L’Impôt progressif et l’impôt proportionnel - Les taxes indirectes

L’Impôt progressif et l’impôt proportionnel - Les taxes indirectes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 378-401).
L’IMPOT PROGRESSIF
ET
L’IMPOT PROPORTIONNEL

LES TAXES INDIRECTES.

Il n’y a pas de question plus délicate que celle de l’impôt. Savoir ce qu’on doit légitimement à l’état pour les services qu’on en reçoit, sous quelle ferme il convient mieux de s’acquitter pour éprouver le moins de gêne et ménager le plus la richesse publique, tel est le problème. On le discute depuis longtemps, et dans aucun pays on n’est encore parvenu à le résoudre d’une façon qui satisfasse tous les esprits. Ce qui le prouve, ce sont les remaniemens de taxes qui ont lieu constamment et à peu près partout. Ces remaniemens tiennent sans doute à ce que, les besoins des états venant à s’accroître, il faut y pourvoir par de nouveaux impôts; ils tiennent aussi à ce que, les sources de la richesse variant sans cesse, les unes se développant plus que les autres et de nouvelles surgissant, il convient d’équilibrer le fardeau en raison des forces qui doivent le supporter. Tout cela est vrai. Cependant, si l’impôt est si souvent mis en discussion, c’est encore parce que les idées ne sont pas parfaitement nettes à cet égard. On n’est pas d’accord sur les points essentiels, ni sur le choix à faire entre les taxes directes et les taxes indirectes, ni sur les revenus ou les choses qu’il faut frapper de préférence, ni enfin sur la grosse question de l’impôt proportionnel ou de l’impôt progressif. Ce qui a contribué surtout à obscurcir la matière, c’est que l’impôt a toujours été lié à la politique, et a subi des interprétations diverses suivant les régimes qui ont prévalu. Autrefois, avant la révolution de 89, lorsqu’il y avait des classes privilégiées, un des privilèges de ces classes était de ne pas payer les contributions comme tout le monde, et alors on voyait les gens les plus riches échapper à des taxes dont tout le poids retombait sur ceux qui étaient le moins en état de le supporter. Ces abus étaient crians; ils ont été abolis en 89, et on a proclamé très haut le dogme de l’égalité devant la loi et en particulier devant l’impôt; mais voici maintenant que par un autre abus l’arc, trop tendu autrefois dans un sens, se retend de nouveau à l’excès dans le sens opposé. Beaucoup de gens croient que les classes ouvrières ne sont pas suffisamment ménagées par le fisc, qu’elles ont droit à des immunités particulières parce que l’impôt doit être prélevé sur le superflu et non sur le nécessaire. Cette théorie gagne chaque jour du terrain, et bientôt, si on n’y prend grade, le principe de l’égalité inscrit dans la loi ne sera plus qu’un leurre.


I.

On peut demander d’abord à ceux qui professent cette opinion quelle idée ils se font de l’état, et comment ils envisagent les services qu’il est appelé à rendre. Nous sommes réunis en société pour obtenir la première chose dont nous ayons besoin, la sécurité, pour développer librement, grâce à elle, les facultés dont nous sommes pourvus, et en tirer tout le profit possible. Cet avantage existe pour tout le monde, pour le pauvre comme pour le riche, il n’est personne qui puisse s’en passer, et on pourrait même dire que le pauvre en a encore plus besoin que le riche, parce qu’il est moins en mesure de se protéger par lui-même; mais l’être collectif qu’on appelle état ne peut pas assurer cette protection pour rien. Il lui faut des agens, une organisation quelconque, ce qu’on appelle un gouvernement, et c’est pour subvenir aux frais qu’entraîne cette organisation qu’on lui paie des impôts; ils sont le prix d’un service. A quel titre donc y aurait-il dans la société des individus qui seraient dispensés d’y prendre part? Si je vais chez un marchand chercher un mètre d’étoffe, il ne me le donnera pas pour rien sous prétexte que cela me gênerait fort de le payer; il me le vendra comme à tout le monde au prix de revient, augmenté du bénéfice qu’il doit faire. Pourquoi en serait-il autrement pour l’état? Celui-ci, considéré au point de vue économique, est aussi un marchand qui vend des services, il doit les vendre au meilleur marché possible et sans bénéfice aucun; c’est la seule différence qui existe sous ce rapport entre lui et le marchand ordinaire, et c’est pour arriver à ce meilleur marché que dans les pays libres on a établi des contrôles politiques et financiers. Une fois le prix fixé, il doit être acquitté par tous de la même manière et en raison des avantages dont on jouit; il n’y a pas plus de motifs pour recevoir gratis les services de l’état que pour se faire nourrir et habiller pour rien. Cette immunité a même quelque chose de blessant pour ceux en faveur desquels on l’invoque, elle rappelle trop le panem et circences de la décadence romaine. Dans une démocratie bien ordonnée et où chacun a le sentiment de sa dignité, tout le monde, excepté l’indigent, doit payer l’impôt. De quel droit en effet viendrait-on contrôler les finances de l’état, si on ne subit aucune charge?

Cette exemption absolue des taxes en faveur des classes ouvrières n’est pas encore, il est vrai, admise généralement. On y met des tempéramens ; on voudrait d’abord que les riches payassent un peu plus que leur part proportionnelle. C’est en ces termes qu’Adam Smith, un des maîtres de la science économique, a posé la question. Depuis on est allé beaucoup plus loin : J.-C. Say, par exemple n’a pas craint de dire que l’impôt progressif était le seul équitable; mais dans les termes mêmes d’Adam Smith l’un peu plus n’est pas sans grand danger, — il reste très vague, qui le déterminera? et d’après quelle considération? S’appuiera-t-on sur la possibilité qu’on a de payer les taxes plus ou moins aisément? Il n’y a point de raison alors pour qu’on ne demande pas 90,000 francs d’impôt à la personne qui aura 100,000 livres de rente, en exigeant seulement 100 francs de celle qui n’en aura que 1,000. La première sera encore plus riche après avoir payé les 90,000 francs que la seconde après avoir donné 100 francs. Est-ce là une règle, est-ce une base que l’on puisse adopter pour l’établissement des taxes? Cet un peu plus est la porte ouverte à toutes les exactions, à tous les arbitraires; il varie avec les circonstances selon les formes de gouvernement, et il n’y a pas de moyen plus efficace de détruire la propriété et d’établir le nivellement absolu, c’est-à-dire la misère générale. Du reste, c’est une des formules du socialisme, la plus dangereuse peut-être, parce que sous le couvert d’une fausse philanthropie et à l’aide d’argumens fallacieux elle peut s’introduire tout doucement dans nos lois, sauf à faire plus tard des progrès considérables. Quand M. Louis Blanc au Luxembourg en 1848, dans ses fameuses conférences socialistes, déclarait que le salaire devait être en rapport non pas avec le travail, mais avec les besoins, et que c’étaient ceux-ci qui devaient être la base du principe de l’égalité pour la rétribution de la main-d’œuvre, il ne proclamait pas autre chose que ce que veulent les défenseurs de l’impôt progressif; c’est sur l’appréciation des besoins aussi que repose leur théorie.

