plus d’une fois la mirent en péril. Il y eut dans son existence des éclipses suivies de prompts retours, et si elle se maintint en dépit de tout, on le doit à deux causes qui n’ont pas été assez remarquées. La première est la décadence politique de ces petits états à la suite d’une courte grandeur, et qui, par la force des choses, devint une décadence manufacturière. La seconde tient au siège même que cette industrie avait adopté en France. Aucune ville, en effet, n’aurait pu, au même degré que Lyon, soutenir une aussi longue épreuve, ni la faire aboutir à son honneur. Vigilante, opiniâtre, laborieuse, elle pesait dans la balance par le chiffre et la nature de sa population, par la puissance de ses épargnes, par une aptitude au travail difficile à égaler. Une ruche n’a pas plus d’activité ni une activité plus féconde.

Quoi qu’il en soit, après deux siècles de durée, l’industrie des soieries ne semble pas encore bien assise sur ses bases. Vers 1680, le nombre des métiers flotte, à Lyon, entre 9,000 et 12,000, et encore n’est-ce là qu’un apogée, un moment fugitif qui correspond à la belle époque du règne de Louis v1V. Vingt ans plus tard, ce chiffre était bien réduit; il roulait entre 3,000 et 5,000. Des personnes dont l’autorité est réelle, entre autres M. Arles-Dufour, imputent ce déclin à un motif unique, la révocation de l’édit de Nantes, qui priva la France d’un si grand nombre d’industriels habiles et de bons ouvriers au profit de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la Suisse. Loin de moi la pensée de contester les suites fatales de cet acte; il n’a que trop pesé sur les destinées de la patrie commune. Seulement il me paraît qu’au lieu d’appuyer sur une circonstance passagère, on aurait pu trouver aux vicissitudes de l’industrie des soieries une cause plus générale, une règle plus constante, une loi historique, si le mot n’est pas trop ambitieux, d’un effet plus étendu. Cette loi peut se résumer en peu de mots : c’est que la fortune de cette industrie, comme de toutes les industries de luxe, a toujours coïncidé avec l’état du pays, florissante quand il était florissant, souffrante quand il souffrait, subordonnée au régime en vigueur, à la richesse et à la sécurité dont jouissaient les populations.

A l’appui de cette opinion, les preuves ne manquent pas, et M. Arlès-Dufour ne les méconnaît pas lui-même en d’autres occasions. Pour en revenir à la crise qui remplit la fin du XVIIe siècle et la moitié du siècle suivant, la révocation de l’édit de Nantes suffit-elle pour l’expliquer? N’y eut-il pas une pression plus grande encore, exercée par les événemens politiques et militaires? La fin du règne de Louis XIV si austère et si sombre, les guerres ruineuses et malheureuses dans lesquelles il fut entraîné; plus tard les orages de la minorité de Louis XV et les dilapidations de la régence, l’état précaire des finances publiques et le discrédit universel qui suivit les aventures de Law, le triomphe de l’esprit de spéculation toujours mortel aux opérations régulières, l’élévation du loyer de l’argent, la méconnaissance des vrais principes d’administration et l’existence d’une foule de petits monopoles qui enchaînaient l’activité particulière, toutes ces causes, isolées ou réunies, durent nécessairement entrer pour une grande part dans cette léthargie si persistante et cet engourdissement si prolongé. Tous les faits le prouvent, toutes les inductions portent à l’admettre. Si l’industrie des soieries se relève vers 1765 et en revient au chiffre de 12,000 métiers battans, c’est que l’esprit public se relève aussi, c’est que la France a eu quelque trêve, a respiré, est sortie de la poussière des champs de bataille; c’est que le souffle de la liberté passe déjà sur l’industrie et la convie à une destinée nouvelle; c’est que des écrivains, comme Quesnay, enseignent l’art de développer la richesse des états et préparent les affranchissemens de Turgot; c’est enfin qu’il s’opère comme une métamorphose dans les notions du crédit et de l’économie industrielle. Après avoir épuisé les expédiens, on entrevoit la science tutélaire du travail humain, et à l’arbitraire d’autrefois succède le régime des garanties; en un mot, on définit mieux et on distingue plus nettement les droits de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés.

Ce progrès est encore plus sensible dans les années qui suivent; avec les lumières et le sentiment raisonné des choses, l’activité s’accroît, les entreprises se multiplient; de 1780 à 1789, le nombre des métiers monte à 18,000 et se maintient jusqu’aux premiers orages de la révolution. Ici l’influence politique pèse de nouveau sur l’industrie et en subordonne la marche aux événemens. Le luxe disparait dans le bouleversement des fortunes, les vêtemens se transforment, une sorte d’interdit somptuaire pèse sur toutes les classes et les réduit au même niveau. A l’aisance a succédé une misère commune. De là une crise plus violente que les crises antérieures et qu’aggrave le siège de Lyon : les métiers tombent à 3,000, et le choc a été si rude, que le chiffre ne se relève pas même avec la chute de cette politique à outrance, et quand le gouvernement échoit à des mains plus modérées. Il faut arriver à l’empire pour retrouver la situation de 1688 et de 1765, 12,000 métiers battans; c’est tout ce que purent amener la renaissance du luxe et douze ans de sécurité intérieure, accompagnés d’un énorme accroissement de territoire. Le chiffre de 1789 ne fut point alors atteint: c’est que la guerre sévissait et tendait à l’excès les ressorts du pays, enlevait les bras aux ateliers et l’argent aux caisses privées, fermait les marchés lointains et ne laissait à l’industrie pour débouché qu’un continent en feu et ruiné par les exactions militaires. Aussi, dès que la paix fut rendue au monde, y eut-il un essor soudain et presque inespéré. Dès 1816, on comptait à Lyon 20,000 métiers à l’œuvre, 24,000 en 1822, 27,000 en 1827. Depuis lors, le mouvement ne s’est plus arrêté; à peine y eut-il une courte halte à la suite des révoltes locales de 1831 et de 1834; dès le milieu de 1837, le nombre des métiers s’élevait à 40,000, et au moment de la révolution de février il dépassait 50,000. Voilà où dix-huit années d’un règne paisible et régulier avaient conduit l’industrie de Lyon. Jamais elle n’avait connu des jours plus prospères ni poussé ses conquêtes plus loin : son travail d’alors, rapproché de celui des époques précédentes, sous la convention, sous Louis XIV, sous l’empire, sous Louis XVI et sous la restauration, était comme vingt, cinq, quatre, trois et deux sont à un. Ces chiffres sont significatifs.

