L’Imitation de Jésus-Christ (Lamennais)/Livre troisième/08

Traduction par Félicité de Lamennais.
Texte établi par M. Pagès, Bonne Presse (p. 145-147).


CHAPITRE VIII.

QU’IL FAUT S’ANÉANTIR SOI-MÊME DEVANT DIEU.

1. Le F. Je parlerai au Seigneur mon Dieu, bien que je ne sois que cendre et poussière[1]. Si je me crois quelque chose de plus, voilà que vous vous élevez contre moi ; et mes iniquités rendent un témoignage vrai, et que je ne puis contredire.

Mais si je m’abaisse, si je m’anéantis, si je me dépouille de toute estime pour moi-même, et que je rentre dans la poussière dont j’ai été formé, votre grâce s’approchera de moi, et votre lumière sera près de mon cœur ; alors tout sentiment d’estime, même le plus léger, que je pourrais concevoir de moi, disparaîtra pour jamais dans l’abîme de mon néant.

Là, vous me montrez à moi-même, vous me faites voir ce que je suis, ce que j’ai été, jusqu’où je suis descendu : car je ne suis rien, et je ne le savais pas[2].

Si vous me laissez à moi-même, que suis-je ? rien qu’infirmité ; mais, dès que vous jetez un regard sur moi, à l’instant je deviens fort, et je suis rempli d’une joie nouvelle.

Et certes, cela me confond d’étonnement que vous me releviez ainsi tout d’un coup, et me preniez avec tant de bonté entre vos bras, moi toujours entraîné par mon propre poids vers la terre.

2. C’est votre amour qui opère cette merveille, qui me prévient gratuitement, qui ne se lasse point de me secourir dans mes nécessités, qui me préserve des plus grands périls, et, à vrai dire, me délivre de maux innombrables.

Car je me suis perdu en m’aimant d’un amour déréglé ; mais en ne cherchant que vous, en n’aimant que vous, je vous ai trouvé, et je me suis retrouvé moi-même, et l’amour m’a fait rentrer plus avant dans mon néant.

O Dieu plein de tendresse ! vous faites pour moi beaucoup plus que je ne mérite, et plus que je n’oserais espérer ou demander.

3. Soyez béni, mon Dieu, de ce que, tout indigne que je suis de recevoir de vous aucune grâce, cependant votre bonté généreuse et infinie ne cesse de faire du bien même aux ingrats, et à ceux qui se sont le plus éloignés de vous.

Ramenez-nous à vous, afin que nous soyons reconnaissants, humbles, fervents, parce que vous êtes notre salut, notre vertu et notre force.

RÉFLEXION.

Dieu se montre, dans l’Écriture, plein d’une immense compassion pour les fautes, si on peut le dire, purement humaines ; mais il est sans pitié pour l’orgueil, principe de tout mal[3], pour l’orgueil qui est le crime propre de l’Ange rebelle, et qui s’attaque directement au souverain Être. Il a dit : Je suis Jéhova, c’est mon nom ; je ne donnerai point ma gloire à un autre[4]. Or tout orgueil tend, par essence, à s’égaler à Dieu, à se faire Dieu : désordre tel que non seulement on n’en conçoit pas de plus grand, mais qu’on hésiterait à le croire possible, s’il n’était sans cesse présent sous nos yeux, et si l’on n’en sentait pas le germe en soi-même. Aussi voyez comme Dieu le foudroie : et d’abord cette ironie qui glace l’âme d’un effroi surnaturel : Voilà qu’Adam est devenu comme l’un de nous[5] ; Adam jeté nu, avec son péché, sur une terre maudite ! Adam qui venait d’entendre cette parole : Tu mourras de mort ! [6] Ses enfants imitent son crime, leur orgueil s’élève sans mesure. Alors l’Esprit divin : Comment es-tu tombé, toi qui te levais comme l’astre du matin, qui disais en ton cœur : Je monterai dans les cieux, je poserai mon trône au-dessus des étoiles et je serai semblable au Très-Haut. Voilà que tu seras traîné aux enfers, dans la profondeur du lac : on se baissera pour te voir[7]. Lisez, dans l’Évangile, les effroyables malédictions prononcées contre les Pharisiens superbes, tandis que celui qui s’abaisse est à l’instant justifié. Une femme pleure aux pieds de Jésus, elle s’humilie de ses fautes, elle n’ose presque en solliciter le pardon, son silence seul supplie. Le Sauveur ému la console : Beaucoup de péchés lui sont remis, parce qu’elle a beaucoup aimé[8]. Mais l’orgueil n’aime point ; c’est encore là un de ses caractères, et comme le type infernal. Il est le père de la haine, de l’envie, de la violence, de la fausse sécurité et de l’endurcissement. Sorti de l’abîme, il s’y replonge : le reste est le mystère de l’éternelle justice. O Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature ! Le front dans la poussière, je m’anéantis devant vous. Je sens, je confesse ma misère, ma corruption profonde, ma désolante impuissance et tout ce qui à jamais me séparerait de vous, si votre grande miséricorde ne venait à mon secours par le don gratuit de la grâce. Daignez, daignez la répandre en mon âme. Ne m’abandonnez pas, Seigneur ; sauvez-moi, ou je vais périr[9]. O Dieu, ayez pitié de votre pauvre créature !

  1. Gen. xviii, 27.
  2. Ps. lxxxii, 22.
  3. Eccli. x, 15.
  4. Is. xlii, 8.
  5. Gen. iii, 22.
  6. Gen. ii, 17.
  7. Is. xiv, 12-16.
  8. Luc. vii, 47.
  9. Matth. viii, 25.