L’Idée du « Retour éternel » de Nietzsche

L’Idée du « Retour éternel » de Nietzsche
Essais sur la littérature allemandeLibrairie Hachette et Cie1 (p. 299-307).

Nietzsche a fort embarrassé la critique philosophique, qui ne sait encore comment le classer et le définir. Est-il idéaliste ou matérialiste, panthéiste ou athée ? Il est tour à tour l'un et l'autre, et nul n'a usé autant que lui de la permission qui est donnée aux philosophes de se contredire. On ne saurait même dire si Nietzsche est plutôt un philosophe, ou un moraliste, ou simplement un poète en prose. Il ne rentre entièrement dans aucun des cadres où l'on range d'ordinaire les gens qui écrivent, et c'est du moins chez lui une preuve d'originalité.

Nietzsche n'a aucune place dans la classification générale des écoles philosophiques ; il a rompu de bonne heure ses liens avec le passé. Comme tout esprit, quelque original qu'il soit, il a eu des prédécesseurs ou des contemporains sur lesquels il s'est formé ; il a subi des influences ; mais il s'en est affranchi presque aussitôt. Il y a deux manières de se comporter vis-à-vis d'une influence étrangère : c'est de se laisser déterminer par elle, ou de réagir contre elle. La manière de Nietzsche a toujours été la dernière ; la plupart de ses idées lui ont été suggérées par contraste. Il reconnaît avoir eu deux maîtres, Schopenhauer et Richard Wagner ; mais il dit aussi avoir surtout appris d'eux à se comprendre lui-même. Il pense, du reste, que ce qu'il y a de meilleur dans une philosophie c'est le philosophe, c'est-à-dire un génie d'ordre supérieur, dont la seule fréquentation est le plus fécond des enseignements.

La méthode philosophique se forme d'ordinaire de deux procédés qui se complètent l'un l'autre, l'observation et le raisonnement. L'observation, chez Nietzsche, est rapide et sommaire ; son raisonnement est court et tranchant ; ses conclusions ne souffrent pas de réplique. Il vit dans la solitude de sa pensée personnelle ; il tire tout de lui-même. Ne veut-il pas que l'histoire elle-même soit subjective, qu'elle s'accommode au génie de l'historien, qui n'est vraiment un historien que s'il est en même temps un homme de génie, un précepteur de l'humanité ? Au fond, pense-t-il, l'histoire des grands hommes est seule digne d'être transmise aux siècles à venir, pour leur servir d'exemple. S'il fallait chercher pour Nietzsche un terme de comparaison dans le passé, il faudrait remonter jusqu'aux prophètes d'Israël. Tantôt il fulmine en tirades enflammées contre la dégénérescence du siècle, tantôt il annonce l'homme futur, le Surhomme, grand et beau comme un dieu grec, ou le Retour éternel, qui remettra toutes choses dans l'état présent et garantira à l'humanité l'immortalité sur la terre.

Ce fut au mois d'août de l'année 1881, dans la Haute-Engadine, « à six mille pieds au-dessus de la mer, et bien plus haut au-dessus de toutes les choses humaines », que l'idée du Retour éternel s'éleva dans l'esprit de Nietzsche. Il en fut d'abord atterré, comme devant une apparition surnaturelle ; il crut sentir l'approche d'un dieu. « Quelqu'un a-t-il, en cette fin du xIxe siècle, la notion claire de ce que les poètes, aux grandes époques de l'humanité, appelaient l'inspiration ? Si nul ne le sait, je vais dire ce qu'est l'inspiré. Pour peu qu'on ait gardé en soi la moindre parcelle de superstition, on ne saurait en vérité se défendre de l'idée qu'on n'est que l'incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. Le mot de révélation - entendu dans ce sens que tout à coup « quelque chose » se révèle à notre vue ou à notre ouïe avec une indicible précision, une ineffable délicatesse, « quelque chose » qui nous ébranle, nous bouleverse jusqu'au plus intime de notre être - est l'expression de l'exacte vérité. On n'entend, on ne cherche pas ; on prend, sans se demander d'où vient le don ; la pensée jaillit soudain comme un éclair, avec nécessité, sans hésitation, ni retouche1. »