Circonstance singulière et qui mérite d’être signalée! Les événemens de 1848 ne portèrent pas à la fabrication des soieries le même coup qu’aux autres branches de la production française. On aurait pu croire qu’au milieu de la détresse du crédit, des agitations populaires, des sombres perspectives du temps, ces objets de luxe, ces superfluités recevraient une bien autre atteinte que les denrées et les marchandises de première nécessité, celles qui défraient nos plus stricts besoins. C’est le contraire qui eut lieu. Pendant que les tissus de laine et de coton, même les plus communs, éprouvaient des dépréciations notables et supportaient les dommages inséparables du délaissement, les étoffes de soie continuaient à faire bonne figure, maintenaient ou élevaient leurs prix et restaient en possession de leurs débouchés. Il est même constant qu’aucune période ne leur a été plus favorable que celle des quatre aimées qui se sont écoulées de juin 1848 à la fin de 1852. Les plus beaux inventaires de la soierie se rapportent à ces dates et surtout aux plus voisines de la commotion révolutionnaire. L’accroissement subit des métiers s’y rattache aussi; le nombre s’en éleva à 60,000 et 65,000 et n’a pas été dépassé depuis lors. A quoi cela tient-il? Comment expliquer ce contraste? Le plus naturellement du monde. La soierie ne relève pas de la France seule; elle a un autre empire, et ce n’est pas le plus ingrat; elle a, pour moitié au moins, une clientèle au dehors que la paix lui a value, et qu’elle conserve au prix d’efforts incessans. Or, quand l’intérieur lui manque, l’étranger lui reste fidèle, et c’est ce qui est arrivé en 1848 et 1849. Jamais les commandes n’ont été plus suivies. La soierie a même pu tirer avantage, dans une certaine mesure, de cette peur universelle qui avait gagné tous les producteurs agricoles et ne leur laissait aucune liberté d’esprit. Les cocons étaient descendus de 5 fr. à 2 fr. le kilogramme; c’est la soierie seule qui a profité de ce rabais irréfléchi et que rien ne justifiait.

Ainsi dans ces deux conditions, la paix et la liberté, se trouvent les garanties de prospérité pour l’industrie des soieries; le meilleur régime est celui qui les procure et les maintient. La liberté est nécessaire à son économe intérieure, la paix à ses débouchés; elle a souffert toutes les fois que l’une ou l’autre lui ont manqué. Sous l’ancien régime, c’est par le privilège qu’elle était frappée de langueur; sous l’empire, c’est par la guerre qu’elle a été contenue dans d’étroites limites. Elle ne s’est possédée elle-même et elle n’a conquis le monde que lorsque toutes les entraves ont disparu et que rien n’a gêné son essor. Sans doute il faut faire une part, dans les nécessités de son existence, à la sécurité intérieure et à la discipline inséparable d’un travail régulier : l’exemple de la convention est là pour prouver ce que devient l’industrie chez un peuple qui aux charges des hostilités extérieures ajoute les horreurs des troubles civils; mais de si grands désordres sont rares, Dieu merci! et telle est aujourd’hui la puissance des intérêts, que le mal s’arrête avant d’avoir pris de la gravité et que le retour ne se fait pas attendre.

Pendant que Lyon marchait ainsi et à travers les difficultés des temps dans une voie de perfectionnement continu, que devenaient les autres états de l’Europe? Comment s’y comportait L’industrie des soieries? à quel régime y était-elle soumise? jusqu’à quel point renfermait-elle les élémens d’une rivalité redoutable? Ce sont là des questions à examiner. D’abord l’Angleterre : en matière de manufactures, c’est à elle qu’appartient le premier rang, Il ne semble pas qu’avant la révocation de l’édit de Nantes, le lissage des soies y ait eu de l’importance et soit allé au-delà de quelques essais. On cite pourtant quelques actes publics, et entre autres une loi de 1666, qui porte à 40,000 le nombre des individus vivant de cet art, chiffre exagéré, il faut le croire. Mais quand la persécution religieuse eut jeté sur les rivages de la Grande-Bretagne 50,000 Français, parmi lesquels se trouvaient d’excellens fabricans, de bons contre-maîtres et des ouvriers habiles, il y eut dans cette industrie un élan réel et très caractérisé. Spitalfieds en devint le siège, et est resté depuis lors pour l’Angleterre ce que Lyon est pour la France. Bientôt la fortune arriva, et avec la fortune vinrent ces idées d’exclusion familières aux industriels, et dont ils ont tant de peine à se défendre. A tout prix, coûte que coûte, ils voulurent s’assurer du marché anglais et assiégèrent le parlement de sollicitations et de demandes qui avaient pour but la mise à l’index de toute compétition étrangère. Cette poursuite dura plus d’un siècle, et forme l’un des plus curieux et des plus édifians chapitres de la protection appliquée à l’industrie.

Les premiers actes qu’on arracha aux communes furent la prohibition absolue des étoffes venant du dehors. Jusqu’alors l’Angleterre s’était librement pourvue dans les pays à sa convenance, et les états de douane constatent que de 1685 à 1692, il y avait été importé pour 700,000 liv. sterl. de soieries. Ce commerce dut cesser : par une patente de 1695, Spitalfields obtint le privilège des taffetas lustrés et des articles dits à la mode, alors fort recherchés. Deux ans plus tard, en 1697, l’interdiction s’étendit aux soieries de France et d’Europe, et quatre ans après, en 1701, à celles de la Chine et de l’Inde. C’était aller vite en besogne et se montrer bien exigeant : pourtant on ne s’en tint pas là; on voulut faire du moulinage ce qu’on avait fait du tissage, une œuvre nationale. Alors commença le châtiment : le privilège est une arme à deux tranchans qui blesse autant qu’elle sert. Les droits dont on avait frappé les soies moulinées chargèrent outre mesure le prix des étoffes, et la contrebande seule put rétablir l’équilibre au profit des consommateurs. De 1710 à 1824, ce ne fut qu’une succession de plaintes de la part des fabricans, qui demandaient à être mieux protégés, et d’actes du parlement, qui multipliaient contre la fraude des peines toujours inefficaces. De leur côté, les ouvriers élevaient d’autres prétentions et, coalisés entre eux, réclamaient un tarif qui les défendit contre l’abaissement des salaires. Là-dessus démêlés sans fin, grèves menaçantes, relations envenimées dans lesquelles la force publique dut intervenir, en même temps vides dans la production et renchérissement des prix, qui arrangeaient les affaires de la contrebande. Enfin en 1773 la détresse de l’industrie était telle que le parlement eut la main forcée; sept mille métiers chômaient et laissaient autant de familles sans pain. On rendit un acte, qui fut nommé acte de Spitalfields, par lequel le taux des salaires était livré à l’appréciation des magistrats : l’arbitraire devenait le contrepoids du privilège; l’industrie ne s’appartenait plus. Triste spectacle et dure leçon! De pareils exemples devraient convertir les plus incrédules et dissiper les illusions, même les plus invétérées.