Il en est de cet impôt comme de toutes les idées décevantes; lorsqu’elles sont présentées par des écrivains habiles et avec des couleurs séduisantes, elles ne laissent pas que de faire impression sur certains esprits. Un des plaidoyers les plus chauds en faveur de cette thèse a été soutenu par un jeune économiste d’un grand talent, que la mort a enlevé prématurément à la science économique, et qu’une plus longue expérience de la vie eût sans doute ramené à d’autres idées. Nous voulons parler de M. Alcide Fouleyraud. Dans un commentaire sur Ricardo, il a défendu ainsi l’impôt progressif : « Il en est de la répartition des charges publiques, dit-il, comme des taxes que les directeurs de concert prélèvent sur la curiosité et le dilettantisme. Le même spectacle est ouvert à tous; le même lustre verse sur la scène ses gerbes de lumière; les mêmes vers, les mêmes harmonies font courir sur tous les fronts le souffle divin du génie; les mêmes décors, les mêmes pirouettes, suivies des mêmes coups de poignard, s’adressent à tous les spectateurs, et cependant, lisez le tarif, que de nuances de prix correspondant à combien de places différentes! Les charges qui pèsent sur chacun sont mathématiquement proportionnées à la dose d’aisance, de commodité dont il jouit, et si nous avions à proposer aux législateurs un modèle pour la péréquation de l’impôt, nous n’en voudrions pas d’autre que cette échelle si habilement graduée par les impresarii. La civilisation n’est-elle pas en effet une fête immense et perpétuelle que le genre humain se donne à lui-même, et ceux-là qui assistent à cette fête du haut de leurs amphithéâtres somptueusement décorés n’en doivent-ils pas défrayer les dépenses plus largement que la foule qui gronde dans l’arène poudreuse du parterre, ou qui s’agite, comme l’Irlandais de nos jours et l’ilote de l’antiquité, sans même entrevoir les splendeurs de ce jubilé? »

Si on va au fond des choses, on trouve que ce raisonnement porte à faux. « C’est le même spectacle, dites-vous, qui est ouvert à tous, et cependant que de nuances de prix correspondant à combien de places différentes! » Que faut-il en conclure? Que chacun doit payer en raison de la commodité dont il jouit? Cela existe déjà avec l’impôt proportionnel; — plus on est riche et plus on paie; mais si vous prétendez que, comme le directeur de spectacle, qui est le maître de sa salle, qui la dispose comme il l’entend et fait payer les places le prix qui lui convient, l’état est également le maître de tous les avantages dont nous jouissons dans la société, et qu’il est libre aussi d’en fixer le prix, alors la comparaison n’a plus de base. Ce n’est pas l’état apparemment qui a bâti la maison que j’habite, qui a confectionné les habits que je porte, en un mot qui fait que j’assiste plus ou moins commodément à cette fête de la civilisation. Toutes ces choses m’appartiennent; elles sont le fruit de mon travail, — et ce que l’état me procure, c’est d’en jouir tranquillement, tandis que, dans l’hypothèse du directeur de spectacle, non-seulement celui-ci m’assure la jouissance paisible de la loge ou de la stalle que j’occupe, mais cette loge et cette stalle sont sa propriété, et il m’en fait payer la location. A moins de continuer la tradition de Louis XIV et de dire que l’état est tout, et qu’il n’y a plus de propriété individuelle en dehors de lui, on ne peut pas exiger pour un droit de surveillance et de police ce qu’on est autorisé à demander lorsqu’on abandonne à un autre la jouissance de sa propre chose. Il n’y a d’exact dans la comparaison que le rapprochement que l’on fait entre le spectacle lui-même et la fête de la civilisation; mais, de même que l’imprésario n’admet personne à jouir gratis de ce spectacle, l’état ne doit pas faire non plus qu’il y ait des gens assistant pour rien à cette fête qui est le produit des efforts de tous.

On invoque les idées de philanthropie et de solidarité sociale. Si on veut dire que, lorsque chacun de nous a payé sa part proportionnelle des taxes, il doit encore, suivant la fortune qu’il possède, participer à toutes les œuvres de bienfaisance, de charité, qui résultent de cette solidarité, c’est à merveille; mais il s’agit là d’une obligation morale qui a sa sanction dans la conscience et n’a rien à démêler avec l’impôt, qui est la rémunération d’un service. C’est pour avoir méconnu ce principe qu’on s’est tant égaré et qu’on en est encore à discuter ce qui devrait être considéré comme un axiome fondamental, à savoir que l’impôt doit être proportionnel, rigoureusement proportionnel. — Vous ajoutez que, si on atteint « le fonds indispensable, celui qui sert à la satisfaction de nos premiers besoins, on commet un crime pareil à celui qu’on commettrait en diminuant la somme d’air qu’il faut aux poumons, la somme de liberté qu’il faut à la conscience. » C’est abuser de la métaphore; l’air que nous respirons fait partie des richesses naturelles que l’on acquiert en naissant, elles ne doivent rien à l’état. Il en est de même de la liberté de conscience, c’est le fonds inaliénable de la nature humaine, qui ne dépend pas de l’organisation sociale. On peut penser ce que l’on veut sans que le gouvernement ait rien à y voir; mais il en est autrement des choses matérielles, même les plus indispensables; on ne les possède que sous la protection de l’état, par conséquent on lui doit un tribut pour cela. L’état est même dans une situation plus délicate que le marchand auquel nous le comparions tout à l’heure. Celui-ci peut, s’il le veut, donner sa marchandise à meilleur marché à celui qui est moins riche, sauf à en élever le prix pour celui qui sera dans une meilleure situation; il fera une détestable opération, mais enfin il n’en doit compte qu’à lui-même, il est toujours libre de se ruiner. L’état, lui, administre la fortune publique, et il doit en être fort économe. Dans toute société bien organisée, il y a un fonds commun destiné aux actes de bienfaisance. Dans les limites de ce fonds, le gouvernement peut secourir ceux qui en ont besoin et les dégrever de certaines taxes qui seraient trop onéreuses pour eux, mais c’est à titre purement gracieux, et il ne doit pas aller au-delà, sous peine de faire du socialisme et de s’ériger en providence chargée de répartir la fortune publique. Il faut donc déclarer hautement que chacun doit la taxe proportionnellement à ce qu’il possède, autrement dit, à ce qui le fait vivre, peu importe la nature de cet avoir, qu’il soit en salaire, en traitement, ou en revenu d’une terre ou d’un capital. L’état protège tout, il doit avoir sa part de tout.

La proportionnalité est non-seulement juste, mais, si on se plaçait exactement au point de vue économique, on la trouverait excessive. En effet, supposez deux individus dont l’un a 1,000 livres de rente et l’autre 100,000; il est bien évident que l’état ne dépense pas cent fois plus en frais de justice, de police et d’administration pour protéger le second que pour garantir le premier, et cependant il fait payer au second cent fois plus d’impôts. Le marchand auquel j’achète 1,000 mètres d’étoffe me les vendra moins cher que si je ne lui en achète qu’un. Le chemin de fer me les transportera également meilleur marché en me faisant bénéficier de ce qu’on appelle le tarif différentiel, qui diminue selon la distance à parcourir et la quantité à transporter. C’est la loi du commerce, et personne ne peut s’en plaindre parce qu’elle repose sur la force des choses. Les frais généraux n’augmentent pas en proportion de l’importance des opérations, et, si on faisait payer dans cette proportion, on commettrait une injustice; tout le monde en souffrirait, cela n’a pas besoin d’être démontré. Que l’état ne se conduise pas d’après cette loi rigoureuse et qu’il ne crée pas une échelle d’impôts décroissante en raison de l’étendue de ses services, on le conçoit; mais qu’on n’aille pas au moins lui demander d’en établir une progressive, ce serait le renversement de toutes les lois. On ferait croire que la société n’est qu’une association de charité et qu’elle n’a rien à démêler avec la justice et l’économie politique.

II.

« Le prélèvement de la société, dit encore le jeune économiste dont nous combattons les idées, commence là où la consommation des individus franchit les lignes sévères du besoin pour entrer dans le domaine infini et varié des choses d’agrément et de luxe. » Mais où finiront ces lignes sévères du besoin? On ne s’est jamais bien entendu à cet égard ; pour les uns, une chose est une consommation de luxe qui est de première nécessité pour les autres. Adam Smith déclare que de son temps l’usage des souliers n’était pas de première nécessité en France, que beaucoup d’hommes et de femmes paraissaient pieds nus sans s’avilir. Il n’en serait plus de même aujourd’hui. Pour lui aussi, la bière et l’ale étaient des denrées de luxe, a fortiori le thé, le café, le sucre, que beaucoup de personnes considèrent maintenant comme étant de première nécessité. Par conséquent les lignes sévères du besoin varient selon les temps, selon les individus et selon le degré de civilisation. On ne peut pas les déterminer d’une façon assez précise pour en faire la base d’un système d’impôts indépendamment d’autres considérations qui tendraient encore à les faire rejeter.