La marque d'une impression forte est qu'on se rappelle dans le plus grand détail les circonstances de temps et de lieu où elle s'est produite. « J'allais en ces jours le long du lac de Silvaplana, à travers la forêt ; près d'un roc puissant qui se dressait en pyramide, non loin de Surlej, je fis halte : c'est là que l'idée vint à moi. » Cette idée sera désormais le dernier mot de Zarathustra, le héros par la bouche duquel Nietzsche a fait ses révélations à ses contemporains : « Je reviendrai, avec ce soleil, avec cette terre, non pour une vie nouvelle, ou meilleure, ou semblable, mais pour cette même vie, identique dans les plus grandes comme dans les plus petites choses ; et j'enseignerai encore une fois le Retour éternel. »

Qu'était-ce, au fond, que le Retour éternel ? Ce n'était ni un fait d'observation, ni la conclusion d'un raisonnement. Ce n'était même pas une hypothèse, une explication anticipée d'une série de faits sous bénéfice d'inventaire. C'était une vision poétique, une révélation au sens propre, une apocalypse. Or une apocalypse se passe de preuves ; elle s'impose par elle-même, ou elle tombe à néant. Nietzsche essaya cependant de démontrer la sienne ; il pensa même, dit-on, à s'établir pendant quelques années dans un grand centre universitaire, pour s'instruire dans les sciences naturelles. Puis il abandonna son projet, comprenant sans doute l'impossibilité de démontrer ce qui est indémontrable.

Il fallait pourtant, à défaut d'une démonstration, donner un air de vérité à l'oracle, en l'accompagnant de quelques considérations d'ordre ou d'apparence scientifique. Le Dr Gustave Le Bon, qui avait eu l'idée du Retour éternel quelques années avant Nietzsche, l'appuyait sur la théorie atomique. « Les combinaisons que peuvent former un nombre donné d'atomes étant limitées, dit-il, et le temps ne l'étant pas, toutes les formes possibles de développement ont été nécessairement réalisées depuis longtemps, et nous ne pouvons que répéter les combinaisons déjà atteintes. Bien des fois sans doute des civilisations semblables aux nôtres, des œuvres identiques aux nôtres, ont dû précéder notre univers. Comme Sisyphe roulant toujours le même rocher, nous répétons sans cesse la même tâche, sans que rien puisse mettre un terme à ce fatal toujours2. »

Mais qui saurait déterminer le nombre des atomes dont se compose l'univers ? Qui saurait calculer, par conséquent, le nombre des combinaisons qui peuvent résulter de leur rencontre ? À quel signe reconnaît-on que toutes les combinaisons possibles ont déjà été réalisées, que le temps infini ne pourra plus ramener devant nos yeux d'autres spectacles ? C'est plutôt le contraire qui est vraisemblable, et ici, à défaut de vérité certaine, il ne peut être question que de vraisemblance. Tout se renouvelle autour de nous, tout change incessamment d'aspect. Le soleil ne se couche pas deux fois de la même manière, et la terre n'occupe pas deux fois le même point de l'espace. Que la nature s'épuise à force de produire, cela peut être dans la logique des choses ; mais qu'elle s'use en contrefaçons inutiles, rien n'autorise à le croire.

Nietzsche avait pensé d'abord, lui aussi, à se fonder sur la théorie atomique ; il finit par s'arrêter à des considérations dynamiques, qui ne sont pas plus concluantes. La force est substituée à l'atome. Nietzsche parle tantôt d'une force unique qui anime l'univers, tantôt de forces multiples ; mais les combinaisons sont toujours limitées, et la durée, quelque prolongée qu'elle soit, doit finir par les épuiser. Dans un traité spécial qu'il esquissa dans l'été de 1881, et qui ne fut jamais achevé, il dit : « La mesure de la force totale est déterminée ; cette mesure n'a rien d'infini : gardons-nous de lui donner cette extension démesurée ! Il s'ensuit que le nombre des situations, des changements, des combinaisons et des développements de cette force a beau être énormément grand et pratiquement « incommensurable », il n'en est pas moins déterminé, il n'est pas infini. Il est vrai que le temps, dans lequel le tout exerce sa force, est infini, c'est-à-dire que la force est éternellement égale et éternellement active. Jusqu'au moment actuel, une infinité s'est déjà écoulée, c'est-à-dire qu'il faut que tous les développements possibles aient déjà eu lieu. Il faut, par conséquent, que le développement actuel soit une répétition, ainsi que celui qui l'a engendré et celui qui en sortira, et ainsi de suite, en avant et en arrière. Tout a déjà existé un nombre incalculable de fois, attendu que la situation générale de toute les forces revient toujours.... Autrefois, on pensait que l'activité infinie dans le temps supposait une force infinie, qui ne serait épuisée par aucune usure. Maintenant on se représente la force comme constante ; elle n'a plus besoin de grandir à l'infini. Elle est éternellement active, mais elle ne peut pas créer un nombre infini de cas ; il faut qu'elle se répète : c'est ma conclusion.... Homme ! toute ta vie, comme un sablier, sera toujours à nouveau retournée et s'écoulera toujours à nouveau, chacune de tes existences n'étant séparée de l'autre que par la grande minute de temps nécessaire pour que toutes les conditions qui l'ont fait naître se reproduisent dans le cycle universel. Et alors tu retrouveras chaque douleur et chaque joie, chaque ami et chaque ennemi, et chaque espoir et chaque erreur, et chaque brin d'herbe et chaque rayon de soleil, et toute l'ordonnance de toutes choses3. »