Cependant, grâce à la guerre et au blocus européen, l’industrie des soieries reprit quelque activité en Angleterre de 1798 à 1816 : la contrebande avait désarmé, c’était la marine militaire qui faisait la police des mers; mais, dès le retour de la paix, la souffrance reparut et avec une énergie telle que, bon gré mal gré, il fallut écouter les conseils de l’expérience et du bon sens. Un ministre éminent, Huskisson, entreprit cette réforme. Rompant avec le passé, il demanda à la liberté ce qu’on avait en vain demandé au privilège, fit abolir l’acte de Spitalfields, et remplaça la prohibition par des droits modérés. Les fabricans criaient à la ruine, ce fut la fortune qui leur arriva. L’industrie, jusque-là inerte, se réveilla comme sous un coup de fouet; concentrée naguère dans une ou deux villes, elle se répandit dans vingt ou trente localités, Coventry, Macclesfield, Manchester, Paisley, Leck, Derby, Norwich et autres. Tous les environs de Londres, tout le Lancashire eurent leurs ateliers; on tissa la soie partout où l’on tissait le coton et la laine. Au moment où Huskisson fit prévaloir ces projets, en 1824, il n’y avait dans tout le royaume-uni que 24,000 métiers battans; en 1829, cinq ans après, on en comptait 50,000. Depuis lors et sous l’empire de droits graduellement réduits et à peine sensibles, le mouvement s’est continué dans le même sens et avec une puissance toujours accrue. Aujourd’hui la Grande-Bretagne a cent mille métiers occupés. Elle admet, il est vrai, pour 70 millions de nos soieries et de nos rubans, mais ses fabriques, qui, sous l’empire de la prohibition, employaient à peine un million de kilogrammes de soie, en emploient maintenant trois millions de kilogrammes, entrant en pleine franchise : tant il est vrai que l’activité appelle l’activité et qu’en se montrant libéral vis-à-vis des autres, un peuple sert moins leurs intérêts que les siens et fait encore le meilleur des calculs!

Auprès de l’Angleterre, les autres états ont une situation un peu effacée, et leur histoire n’offre pas cet intérêt économique. Celle de la Suisse, toute modeste qu’elle est, renferme pourtant plus d’un enseignement. Voilà un petit pays qui semble bien maltraité par la nature; il n’a rien de ce qui rend les autres si intolérans et leur inspire l’orgueil et la prétention de se suffire. Il n’a ni le fer, ni le coton, ni la soie, ni le charbon, ni même le blé pour se nourrir; il n’a point de bâtimens pour expédier au loin ses produits, ni déports où les matières premières puissent arriver à peu de frais; il n’a ni traités de commerce à passer ni douaniers armés pour se défendre; il est isolé au milieu de l’Europe et ouvert à tous ses voisins pendant que ses voisins se gardent avec une défiance ombrageuse. À l’intérieur, il n’a rien imaginé de ce qui fait le souci des autres états, ni faveurs pour certaines classes, ni règlemens pour le travail, ni expositions publiques, ni rubans, ni croix, ni encouragemens administratifs, ni législation variable à l’infini, ni monopoles fortement constitués. Eh bien ! ce petit pays, si dépourvu, si oublié, pour lequel le ciel a si peu fait et qui semble s’abandonner lui-même, a pourtant des industries, et des industries dignes d’attention, une légion de manufacturiers et des plus méritans. — Comment s’y prennent-ils donc, ces déshérités ? comment font-ils pour lutter contre les états qui ont une organisation si savante ? Ils font du mieux qu’ils peuvent, et c’est tout leur secret ; ils achètent où il leur convient d’acheter, vendent où il leur est possible de vendre. S’ils n’ont ni charbon, ni blé, ni fer, ni machines, ni coton, ni soie, ils ont l’argent, qui en procure, et sont libres d’aller prendre ces objets là où ils les trouvent à plus bas prix et de meilleure qualité. C’est leur seul avantage, et il paraît que cet avantage leur suffit ; ils laissent aux autres les méthodes raffinées et font doucement leur chemin ; ils n’envient ni ne se plaignent.

Il est vrai qu’à cette liberté d’action, à cette tolérance sans limites, la Suisse unit des conditions qui ne se rencontrent point ailleurs. Nulle part l’industrie n’est aussi patriarcale ni plus étroitement liée aux travaux des champs. C’est surtout durant les longues veillées d’hiver et près du foyer de famille qu’elle s’exerce avec le plus de fruit. C’est là aussi qu’elle est née, à la suite des persécutions religieuses dont eurent à souffrir l’Italie aux XIIIe et XIVe siècles et les Pays-Bas sous la domination espagnole. On comprend combien cette situation est favorable à l’exercice d’une industrie : le salaire, ainsi combiné, ne compte plus comme le principal dans les moyens d’existence, il n’en est que l’accessoire ; il peut être réduit sans inconvénient et du gré de celui qui le reçoit comme de celui qui le paie. Si modéré qu’on le suppose, il apporte un peu d’aisance dans la maison ou bien y constitue une épargne. Aux champs d’ailleurs, les mœurs sont simples et les goûts sont bornés ; le spectacle du luxe n’y conduit point à l’envie, on n’est exposé ni aux dépenses ni aux séductions des villes : il n’est pas jusqu’à ce mélange de travaux qui ne soit salutaire pour le corps et sain pour les âmes. En revanche, le cadre de l’industrie y est forcément restreint ; il faut qu’elle écarte tout ce qui est invention, s’en tienne aux produits élémentaires, aux objets d’une vente courante et d’un débit constant. C’est ce que la Suisse a compris ; ses métiers ne tissent pas ou ne tissent que fort peu d’étoffes façonnées dont les dispositions varient et dont la vogue n’a qu’une saison; ils ne fabriquent que des étoffes unies ou à carreaux, toujours les mêmes et toujours assurées d’un placement; mais cet effort d’une population intelligente, porté vers le même article, en a fait le succès, et aujourd’hui la fabrication suisse a pris en Europe et en Amérique un rang que les puissances de premier ordre lui envient et que, personne ne saurait lui contester. Zurich a les étoffes et Bâle les rubans; le travail est disséminé dans les villages qui les entourent, et s’étend aux cantons les plus voisins. Zurich compte 20,000 métiers, Bâle 10,000, et l’ensemble de leur production est évalué à 50 ou 60 millions de francs; par le mérite des qualités et la discrétion des prix, elle a pénétré sur tous les marchés du monde que les douanes ne lui ferment pas.