Pour en revenir à notre comparaison, le chemin de fer ne transporte pas pour rien les choses de première nécessité, et le marchand ne les vend pas sans bénéfice. Pourquoi l’état les affranchirait-il de toute taxe, s’il juge qu’il a besoin d’impôts de consommation ? En ne prenant en considération que l’intérêt des gens peu aisés, il serait plus important pour eux d’obtenir gratis les services du chemin de fer ou ceux du négociant que l’abandon par l’état de quelques centimes d’impôt qui figurent à peine dans le prix des denrées, tandis que les frais de transport et le bénéfice du marchand y entrent pour beaucoup, et cependant personne n’oserait demander ces services gratis. On comprend parfaitement que c’est impossible; mais, dira-t-on, le fisc n’impose pas toutes choses. Pourquoi choisit-il de préférence celles qui sont à l’usage des classes pauvres? Pourquoi ne frappe-t-il pas de préférence les objets de luxe? Il trouverait les mêmes ressources sans imposer les mêmes sacrifices. Nous arrivons ici sur un autre terrain, qui est celui de l’économie politique pure. Il nous faut démontrer qu’en frappant de préférence les objets de première nécessité l’état agit sagement et comme il doit le faire pour la prospérité publique.

Tout le monde est d’accord que, si l’on veut avoir des impôts très productifs et en même temps très modérés, il faut leur donner une large base. S’ils sont modérés, ils ne troublent pas l’équilibre entre la consommation et la production, le travail continue et avec lui le progrès de la richesse publique. Il n’y a que les impôts sur les objets de première nécessité qui présentent cet avantage, car personne n’y échappe. Au contraire, si on atteint les objets de luxe, l’impôt ne s’applique plus à tout le monde, il faut le porter à un chiffre assez élevé pour lui faire rendre des sommes qui en vaillent la peine, il est très onéreux, et, comme il pèse après tout sur des choses dont on peut se passer, la consommation s’arrête, l’impôt ne donne pas ce qu’on avait espéré, et le travail diminue.

On a bientôt fait de dire qu’on doit exempter les choses de première nécessité et imposer les consommations de luxe; il faut savoir encore à quels résultats on arrive avec cette substitution. Supposez pour un moment qu’on supprime les 318 millions que d’après le budget de 1872 doivent rapporter les boissons, les 38 millions du sel, les 170 millions du sucre, car le sucre devient de plus en plus une denrée de première nécessité, et qu’on reporte le produit de toutes ces taxes, soit 526 millions, sur les consommations de luxe, sur le thé, le café, les chevaux, les voitures, les habillemens et tentures de soie, les domestiques en livrées, etc., sur toutes les choses par lesquelles se manifeste la richesse, croit-on que l’on pourrait trouver là une compensation? Pour être convaincu du contraire, il faut savoir que l’impôt sur les voitures, tel qu’il existe aujourd’hui, et il est assez lourd pour ceux qui ont à le payer, est porté au budget de 1873 pour 6 millions. Les taxes des billards et des cercles réunies ne fourniront pas 2 millions. Les pianos, si on les avait imposés, comme on l’a voulu, n’auraient pas donné plus de 4 millions. C’est donc une grande illusion de croire qu’on peut se procurer des revenus importans sans imposer les choses de première nécessité. Il n’y a que là qu’on peut les trouver. Un centime par jour payé au fisc par 36 millions d’habitans, ou 3 francs 65 cent. par an, donne 130 millions de francs. Pour obtenir la même somme de 100,000 individus sur une consommation de luxe, il faudrait demander à chacun 1,300 francs, et si l’on voulait avoir les 526 millions destinés à remplacer les taxes sur les boissons, le sel et le sucre, le supplément à payer par personne serait de 5,260 francs. Il suffit de poser ces chiffres pour montrer à quelles conséquences on aboutirait. Dernièrement en France on avait eu l’idée d’organiser une souscription pour la libération du territoire : les riches étaient disposés à y concourir très largement; mais, comme on supposait à tort ou à raison que les masses n’y prendraient pas part, on a dû y renoncer, — on aurait imposé des sacrifices considérables à quelques personnes sans arriver à des résultats sérieux. Pour qu’une administration fiscale soit bien organisée, il faut qu’elle ait ses racines jusqu’au fond même de la société. C’est là qu’elle puise ses forces ; autrement elle établira des impôts dont la quotité sera excessive, et qui ne produiront rien.

Les impôts, dira-t-on, qui frappent les objets de première nécessité ne sont pas proportionnels. — Avant de répondre à cette objection, voyons d’abord ce que devient la proportionnalité avec les taxes directes. L’impôt foncier a été établi en 1789 sur les produits de la terre, d’après les anciennes évaluations. Ces produits ont beaucoup changé depuis. Un travail préparé par l’administration des contributions indirectes en vertu de la loi de 1850 montre que le principal de l’impôt était en moyenne de 6,05 de revenu, variant entre les deux extrêmes de 9,07 et de 3,74 pour 100, 48 départemens se trouvant au-dessous de la moyenne et 37 au-dessus : c’est donc une très grande inégalité; elle ne fait que s’accroître de jour en jour. Il en est de même de l’impôt mobilier, il doit atteindre la richesse mobilière. Or qu’y a-t-il de plus trompeur que l’élément qui lui sert de base et qui est la valeur locative? Il est rarement en rapport avec la fortune. Tel individu, par suite de sa position sociale, de sa profession, occupera une maison, un appartement beaucoup plus cher que ne le comportent ses moyens; tel autre sera obligé de se loger plus grandement à cause de l’étendue de sa famille, c’est-à-dire par suite des charges qui viendront à peser sur lui; tel autre enfin par économie ou pour toute autre considération se réduira dans son logement, bien qu’étant très riche, et il ne paiera pas la taxe mobilière en raison de sa fortune, sans compter que cette taxe frappe les revenus fonciers aussi bien que les autres, ce qui fait double emploi. L’impôt des patentes est encore plus inégal ; on a pris pour base la nature de l’industrie, la population du lieu où on l’exerce et l’importance du loyer d’habitation. On ne pouvait peut-être pas faire mieux, et cependant quelle inégalité! Dans la même industrie, les bénéfices varient selon les individus; l’un paiera 1,000 francs de patente avec 100,000 francs de profit, et l’autre, pour acquitter la même taxe, sera obligé de la prendre sur son capital, s’il est au-dessous de ses affaires. Cet impôt des patentes donne lieu aux plus vives réclamations, et on ne voit pas le moyen d’y faire droit et de rétablir l’égalité. Enfin la dernière taxe directe, celle des portes et fenêtres, n’échappe pas non plus aux mêmes reproches. Elle frappe les ouvertures des maisons d’une façon plus ou moins forte selon la population des communes, l’espèce et la situation des ouvertures; mais dans le même lieu la valeur des maisons change d’un quartier à l’autre. On n’en tient pas compte, excepté dans quelques grands centres, où l’on a cru devoir ajouter un droit proportionnel au tarif principal. Partout ailleurs il n’y a pas de distinction entre les jours qui éclairent un château et ceux qui font pénétrer la lumière dans une modeste habitation. A Paris même, avec cette addition du droit proportionnel, on est très loin d’avoir atteint l’idéal; beaucoup de maisons restent plus imposées que d’autres par rapport à leur valeur. Par conséquent, si on s’en était tenu aux seuls impôts directs que nous venons d’indiquer, — et on leur en substituerait difficilement d’autres qui n’auraient pas le même inconvénient, — on serait resté fort loin de la proportionnalité.

