Ch. Vimont (p. 1-8).

CHAPITRE PREMIER.


« Passez-moi les gazettes d’Angleterre, arrivées ce matin, dit M. Berks ; pendant que ces dames se reposent à table, sous les palmiers, j’irai lire au bord de la mer.

— Les voici, répondit un domestique indien au teint basané, en les présentant à son maître.

— Quoi ! Monsieur, dit Anna Berks, vous quittez la table et vos amis pour la lecture ? Songez que votre frère retourne demain soir à Madras. »

M. Berks prit les gazettes sans répondre à sa femme, et la laissant à table avec ses amis, sous les palmiers, il alla lire en se promenant au bord de la mer. Le soleil descendait sur l’horizon, la soirée était calme et magnifique ; le port de Bombay et ses mille vaisseaux donnaient la vie à cette partie de la mer des Indes : ce port à l’abri des vents, le meilleur de l’Indostan, n’offrait aux yeux que barques, navires, bâtimens de guerre et de commerce ; les mâts, les voiles, les cordages s’élevaient élégamment, mêlant la puissance de l’Angleterre à la richesse du climat. L’île de Bombay est adjacente au royaume de Visapour : ce sont partout des golfes et des baies ; les maisons sont petites et légères ; quelques touffes d’arbres ombragent la terre, et çà et là le palmier élancé étend ses rares et larges feuilles.

Anna Berks, restée à table avec sa société, fit enlever les mets et apporter des vins précieux et des fruits. Des serviteurs nègres prirent de longs éventails en plumes pour éventer les femmes. Anna demanda sa guitare, priant une de ses amies de chanter ; mais on la pressa elle-même de se faire entendre. Elle semblait distraite, regardant souvent du côté de Bombay, comme si elle attendait quelqu’un de ce côté ; une chaise parut, portée par des nègres.

« C’est lui ! pensa Anna, toujours en retard malgré ses protestations ! »

Son cœur battit, son sang asiatique courut plus rapidement dans ses veines, et ses yeux exprimèrent la langueur de ces doux climats : fille d’une Indienne, son teint brun, son indolence, le mélange de la vivacité et de la mollesse, et plus encore sa beauté délicieuse et parfaite, désignaient assez en elle une race d’Asie. Née dans le Bengale, sur les bords du Gange, elle avait reçu de son père, qui était anglais et membre de l’Académie asiatique, une éducation distinguée ; mais comme il l’avait mariée à un homme d’un esprit commun, occupé de son commerce, elle l’avait dédaigné, et elle commençait à s’intéresser à un jeune Anglais arrivé de Londres et aussi supérieur aux Anglais de Bombay que l’Angleterre l’est aux Indes. Indulgente pour les faiblesses du cœur et sachant l’indifférence de son mari, elle ne se reprochait pas sa conduite, et rien ne troubla sa joie en voyant l’homme qu’elle aimait descendre de sa chaise et s’avancer vers elle.

« C’est bien tard, lui dit-elle, en levant sur lui ses grands yeux noirs pleins de douceur et de feu ; il y a long-temps qu’on vous attend. »

L’Anglais s’excusa sur son retard, et voyant la campagne et regardant les palmiers qui s’élevaient bien au-dessus de la table, il lui demanda en riant si c’était sous cet ombrage qu’on se garantissait du soleil des Indes ? Anna répondit qu’on avait fait enlever les tentes un moment auparavant, lui demandant si c’était mieux d’avoir un pays avec de beaux ombrages et sans soleil. Mais l’Anglais sacrifiait généreusement son pays devant une Indienne, et il commença à s’extasier plaisamment sur les palmiers. C’était un homme d’une amabilité enjouée, dont le rire charmant et les manières ajoutaient un nouvel attrait à la jeunesse. Sa personne était délicate, son visage noble et pâle sans être beau ; il avait le ton de la haute société en Angleterre, avec plus d’aisance dans les manières.

« Voici une guitare, dit-il, vous alliez chanter, Madame ; » et il la supplia de chanter.

Anna chanta des airs indiens et irlandais, avec de l’âme et du goût ; Julien Warwich changea d’humeur en l’écoutant : les passions qui animent seules son pays décoloré étaient au fond de son âme ; il sentait l’amour et l’ambition avec une force égale ; dans l’Inde il était tout à l’amour ; son visage pâle s’anima et prit une expression touchante. Quand les yeux d’Anna rencontrèrent les siens, sa voix s’altéra, elle oublia ses chants, et, quittant la guitare, elle resta rêveuse et attendrie. Les Anglaises qui étaient là commençaient à s’apercevoir de la faiblesse de cette Indienne, et la jalousie qu’excitait sa beauté arma ces femmes contre elle. Jamais on ne s’aperçut si bien de l’amour d’Anna que dans cette soirée. M.  Berks appela son frère pour lui faire lire un article des journaux, et resta loin du monde à causer avec lui. Julien se plaça près de l’Indienne, il oublia la société près d’elle ; déjà d’ailleurs il ne redoutait pas qu’elle se compromît pour lui, et il était prêt à lui demander le sacrifice que les femmes passionnées font à leur amant en Angleterre.