Le groupe d’états désigné sous le nom de Zollverein marche presque de pair avec la Suisse pour les étoffes de grande consommation, et sur certains points, comme les montagnes de la Saxe, l’industrie y garde le même caractère mixte. dans les dates et l’origine, il y a aussi analogie, et c’est un fait caractéristique et curieux à noter, que les dissidences en matière de croyances ont été le principal instrument de la diffusion des arts et du commerce sur la surface du globe. C’est ainsi que de grandes industries ont fait leur chemin, c’est ainsi que l’Amérique du Nord s’est peuplée. Il n’y a d’ailleurs dans le Zollverein rien qui ne soit l’imitation de ce que l’on voit dans le reste de l’Europe. Naguère le régime du travail y variait d’état à état, suivant les préjugés, suivant les lieux, suivant les temps; aujourd’hui, et grâce à l’association récente, il y règne une certaine uniformité : chaque localité a gardé les fabrications qui sont plus particulièrement de son ressort; toutes y ont trouvé, par la suppression des barrières intérieures, la jouissance et les bénéfices d’un marché plus étendu. Dans ce partage, les provinces rhénanes ont eu naturellement le premier lot, et c’était justice; la Prusse proprement dite, la Saxe, le Brandebourg, la Westphalie, ne viennent qu’après. Deux villes dominent surtout pour la production des soieries, Crefeld et Elberfeld. On y fabrique les velours courans et les rubans de velours sur une échelle considérable et à des conditions qui semblent défier la concurrence. Vierzen a aussi une réputation en ce genre et des mieux établies; nulle part on n’entend mieux le mélange de la soie et du coton, qui permet d’abaisser les prix dans une proportion presque inimaginable. Envisagé dans son ensemble, le Zollverein occupe 30,000 métiers, et aspire à tous les genres de succès. Pour les taffetas unis, il lutte avec la Suisse, pour les façonnés il se mesure avec Lyon et cherche à l’égaler en le copiant.

L’Autriche, cet autre foyer de l’activité allemande, a fait, dans ces derniers temps, de louables efforts pour se mettre au niveau des états auxquels la rattache une communauté d’origine. Si l’industrie des soieries n’y est pas ancienne, si la tradition n’y remonte pas bien haut, le zèle de ses manufacturiers y supplée et regagne le temps perdu. Sur aucun point, on ne montre plus de désir de parvenir, plus d’ardeur vers le perfectionnement, plus de patience dans l’imitation. A peine un dessin a-t-il paru à Lyon, qu’il est déjà sur les métiers de Vienne. C’est autour de cette ville et dans un rayon peu étendu que l’industrie est concentrée; elle y trouve un débouché naturel, un appui financier, et ce sentiment du goût qui règne dans les capitales. Est-ce au choix de ce siège, est-ce à l’aptitude de ses agens qu’il faut attribuer les progrès de cette industrie? Toujours est-il qu’elle a été un sujet d’étonnement pour les juges les plus autorisés; ils ont admiré la variété, l’entente, la bonne exécution des articles, et particulièrement des étoffes pour meubles et pour ornemens d’église. On a cité souvent les Chinois pour l’art qu’ils déploient à copier les produits de l’Europe; les Autrichiens, à ce qu’il semble, ne leur cèdent en rien et ne s’en tirent par, avec un moindre honneur. C’est le procédé de Daguerre appliqué à l’industrie. Nouveautés, colifichets, mouchoirs, cravates, écharpes, ils savent tout reproduire et avec une fidélité qui trompe même un œil exercé. Là est le secret et le titre de la fabrication autrichienne; si elle n’invente pas, elle sait choisir ses modèles.

De toute l’Italie, où la fabrication des soieries joua autrefois un si grand rôle, il n’y a plus que la Sardaigne qui ait conservé quelques élémens et quelques débris du passé. La Lombardie a désarmé; elle semble réduire son ambition et concentrer sa force dans le domaine de la filature. Ni Venise, ni Milan, ni Vérone, jadis si florissantes, ne sont en mesure de paraître dans un concours pour les étoffes; en revanche, Gênes et Turin sont sorties de leur long sommeil et aspirent à renaître. Longtemps Gênes eut le privilège du beau velours; les noms de la ville et du tissu étaient inséparables. Gênes a été dépassée et s’efforce de se remettre en ligne; Turin y prétend aussi, et la rivalité locale ainsi provoquée ne peut que favoriser cette renaissance. Le gouvernement sarde y aide, de son côté, avec cette intelligence qu’il apporte atout ce qu’il fait. A l’exemple de l’Angleterre, il a vu le nerf et le ressort des industries là même où il est, non dans l’exclusion, mais dans la concurrence; il a abaissé les droits sur les soieries étrangères.

L’Espagne n’en est malheureusement pas là; elle se débat dans les routines de l’économie publique, accompagnées de leur cortège ordinaire, les prétentions et les révoltes des ouvriers. Aussi la contrebande a-t-elle fait de ce malheureux pays le point de mire de ses plus belles opérations; c’est là un commerce en règle, avec ses primes, ses tarifs bien connus, sa puissance et .sa solvabilité. Cependant il existe au-delà des Pyrénées bien des élémens pour une régénération manufacturière. La Catalogne et le royaume de Valence soutiennent du mieux qu’ils peuvent leur vieille réputation, et, pour quelques articles spéciaux, conservent une certaine supériorité. Quant au Portugal, il n’en faut parler que pour mémoire.

Restent maintenant les pays qui furent le berceau de l’industrie des soieries, et auxquels l’Europe en fournit aujourd’hui, la Turquie, la Grèce, l’Egypte et les états barbaresques. Tout s’y réduit à une fabrication locale, adaptée aux besoins qu’elle dessert, aux habitudes et au goût des populations. C’est l’industrie à l’état rudimentaire, et qui participe de l’immobilité des Orientaux. Les dessins en sont originaux, les couleurs brillantes, mais tels que la tradition les a fixés, et comme ils étaient du temps des kalifes. La Chine et les Indes ont également ce caractère stationnaire et cette constance dans l’exécution. Ce qu’étaient les soieries de Chine il y a mille ans, elles le sont encore. Les générations d’ouvriers se succèdent sans que les procédés changent; à peine modifie-t-on les dessins. Ce sont toujours les mêmes damas économiques et beaux, les mêmes broderies sur châles et écharpes, les mêmes crêpes, les mêmes satins épais et résistans. On ne peut pas dire que ce soit là un art déchu, c’est un art qui s’est imposé des limites et tracé un cercle pour ne jamais le franchir. Que lui importent l’Europe et ses goûts changeans? Il a des millions de cliens qui s’accommodent de cette fixité, et si les barbares, comme ils nous nomment, ont besoin de quelques ballots d’étoffes, ce n’est pas la peine qu’on s’en préoccupe, et encore moins qu’on modifie pour cela des usages établis de temps immémorial. dans les produits de l’Inde, il y a plus de variété, quoique la fidélité aux traditions soit la même. L’Inde a été de tous temps la patrie des tissus délicats, des châles de prix, des écharpes transparentes. Nulle part on n’a su marier la soie et l’or dans des proportions plus heureuses, nulle part l’harmonie des couleurs, la combinaison des matières, l’originalité des dessins, n’ont été poussées plus loin. Si nous avons une méthode plus sûre, des procédés plus savans, plus de ressources et plus d’imagination, il ne faut se montrer ni ingrat ni dédaigneux envers ces artisans de l’Asie centrale, qui nous ont fourni les premiers modèles à imiter, et qui sur quelques points sont encore nos maîtres.

