La Muse Française
(p. 78-79).

L’INCONSTANT

ÉLÉGIE.[1]


Pauvre Mœris ! — Mais pour le plaindre autant,
Quel est, dis-moi, le destin qui l’accable ?
— Hélas ! de tous, c’est le plus déplorable ;
Le malheureux est inconstant.
5— Je devine : un seul jour l’objet de son caprice.
Tu veux, par la pitié, te venger de ses torts.
— Moi ? non, je lui pardonne et le plains sans efforts
Depuis que j’ai découvert son supplice.
Eh ! ne le vois-tu pas, dans son ennui mortel,
10Accablé de succès, de faveurs méprisées,
Changeant sans cesse et d’idole et d’autel,
Succomber sous le poids de ses chaînes brisées ?
Dans ses plaisirs reconnais son tourment.
A-t-il jamais senti ces délices de l’âme,
15Ce feu si doux qui survit à la flamme ?
Non, non, c’est dans le changement
Qu’il a placé son espoir et sa vie.
À des rêves nouveaux sa pensée asservie
Lui défend de jouir des douceurs du présent,
20Et le timide aveu qui comble son envie
Est pour lui de l’amour le plus fatal présent.
Pauvre Mœris ! d’une amante nouvelle
Sent-il frémir la douce main ?
Son cœur prévoit l’instant qui va l’éloigner d’elle ;
25Il la plaint de l’aimer, et, d’avance infidèle.
Du jour le plus heureux il craint le lendemain ;

Car le ciel a voulu, pour mieux venger ses crimes,
Que ce cœur inconstant ne fût pas sans pitié.
Et qu’en leurs regrets de moitié,
30Il s’affligeât du sort de ses victimes.
Oui, ce malheureux sort est préférable au sien ;
Privé du seul bienfait qui console la terre.
Sans souvenir, sans ami, sans lien.
Parmi les cœurs aimans, étranger, solitaire,
35Même avant d’en jouir il est blasé sur tout,
Et pour lui l’espérance est déjà le dégoût.
Enfin, telle est sa triste destinée,
Que la mienne aujourd’hui me semble fortunée I
Sur ce rivage heureux, dans ces vallons charmans
40Où l’écho répéta ses parjures sermens.
Mon bonheur, il est vrai, n’a duré qu’une aurore.
Mais ces transports d’un jour, mais ces divins momens,
Dans ses constans désirs, mon cœur les rêve encore ;
Je le revois tel qu’à cet heureux jour
45Où, succombant à sa langueur brûlante.
De l’anneau qui devait enchaîner son amour.
Il vint parer ma main tremblante.
Il est là… Près de lui j’oublie un vain regret ;
Il m’aime encor, je crois à sa tendresse.
50De l’instant le plus doux je retrouve l’ivresse.
Et tout mon bonheur m’apparaît.
Ô consolant délire ! ô regrets pleins de charmes !
À tromper ma douleur vous êtes parvenus ;
De l’inconstant si vous étiez connus,
55 Il donnerait ses plaisirs pour mes larmes.

Mme Sophie GAY.
  1. Reproduit dans les Annales Romantiques de 1826.