X. X.
Marcellin Lacoste (p. 5-14).

I

LE MERVEILLEUX NATUREL

Il y a mille moyens de produire le sommeil nerveux ou hypnotisme. La fixité du regard, une légère pression sur les yeux et sur la tête, l’attouchement de certains points du corps dits points hystériques, la simple suggestion mentale ou la volonté exprimée avec autorité, suffisent le plus souvent pour produire des phénomènes hypnotiques plus ou moins complets, suivant le tempérament du sujet. On peut du reste s’hypnotiser soi-même par l’immobilité, par la contemplation prolongée d’un même objet, ou en fixant fortement sa pensée pendant un temps considérable sur un même sujet de méditation. Plus n’est besoin du baquet de Mesmer, ni de l’arbre de Puységur, ni des passes du magnétisme. J. Braid et ses continuateurs, notamment M. Charcot, ont démontré que c’est en nous-mêmes que réside la capacité hypnotique, et non dans un fluide étranger. Mais une action extérieure, une certaine mise en scène est toujours utile pour impressionner l’imagination et agir sur le système nerveux.

D’après les statistiques médicales, sur cent personnes parfaitement saines d’esprit et de corps, il y en a une trentaine environ qui sont susceptibles d’être hypnotisées à des degrés variables. Lorsqu’il est question de personnes ayant donné quelques signes d’hystérie ou de troubles nerveux, la proportion des sujets hypnotisables s’élève jusqu’à 95%.

Prenez un de ces sujets, mettez-le dans l’état hypnotique, et dites-lui que telle ou telle partie de son corps ou que son corps tout entier est devenu insensible : vous pourrez percer et lacérer ses chairs, le clouer sur une croix ou lui faire l’amputation d’un membre, sans qu’il éprouve aucune douleur. On reproduit ainsi — par la seule suggestion mentale — les effets de l’éther et du chloroforme. Bien avant que l’on parlât d’hypnotisme, le Dr  Trousseau avait découvert la puissance de la suggestion sur des sujets hystériques. Il guérissait des maladies nerveuses invétérées avec des boulettes de mie de pain. On disait au malade que ces boulettes renfermaient un poison violent, constituant un remède souverain dans son cas, et la boulette de mie de pain agissait, en effet, comme un poison violent et parfois comme un remède efficace. Les annales de la science renferment plusieurs observations de paralysies, existant depuis des années, qui furent ainsi guéries. Dans d’autres circonstances, on avait recours à des semblants d’opérations. Tantôt, c’étaient des pointes de feu, tantôt l’introduction d’une sonde dans l’œsophage, sous prétexte de déboucher l’estomac. Dans plusieurs cas, on s’est servi de l’hypnotisme pour pratiquer sans douleur l’amputation d’une jambe ou d’un bras, ou pour neutraliser les douleurs de l’enfantement.

Par un phénomène analogue, qu’un malade atteint d’une névrose quelconque, paralysie ou autre, se mette dans la tête qu’il sera guéri par un pèlerinage, il arrive à Lourdes ou à la Salette, et parfois, à la première goutte d’eau qui touche son corps ou qu’il absorbe, il est guéri.

Mais ni Lourdes, ni aucun autre lieu de pèlerinage n’ont jamais fait repousser un cheveu tombé, un doigt, un bras ou une tête coupés, parce qu’il n’y a là aucun phénomène nerveux sur lequel la suggestion mentale puisse avoir prise.

Quant à ressusciter des morts, la chose est plus facile, car on n’a jamais ressuscité que des gens plongés dans un sommeil léthargique ou cataleptique. C’est ce que prouve le témoignage de l’Évangile lui-même. Lorsque Jésus est appelé auprès de la fille de Jaïre, que l’on croyait morte, il dit : « Pourquoi faites-vous tant de bruit et pourquoi pleurez-vous ? Cette jeune fille n’est pas morte, elle n’est qu’endormie. » Alors, ayant fait sortir tout le monde et la prenant par la main, il lui dit : « Talitha cumi, » c’est-à-dire : « Jeune fille, levez-vous. » Au même instant, la jeune fille se leva et se mit à marcher. (Saint Marc, ch. V, vers. 38-43.) — Ainsi Jésus lui-même déclare que la mort de cette jeune fille n’est qu’apparente. Il ne l’a donc tirée que d’un sommeil léthargique ou cataleptique, comme nous en voyons tous les jours des exemples dans nos hôpitaux.

Dans les Indes, les prêtres-médecins et les thaumaturges font usage de la suggestion mentale, non seulement pour guérir certaines maladies, mais même pour pratiquer sans douleur des opérations chirurgicales très graves, telles que celles des cas d’éléphantiasis, si communs dans ces contrées. À l’aide de certaines cérémonies religieuses, le système nerveux du malade est impressionné de telle sorte qu’il devient insensible à la douleur. Les Arabes s’hypnotisent en balançant leur tête d’avant en arrière, et ils ont alors mille visions du ciel ou de l’enfer. Les faquirs tombent dans le même état en contemplant le nombril de Bouddha ou de Brahma, d’autres en contemplant leur propre nombril ou le bout de leur nez. Ils restent ainsi immobiles pendant des années, abîmés dans leurs visions.

Il paraît qu’il y a une douceur infinie dans cet anéantissement, dans cet isolement de la partie pensante d’avec le monde extérieur, dans cet affranchissement du cerveau des conditions ordinaires de la vie physique. Les uns demandent ces voluptés mystérieuses au hadchish, à l’opium ou à la morphine ; les autres, à la méditation religieuse, à la contemplation divine et à l’hypnotisme extatique. Les ravissements des sainte Thérèse et des François d’Assise n’ont pas d’autre explication, de même que ceux du premier Bouddha. Le Nirvana ou paradis bouddhique n’est autre chose que l’état d’hypnose poussé à son maximum d’intensité.