Voilà ce qu’a été, dans le cours des temps, l’industrie des soieries et ce qu’elle est aujourd’hui. Pour mieux en juger l’importance, il n’y a plus qu’à ajouter quelques chiffres sur la production générale de la France. Les évaluations ne sauraient être qu’approximatives, et varient suivant les auteurs; elles sont en outre assujéties à toutes les incertitudes des documens administratifs. Il y a dix ans, les états officiels portaient à 406,377,455 francs la valeur des soieries annuellement fabriquées. Aujourd’hui on est fondé à l’élever à un demi-milliard, et à 160,000 le nombre des métiers en exercice. En 1853, l’exportation des tissus de soie a atteint le chiffre de 376 millions, ce qui représente le double à peu près de la valeur des autres tissus vendus au dehors. Ce chiffre est descendu en 1854 à 311 millions, à la suite de la crise américaine. Les tissus de soie reçoivent des destinations diverses; ils vont aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, dans les mers du sud, en Russie, en Belgique, dans les Pays-Bas, en Suisse et dans le Levant. C’est Lyon qui en fournit le principal contingent, et après Lyon, Saint-Étienne, son brillant satellite. Si Lyon a les étoffes, Saint-Etienne a les rubans et y est inimitable. Pour cette seule ville, la production s’élève à 80 millions, dont 50 au moins sont exportés.

L’histoire de l’industrie des soieries nous met à même de mieux apprécier le rôle qu’elle joue et la place qu’elle tient dans le concours actuel. J’ai dit quelles sont les forces respectives des états producteurs, comment elles se sont développées ou amoindries, à quelles causes on peut attribuer leur accroissement ou leur déclin : je vais maintenant examiner les choses comme elles se présentent dans les galeries du palais, en commençant par les expositions de moindre importance.

L’Inde anglaise n’a que deux représentans; il est vrai que le rang et la richesse compensent ce qui manque du côté du nombre. L’un est le roi de Burma, qui nous offre les échantillons variés des étoffes sorties de ses manufactures. C’est déroger; mais l’Asie est sans préjugés, et le commerce s’y trouve en bonnes mains, témoin le second exposant, la compagnie des Indes, qui est de beaucoup au-dessus des rois indiens, puisque c’est elle qui les fait et les défait, avec aussi peu de gêne que de respect. La compagnie des Indes apporte à toutes les expositions une bonne grâce qui n’a d’égale que sa magnificence. Elle n’a pourtant ni médailles à attendre, ni rubans à espérer; elle en donnerait plutôt. Elle ne court pas non plus après la clientèle; la sienne comprend cent vingt millions de sujets médiats ou immédiats que la couronne anglaise lui a livrés corps et âme, et s’étend à tous les marchés de l’univers en raison des privilèges exclusifs dont elle jouit. Il faut savoir gré à la compagnie des Indes de rester affable dans la puissance et modérée dans la grandeur. Elle a bien voulu traiter la France en alliée et recommencer pour elle, non sans dommages ni frais, l’exhibition qui avait étonné et charmé l’Angleterre. Nous avons donc revu, à côté des gracieuses frivolités de l’art hindou, cette collection de tissus de soie qui est un titre plus sérieux et une expression plus réelle de son génie. Rien n’y manque, et l’œil en est ébloui. Ce ne sont qu’écharpes et fichus de mille couleurs, mouchoirs de bayadères à petits carreaux d’un rouge tendre, quadrillés d’argent et de nuances si vives et si multipliées qu’on les dirait empruntées aux ailes des papillons, tapis de table émaillés de fleurs, étoffes pour robes ou pour tentures, selles en velours, manteaux brochés ou façonnés, de la forme la plus curieuse et du dessin le plus hardi. Qui veut connaître l’Inde doit l’étudier là; il s’y fera, mieux que dans les livres, une idée de cette civilisation efféminée qui l’a mise à la merci de toutes les conquêtes et de tous les conquérans, depuis Bacchus jusqu’à lord Clive et à lord Wellesley.

Le Portugal a fait un effort dont il faut lui savoir gré : il a quatre exposans avec des gros de Naples, des damas, des tissus pour robes et pour ameublemens, des velours, des satins et quelques mouchoirs de soie plus particulièrement empreints du goût local. L’Espagne reproduit les mêmes articles sur une plus grande échelle; elle a vingt exposans. C’est Barcelone qui a fait tous les frais; Valence manque et laisse une lacune; il y a eu là sans doute une jalousie de voisinage et un petit dépit de famille. Nous y perdons un terme de comparaison et une occasion de juger laquelle des provinces manufacturières de la Péninsule est dans la meilleure voie. Les objets que Barcelone a envoyés ne sont pas sans mérite et portent le cachet du pays. Il y a, entre autres, des châles de satin qui, pour la forme, les dessins et les couleurs, sont en merveilleux accord avec les épaules auxquelles ils sont destinés, des bretelles et des jarretières en soie d’un luxe qui ne nous est pas familier, des mantilles de fantaisie, des chenilles, des rubans de velours et des coi dures qui font rêver à l’Andalousie. A tout prendre, cette obéissance à des coutumes nationales vaut mieux que de mauvaises imitations; l’œil y gagne et l’art échappe à l’uniformité. Si l’on en excepte quelques magasins de modes, il n’y a nul avantage à ce que le chapeau français fasse le tour du monde, comme il en prend le chemin.

