L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre troisième/50

Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 243-247).


CHAPITRE L.

COMMENT UN HOMME DANS L’AFFLICTION DOIT S’ABANDONNER ENTRE LES MAINS DE DIEU.

1. Le F. Seigneur mon Dieu, Père saint, soyez béni maintenant et dans toute l’éternité ; parce qu’il a été fait comme vous l’avez voulu, et ce que vous faites est bon.

Que votre serviteur se réjouisse, non en lui-même ni en nul autre, mais en vous seul, parce que vous seul êtes la véritable joie ; vous êtes, Seigneur, mon espérance, ma couronne, ma joie, ma gloire.

Qu’y a-t-il en votre serviteur qu’il n’ait reçu de vous[1], et sans l’avoir mérité ?

Tout est à vous ; vous avez tout fait, tout donné.

Je suis pauvre, dans les travaux, dès mon enfance[2].

Quelquefois mon âme est triste jusqu’aux larmes ; quelque fois elle se trouble en elle-même, à cause des passions qui la pressent.

2. Je désire la joie de la paix, j’aspire à la paix de vos enfants, que vous nourrissez dans votre lumière et vos consolations.

Si vous me donnez la paix, si vous versez en moi votre joie sainte, l’âme de votre serviteur sera comme remplie d’une douce mélodie ; et, ravi d’amour, il chantera vos louanges.

Mais si vous vous retirez, comme vous le faites souvent, il ne pourra courir dans la voie de vos commandements[3] ; alors il ne lui reste qu’à tomber à genoux et se frapper la poitrine, parce qu’il n’en est plus pour lui comme aupa ravant, lorsque votre lumière resplendissait sur sa tête[4], et qu’à l’ombre de vos ailes, il trouvait un abri contre les tentations[5].

3. Père juste et toujours digne de louange, l’heure est venue où votre serviteur doit être éprouvé.

Père aimable il est juste que votre serviteur souffre maintenant quelque chose pour vous.

Père à jamais adorable, l’heure que vous avez prévue de toute éternité est venue, où il faut que votre serviteur succombe pour un peu de temps au dehors, sans cesser de vivre toujours intérieurement en vous.

Il faut que, pour un peu de temps, il soit abaissé, humilié, anéanti devant les hommes, brisé de souffrances, accablé de langueurs, afin de se relever avec vous à l’aurore d’un jour nouveau, et d’être environné de splendeur dans le ciel.

Père saint, vous l’avez ainsi ordonné, ainsi voulu ; et ce que vous avez commandé s’est accompli.

4. Car c’est la grâce que vous faites à ceux que vous aimez, de souffrir en ce monde pour votre amour et d’être affligés autant de fois et par qui que ce soit que vous le permettiez.

Rien ne se fait sur la terre sans raison, sans dessein, et sans l’ordre de votre Providence.

Ce m’est un bien, Seigneur, que vous m’ayez humilié, afin que je m’instruise de votre justice[6], et que je bannisse de mon cœur tout orgueil et toute présomption.

Il m’est utile d’avoir été couvert de confusion[7], afin que je cherche à me consoler plutôt en vous que dans les hommes.

Par là, j’ai appris encore à redouter vos jugements impénétrables, selon lesquels vous affligez et le juste et l’impie, mais toujours avec équité et avec justice.

5. Je vous rends grâces de ce que vous ne m’avez point épargné les maux, de ce qu’au contraire vous m’avez sévèrement frappé, me chargeant de douleurs, et m’accablant d’angoisses au dedans et au dehors.

De tout ce qui est sous le ciel, il n’est rien qui me console ; je n’espère qu’en vous, ô mon Dieu, céleste médecin des âmes, qui blessez et qui guérissez, qui conduisez jusqu’aux enfers, et qui en ramenez[8].

Vous me guidez par vos enseignements, et votre verge même m’instruira[9].