Serait-on plus heureux avec la taxe unique portant sur le revenu ou sur le capital, comme le désireraient quelques personnes? Si on pouvait avoir le tableau exact de la fortune de chacun, le revenu annuel, rien ne serait plus simple en effet que d’établir la proportionnalité, on n’aurait qu’à diviser le revenu brut de la France par la somme dont l’état a besoin tous les ans, et le chiffre qu’on obtiendrait serait la part proportionnelle de chacun. Si l’état par exemple avait besoin de 2 milliards et que le revenu brut fût de 16 milliards, chacun aurait à payer un huitième de ses ressources annuelles, et le problème serait résolu. Malheureusement dans la pratique les choses ne se présentent pas aussi simplement. On n’a pas ce tableau, et on ne peut pas l’avoir; il n’y a pas de moyens d’investigation, quelque minutieux et quelque rigoureux qu’ils soient, qui puissent le fournir, et, y en eût-il, il faudrait bien se garder d’y recourir, car ils exciteraient un grand mécontentement. On ne pourrait établir la taxe unique qu’avec la déclaration, et alors, comme le contribuable se trouverait en face d’un impôt très lourd, qui lui prendrait le huitième de son revenu, il chercherait nécessairement à le frauder, ce qui amènerait une grande inégalité dans la taxe entre les gens de bonne foi et ceux qui ne le seraient pas, sans compter que le fisc perdrait une grande partie de ses revenus.

Une autre considération encore pour laquelle il ne faudrait pas adopter la taxe unique, c’est qu’elle découragerait l’épargne et arrêterait la production. Si vous me demandez tout à coup sous une seule forme et par un bulletin de contribution directe le septième ou le huitième de mon revenu, la demande peut me paraître excessive, et, si j’ai un moyen d’y échapper, je l’emploierai; ce moyen est tout simple : avec la facilité des communications et des rapports de toute nature qui existent aujourd’hui, j’irai porter mon industrie et mon capital ailleurs, dans un pays qui sera moins imposé, ou qui le sera tout autrement. Vous avez beau dire qu’on ne paiera pas plus sous une seule forme que sous plusieurs, qu’on paiera même moins avec l’économie de quelques frais de perception. C’est possible ; mais l’effet moral sera très différent et il a une grande importance : pour en juger, il suffit de voir ce qui se passe au lendemain d’une révolution, ou lorsque l’horizon politique se charge un peu trop. On a les mêmes instrumens de production que la veille, le même capital, les mêmes usines, la même habileté de main-d’œuvre, et cependant on produit beaucoup moins. Pourquoi ? Parce qu’il s’est introduit tout à coup dans la vie industrielle et commerciale un élément qui a tout modifié, c’est la défiance. On ne voit plus aussi clair dans l’avenir, on n’est plus aussi sûr qu’on pourra jouir tranquillement des fruits de son travail, et alors tout s’arrête. Un effet semblable peut se produire à l’occasion d’un impôt qui paraîtrait excessif.

Le gouvernement, par suite de nos désastres, a dû augmenter les taxes de plus de 600 millions ; il a fait peser cette augmentation en grande partie sur les revenus indirects. La répartition n’en a pas toujours été très heureuse, et on éprouvera des mécomptes. Cependant ces taxes se paient encore après tout assez facilement, le pays déploie la même activité dans ses affaires, sinon une activité plus grande pour réparer les brèches faites à sa fortune. Qui oserait soutenir qu’il n’en serait pas autrement, si on avait demandé non pas les 2 milliards et plus du budget tout entier, mais seulement les 600 millions d’augmentation à un impôt unique sur le revenu qui aurait pu être de 12 à 15 pour 100 ? Évidemment on n’aurait pas conservé la même activité industrielle, beaucoup de capitaux et beaucoup d’individus auraient émigré.


III.

On a dit que les gouvernemens avaient multiplié les taxes pour mieux les dissimuler et les augmenter plus aisément. C’est possible. Cela prouve qu’ils ont réussi à les faire moins sentir. Or les faire moins sentir, c’est ménager les forces productrices du pays. Du reste cette division des taxes a été établie partout dans les états les plus libres, comme dans ceux qui le sont le moins, et partout elle a donné d’excellens résultats. On les a multipliées encore, et on a adopté surtout celles de consommation parce que c’était le seul moyen de se rapprocher autant que possible de la proportionnalité ; mais c’est ici que revient l’objection de tout à l’heure. Si l’impôt, dit-on, frappe des objets de première nécessité, tels que le sel, les boissons, le bois de chauffage, la consommation qu’on fait de ces objets n’est pas du tout proportionnelle à la fortune. Parce qu’on a 100,000 livres de rente, on ne consommera pas cent fois plus de sel et de vin que celui qui n’a que 1,000 francs pour vivre. Il y a une quantité plus ou moins forte de ces choses qui est nécessaire à tout le monde, et il arrive, comme pour le sel par exemple, que celui qui est le moins riche en consomme le plus, parce qu’il n’a rien à lui substituer, et que, sa nourriture étant de qualité inférieure, il a besoin de la relever par ce stimulant. Ce qui a fait dire à quelques économistes que les impôts sur les objets de première nécessité étaient des impôts progressifs à rebours, qu’ils frappaient d’autant plus qu’on était moins riche. Si cela était vrai, on serait dans un grand embarras et dans un cercle vicieux, car d’une part ce sont les impôts les plus productifs, il est difficile de s’en passer, et d’autre part on ne devrait pas les établir, attendu qu’ils violeraient la première loi en fait de taxes, qui est la proportionnalité.

Heureusement qu’il n’en est pas ainsi. L’homme qui travaille, — on ne peut parler que de celui-là, car la personne oisive est une exception et en dehors des lois économiques, — celui donc qui vit d’un salaire, d’un traitement ou d’un profit industriel ne supporte pas exclusivement l’impôt sur les denrées qu’il consomme, qu’elles soient ou non de première nécessité. Pourquoi le supporterait-il? Est-ce qu’il prend à sa charge exclusive le renchérissement qui pour d’autres raisons plus sensibles vient à se produire? Est-ce que sa situation est restée la même après l’augmentation qui a eu lieu sur le prix de la viande, des légumes, et avec l’élévation des loyers dans les grandes villes? Sans doute il y a une époque de transition pendant laquelle il éprouvera quelques embarras, surtout si l’élévation des prix se manifeste très rapidement. Les salaires, les traitemens, les profits, ne se mettront pas immédiatement au niveau; mais l’équilibre ne peut pas tarder à se rétablir, il est dans la force des choses, autrement il n’y aurait pas d’harmonie dans les lois économiques. Le salaire, pour parler de ce qui est le plus intéressant, est porté à un certain taux en vertu de la loi générale de l’offre et de la demande, du rapport qui existe entre le nombre des travailleurs et le besoin que l’on a du travail ; mais ce rapport lui-même est subordonné à de certaines règles : il faut que chacun vive de son travail, et en vive dans des conditions qui représentent l’état de la civilisation et de la richesse du pays que l’on habite. Dans une société qui est en progrès, le renchérissement de certaines denrées, et surtout des denrées alimentaires, a lieu parce que la richesse s’accroît et que chacun consomme plus, et, comme il faut produire davantage pour satisfaire à des besoins plus nombreux, il en résulte naturellement que le travail est plus recherché et partant plus rétribué. Les salaires augmentent ainsi que les profits, ainsi que le revenu de la terre et du capital. Du bas de l’échelle sociale au sommet, tout le monde gagne plus; telle est la loi économique. Qu’avons-nous vu depuis vingt ans, depuis qu’il s’est produit un renchérissement général pour tout ce qui sert à la vie? A part le rentier, qui, je le répète, est dans une situation exceptionnelle, — encore ne s’agit-il que de celui qui a des rentes fixes et invariables, car les autres sont associés au progrès de la richesse, — y a-t-il quelqu’un qui soit dans une situation pire qu’avant ce renchérissement? Les salaires, les profits, n’ont-ils pas augmenté dans une proportion au moins aussi grande? Si on voulait faire une enquête spéciale en ce qui concerne la main-d’œuvre notamment, on trouverait que partout en France elle s’est élevée encore plus que le prix des choses.