On n’accusera pas le pays levantin de sacrifier à l’épidémie régnante. Ce qu’on en voit à l’exposition prouve qu’il entend rester ce qu’il a été, conforme à lui-même et ne se réglant pas sur autrui. Tunis est toujours Tunis dans ses mouchoirs lamés ou brodés d’argent, dans ses sefsaris, dans ses gandouras légers comme des toiles d’araignée, dans ses couvertures brochées et ornées comme en comporte le climat. Tripoli ne déroge pas non plus dans ses étoffes soie et or ou tissées avec les soies de Crète; l’Egypte obéit au même sentiment en multipliant les soieries rayées, qui ont été et sont encore le caprice des harems et la matière employée dans les beaux cafetans. Ces trois états ont d’ailleurs des exposans de qualité, le gouverneur de la province pour Tripoli, le bey pour Tunis, et pour l’Egypte le pacha; avec les rois et la compagnie des Indes, c’est presque un congrès de souverains. Là malheureusement s’est borné le contingent des provinces turques; les plus florissantes, les plus habiles dans l’art de tisser et de nuancer la soie sont absentes du concours. Rien de la Turquie d’Europe, rien de la Turquie d’Asie; ni Constantinople, ni Andrinople, ni Smyrne, ni Brousse n’ont envoyé de produits. Est-ce négligence ou préoccupation de la guerre? Le vide est fâcheux dans tous les cas et n’est pas justifié par un simple retard : le concert devrait être plus grand lorsque les drapeaux se confondent. La Grèce s’est montrée moins sourde à l’appel : elle est représentée par de beaux noms. Sparte expose des tissus de soie pour chemises; les religieuses du monastère de Saint-Constantin en exposent aussi; Hydra a des écharpes bleues et jaunes rayées d’argent, d’autres rouges avec des raies d’or, Cumi des essuie-mains et des ceintures d’une exécution originale. C’est bien l’Orient, et on le retrouve jusque dans ces moustiquaires dont l’usage ne s’étend pas au-delà d’un certain degré de latitude.

L’exposition des états sardes, si riche en soies grèges et ouvrées, laisse beaucoup à désirer du côté des soieries. Gênes n’y a que des colifichets, des plumetis, un coussin brodé d’or et de soie, mais rien en étoffes, rien surtout dans les velours, qui constituent son véritable titre. Turin a quelques velours d’une bonne exécution, et qui font honneur à MM. Chichizola, et des passementeries d’or, d’argent et de soie. En somme, ce n’est pas là une expression sérieuse de la fabrication locale : cinq ou six exposans à peine, et des produits de fantaisie ou d’un emploi restreint! L’Autriche s’est montrée plus généreuse ou plus courageuse, comme on voudra. Vienne seule a quarante exposans, et offre un assortiment complet dans tous les genres, velours, rubans de velours et de soie, fichus de chenilles, peluches, tissus brochés, façonnés, quadrillés, unis, tulles de soie, damas, ornemens d’église, écharpes, foulards, satins, étoffes pour ameublement, pour robes, pour gilets ou cravates, même des portraits de souverains reproduits avec plus ou moins de bonheur. Par le nombre des concurrens et la variété des objets, on peut juger de l’essor tout récent qu’a pris cette industrie. Avec moins de confiance dans ses forces, Lyon aurait à s’en préoccuper. On le copie, et c’est un honneur; on lui emprunte ses dessins, et c’est un hommage rendu au goût français; mais cet honneur et cet hommage pourraient, si on les pousse trop loin, devenir un souci et un danger. Il y a des fabricans, comme MM. Charles Moring pour les rubans et MM. Reichert pour les tissus, qui en sont arrivés à un degré de perfection réel, et peuvent se présenter, sur les marchés de l’étranger, dans les conditions d’une rivalité sérieuse.

Plus que Lyon, le Zollverein aurait sujet d’en prendre quelque alarme : ce sont là pour lui des concurrens plus directs, plus contigus, et qui le serrent de plus près. Son exposition prouve qu’il n’entend pas se laisser devancer ; elle se compose à peu près des mêmes articles, et compte cinquante-deux noms, dont quelques-uns haut placés dans l’industrie, comme MM. Diergardt pour les velours, et MM. Scheibler pour les étoffes. D’autres manquent, et leur absence a été remarquée, — par exemple, MM. Simons, Vanderleyer, Bœdinghaussen et Van-Bruck. Peut-être faudrait-il attribuer le fait aux ombrages de la politique, si déjà, à l’exposition de Londres, le Zollverein n’avait montré la même défiance et la même hésitation. Il y a donc lieu d’en chercher ailleurs le motif, et c’est le cas de se demander comment des manufacturiers éminens se tiennent à l’écart de solennités semblables. La Prusse et ses soieries ne sont pas seules en cause ; partout il y a eu des abstentions et pour tous les produits. À quoi cela tient-il ? À des préventions et à des calculs. Chez ceux-ci c’est fierté, chez ceux-là défiance : les uns, sentant leur force, assurés de leur vente, ne voient point d’avantage à briguer ce certificat public ; les autres y redoutent un piège et s’imaginent qu’à se mettre au grand jour, on leur dérobera leur secret. Les timorés répugnent à mêler leurs noms aux intrigues inséparables d’un tel concours et veulent s’épargner le souci et les dépenses qu’il entraîne. À ces motifs peu graves se joignent aussi des motifs plus sérieux. Les manufacturiers consciencieux qui se présentent avec leur fabrication courante craignent, non sans quelque fondement, de se trouver en présence de produits d’apparat et de travaux de laboratoire. Enfin il en est qui regardent comme au moins suspectes la compétence des juges et surtout celle des curieux, et préfèrent demeurer à l’abri des faux jugemens, des suffrages surpris et des appréciations superficielles.

Si le Zollverein s’est un peu effacé, la Suisse a donné avec toutes ses forces. On sent là une vigueur, une sève qui ne demandent qu’à se produire. Les cantons ont fourni 89 exposans ; Zurich en a 47, Bâle 24, Argovie 4, Saint-Gall, Underwald, Berne, les Grisons, chacun 1. Pour les genres, il y a, on l’a vu, deux groupes distincts ; Bâle tisse les rubans, Zurich les étoffes. Point de prétentions aux grands effets ni aux dispositions coûteuses : c’est au bon marché que cette fabrication vise. Des façons simples, le mélange intelligent de matières économiques comme la bourre de soie, et par-dessus tout une exécution régulière et suivie, voilà ce qui distingue cette collection, l’une des plus intéressantes sans contredit que l’on puisse visiter aux Champs-Elysées. Pour la bien apprécier, il n’y manque qu’une chose, c’est la mention des prix en regard des coupons; on verrait alors jusqu’où peut descendre le coût d’un objet de luxe, lorsqu’il est traité avec cette conscience et cette sûreté de moyens. Une autre remarque à Caire, c’est qu’une sorte d’égalité règne dans cette manufacture de républicains; on dirait que les mœurs du pays répugnent à ce qui s’élève, et là comme ailleurs maintiennent le niveau. Cependant il y a quelques noms à distinguer, ceux de MM. Baumann, Bischoff, Ryffel et Schwarzenbach pour les tissus de soie unis, rayés, à carreaux, lisses, croisés ou satinés, — ceux de MM. Bary, Frayvogel, Richter, Sarasin, Soller et Sulger pour les rubans unis ou façonnés, ou de satin écru fait avec de la soie grège.