6. Père uniquement aimé, voilà que je suis entre vos mains, je m’incline sous la verge qui me corrige.

Frappez, frappez encore, afin que je réforme, selon votre gré, tout ce qu’il y a d’imparfait en moi.

Faites de moi, comme vous le savez si bien faire un disciple humble et pieux, toujours prêt à vous obéir au moindre signe.

Je m’abandonne, moi et tout ce qui est à moi, à votre correction. Il vaut mieux être châtié en ce monde qu’en l’autre.

Vous savez tout, vous pénétrez tout, et rien ne vous est caché dans la conscience de l’homme.

Vous connaissez les choses futures avant qu’elles arrivent, et il n’est pas besoin que personne vous instruise et vous avertisse de ce qui se passe sur la terre.

Vous savez ce qui est utile à mon avancement, et combien la tribulation sert à consumer la rouille des vices.

Disposez de moi selon votre bon plaisir, et ne me délaissez point à cause de ma vie toute de péché, que personne ne connaît mieux que vous.

7. Faites, Seigneur, que je sache ce que je dois savoir, que j’aime ce que je dois aimer, que je loue ce qui vous est agréable, que j’estime ce qui est précieux devant vous, et que je méprise ce qui est vil à vos regards.

Ne permettez pas que je juge d’après ce que l’œil aperçoit du dehors, ni que je forme mes sentiments sur les discours insensés des hommes[10] ; mais faites que je porte un jugement vrai des choses sensibles et des spirituelles, et surtout que je cherche à connaître votre volonté.

8. Souvent les hommes se trompent en ne jugeant que sur le témoignage des sens. Les amateurs du siècle se trompent aussi en n’aimant que les choses visibles.

Un homme en vaut-il mieux parce qu’un autre homme l’estime grand ?

Quand un homme en exalte un autre, c’est un menteur qui trompe un menteur, un superbe qui trompe un superbe, un aveugle qui trompe un aveugle, un malade qui trompe un malade ; et les vaines louanges sont une véritable confusion pour qui les reçoit.

Car, ce qu’un homme est à vos yeux, Seigneur, voilà ce qu’il est réellement, et rien de plus, dit l’humble saint François.

RÉFLEXION.

Dieu permet que notre âme soit quelquefois comme abandonnée. Nulle consolation, nulle lumière, mais de toutes parts des épreuves, des tentations, des angoisses : elle se croit près d’y succomber, parce qu’elle n’aperçoit plus le bras qui la soutient. Que faire alors ? dire comme Jésus : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? [11] Et cependant demeurer en paix dans la souffrance et dans les ténèbres, jusqu’à ce que les ombres déclinent ; et que nous découvrions l’aurore d’un jour nouveau[12]. Cet état est le plus grand exercice de la foi ; c’est pour l’âme une image de la mort : froide, sans mouvement, insensible en apparence, elle est comme enfermée dans le tombeau, et ne tient plus, ce semble, à Dieu, que par une volonté languissante dont elle n’est pas même assurée. Oh ! que de grâces sont le fruit de cette agonie supportée avec une humble patience ! Oh ! que de péchés rachètent cette passion ! C’est alors que s’achève en nous le mystère du salut, et que nous devenons véritablement conformes à Jésus, pourvu qu’avec une foi sincère, inébranlable, nous ne cessions de répéter cette parole de résignation : Oui, mon Père, j’accepte ce calice : je veux l’épuiser jusqu’à la lie ; oui, mon Père, parce qu’il vous a plu ainsi[13].

  1. Ad Theod. Laps. oper., t. I, p. 3.
  2. I Cor. iv, 7.
  3. Ps. lxxxvii, 16.
  4. Job xxix, 3.
  5. Ps. xvi, 10.
  6. Ps. cxviii, 71.
  7. Ps. lxviii, 11.
  8. I Reg. ii, 6 ; Tob. xiii, 2.
  9. Ps. xvii, 36.
  10. Is. xi, 3.
  11. Matth. xxvii, 46.
  12. Cant, ii. 17.
  13. Matth. xi, 26.