Il y a dans les ouvrages de Bastiat un chapitre intitulé Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas; on peut en faire l’application à la matière de l’impôt. Ce qu’on voit, ce sont ceux qui paient d’abord les taxes; ce qu’on ne voit pas, ce sont ceux sur lesquels elles retombent en définitive. De quelque façon que vous vous y preniez, a dit justement M. Thiers dans son livre de la Propriété, l’impôt portera toujours sur la consommation, et comme la consommation se fait avec le produit brut de la société, c’est ce revenu qui en fin de compte supportera les taxes proportionnellement à son importance. Il ne peut pas en être autrement; arrive maintenant une nouvelle objection : on demande quelle sera la situation de celui qui ne dépense pas tout son revenu, qui en économise une partie? Celui-là, dit-on, ne paiera pas l’impôt en raison de sa fortune. S’il économise en effet pour thésauriser ou pour jeter à la mer le surplus de ses besoins, il échappera nécessairement à l’impôt pour la partie de son revenu dont il fera un tel usage ; mais il se privera lui-même en privant la société. Si au contraire il économise pour tirer parti de ses épargnes, soit en les employant directement, soit en les plaçant, alors il n’y échappera pas. Il le paiera par ses propres consommations, ou par celles que fera la personne à laquelle il aura prêté son argent. Celle-là lui donnera un intérêt moindre que si les denrées étaient affranchies de tout droit. Par conséquent l’impôt est toujours supporté par le revenu, toujours égal et toujours proportionnel. Et s’il n’y avait que ce côté du débat à examiner, bien que ce soit le plus discuté et celui à propos duquel on fasse le plus de bruit, il n’aurait pourtant pas grande importance. Ce qui domine, c’est le point de vue économique, c’est la question de savoir quel est, dans l’intérêt général, le moins fâcheux ou de l’impôt qui porte sur les objets de grande consommation, ou de celui qui frappe les choses de luxe. Voilà celui des boissons par exemple qui est porté pour 318 millions au budget de 1872 en grevant le litre de vin en moyenne de 5 à 6 centimes; il ne peut pas avoir d’effet bien nuisible. Pour trouver la même somme, non pas dans une seule consommation de luxe, ce qui serait impossible, mais dans plusieurs, il faudrait certainement doubler le prix des choses atteintes ; or peut-on supposer que, si l’on devait payer le café à francs la livre au lieu de 2, le sucre 2 francs au lieu de 1, des étoffes de soie 20 francs au lieu de 10, il n’y aurait rien de changé dans les conditions économiques, et que la consommation resterait la même ? Évidemment non, le trouble apporté dans les relations commerciales serait considérable, et les salaires seraient les premiers à en souffrir. Cet impôt des boissons, qui compte aujourd’hui pour 318 millions, donnait 101 millions en 1847, 250 millions en 1869 avant les dernières aggravations ; il a produit davantage par le seul fait du développement des consommations. L’impôt du sel, lorsqu’il existait dans sa plénitude avec les 3 décimes par kilogramme avant 1848, gagnait de 3 à 4 millions par an ; il n’a pas gagné davantage depuis qu’il a été réduit à 1 décime. Il n’y a pas d’argument meilleur pour montrer que cette réduction a été inopportune, sans intérêt sérieux, et qu’elle a fait perdre chaque année au trésor gratuitement une somme considérable qu’on serait fort heureux de retrouver aujourd’hui.

Enfin on se plaint beaucoup des taxes d’octroi, particulièrement à Paris et dans les grands centres de population. On prétend qu’elles nuisent à la consommation ; or voici les faits, nous les empruntons à un travail de statistique dressé avec soin par un homme très compétent, M. Clément Juglar, et sur les publications de la ville de Paris. La viande de boucherie est frappée à l’octroi de la capitale d’un droit de 10 centimes par kilogramme. On l’avait aboli un moment en 1848 ; on a dû le rétablir, parce que la suppression n’avait profité à personne, excepté aux bouchers, qui vendaient la viande toujours au même prix. Le vin paie également à l’octroi 20 francs par hectolitre ; ce sont des denrées de première nécessité l’une et l’autre. Eh bien ! de 1840 à 1867, l’augmentation par tête de la consommation de la viande a été de 17 kilogrammes, et celle du vin de 100 litres. On a pu faire les mêmes remarques pour Bordeaux et pour Lyon, tandis que, suivant M. Juglar, les consommations de luxe, qui sont généralement affranchies de l’octroi, ont augmenté dans la même période d’une façon insignifiante.

Sans doute il vaudrait mieux que la ville de Paris pût se passer de ses taxes sur la viande et sur le vin ; la consommation s’accroîtrait encore davantage. Il faut pourtant reconnaître que, telles qu’elles sont, elles n’ont pas arrêté le progrès, elles sont entrées dans le prix des choses et ont seulement rendu la vie un peu plus chère ; mais on a eu des compensations, la ville a été mieux entretenue, plus élégante, les étrangers y sont venus en plus grand nombre, il en est résulté plus de travaux, et on a retrouvé bien vite en augmentations de salaire et de profit au-delà de ce qu’on avait payé à l’octroi. M. Gladstone, ayant à s’expliquer sur l’effet produit par l’abolition des corn-laws, et constatant que la vie en somme était peut-être aussi chère que par le passé, déclarait que le principal avantage de la mesure avait été d’augmenter les échanges avec le dehors. « Je n’hésite pas à dire, ajoutait-il, que c’est une erreur de supposer que le meilleur moyen d’être utile aux classes ouvrières soit d’agir sur les matières qu’elles consomment; si vous voulez leur faire plus de bien, il faut leur donner plus de travail. » Tout est là en effet pour les classes ouvrières. Préoccupez-vous de tout ce qui peut augmenter la production, et la question de l’impôt devient accessoire.

Nous voudrions répondre encore à d’autres objections qui ont été faites contre les taxes indirectes et qui ont une certaine importance; on dit qu’elles sont un obstacle à la liberté du commerce, qu’elles créent des monopoles et produisent un renchérissement supérieur à la somme qu’elles rapportent. Cette thèse a été surtout soutenue avec beaucoup de talent, dans un travail récent intitulé Financial reforms, par un économiste anglais distingué, M. Cliffe Leslie. Que ces taxes soient un obstacle à la liberté absolue du commerce, en ce sens que certaines marchandises ne peuvent pas se mouvoir sans passer sous les yeux du fisc, c’est incontestable. S’il s’agit d’une denrée produite à l’intérieur et soumise à un droit, il faudra la déclarer au percepteur avant de la livrer à la consommation. C’est une gêne. Si elle arrive du dehors, elle devra subir la visite de la douane avec une perte de temps plus ou moins considérable; mais quelle est dans la société la liberté qui soit absolue et qui n’éprouve pas de restriction? Il n’y en a aucune. Du moment que nous nous réunissons pour nous procurer les avantages qui résultent de l’association, il y a des règlemens auxquels nous sommes tenus d’obéir; ces règlemens sont des entraves à la liberté absolue. Si on veut vendre certaines denrées alimentaires sur un marché et même en magasin, on est soumis à des inspections de police dans l’intérêt de la salubrité publique. La liberté de commerce ne va pas jusqu’à me permettre de vendre des viandes avariées ou du poisson gâté; il est défendu également de faire travailler des enfans au-dessous d’un certain âge et au-delà d’un certain temps; on ne pourrait pas non plus exercer certaines professions sans être muni d’un diplôme, etc.; ce sont autant d’obstacles à la liberté industrielle et commerciale. Qui peut s’en plaindre? Ces entraves sont établies au nom d’un intérêt supérieur qui est le salut de la société. Il en est de même des lois fiscales. Le gouvernement a besoin d’argent pour accomplir sa mission ; on a jugé qu’un des moyens les plus efficaces de lui en procurer était d’établir des droits sur certaines marchandises produites à l’intérieur ou venant du dehors, ces marchandises ne pourront donc circuler qu’après avoir acquitté ces droits. Pourquoi n’accepterait-on pas cette restriction comme les autres, surtout si dans la pratique elle est aussi légère que possible?