Avec la Grande-Bretagne, les procédés changent et les proportions aussi; aux ateliers de campagne succèdent les ateliers mécaniques. Sur les trois royaumes, deux ont fait défaut, l’Irlande et l’Ecosse; l’Angleterre seule a donné, et en apparence elle n’a mis que peu de forces en ligne. Comme noms isolés, elle est réduite à vingt-cinq exposans; mais elle a une réserve qui vaut une armée : c’est le comité de Manchester, représentant soixante fabricans anonymes du district de Manchester et de Salford. Ni la variété ni la richesse ne manquent à cette exposition; elle réunit tous les genres et porte l’empreinte d’un travail puissant. Il y a de beaux velours, des damas bien faits, des brocatelles traitées avec soin, des tissus pour robes, pour meubles et pour cravates, des satins pour gilets, des étoffes façonnées et brochées, où l’on trouverait peu à reprendre comme exécution matérielle. Il y a surtout une abondance de foulards, les uns tissés et imprimés en Angleterre, les autres venant de l’Inde et dont l’impression seule est anglaise. Ce qui manque à tout cela, c’est un je ne sais quoi plus aisé à sentir qu’à définir, c’est la manière, c’est le goût, l’harmonie des couleurs, le choix des dessins, la disposition générale. Où en serions-nous, hélas! si à côté de tant d’élémens de force l’Angleterre n’avait aussi ses points vulnérables? Avec ses soies du Bengale d’un prix si réduit et affranchies de tout droit, ses vastes établissemens où les frais généraux s’absorbent pour ainsi dire dans la puissance de la production, ses relations ouvertes sur tous les marchés du globe, son activité infatigable, ses inépuisables ressources, ce génie du commerce qu’elle pousse si loin, cette soif de domination qui inspire tous ses actes et lui a valu une partie de sa grandeur, elle nous aurait bientôt enlevé ce beau fleuron industriel, le seul peut-être de notre couronne qui soit à l’abri de ses atteintes. Rien ne lui coûte quand il s’agit d’arriver. Déjà Coventry menace Saint-Etienne avec ses rubans; Manchester et Spitalfields essaient de se mesurer avec Lyon, et il semble que les distances soient diminuées, témoin les essais heureux de MM. Winkworth et Procter, de Manchester, qui sont au nombre des exposans, et ceux de Mil. Stone et Kemp, de Spitalfields, qu’on regrette de ne pas voir parmi eux.

Lyon! Lyon! c’était le cri de l’exposition de Londres, c’est aussi celui de l’exposition de Paris. En passant dans ces galeries où chaque pièce d’étoffe arrête le regard et le remplit d’étonnement, on se sent plus rassuré contre les rivalités étrangères. Non, il n’y a point de peuple au monde capable de réunir à ce point la richesse de la matière à la perfection du travail. De longtemps on ne verra un trophée industriel plus glorieux que celui de ces robes de cour et de soirée qui représentent les plus grandes difficultés vaincues en même temps que les effets de dessin les plus heureux et les plus délicats. Il est impossible d’arriver, dans la série des étoffes façonnées, dans les tentures, dans les décorations d’appartement, à une beauté plus naturelle et plus grandiose, à une plus merveilleuse entente des couleurs. Rien ne pêche, rien ne jure, tout porte le cachet d’un art qui se possède jusque dans ses hardiesses, d’un goût réfléchi et sûr de sa puissance, de ce sentiment de l’harmonie et de la forme sans lequel il n’y a point d’œuvres vraiment achevées. — Que ces brocarts sont riches et ces satins éclatans! Quelle magnificence dans ces ornemens d’église! — L’œil se trouble entre tant d’articles et des genres si divers! Il ne sait qu’admirer le plus, de ces velours d’un aspect sérieux, de ces moires de toutes les combinaisons et de toutes les nuances, de ces taffetas, de ces foulards qui gardent une certaine constance dans leur variété, — ou bien de ces articles de grande nouveauté qui ont à peine la durée d’une fleur et en ont tout l’éclat, où Lyon est sans pair et où à chaque saison il se surpasse lui-même, ou bien encore de ces rubans de Saint-Etienne, la succursale de Lyon et qu’on n’en saurait séparer, — rubans dont les dispositions vont à l’infini et qui dans leurs bandes étroites renferment tant de merveilles, si frais, si purs, si délicats, qu’on retiendrait son souffle de peur de les faner, et qui pourtant ont été tissés, sous un ciel bien noir et dans une atmosphère bien chargée de fumerons, par des mains qui ne sont pas celles de petites maîtresses.

Ici encore, comme pour la soie, il n’y a qu’à comparer, qu’à mettre l’étranger et la France en présence, à rapprocher ce qu’il produit et ce qu’elle crée. À l’instant on reconnaît la distance qui sépare le maître de l’élève, l’artiste original de celui qui copie. On n’a, par exemple, qu’à examiner nos sujets imitant la gravure en taille-douce et les sujets analogues que nous ont envoyés l’Angleterre et l’Allemagne; l’effet en est frappant pour l’œil le moins exercé. Point de taches, point de ton faux dans l’exécution française; on prendrait le tissu pour une gravure estimée. dans l’exécution étrangère, il y a ion jouis de mauvais coups de navette, des parties qui déparent et où la main se trahit. Même contraste dans les articles de haute nouveauté, où l’inspiration domine et qui perdent dans le plagiat une partie de leur charme et de leur caractère. Puisqu’il en est ainsi, laissons faire l’imitation ; elle a moins de périls qu’on ne le dit et qu’on ne semble le. craindre. La France manufacturière est assez forte pour la supporter sans en souffrir, et elle gardera l’honneur d’être pour les industries de luxe le laboratoire et l’atelier d’échantillons du monde entier. Ou copie ses dessins au dehors, mais on les copie, comme on parle sa langue, avec un accent étranger. Il y a d’ailleurs un autre point où l’imitation échoue : c’est l’exécution, c’est l’art du montage, où nos ouvriers sont incomparables, et où ils trouvent, sur le métier même, des effets inattendus. Grands artistes que ces ouvriers, et comment les oublier quand on parle des merveilles qu’ils créent ! C’est de leurs rangs qu’est sorti cet homme de génie à qui l’industrie des soies doit sa plus grande et sa plus féconde révolution, Jacquard, qui vécut et mourut pauvre après avoir enrichi sa patrie et le monde; c’est là que se rencontrent encore de loin en loin des hommes désintéressés et ingénieux comme M. Roussy, auteur de dix perfectionnemens pour lesquels il n’a pas même pris de brevet. Ouvriers méritans et qu’on dépeint si terribles! le goût qui les anime a survécu à tout, à l’esprit de secte, aux ravages de la guerre civile, aux révolutions de la mode et à celles de la politique! Il y a un concert mystérieux entre les innombrables mains qui concourent, souvent sans se connaître, à la confection de ces admirables tissus. Dessinateurs, ourdisseurs, apprêteurs, teinturiers, tous se prêtent sans effort et presque sans méthode un mutuel appui. C’est leur instinct, c’est leur nature; ils font des chefs-d’œuvre comme on ferait ailleurs des choses vulgaires, sans effort et sans avoir la conscience de leur supériorité.