Nietzsche nous apprend que cette conception le remplit d'épouvante, qu'il fut pris d'une horreur sacrée, lorsqu'elle entra dans son esprit. Il dut lui sembler, en effet, que tous les cercles de l'enfer s'enroulaient en une spirale infinie autour de la pauvre humanité. Que restait-il désormais aux déshérités de ce monde, à ceux chez qui la somme des maux l'emporte « réellement » sur la somme des biens, ou à l'homme que la sympathie émeut et qui, selon l'expression de Shopenhauer, « a fait sienne la misère du monde entier », que leur restait-il, sinon de voir leur souffrance rendue plus aiguë par la perspective des souffrances totalement identiques que leur réservait l'avenir ?

La doctrine du Retour éternel serait encore plus désespérante, si elle n'était si évidemment paradoxale. Elle se détruit elle-même par les affirmations contraires qu'elle contient. Nietzsche veut que la force soit éternellement active, et en même temps il la frappe de stérilité, on pourrait dire qu'il la condamne à l'immobilité. Un monde qui tourne dans un cercle équivaut à un monde stagnant. Qu'est-ce, en regard de la durée infinie, que « la minute de temps », quelque grande qu'elle soit, qui sépare deux états pareils ? Revenir sans cesse sur ses pas, est-ce autre chose que de demeurer en place ? Se repaître à perpétuité des mêmes illusions et des mêmes déboires, est-ce vivre ? Autant vaudrait, comme dit Faust, le vide éternel.

« Autrefois, conclut Nietzsche, on croyait qu'à une activité infinie devait correspondre une force infinie : aujourd'hui, on considère la force comme limitée, quoique son activité soit infinie. » En réalité, les deux opinions peuvent se soutenir. Nous ne connaissons la force que par ses manifestations ; nous ne la séparons pas de la matière sur laquelle elle agit, et rien ne limite la matière que l'espace immense offre à la force qui transforme l'univers. La force, au fond, est une conception de notre esprit, la cause commune que nous attribuons à un groupe de phénomènes ; et la « force totale » est une pure abstraction, base bien fragile pour une explication du monde.

L'utopie de Nietzsche, inconsistante en elle-même, se relève par la leçon morale qu'il en tire, et qui répond à la noblesse de son propre caractère : il est vrai que cette leçon ne s'adresse qu'aux hommes supérieurs, à ceux qu'il appelle les maîtres et qu'il destine au gouvernement des États. Puisque notre existence présente doit être répétée, qu'elle soit digne de l'être ! Qu'elle ne contienne rien dont nous ayons à rougir, puisque nous en rougirions encore des infinités de fois ! Ne la souillons pas d'une tache que nous traînerions comme une honte à travers les siècles. Courte est l'heure que nous vivons actuellement : qu'elle soit le gage d'une félicité sans fin ! Soyons dès maintenant, dans l'arrangement de notre destinée, les ouvriers d'une œuvre d'art qui soit belle d'une beauté éternelle. « Vivons comme si nous voulions vivre ainsi encore une fois et toujours. Imprimons sur notre vie le sceau de l'éternité. »

FIN


Notes modifier

1. Traduction de Henri Lichtenberger.

2. Gustave Le Bon, l'Homme et les Sociétés, IIe partie, Résumé, P.420.

3. Die Wiederkunft des Gleichen. Entwurf (Sommer 1881), liv. V.