On se récrie contre la perte de temps qui résulte de la visite de la douane : il y en a une incontestablement, mais on en exagère beaucoup l’importance. Supposons qu’il faille un jour pour visiter une cargaison de marchandises arrivant par mer des pays les plus lointains. Cette cargaison a peut-être mis 30 jours à venir; c’est donc un délai total de 31 jours avant qu’elle soit entre les mains du destinataire. Est-ce là un retard qui puisse causer un préjudice réel? Où trouverait-on ce préjudice? dans le capital engagé un jour.de plus dans la même opération commerciale ou dans le magasin qui devra être un peu plus grand pour contenir un approvisionnement supplémentaire de vingt-quatre heures? Ce sont des fractions infinitésimales qui ne peuvent pas modifier le prix des choses, et dans tous les cas ne sont rien à côté des autres aléas auxquels on est exposé dans le commerce. Si la marchandise arrive par le chemin de fer à une frontière de terre, la visite prendra tout au plus une heure ou deux. On ne peut voir là des obstacles sérieux à la liberté de commerce. Tout est dans le droit lui-même; s’il est modéré, bien établi, s’il ne peut pas donner lieu à l’arbitraire, on le percevra très aisément, et les transactions commerciales n’en souffriront pas. D’ailleurs tout s’améliore et se perfectionne; on a déjà beaucoup diminué le temps qu’on mettait autrefois à faire les visites de douanes. On le diminuera encore, et il finira par se perdre dans le délai qui est nécessaire pour le déchargement des marchandises qu’on ne supprimera jamais. De même pour les vexations, les tracasseries qui accompagnent cette visite; elles n’existent plus guère, car déjà on s’en rapporte autant que possible aux déclarations pour la perception des droits, et le contrôle devient l’exception.

L’honorable écrivain anglais, pour trouver un préjudice dans le fait seul de cette inspection à laquelle sont soumises certaines marchandises, indépendamment des taxes qu’elles ont à payer, établit qu’en Angleterre il y a des ports déterminés pour recevoir telle ou telle denrée sujette aux droits. Le vin, le tabac, le thé, n’entrent pas partout; 59 ports sont ouverts aux vins, sur lesquels 31 seulement peuvent évaluer l’impôt à recevoir. Le tabac ne pénètre que par 35 ports. Cette limitation a pour but de rendre la surveillance plus facile et la perception du droit moins coûteuse. M. Cliffe Leslie en conclut que, si elle n’existait pas, le vin, le tabac, le thé, pourraient coûter moins cher en Angleterre; c’est une grande erreur. Plus une marchandise arrive en quantité sur un même point et moins elle est chère. Cela est tout naturel. Elle vient d’abord par chargemens complets, les frais de transport sont moindres que si elle n’occupait qu’une partie d’un navire ou d’un wagon de chemin de fer; elle paie aussi moins proportionnellement pour les frais de commission et d’assurance. Enfin le négociant qui est chargé de la vendre, opérant sur de grandes masses, se contente d’un bénéfice moindre que si son commerce est plus restreint. Pendant longtemps, Liverpool a été l’endroit où nos filateurs, ceux même de l’Alsace, allaient chercher le coton dont ils avaient besoin, bien que Le Havre eût pu le leur fournir; mais avant la liberté commerciale Le Havre était peu approvisionné en cette denrée, on l’y payait plus cher qu’ailleurs, et nos fabricans avaient encore intérêt à la faire venir d’Angleterre en acquittant les frais d’assurance et de transport. Par conséquent on se trompe singulièrement en croyant que, si le vin entrait librement chez nos voisins par tous les ports, il se vendrait moins cher. L’hypothèse n’est pas même admissible, car n’y aurait-il aucune restriction légale, la marchandise viendrait encore tout naturellement dans les lieux où elle trouverait les plus grands débouchés, et ce sont ceux qu’a dû choisir la douane pour sa vérification. à en est de même, et pour des raisons semblables, de la faculté d’entrepôt qui est accordée à certains ports et refusée à d’autres. Si elle existait partout et que l’on en usât, les droits seraient infiniment plus élevés qu’ils ne le sont aujourd’hui; la marchandise étant grevée de plus de frais généraux, la liberté n’offrirait aucun avantage.

On reprend l’argument sous une autre forme : les impôts indirects, dit-on, tendent à constituer des monopoles. Comme on a de grosses sommes à payer au fisc avant toute livraison de marchandise, il n’y a que les grands établissemens qui soient en état de faire ces avances ; le petit commerce ne le peut pas, et par cela même il se trouve éliminé de la concurrence. Cet argument n’est pas plus fondé que les autres. Ce n’est pas le paiement des droits à la douane ou ailleurs qui élimine le petit commerce, c’est la force des choses. La tendance aujourd’hui est au bon marché. Il faut produire à bas prix et vendre de même, afin d’augmenter le nombre des consommateurs. Pour cela, il n’y a qu’un moyen, c’est d’étendre ses opérations pour diminuer ses frais généraux, c’est de les renouveler très souvent en se contentant d’un bénéfice moindre sur chacune. Aussi voit-on se créer partout des magasins considérables qui vendent toute espèce de choses. Cette tendance est encore favorisée par les voies de communication rapides, par les transports plus économiques. Le marchand peut s’approvisionner directement en fabrique, et le consommateur acheter où il veut. En résulte-t-il que ces grands établissemens soient à l’état de monopole, et que sur les ruines du petit commerce ils puissent rançonner le public à leur gré? Pas le moins du monde : personne aujourd’hui n’a les forces nécessaires pour créer des monopoles. Le gouvernement seul le peut, étant armé par la loi. Si un individu n’est pas assez riche pour organiser à lui seul une grande maison de commerce, il s’associe avec d’autres et en trouve bien vite les moyens, l’opération se fera même par actions, et on verra de très petits particuliers avoir un intérêt dans un grand établissement industriel. Par conséquent le monopole ne peut pas exister, et c’est là le triomphe de la démocratie; en même temps qu’elle a supprimé les anciens privilèges de naissance, elle a mis obstacle à ce qu’il s’en reconstituât de nouveaux par le fait de la richesse. Elle a entre les mains le levier le plus puissant pour les empêcher, celui de l’association. On peut à certains points de vue gémir sur la disparition de la petite industrie, et regretter l’organisation de ces immenses fabriques ou de ces grands caravansérails où l’homme n’est plus qu’un commis, sans presque d’initiative; mais les choses sont ainsi, et on supprimerait demain les impôts indirects que le petit commerce n’aurait pas pour cela de meilleures destinées.

Reste l’argument que les impôts produisent un renchérissement supérieur à la somme qu’ils rapportent. On suppose que, si une marchandise est frappée de 100 millions d’impôts par exemple, les fabricans ou négocians qui auront avancé cette somme voudront non-seulement la faire entrer dans leur prix de vente, ce qui est naturel, mais prélever encore un certain bénéfice sur leur avance; ils ajouteront donc ce bénéfice au prix de la marchandise, et celle-ci se trouvera renchérie dans son ensemble des 100 millions de l’impôt, peut-être même de 110, si le bénéfice est de 10 pour 100. Nous ne contestons pas la valeur de l’argument. Il est sûr que tous les capitaux employés dans une industrie doivent rapporter un intérêt, et que les 100 millions de l’impôt ne peuvent pas être avancés gratuitement par les fabricans ou négocians; mais dans la pratique on ne s’en apercevra guère, c’est à peine si le bénéfice supplémentaire du marchand exercera une influence quelconque sur le prix des choses; d’ailleurs on ne l’éviterait pas par un autre moyen. Admettons pour un moment que l’impôt indirect soit remplacé par une taxe sur le revenu, frappant les profits du commerce comme les autres, bien entendu; si les commerçans paient 100 millions sous cette forme au lieu de les payer par la taxe indirecte, croit-on qu’ils ne leur faudra pas également 100 millions de plus pour leur commerce et qu’ils ne chercheront pas aussi à retirer un intérêt de l’avance de cette somme ? Évidemment le résultat sera le même, et un renchérissement semblable aura lieu dans les deux cas. Il faut toujours en revenir à la question de savoir sous quelle forme l’impôt sera le moins senti et partant le moins préjudiciable à la richesse publique.