Toutes les religions ont eu leurs miracles et leurs martyrs, bien que chacune d’elles se donne pour la seule véritable et divine, prétendant que les autres n’ont que de faux miracles et de faux martyrs. Mais la science moderne a réduit tous ces prétendus miracles au rang de simples phénomènes nerveux. Quant à l’impassibilité des martyrs au milieu des plus affreux supplices, on l’explique aisément par l’hypnotisme extatique où les jetait l’exaltation de leur foi religieuse. Sainte Blandine était assise sur une chaise de fer rougie au feu et chantait — ravie en esprit, tandis que ses chairs grésillaient et fumaient, répandant une odeur de viande brûlée ; les premiers chrétiens d’Asie-Mineure se pressaient en si grand nombre devant les tribunaux pour demander le martyre, sous l’empire d’une véritable contagion de névrose, que les proconsuls étaient obligés de les faire chasser par les soldats. Les derviches tournent sur eux-mêmes et se frappent de leurs poignards à coups redoublés. Les fanatiques pèlerins de Jagernaut se font écraser les membres sous les roues du char de Vichnou, en chantant les louanges de leur Dieu. Les extatiques Indiens s’infligent avec joie les plus effroyables supplices, tombent en catalepsie, semblables à des morts, sont enterrés et reviennent à la vie. Tout dernièrement, à l’hôpital de Rochefort, par la simple suggestion hypnotique, on a renouvelé le phénomène des saints stigmates, et l’on a produit tous les symptômes de l’empoisonnement par le simple voisinage d’un médicament dont le malade ignorait le nom et les effets. C’est encore en raison d’un état nerveux particulier, résultant de la chute dans le vide, que l’on a vu des femmes et des enfants tomber d’un quatrième étage et se relever sans aucun mal, voire même sans aucune meurtrissure ou contusion. Quant aux visions et aux apparitions, on les reproduit à volonté, toujours et partout, à l’aide de la suggestion mentale et de l’hypnotisme.

Ainsi, tous les miracles et les prodiges dont abondent non seulement la légende chrétienne, mais encore l’histoire de toutes les religions et que l’on attribue tantôt à Dieu ou aux saints, tantôt au diable et aux sorciers, peuvent s’expliquer naturellement par des phénomènes nerveux et cérébraux dont on n’a pas su se rendre compte, pas même ceux qui les opéraient.

On aurait donc grand tort de nier a priori les prodiges opérés par les saints, par les pèlerinages ou par les exorcismes. Il y a certainement un côté légendaire dans tous ces récits, mais ils reposent sur un fond de vérité incontestable. Le seul appareil des cérémonies de l’exorcisme était suffisant pour engendrer l’état hypnotique, avec tout son cortège de crises nerveuses, de léthargie, de catalepsie, de somnambulisme, de fascination, de visions et d’hallucinations. Lisez l’Évangile et les Actes des Apôtres ; lisez la Vie des saints et des martyrs ; lisez les récits des possessions du moyen âge, l’histoire des ursulines de Loudun, des religieuses du cloître d’Auxonne et des calvinistes des Cévennes ; lisez la narration des soi-disant miracles jansénistes et la description des revivals de l’Amérique contemporaine ; lisez les relations de pèlerinages à Lourdes ou à la Salette ; lisez le livre de M. Figuier sur le merveilleux à travers les âges et celui de M. de Mirville sur les esprits et leurs manifestations ; lisez la Gazette des Hôpitaux, toutes les revues médicales, les ouvrages de M. Charcot sur les maladies nerveuses, tous les ouvrages spéciaux et les thèses d’agrégation qui ont trait au sommeil nerveux ; enfin, lisez les livres sacrés de toutes les religions : partout vous rencontrerez les mêmes phénomènes.

Ou bien il faut admettre que tous ces phénomènes ne sont que des faits naturels, ou bien il faut dire que toutes les maladies nerveuses sont des possessions du démon. Dans le premier cas, si Jésus n’a pas chassé tous ces démons paralytiques, épileptiques, aveugles, sourds ou muets que l’on rencontre à chaque ligne du récit évangélique, que devient le christianisme ? Si, au contraire, on attribue à la possession du démon les diverses manifestations de l’hystérie, de l’hypnotisme et du somnambulisme, c’est Dieu qui abdique et qui livre l’homme au démon, en permettant à l’esprit du mal de revêtir ses mensonges des apparences de la vérité scientifique. Or, on ne peut admettre que Dieu nous ait donné la raison et le jugement pour ne pas nous en servir, ou pour nous conduire forcément et fatalement à l’erreur si nous nous en servons.

Avant de pouvoir dire qu’un fait est miraculeux et surnaturel, il faudrait avoir découvert scientifiquement quelles sont les limites véritables de la nature. Mais nous n’en sommes encore qu’à l’a b c de la connaissance des lois naturelles, et nous ne saurons jamais le dernier mot des puissances mystérieuses qui président aux phénomènes de la vie, de la maladie et de la mort.

Voilà pourquoi tous les raisonnements basés sur de prétendus miracles plus ou moins légendaires, ou de prétendues prophéties plus ou moins authentiques, mais toujours ambiguës et obscures, ne peuvent rien prouver aux yeux de l’homme raisonnable. Les faits les plus extraordinaires, fussent-ils bien et dûment constatés, fussent-ils inexplicables à la science actuelle, peuvent avoir une cause parfaitement naturelle, bien qu’encore inconnue.