L’exposition des soieries est aussi remarquable par le nombre des fabricans qui ont concouru que par le choix des articles présentés au concours. Lyon seul a 120 exposans. Saint-Etienne, qui s’est abstenu à Londres, en a 54. A ces chiffres, et pour les compléter, il faut ajouter Paris, qui a 16 exposans, Tours, qui en a 3, Nîmes, qui s’est montré bien modeste et n’en a que 2, la Moselle, qui en compte 7 ou 8 pour les peluches, enfin d’autres villes de moindre importance et qui ne dépassent guère l’unité. Qui choisir au milieu de cette légion si vaillante et si éprouvée? A quoi bon répéter des noms qui sont dans toutes les bouches, couronnés dans toutes les expositions, connus de tout ce qui achète, expédie, vend et porte de la soie : pour les étoffes de nouveauté MM. Schultz, Champagne, Godemard et Meynier, pour les satins de couleur Heckel, pour les satins noirs Bellon, pour les étoffes à gilets Fontaine et Balleydier, pour les ornemens d’église Le mire et Yemenitz, pour les ameublemens Grand frères, pour les crêpes et foulards de soie Durand, pour les robes Croizat, pour les velours de couleur Blache, puis en d’autres genres, Gindre, Potton, Mathevon et Bouvard? Telle est la part de Lyon; celle de Saint-Étienne n’est pas moindre. Ce sont, pour les rubans de nouveauté, MM. Crepet et Granger, Barlet et Belingard, Collard et Comte, et dans les rubans courans, Barlet et compagnie, Colcombet et Grangier de Saint-Chamond. Encore n’est-ce là qu’une faible part de ce qui mériterait une mention. Lyon est un être collectif dont on ne peut sans inconvénient briser et décomposer l’ensemble. Il y a pourtant dans son exposition une exposition à part, des plus modestes en apparence, et à côté de laquelle les curieux passent sans s’y arrêter : c’est celle des peluches de Tarare. Naguère la Prusse rhénane régnait sans partage dans cet article, important à coup sûr, puisqu’il défraie, pour la plus grande part, la fabrication des chapeaux d’hommes. Crefeld et Elberfeld en fournissaient au monde entier, même à la France. Pour lui enlever ce privilège, il a fallu beaucoup d’essais, beaucoup de tâtonnemens. La Moselle a lutté d’abord, et non sans succès, avec des ateliers disséminés dans la campagne; mais l’honneur de vaincre et de faire capituler les fabriques du Rhin devait revenir à Tarare et au magnifique établissement qu’y ont fondé MM. J.-B. et P. Martin et Casimir. Deux perfectionnemens ont suffi pour nous rendre l’empire, — la supériorité du noir et le métier à double pièce, qui a diminué de moitié le prix de la main-d’œuvre. Aujourd’hui non-seulement la France reste maîtresse sur son terrain, mais elle domine au dehors, et fournit des peluches à la Prusse elle-même. La Moselle a conservé ses cliens, et Tarare est sans rivale sur les marchés de l’Angleterre et de l’Amérique du Nord; toutes les chapelleries connaissent et recherchent ses produits. Son seul établissement livre à l’exportation une valeur de 6 millions de francs.

Quand on parle d’industries de luxe, il serait injuste et ingrat d’oublier Paris. Si Lyon est le foyer de la soierie, Paris en est l’arbitre; ce que Lyon exécute, c’est Paris qui le conseille et le règle; le sentiment du goût en émane et y aboutit. Paris d’ailleurs a, sans le tissage des soies, des fabrications qui lui sont propres, et que Lyon ne surpasse pas. Tels sont les articles où la soie grège entre comme principal élément, et dont on remarque à l’exposition des échantillons si distingués. Il est impossible de passer, sans être émerveillé, devant ces magnifiques impressions où la perfection du tissage fait disparaître jusqu’à l’entrelacement des fils, et que relèvent à la fois le choix des dessins et l’éclat des couleurs. A côté d’articles anciens et d’une vogue constante, comme les tissus pour robes et châles, Les baréges, les tarlatanes, figurent des détails tout nouveaux, comme ces franges rebouclées au tissage, ces tissus à double chaîne pour produire des façonnés à fond plus net et plus pur, les étoffes avec impressions en or, les bourses de soie tirées à poil, enfin les foulards avec effets de tissage et d’impression combinés. Bien des noms se présentent ici, et dans le nombre ceux de fabricans qui comptent d’anciens succès et savent s’en préparer de nouveaux.

Est-ce à dire que tout soit fait pour notre industrie des soieries, et qu’il ne lui reste plus qu’à s’endormir sur sa moisson de lauriers? Tel n’est point le sentiment qui y règne; telle n’est point l’opinion qu’on a d’elle. Si belles que soient ses destinées, elle a la conscience de destinées plus belles encore; elle y aspire, elle y tend. Le premier travail qu’elle ait à opérer sur elle-même, c’est la modification prudente de sa constitution intérieure. Aux avantages qu’elle possède et qui tiennent à son génie, il faut qu’elle ajoute ceux qui lui manquent et qui sont à sa disposition quand elle les poursuivra sérieusement. Si l’Angleterre ne peut lui ravir ni son goût, ni son art, ni le secret de ses teintures, où des savans comme M. Chevreul ont porté le flambeau de l’observation, elle peut emprunter à l’Angleterre l’emploi des métiers mécaniques et l’exploitation sur une grande échelle, qui sont les élémens du bon marché. Lyon en est encore à l’atelier domestique, à l’atelier de famille, et c’est là une organisation rudimentaire qui laisse l’ouvrier à la merci des intermittences du travail et de la fluctuation des commandes. La grande fabrique peut seule mettre un terme à cet état abusif; elle enchaîne le manufacturier et garantit mieux l’ouvrier du chômage, elle assure et élève le sort de l’un et de l’autre par l’extension des débouchés, qui accompagne une fabrication plus économique. Elle est dans la force des choses et dans les nécessités de la situation en présence des rivalités extérieures, qui, désarmées pour ce qui tient aux articles de prix, poursuivent une revanche dans les voies du rabais. Ce sera une révolution pacifique et plus féconde à coup sûr que les révolutions politiques ou sociales dont Lyon a été si souvent le théâtre et qui lui ont si peu profité.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.

  1. M de Lafarelle, ancien député du Gard et membre correspondant de l’Institut.
  2. Petits métiers à dévidage.