M. le président de la république, dans un discours resté célèbre comme tous ceux qu’il prononce, a dit au mois de juin 1872 qu’en fait d’impôts le cachet de la civilisation était l’accroissement relatif des taxes de consommation, et il a comparé sous ce rapport l’Angleterre à la Turquie. Dans le premier de ces pays, le progrès de la richesse est tel qu’en prenant une très légère part des fruits qu’il donne chaque année l’état peut obtenir des sommes considérables sans apporter le moindre trouble dans les relations commerciales, — tandis que dans le second, pour avoir de l’argent et en petite quantité, le gouvernement s’attaque aux sources mêmes de la richesse, le prélève non-seulement sur le revenu, mais sur le capital, ce qui diminue les forces productrices du pays et le condamne à une infériorité constante. Une grande nation dont on invoque souvent l’exemple à notre époque, celle des États-Unis d’Amérique, ne s’y est pas trompée ; lorsqu’elle a eu besoin de sommes importantes pendant la guerre de sécession, elle les a demandées pour la plus grosse part aux taxes indirectes ; elle a tout imposé, les articles de première nécessité comme les autres, et elle est arrivée ainsi à équilibrer son budget et à réaliser chaque année des excédans considérables, qu’elle applique à réduire sa dette. Depuis, il est vrai, lorsqu’elle n’a plus été en face des mêmes besoins, elle a beaucoup diminué ses taxes indirectes, mais elles n’en restent pas moins encore la principale source de son revenu. Il en est de même dans les états européens. Partout où il y a de bonnes finances et des budgets en équilibre, ce n’est qu’avec le concours des contributions indirectes.

Maintenant s’ensuit-il qu’on peut impunément taxer tous les produits et dans la mesure des ressources qui sont nécessaires ? Non assurément ; seulement la limite est non pas dans la justice et l’égalité, qui sont hors de cause par le fait de la répercussion, mais dans la prudence économique ; il faut s’attacher à ne pas décourager la consommation et à ne point exciter la fraude. En France dernièrement, lorsqu’on a eu à remanier les taxes, au lieu d’agir sur l’ensemble des contributions et de les élever toutes dans une certaine mesure, ce qui aurait donné une très large base à l’élévation et aurait permis de la rendre très modérée, on en a choisi quelques-unes, on leur a fait subir une augmentation d’autant plus forte qu’elles étaient seules atteintes. C’est ainsi qu’on a élevé la taxe des lettres d’un cinquième pour toute la France, de 20 à 25 centimes, d’un tiers pour Paris, de 10 à 15 centimes, — que celle du sucre a été portée de 30 fr., où elle était il y a quelques années, à 57 fr., — que les droits sur le café, le cacao, le thé, ont été plus que doublés, les permis de chasse établis à 40 francs au lieu de 25[1], et que les alcools ont dû payer 150 fr. l’hectolitre au lieu de 75, — et on ne demandait rien de plus au sel, ni à la propriété foncière, et on ménageait d’autres taxes qui auraient pu être élevées davantage. Qu’est-il arrivé, ou plutôt qu’y a-t-il à craindre? car l’expérience de 1872, avec les diminutions qui ont déjà été constatées, peut ne pas passer encore pour concluante; il est à craindre que les impôts ne rendent pas ce qu’on espère, que la consommation s’arrête, ou bien qu’il y ait une fraude considérable.


IV.

Lorsque les Anglais ont commencé leur réforme commerciale et financière en 1846, ils ont eu recours à un expédient qui leur a parfaitement réussi, ils ont adopté l’income-tax, c’est-à-dire un impôt sur le revenu; cet impôt, dont le chiffre a varié suivant les besoins, a donné depuis 150 jusqu’à 350 millions par an. Grâce à ce moyen, la réforme s’est accomplie tranquillement, le budget a toujours été en équilibre, et nos voisins ont eu même des excédans de recettes, qu’ils ont pu consacrer à de nouvelles réductions de taxes. Nous aurions dû nous inspirer de cet exemple, et, sans demander à l’impôt du revenu les 600 ou 700 millions dont nous avions besoin, nous aurions pu nous en servir tout au moins pour atténuer les surcharges à mettre sur les impôts indirects. Nous savons tout ce qu’on a dit contre l’introduction de cette taxe en France. On l’a représentée comme difficile à établir à cause de la fraude qui en résulterait, et comme un acheminement vers l’impôt progressif. Ces objections né sont pas concluantes. Il ne faut pas oublier qu’elle existe dans beaucoup de pays, en Europe et en Amérique, et que partout elle est d’une application assez facile. Pourquoi en serait-il autrement chez nous? Est-ce que notre nation est moins loyale qu’une autre, plus disposée à tromper le fisc? C’est le contraire qui est vrai. On n’a qu’à voir ce qui se passe au lendemain des révolutions, lorsqu’il n’y a pour ainsi dire plus de gouvernement pour se faire obéir; les impôts rentrent malgré tout, les engagemens commerciaux sont aussi bien tenus que par le passé. On calomnie notre pays quand on dit que l’impôt sur le revenu serait particulièrement impraticable en France à cause de la fraude. On se récrie beaucoup contre la déclaration qui doit lui servir de base, comme si c’était quelque chose d’insolite dans la façon de recueillir nos taxes. Déjà un certain nombre de ces taxes, et des plus productives, sont perçues au moyen de déclarations; ainsi les droits de mutation, ceux de douane, l’impôt sur les boissons, les sucres. La fraude existe peut-être, mais elle est en somme assez légère, et le fisc préfère la subir plutôt que de chercher à la réprimer par des mesures vexatoires. D’ailleurs le sentiment de la moralité et de la justice pénètre de plus en plus au sein des contribuables. On comprend que tromper le fisc, c’est dérober le bien d’autrui, et que la dette vis-à-vis du trésor est aussi sacrée qu’une autre. En Angleterre, l’încome-tax, après avoir donné lieu à bien des fraudes qui ont été signalées, se perçoit maintenant assez exactement sous le seul contrôle de la notoriété publique et sans vexations aucunes.

Ce serait, dit-on, un acheminement à la taxe progressive. Dans un pays de démocratie comme le nôtre, cet argument touche beaucoup. On voit tout de suite le suffrage universel qui, pour décharger les masses de leur part dans l’impôt, s’appliquerait à en rejeter le poids sur les riches, qui seront toujours en petit nombre. Ce danger existe, il est vrai; mais il est indépendant de l’établissement de la taxe sur le revenu. « Le jour où le pouvoir, a dit très judicieusement M. Casimir Perier, serait entre les mains de gens capables de soumettre le pays à l’impôt progressif, ils n’auraient pas besoin de précédens. « Ils l’introduiraient d’un trait de plume au moyen du rôle des contributions directes ou par d’autres procédés sommaires, qu’ils ne craindraient pas de rendre plus ou moins vexatoires. Cette objection est donc une fin de non-recevoir qui n’a pas de valeur. Il faut examiner l’impôt en lui-même, et l’établir, s’il est bon; on sera toujours à temps de se défendre contre l’abus qu’on pourrait en faire. L’impôt sur le revenu est bon, s’il est modéré, et s’il a une assiette très large. Dans ce cas, il agit comme les autres, il entre dans le prix des choses et est payé par tout le monde, car c’est une erreur de croire qu’on échappe aux impôts dont on n’est pas frappé directement, de supposer par exemple que les taxes directes sont subies par ceux-là seuls qui les acquittent, et que les ouvriers notamment en sont exempts. Si cela était, l’équilibre social reposerait sur une base très fragile et serait exposé à de bien grands périls. Le nombre de ceux qui paient les taxes directes est bien restreint comparé à ceux qui ne les paient pas, et comme ceux-ci sont les plus nombreux, qu’ils ont, je le répète, le droit de suffrage, ils tendraient à rejeter le fardeau sur les autres, qui pourrait les en empêcher? Ils en seront empêchés, s’ils comprennent que l’impôt sur le revenu les atteindrait également. Voici ce que dit à ce sujet un homme fort compétent, M. David A. Wells, chargé de la révision des taxes dans l’état de New-York. « Dans la ville de New-York, sur 1 million d’habitans environ, 4 pour 100 tout au plus paient les taxes directes. Or, si la théorie de la répercussion n’était pas exacte, ceux qui ne les paient pas n’auraient aucun intérêt à une administration honnête et économique de la cité, ni à la réduction des impôts. Au contraire ils auraient profit à ce que ces impôts frappant les autres fussent excessifs, à ce qu’on dépensât le plus d’argent possible, dût-il être mal employé, pour leur donner du pain et des occupations. La taxe avec la théorie de la non-répercussion devient le champ de bataille des diverses classes de la société. Celui qui possède la propriété réelle voudra qu’on impose la propriété personnelle et réciproquement, et ceux qui ne possèdent ni l’une ni l’autre demanderont qu’on les impose toutes les deux. La doctrine du philosophe Hobbes, que la guerre est l’état naturel de l’humanité, se trouve vérifiée par l’impôt. Le brigand de la Grèce devient un répartiteur équitable, et tout le système se réduit à une question d’exercice de pouvoir absolu. »

Dans beaucoup d’états en Amérique, en même temps qu’on imposait les objets de consommation, on établissait aussi une taxe sur le capital réel ou personnel, c’est-à-dire sur la propriété immobilière et mobilière. Cette taxe a été quelquefois de li pour 100. C’était excessif et presque égal au revenu que donnerait le capital chez nous; mais, comme il y a dans ce pays une grande marge pour le développement de la richesse, le revenu s’est élevé en proportion à 10 et 12 pour 100, et ce sont toujours les consommations qui ont payé l’impôt. Il en serait autrement en France et en Europe. Une taxe aussi lourde aurait pour résultat d’éloigner le capital et d’anéantir le revenu. C’est comme l’eau qu’on prendrait à la source d’un fleuve au lieu d’aller la chercher à l’embouchure; avec une faible quantité, on risquerait de tarir la source, tandis que, si on attend que le fleuve ait grandi et se soit grossi de tous ses affluens, on peut en prendre beaucoup sans produire d’effet bien sensible. Toute la théorie des impôts directs est dans cette comparaison. Il faut les ménager avec soin, car on les prélève aux sources mêmes de la production.

En proposant l’impôt sur le revenu comme supplément aux taxes actuelles et pour empêcher celles-ci d’arriver *à un taux excessif où elles ne produisent plus et encouragent la fraude, nous le voudrions très modéré, et pour cela il n’y a qu’un moyen, c’est de l’étendre le plus possible. En Angleterre, en Prusse, aux États-Unis, on en a fait une sorte de taxe somptuaire en portant la limite de l’exemption jusqu’à 100 livres sterling ou 2,500 francs en Angleterre, à 3,700 francs en Prusse, à 1,000 dollars ou 5,000 francs aux États-Unis. La moindre de ces limites serait trop élevée pour notre pays, où les fortunes sont très divisées. Si on exemptait les revenus au-dessous de 2,500 francs, les 7/8es de la fortune publique échapperaient à l’impôt, et au-dessous de 1,200 francs les 3/4 encore ne paieraient rien. Il faut donc en France abaisser beaucoup la limite; on pourrait la faire descendre comme en Italie jusqu’à 250 francs. Cela serait d’abord plus conforme au principe que chacun doit l’impôt en proportion de ses moyens, et ensuite on obtiendrait plus aisément des sommes assez importantes. Pour trouver en France la taxe de 150 millions sur le revenu en plaçant la limite d’exemption à 2,500 francs, il faudrait demander peut-être jusqu’à 10 et 12 pour 100 aux revenus supérieurs à ce chiffre, et 4 ou 5 pour 100 au moins si la limite était à 1,200 francs, tandis que si on l’abaisse à 250 francs, c’est-à-dire à un chiffre au-dessous duquel la cote devient trop insignifiante pour être établie, 2 pour 100 suffiraient largement pour procurer les 150 millions. Avec un taux de 2 pour 100, on évite beaucoup des inconvéniens qu’on reproche à l’impôt du revenu. Les déclarations seront plus sincères, et le montant de la taxe entrera facilement dans le mouvement des transactions.

Mais au lieu d’adopter purement et simplement cette taxe, qui eût été très modérée à cause de sa généralisation, et qui aurait produit beaucoup, on a préféré faire des distinctions, imposer certains revenus plutôt que d’autres. Il en est résulté qu’on est entré en plein arbitraire et qu’on a dû imposer d’autant plus les revenus qu’on choisissait. La nouvelle taxe sur les valeurs mobilières, jointe à celles qui existaient déjà pour l’abonnement au timbre et à la transmission, élève les droits qu’ont à supporter ces valeurs à plus de 6 pour 100, c’est-à-dire qu’une obligation de 15 francs de revenu n’en rapporte plus que 14, et cependant le produit de cet impôt si lourd, et qui a déjà des effets fâcheux, car il nuit à la formation d’entreprises nouvelles, n’est pas évalué au-delà de 30 millions. On peut ajouter encore qu’il donne lieu dans l’application à des choses excessives. Voilà une entreprise par actions qui a deux sortes de profit : le premier, qu’elle retire directement de ses affaires et qui est imposé à raison de 3 pour 100, indépendamment des autres droits afférens aux actions, — le second, qui lui vient de son fonds de réserve ou de son capital social, placé en actions ou obligations d’une entreprise différente. Paiera-t-elle l’impôt sur cette seconde source de profits? C’est, dit-on, la prétention du fisc. Alors elle le paiera deux fois pour la même chose, d’abord en touchant le revenu de ses actions ou obligations, qui se trouvera diminué pour elle comme pour tout le monde de la part de l’impôt, ensuite en faisant entrer ce revenu dans ses profits, qui seront également frappés de 3 pour 100, et si l’on voulait suivre la filière des ricochets auxquels cet impôt peut donner lieu dans les portefeuilles des diverses entreprises, on trouverait que certaines valeurs mobilières seront peut-être taxées à raison de 9 à 10 pour 100 au lieu de 3, ce qui est évidemment excessif. On pourrait faire des observations analogues contre l’impôt sur les créances hypothécaires[2], contre la surtaxe ajoutée à la contribution des patentes, qui est maintenue, et en présenter de plus graves encore contre les droits sur les matières premières. Ce sont des impôts mal étudiés et qui ne soutiennent pas un examen sérieux; ils sont arbitraires, injustes, et ont en outre le grand inconvénient de produire très peu. On a pris la question par le petit côté; il fallait la prendre par le grand et établir une taxe générale sur le revenu; de cette façon, on aurait eu un budget réellement en équilibre, et on aurait ménagé davantage les forces productives du pays.

Il y aurait beaucoup à dire encore pour relever les erreurs qui circulent sur la question des contributions, mais nous nous arrêtons. Nous avons voulu seulement pour aujourd’hui montrer que, l’impôt étant la rémunération d’un service rendu par l’état et dont tout le monde profite, tout le monde également doit le payer, qu’il faut le rendre proportionnel et non progressif, car la progression est injuste et arbitraire, et a pour conséquence de décourager l’épargne et de ruiner la richesse publique, tandis que la proportionnalité est fondée sur la justice et sur toutes les lois de l’économie politique. Et on n’arrive bien à la proportionnalité qu’avec des impôts indirects et surtout avec ceux de consommation, parce qu’ils suivent la fortune dans ses manifestations diverses. Si ces vérités étaient admises et devaient servir de règle désormais pour l’établissement des taxes, notre but serait atteint et nous aurions peut-être fait quelque chose d’utile pour la science économique.


VICTOR BONNET.

  1. On vient de les remettre à 25 francs.
  2. On vient enfin de l’abolir.